Liam s'attendait à des hostilités. Il s'attendait à voir surgir une troupe de guerriers ne portant en tout et pour tout que de la guède appliquée en couches épaisses sur leurs membres et leurs visages, brandissant des lances rudimentaires et exigeant qu'il décampe précipitamment de leur coin de la forêt s'il ne souhaitait pas qu'il lui en cuise intensément.
Au lieu de quoi… bon, il ne s'était pas exactement rien passé. Des ombres sous le couvert des arbres ne manquaient pas de se déplacer, parfois suffisamment prêt pour qu'il puisse entrapercevoir un visage plus ou moins reconnaissable, et pour qu'il soit vu.
Sauf qu'à chaque fois, le visiteur reculait, l'expression empreinte de frayeur, et se sauvait lestement, les feuilles et l'herbe murmurant à peine sous le poids de son trajet précipité. Très curieux, cela.
Liam avouerait ne pas s'être attendu à cette conduite, et cela le déprimait un chouïa. Cela avait été si facile, après tout, si naturel de se couler dans le type de pensée attribuée à la Cour d'Hiver, les plus impitoyables parmi les Sidhes, eux qui ne voyaient que des ennemis où qu'ils aillent et la seule raison pour laquelle une personne spécifique ne vous avait pas encore poignardé dans le dos, c'était qu'elle attendait le bon moment, pas en vertu d'une affection quelconque.
Adopter ce point de vue au cours d'une épreuve de survie en milieu hostile, cela tenait de soi. Il ne s'agissait pas de paranoïa quand vous étiez sincèrement entouré de dangers multiples et variés. Simplement de bon sens.
Oui mais voilà, le monde était rempli de gens qui se conduisaient de manière proprement irrationnelle vu que les êtres dotés de sapience n'aimaient rien moins que compliquer leur existence par des émotions, des préjugés et tellement d'autres éléments perturbateurs qui injectaient du chaos dans le train-train quotidien. Ce qui était bien agaçant lorsqu'on s'efforçait de bâtir des plans sans risque de s'effondrer à cause d'un idiot jouant l'électron libre.
Agaçant et angoissant, parce que vous ne saviez pas quelle carte jouer une fois le contexte entièrement modifié dans votre dos, et il vous fallait recalculer en urgence, réajuster le fil à suivre.
Bon, dans le cas présent, une tribu potentiellement hostile déterminée à ignorer un intrus au point de s'enfuir dans la direction opposée à son approche, Liam ne désapprouvait pas réellement. Il ne demandait qu'à esquiver les interactions fâcheuses qui menaçaient de ruiner sa santé, aussi longtemps que possible.
Il se répétait intérieurement que c'était du positif. Il avait besoin de se concentrer là-dessus, en partie pour conserver le moral, en partie à cause de l'étrange sensation qui lui gargouillait sous la peau.
Ce n'était pas Arawn, prêt à s'extirper de la moelle de ses os pour gicler au grand jour dans un monstrueux et assourdissant éclat de rire. Non, c'était une sensation qui originait de l'extérieur, une épine qui s'enfonçait dans la chair et le muscle à la recherche d'une veine, une épine barbelée à la pointe si savamment tordue en forme de hameçon qu'une fois plantée, impossible de la ressortir à moins de consentir à déchirer une large portion de viande pour prix de la séparation.
Et pourtant, cela ressemblait un peu à Arawn, dans l'énergie sauvage, dans le murmure encourageant à devenir autre, à incarner un archétype que Liam n'avait pas choisi, quelque chose décidé par autrui, et le changelin se demandait d'où surgissait le phénomène.
Arawn, il en connaissait la provenance, depuis sa nuit de noces où les syllabes étaient tombées de la bouche de sa nouvelle épouse. Arawn avait été gravé dans ses muscles et ses os depuis ce moment d'union charnelle, voire depuis l'instant où il avait ouvert des yeux nouveaux, des yeux inhumains, et appris sa conversion en un représentant du Peuple fae. Mais cela?
Vu que le phénomène était si récent, ce devait être la faute de la tribu, cela coulait de source. Aussi, les fae étaient des créatures instables par essence, vulnérables à leur environnement et à leur entourage à un point que les humains, race concrète et matérielle par excellence, n'atteindraient jamais en dépit de leurs farouches tentatives d'échapper à leur condition pour diverses raisons. L'essence d'un Sidhe était fluide, aussi fluide que l'eau qui remplissait aussi bien un flacon carré qu'un vase oblong, changeant de forme selon le caprice d'un intervenant en-dehors d'elle.
Une hypothèse commençait à se manifester dans l'esprit de Liam, et le changelin n'appréciait guère celle-ci. À supposer que suffisamment des membres de la tribu se mettent à le tenir pour une sinistre créature jaillie d'un conte bien glauque, cette supposition prendrait de la texture et chercherait naturellement à se coller sur l'origine de son existence – et à la manière d'un dessin, une fois que vous aviez gribouillé allégrement sur les couleurs premières, il devenait difficile de discerner les traits de crayon initiaux.
Comme si Liam n'avait pas assez de problèmes avec Arawn cherchant à s'imposer à sa place, maintenant il fallait qu'une horde de péquenots lui en rajoute une couche avec une nouvelle personnalité, un nouvel archétype présentant de grandes similitudes avec Arawn et en dépit de cela juste assez distinctif pour mériter sa propre dénomination, son indépendance, sa vie propre.
Le changelin voulait rageusement marcher dans le village de huttes en torchis et brindilles pour crier après ses résidents, leur demander pourquoi ils croyaient une bonne idée d'inventer des histoires sur son compte, ne savez-vous donc pas qu'une chose devient réelle dès qu'il lui est conféré une description, un récit, un nom ?
Il le voulait, et une partie toujours plus insistente de lui-même, une partie qui riait à la vue d'une proie qui ne pouvait plus fuir contrainte de regarder la mort imminente fondre sur elle, retenait son souffle en attendant d'admirer le spectacle. Rien que pour cela, le changelin s'arc-boutait furieusement contre son instinct, déterminé à ne pas céder d'un pouce – il se battrait jusqu'au bout pour contrôler sa psyché, sa conduite, il ne serait pas dit qu'il avait succombé à la dénomination greffée en lui depuis son arrivée à Caer Sidi, tant pis si le restant de la Cour n'attendait que cela.
Et puis, au contraire d'Arawn, les instincts, les goûts et les dégoûts de cette peau inattendue étaient nettement confus, brouillés. Comme si plusieurs personnes œuvraient à la coudre et ne parvenaient pas à se mettre d'accord sur le résultat final. Ce qui était logique, avec une tribu entière impliquée dans le processus de sa création, il émergerait fatalement des opinions contraires ou divergentes. Et si ces opinions drainaient un nombre conséquent de voix, mais sans parvenir à accaparer une majorité écrasante, ou du moins assez imposante pour dominer les autres, alors cela empêcherait la peau archétypale de gagner une saveur et une texture éminemment prononcées.
Si Liam osait se montrer à la tribu, s'il osait manifester sa mauvaise humeur, cela ne manquerait pas de fournir à ces couseurs improvisés des faits indéniables à se mettre sous la dent, à rajouter à leurs imaginations débridées. Et l'archétype gagnerait en solidité, il se définirait plus finement et alors là, impossible de s'en débarrasser, et il aurait deux voix se querellant sous son crâne afin d'obtenir la priorité dans son propre corps, sans aucun égard pour lui qui était là le premier.
Inutile de spécifier que ça ne lui faisait absolument aucune envie. Paranoïaque, il était inévitable qu'il le devienne, mais des personnalités multiples? Une maladie mentale suffirait amplement à le ruiner.
