Segment 17 – M-1
.
— Ce n'est pas une lune, énonça Osman d'une voix qui semblait vouloir conjurer le mauvais sort.
Non en effet. Harlock amorça une courbe tandis que l'ordinateur de l'Arcadia égrenait une liste de caractéristiques techniques. « Structure creuse de cent soixante kilomètres de diamètre, installations d'amarrage en surface, possibles docks internes en position quatre huit huit, pas de détection d'atmosphère. » Une station spatiale.
— « M-1 », épelait Tochiro. Se peut-il qu'il s'agisse de la première des Marigen ?
Les « type Marigen » étaient des stations autonomes de grande taille, capable de fonctionner en autarcie complète, et dont le nom était dérivé d'un acronyme signifiant « Matrice auto-régénératrice indigène ». Véritables gouffres financiers à la construction, peu d'entre elles avaient été mises en service, d'autant que leur longévité n'avait pas été à hauteur des espérances initiales. Le projet, vieux de deux siècles, avait été progressivement abandonné au profit de constructions moins ambitieuses. Seules M-5 et M-9 existaient toujours, par ailleurs dans un état de décrépitude avancé. M-6 à 8 avaient été démantelées, M-4 avait explosé en orbite, M-3 avait été déclarée insalubre et évacuée. Personne n'avait jamais retrouvé M-1 et M-2.
« On raconte qu'elles errent sans fin dans l'espace au-delà de la Bordure Extérieure… » Harlock y avait cru. À présent, il lisait et il relisait les immenses lettres peintes en blanc toujours visibles malgré les vicissitudes du temps, et il peinait à y croire.
« Vous avez pénétré dans une zone interdite. Vous avez pénétré dans une zone interdite. » La station diffusait toujours son avertissement. Les alarmes de la passerelle signalaient toujours les conduites de tir braquées sur eux.
— C'est étonnant que les défenses courte portée n'aient pas déjà ouvert le feu, statua Tochiro.
Oui ben ils n'allaient pas s'en plaindre non plus, hein…
Loop balaya la phrase de la main.
— Ce machin n'est qu'une épave, les systèmes doivent être HS !
Harlock tordit sa bouche de côté, peu convaincu. Une épave dont l'IA fonctionnait toujours et qui leur avait balancé une flopée de missiles. Difficile de croire qu'elle n'ait plus rien en réserve.
Il s'accouda à la barre, tapota distraitement le bois. Il ne serait pas tranquille s'il conservait l'orbite autour de cette station. Il ne serait pas tranquille s'il plongeait à nouveau dans le cimetière les entourant. Ces deux options écartées, il n'en restait qu'une.
— On va entrer, dit-il.
Même Miime le regarda bizarrement, preuve s'il en était que l'idée était vraiment de merde. Mais il n'en démordit pas.
— Les systèmes de défense ne pourront plus nous viser une fois qu'on sera à l'intérieur, insista-t-il.
— Oui c'est… imparable, captain, admit Osman avec réticence.
Loop hochait la tête mécaniquement.
— Un pilote qui est plus dingue que moi, répétait-il. J'y crois pas bon sang, j'y crois pas…
Harlock hésitait à classer ça dans la rubrique « compliments ».
Il retint un sourire. Si c'était ainsi que l'on se forgeait une réputation, alors soit.
— Tochiro, scan global de la structure ! Je veux une estimation du meilleur point d'entrée !
— Aucun problème, je m'y mets ! Tu cherches une porte ou n'importe quel point conviendra ?
Harlock roula des yeux sans répondre et enclencha la liaison avec les machines.
— Chef, vérifiez l'arrimage, je vais éperonner une lune !
— Vous allez quoi ?
Tandis que le chef ingénieur accablait l'intercom de jurons colorés impliquant des clés à molette et diverses parties de l'anatomie, Harlock étudia le schéma qui s'affichait à l'écran au fur et à mesure de la progression du scan.
La « structure creuse » s'avérait en réalité « plus ou moins creuse ». Les mesures permettaient de déduire l'existence d'une immense cavité légèrement désaxée, mais aussi d'une « source dangereuse de radiations » active dans cette même cavité. Le scan révélait également qu'un bon quart de la station était composé de quatre formes de radoub monstrueuses, chacune largement suffisante pour accueillir sans problème une bonne dizaine de croiseurs. Tout ceci ne plaisait guère à Harlock.
— L'accès aux docks se situe sous la première jambe du « M », dit Tochiro. La porte externe est fermée, mais ça ne devrait pas être très difficile de passer. Tu veux qu'on y aille ?
Non. Si cette station fantôme possédait encore des missiles ou n'importe quel autre armement en état de marche, alors ils avaient de grandes chances d'être placés en défense du principal point d'entrée – les docks, donc.
— Je préférerais trouver une entrée de service, Toch'.
Tochiro tenta un regard sévère par-dessus ses lunettes, une opération vouée à l'échec du fait de sa myopie. Harlock ignora donc avec superbe la protestation muette et dirigea l'Arcadia vers l'hémisphère opposé. Puis il entama un survol à basse altitude. Là non, là non plus, là sûrement pas… À la radio, l'IA s'était tue. Peut-être avaient-ils épuisé ses réserves.
Peut-être était-ce un piège.
Harlock plissa soudain les yeux.
— Là-bas ! s'exclama-t-il. La rangée de plots sur le panneau hexagonal, ce sont des bittes d'amarrage magnétique ! Il y a forcément une entrée secondaire à proximité !
Tochiro se pencha sur sa console, entra des paramètres supplémentaires sur sa tablette tactile. L'affichage supérieur de la passerelle se modifia, zoomant sur la surface de la station, en même temps que l'habillage tactique s'enrichissait de nouvelles données. Champ d'amarrage externe. Rampes déployables. Radars d'approche. Tourelleaux de défense.
— On a une casemate qui vient d'ouvrir le feu sur nous ! prévint Loop. Vous voulez que j'la dégomme, captain ?
Le tir, du laser faible puissance mal ajusté et irrégulier, n'était pas dangereux pour l'Arcadia. Mais Harlock ne voyait aucune raison d'empêcher Loop de se divertir.
— Fais-toi plaisir, répondit-il.
« Yaoouuh ! » s'enflamma Loop tandis qu'une rafale criblait la station. « Accès détecté », informa simultanément l'ordinateur principal. Un sas, un tunnel. Derrière, l'analyse gravimétrique modélisait un espace suffisant pour accoster.
Harlock vira de bord pour s'éloigner. 'fallait prendre un peu d'élan, quand même.
— Attention ! prévint-il. Impact dans trente secondes !
Il décrivit un large cercle, puis se positionna pour une collision à angle droit.
— Impact dans dix secondes !
Rien de moins qu'une manœuvre de routine, s'amusa Harlock tandis qu'il observait son personnel de quart (Loop et Osman, en réalité) considérer la scène d'un œil blasé. Il devait être le seul commandant de vaisseau spatial en exercice à avoir inscrit l'éperonnage au rang des tactiques de navigation standards.
L'Arcadia s'acquitta diligemment de sa tâche.
— Hé ! Je suis ingénieur, pas carrossier ! râla Maji par l'interphone.
Mais les dégâts étaient in fine quasi-absents. Tout au plus avaient-ils écopé de quelques éraflures supplémentaires sur la peinture. À croire que ce vaisseau avait été conçu pour l'éperonnage.
Harlock fixa Tochiro avec un demi-sourire. Son ami avait, selon ses dires, dessinés les plans de l'Arcadia de bout en bout. Le design de la coque était sien – et il s'avérait parfait pour enfoncer les portes… Était-ce un hasard ? Il faudrait qu'il lui pose la question, à l'occasion.
« Modules d'habitation détectée. Aucune atmosphère mesurée. » Tout était mort, ici, à l'exception de cette IA qui les avait attaqués à coups de missiles et qui était peut-être encore active quelque part. Harlock choisit un dévers qui ressemblait peu ou prou à un slip et s'y amarra sans souci particulier. Puis il s'avança au centre de la passerelle et croisa les bras dans une pose qu'il espérait « fière et conquérante ».
— Qui sort avec moi ? demanda-t-il.
— J'en suis ! répondit aussitôt Tochiro.
Loop se leva également. Osman, lui, marmonna « mhgn rester surveiller les radars ». À sa posture voûtée, Harlock déduisit qu'il s'attendait à un reproche. Il plissa le front. Il n'avait aucune raison d'en formuler un. Chacun était libre de réaliser à bord les tâches qu'il estimait correspondre à ses compétences.
— Parfait, Osman. Tu nous préviens en cas d'urgence.
Il passa outre le regard perplexe qu'on lui renvoya. Ils s'y habitueraient, se dit-il. Ils s'étaient bien habitués aux éperonnages !
Des scaphandres autonomes les attendaient dans leurs racks, alignés le long des parois du sas de sortie tribord. Habillage automatique. Harlock apprécia la qualité des équipements, mais il prit quand même le temps de vérifier manuellement le bon fonctionnement de son circuit de distribution d'oxygène – on n'était jamais trop prudent.
— Tout le monde est paré ?
Ses coéquipiers opinèrent.
Le sas s'ouvrit dans un chuintement.
