Ce chapitre se passe quelque mois avant le chapitre 34 de "Vers l'avenir".
Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 168, an 17.
Il paraît que c'est immoral d'assassiner son frère. Mais si ce petit con continue à être aussi... épais, je vais finir par accéder à ses vœux de mort !
(Capitaine, dois-je prévenir vos hystars que vous avez une crise de rage ?)
Non, Ubris. C'est une façon de parler. Je ne lui ferai jamais rien, malgré tout le mal qu'il se donne, cet abruti !
Pfff, en tout cas, Milena ne mérite pas ça.
Tom Giacometti, fin d'enregistrement.
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« Helloooo, y a quelqu'un ? » demanda-t-il en poussant la porte de la ferme.
« Cuisine ! »
A six heures du matin, bien entendu que sa mère était à la cuisine en train de se préparer du café.
« Bonjour, bien dormi ? » demanda-t-elle, lui tendant une tasse d'autorité.
Il l'accepta de bon cœur.
« Mmmh... » éluda-t-il, « toujours aussi infâme, ce café. »
Milena fit mine de le lui arracher des mains.
« Si tu ne l'aimes pas, tu n'es pas obligé de le boire ! »
Il rit, et garda fermement sa tasse en main.
« Et toi ? »
« Bof. »
« Zen ? » devina-t-il.
Elle opina.
« C'est gentil à toi d'essayer de l'aider. Vraiment. Mais tu sais... Je... je ne devrais pas en vouloir à Rosanna mais... »
« Maman. Il s'est passé quoi exactement ? »
« L'été passé... Je sais pas trop comment tout ça est arrivé. Mais Zen et Ilinka se sont disputés. Zen l'a frappée. Il ne voulait pas lui faire de mal. Il s'en est tout de suite voulu. Il s'est enfui... »
« Ça, je le sais. Même si d'après Zen, il l'a quasiment tuée... Qu'est-ce que Rosanna a à voir dans l'histoire ?»
« Mmmh... Ton frère t'a dit que Markus s'était lancé à ses trousses ? »
« Oui. Je cite : « Il a essayé de me tuer, et à raison ». » nota-t-il, marquant les guillemets des doigts.
« Je sais que ton frère peut-être un peu dramatique par moments, mais pour une fois, ce n'est pas le cas. »
Sa tasse claqua sur la table plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu.
« Pardon?! »
« Markus a vraiment essayé de le tuer. Il était comme fou. Rosanna a dû le neutraliser télépathiquement... Elle m'a dit qu'elle lui avait fait une... rupture d'anévrisme, je crois... »
Tom frissonna. Il savait de quoi Rosanna était capable. Il avait vu dans la mémoire des fils de Silla ce qui s'était passé lorsqu'elle avait tué leur mère. Lorsqu'elle avait littéralement déchiqueté l'esprit de Silla avec le sien. Il avait vu les cicatrices laissées dans leurs esprits, tant par les ondes de ce meurtre brutal que par la brusque disparition de leur reine et centre de leur monde.
« Qu'est-ce qui s'est passé exactement ? Montre moi. » demanda-t-il, tendant une main pressante.
Milena haussa les épaules, sans lâcher sa tasse – à laquelle elle était fermement cramponnée.
« J'ai rien à te montrer. Je n'y étais pas. Je ne sais que ce qu'on m'a raconté. Mon fils était quelque part dehors, tout seul, paniqué, en larmes, avec un traqueur fou à ses trousses. Je savais pas où était mon bébé. Tout ce que j'avais comme indices, c'était qu'il était dans la forêt, et que je devrais sûrement me servir de mon blaster si je croisais Markus. »
Elle marqua un silence.
« Ilinka a été blessée, elle a eu des côtes cassées. Mais Rosanna, elle a fait ce que j'aurais pas fait. Elle a laissé sa fille, et elle s'est lancée sur les traces de Markus. Mais on est qu'humaines. Aucune chance de le rattraper... Surtout pas s'il a plusieurs minutes d'avance sur nous. Il allait trouver Zen avant qu'on le trouve. Alors Rosanna a agi. Elle l'a neutralisé... mais je sais pas exactement ce qui s'est passé. Je sais pas si Zen était entre deux, si c'est seulement possible dans l'Esprit. Je sais pas... Mais il a failli mourir. C'est comme... Comment Rory a décrit ça ? Comme si son âme était un champ de bataille déserté, et que tout ce qui restait de lui, c'était une toute, toute petite flamme, prête à s'éteindre... Tom ? Ça va ? »
Il fallut qu'elle agite la main devant lui pour qu'il réalise qu'il s'était figé, les griffes tellement crispées sur la nappe en plastique qu'il l'avait lacérée en plusieurs endroits.
« Mon chéri, ça va ? » demanda-t-elle, inquiète.
Il se secoua, reprenant une respiration qu'il avait retenue, sans s'en rendre compte, trop longtemps.
Il se força à sourire.
« Oui. »
Milena se méprit.
« Je suis désolée que ton frère te cause autant de souci. On peut parler d'autre chose si tu veux. »
« Non. Non. Continue. »
« Tu es sûr ? »
Il opina, levant ses défenses internes pour bloquer les souvenirs qui menaçaient de l'assaillir.
« Dis-moi ce qui c'est passé ensuite. » insista-t-il.
Milena semblait à présent dubitative. Elle hésita quelques instants puis, avec un haussement d'épaules, capitula.
« Soit. Donc apparemment, qu'il ait pas levé ses défenses mentales ou que Rosanna ait gravement merdé, elle a failli tuer mon fils... en essayant d'empêcher son mari de le faire avant elle... (Milena pinça les lèvres, amère.) Heureusement, Rosanna a ses super-pouvoirs pour empêcher les gens de mourir après qu'elle les ait presque assassinés par accident... mais je m'égare... Je sais pas ce qu'elle a fait dans l'Esprit, mais avec Rory, ils ont fait un truc qui a « réparé » l'esprit de Zen. En tout cas, c'est ce que tout le monde m'a assuré. Mais sincèrement... j'y crois pas trop. Je ne dis pas qu'ils ont pas fait de leur mieux, hein ! Mais je suis sûr qu'il serait pas comme ça, juste à cause d'une dispute avec Ilinka... Personne ne devient suicidaire et dépressif juste à cause d'une petite dispute. »
« Tu sais, que ç'ait été une petite dispute ou pas, pour lui, ce n'était pas rien, et il s'en veut toujours beaucoup. » nota-t-il – s'abstenant de lui rappeler que la « petite dispute » avait, du propre aveu de Milena, laissée Ilinka avec des côtes cassés. « Mais, oui. Même avec les soins d'une reine, personne ne sort indemne d'une telle épreuve. L'esprit ne régénère pas comme le corps. Il y a des cicatrices. »
Sa mère, la tête penchée, le dévisageait à présent avec attention.
« Je te trouves plutôt bien renseigné sur le sujet. » nota-t-elle, méfiante.
« On m'en a parlé. Markus s'est fait torturer par Silla... entre autres... » esquiva-t-il.
Pas la peine de lui causer encore plus de souci. Lui allait à peu près bien. Depuis qu'il dormait avec ses hystars, les cauchemars se tenaient loin de lui la plupart des nuits. Il ne se faisait pas de mal, ne déprimait pas, contrairement à Zen. Monter à bord de la ruche de Silla était une vraie épreuve. Il avait failli vomir sur les bottes de Delleb la première fois qu'elle l'avait convoqué dans la salle du trône. Mais à part ça, il allait bien. Zen avait infiniment plus besoin du soutien de Milena que lui.
Elle continuait d'ailleurs à le fixer, comme si elle cherchait à percer le secret de son âme.
« Hum. Oh, il est déjà presque sept heures. Je vais te laisser. Je dois aller à une de ces horribles réunions diplomatiques... On se voit plus tard ? » tenta-t-il, se levant, dans un espoir d'échapper à ce regard inquisiteur.
« Ta réunion est à neuf heures, non ? »
« Oui, mais je dois aller préparer deux-trois trucs avant. Alors à plus tard ! Je t'aime. » lança-t-il, déjà presque à la porte.
« A plus tard. Je t'aime. » nota-t-elle, debout devant la table, déconfite.
Il tourna les talons prestement, un mélange de honte et de culpabilité lui rongeant les entrailles.
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Avec un grondement agacé qui fit sursauter Menu, Tom secoua la tête. Une fois encore, comme on claque la porte au nez d'un chien qui gratte pour entrer, son frère l'avait repoussé.
Pliant et dépliant ses doigts presque douloureux d'un souvenir un peu trop frais, il contempla par le hublot du vaisseau les paysages helvètes entourant l'ancien aéroport militaire où ils s'étaient posés, invisibles aux yeux de tous, les contours de l'Utopia discrètement marqués de piquets orange afin que les soldats en patrouille ne se cassent pas le nez dessus.
« Vous avez encore mal, monseigneur ? » s'enquit la cuisinière, tout en lui reversant une tasse d'infusion fumante.
« Non. Il n'y a plus rien. Heureusement. »
La femme opina.
« C'est pratique de régénérer. » nota-t-elle.
Il acquiesça distraitement, son esprit à nouveau tendu vers celui de son frère. Il n'allait certainement pas se plaindre de ne plus avoir les doigts cassés.
Les barrières de Zen'kan étaient toujours aussi hautes. Il envisagea un instant de tenter de les forcer. Un éclair de douleur fantôme dans la main le dissuada. Si son cadet réagissait aussi violemment qu'il avait réagi quand il avait tenté d'entrer de force dans sa chambre, ce ne serait pas quelques doigts brisés par un battant de porte qu'il récolterait. Et autant son corps pouvait guérir aisément, autant – il en était devenu un peu trop conscient ces derniers mois – son esprit était fragile.
Comme un chiot découragé retournant à la niche, il se recentra sur son corps et ce qui l'entourait.
« Menu, puis-je vous demander un service personnel ? »
« Bien entendu, monseigneur. »
« Mon frère n'a pas le moral. Pourriez-vous lui préparer quelque chose de bon qui lui mettra du baume au cœur ? »
L'humaine sourit largement, de petites rides joyeuses au coin des yeux.
« Je m'y mets immédiatement, maî... monsieur ! »
Il la regarda s'éloigner, son plateau en bois sous le bras, son tablier de toile solidement drapé sur ses hanches.
« Merci, Menu ! »
Elle se retourna, rayonnante, et s'inclina profondément.
« Ne me remerciez pas avant que j'aie fait mon travail, monseigneur. Trop féliciter les serviteurs les gâte. »
« Vous n'êtes pas une servante, mais la meilleure cuisinière des deux galaxies ! » répliqua-t-il.
La femme nia, mais son sourire et ses joues roses de contentement déniaient ses propos.
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« Bonsoir ! Y a quelqu'un ? » demanda-t-il en ouvrant la porte.
Tout était sombre, en un contraste encore plus frappant avec les fenêtres illuminées du rez de la ferme.
Milena n'était pas là. Elle ne serait pas là avant une bonne heure. Le temps de rentrer de son travail de vigile. Mais Zen'kan était là. Quelque part, dans cette obscurité silencieuse.
« Hé-ho ? » lança-t-il une fois encore, allumant la lumière du couloir.
Un pincement au cœur, Tom s'avança. L'endroit lui était familier, mais sans la présence de sa mère, il lui semblait se promener dans un décor de théâtre vide.
Il avança jusqu'au salon, dont il alluma également la lumière, avant de poursuivre jusqu'à la cuisine, appuyant sur tous les interrupteurs qu'il pouvait trouver. Comme si l'éclat artificiel des lampes pouvait dissiper ce sentiment oppressant qui le prenait à la gorge.
Dans un silence rendu plus épais encore par le bruissement des insectes dehors, il posa le panier plus que généreusement garni par Menu sur la table de la cuisine puis, après une hésitation, ramassa une assiette sur l'égouttoir et se mit à la couvrir d'un assortiment de friandises, qu'il emmena ensuite vers la porte – toujours close – de son frère.
« Hey, Zen. Menu a préparé pour toi plein de délicieuses spécialités de Pégase. Tu viens goûter ? »
Il crut deviner un vague froissement de l'autre côté, mais aucune réponse ne lui parvint.
« Il y a des caramels Ulan. C'est fait à partir de miel de fleur Kaosse. C'est délicieux. Et c'est vert. Y a aussi une... deux... trois... quatre sortes de biscuits ! Et de la viande de Guam séchée façon Oumanet. Et des baies de Kaji confites. C'est les petites baies roses que je t'avais ramenées une fois. Tu t'en souviens ? »
Seules les cigales dehors lui répondirent. Il allait poursuivre son babillage, lorsqu'un petit « J'ai pas faim. » se fit entendre au travers de la porte. Juste là, à portée de main, de l'autre côté de l'impénétrable battant.
En un réflexe vain, il se plaqua presque contre le panneau frais.
« Menteur ! J'ai eu ton âge, tu sais. J'avais tout le temps faim. Faut dire que ça creuse de grandir. Allez ouvre. J'ai tout un panier de friandises. On pourrait les manger ensemble... (Une inspiration le saisit ) Si tu sors maintenant, tu seras de retour dans ta caverne avant que maman ne soit de retour... »
Les secondes s'éternisèrent puis, le faisant bondir en arrière, le son caractéristique d'une clef que l'on tourne retentit.
Par l'entrebâillement de la porte, deux yeux jaunes méfiants le fixaient.
Depuis quand son frère ne portait plus son collier holographique ?! Repoussant ces questions, il lui offrit un sourire encourageant, brandissant l'assiette devant lui en guise de preuve.
« Y en a trois fois plus à la cuisine. » suggéra-t-il, suave.
Le battant s'ouvrit un peu plus et Zen s'extirpa de l'obscurité, avec des airs de cafard s'aventurant en pleine lumière, alors que des relents de renfermé s'échappaient de sa chambre.
Son cadet tendit la main, et il lui présenta obligeamment le plat, que ce dernier prit.
Ravi de ce qui était incontestablement un progrès, malgré l'air triste et presque maladif de son frère, Tom, d'un geste, lui fit signe de le suivre.
Il allait partir en direction de la cuisine, lorsque le claquement du battant le fit se retourner.
Un « Merci. Pas la peine de gâcher ton temps et celui de l'équipage sur un déchet comme moi. » retentit en même temps que le cliquetis de la clef dans la serrure.
« Zen ?! (Il se retint de frapper du poing contre la porte.) Zen ? »
Aucune réponse.
Il se força à sourire. A voir le positif. Son frère avait pris ses friandises. C'était mieux que rien.
« Si tu me cherches, je suis à la cuisine. Et y en a encore une tonne, si tu veux un deuxième voire un troisième service ! » nota-t-il en s'éloignant, ses pas résonnant trop fort dans cet étrange théâtre vide.
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« Au revoir, maman. »
Milena le serra dans ses bras de toutes ses forces, le forçant à se pencher inconfortablement. Il sentit les tourments de son esprit. Son inquiétude. Les craintes d'une mère.
Il la serra contre lui. Aussi fort qu'il l'osait pour ne pas risquer de lui faire mal.
« T'en fais pas pour moi. Prends soin de Zen'kan, plutôt. D'accord ? »
« T'as pas à me dire ce que je dois faire. » claqua-t-elle en retour.
Il rit en la relâchant.
« C'est pas grave. Fais-le. OK ? Et rappelle à cette tête de pioche qu'il a une famille qui l'aime. »
Le petit bout d'humaine qui était sa mère pouffa et opina.
« Je le lui rappellerai tout les jours. Toi, prends soin de toi, et ne fais pas de conneries, que je n'aie pas de souci à me faire pour toi. D'accord ? »
Il acquiesça.
« Et présente à Jin'shi mes excuses. Je n'ai pas encore eu le temps de lire toutes ses lettres, donc je n'ai pas pu répondre à toutes. »
Il opina, intérieurement soulagé. Milena aurait un an pour digérer la nouvelle de son passage sur la ruche d'Yghan'shi. En deux foulées, il quitta l'arrière du Jumper occulté, ses bottes s'enfonçant presque dans la boue de la piste piétinée menant à l'Utopia tout aussi invisible.
« A l'an prochain, maman. »
« A l'an prochain, Tom. Je t'aime ! »
« Je t'aime aussi ! »
Avec un ultime salut de la main, il parcourut les quelques mètres le séparant de son vaisseau. Il était temps de retourner dans Pégase.
