Ce chapitre est jumeaux du chapitre 57 de « Vers l'avenir ».


Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 152, an 18.

C'est fou comme le temps peut être plastique. Parfois, un an me semble passer en quelques battements de cœur, et parfois, un jour dure une éternité. Cette année a été longue. Très longue. Parce qu'il ne s'est rien passé de plus intéressant que des missions d'escorte ennuyeuses, et une multitude de convoyages entre différentes planètes – comme si on était de stupides caravaniers de l'espace ! Tout ça alors que je serais bien mieux et bien plus utile auprès de Milena et de Zen ! Merde, c'est pas en étant là deux semaines par an que j'ai le temps de faire quoi que ce soit pour lui. Pour eux ! Si au moins ils vivaient dans Pégase. Ou si l'Utopia était déployée plus souvent dans la Voie lactée... Mais non ! Delleb juge qu'on est plus utiles à trimballer des haricots à gauche, à droite !

Au moins, elle ne peut pas nous empêcher de venir une fois par année terrienne, sans risquer de se retrouver avec une Rosanna furax qui viendrait exiger des explications – et toutes les conséquences que ça implique... Merci Rosanna !

Heu... Je me suis perdu dans mon rapport, moi... (Ubris : En effet, capitaine. ) Donc, nous venons de sortir d'hyperespace aux limites du système solaire, et on devrait être sur Terre d'ici une grosse cinquantaine d'heures. Cette année, nous avons malheureusement perdu deux des scientifiques qui nous ont accompagnés. Leurs cendres sont dans mon bureau. Le brigadier ne va pas apprécier, mais c'est les risques. Un virologue et un épidémiologiste. Ils ont voulu venir pour étudier le poison Hoffan. Ils supposaient que trouver un vaccin ou quelque chose du genre permettrait de développer des traitements plus efficaces contre certains virus terriens – je sais plus leur nom... « Couronne », quelque chose. Quoi qu'il en soit, ils ont été tripatouiller des malades d'une souche mutée et un des deux l'a attrapé, et a ensuite toussé sur l'autre alors qu'il essayait de le soigner, et voilà. Même Silmalyn a rien pu faire pour eux...
C'est triste. Mais le vieux grincheux a examiné leurs disques durs. Ils ont récolté des données. Une copie a été confiée à des scientifiques compétents. Je vais rendre les originaux au brigadier, peut-être que d'autres Terriens pourront en tirer quelque chose. Si c'est le cas, leur mort ne sera pas vaine. Ce serait vraiment bien...

Tom Giacometti, fin d'enregistrement.

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Le brigadier Schmidt n'avait pas été content, mais il ne pouvait imputer la faute à personne d'autre qu'aux deux morts, ce qui ne se faisait pas. Alors il s'était contenté de récupérer les deux urnes, les dix-huit scientifiques qui rentraient de leur voyage interstellaire, et la pile de rapports les concernant (rédigés tantôt par Liu, très consciencieuse dans son rôle de quartier-maître, tantôt par leurs divers référents dans Pégase).

Ensuite, l'humain rubicond l'avait immédiatement briefé sur la nouveauté de l'année.

D'une pression sur une télécommande, il fit apparaître sur l'écran derrière lui trois photographies, visiblement prises au flash dans un quelconque souterrain, de trois aliens, dont il reconnut le faciès reptilien et les petites cornes.

« Des Unas... » souffla-t-il.

« Vous connaissez ? »
« J'en ai croisé, il y a quelques années » nota-t-il sobrement.

L'humain sembla soulagé.

« Ah, tant mieux ! Mme Gady a récupéré ces trois-là dans les bois. Ils se seraient échappés d'un vaisseau qui les aurait enlevés. On a jamais retrouvé ledit vaisseau, mais passons... Et vous la connaissez... depuis, elle garde ces créatures dans sa cave, « sans aucun droit de sortie »... »

Son ton indiquait clairement qu'il n'était pas dupe, mais qu'en ce qui le concernait, il ne s'était rien passé sous sa juridiction, donc il ne s'était rien passé du tout.

« Je suppose que, plus vite je vous en débarrasse, mieux ce sera ? »

« Exact. Débarquez vos passagers, embarquez ces trois-là, et ramenez-les chez eux. Vous n'aurez qu'à revenir ensuite embarquer toute la smala direction Pégase. »

Tom eut un sourire tordu.

« Comment savez-vous qu'ils ne viennent pas de Pégase ? »

Le brigadier lui rendit son sourire.

« Ne croyez pas être les seuls à avoir des espions au SGC, capitaine. J'ai mes sources. »

« Ah, vous avez alors sans doute une idée de l'endroit où je dois les emmener ? »

L'humain se rembrunit.

« Malheureusement, sachant que ni vous, ni Mme Gady n'accepterez qu'ils soient réduits en esclavage, non. »

Se rappuyant sur le dossier de sa chaise, il croisa les bras, grondant une vague approbation.

« Vous avez deviné juste. Mais donnez-moi quand même vos coordonnées. Si ces trois-là avaient la moindre idée de comment rejoindre leur monde, on n'aurait pas cette discussion. Donc, je vais devoir le localiser avant, et pour ça quoi de mieux que d'interroger leurs semblables ? Peut-être que parmi ces esclaves, certains savent comment rentrer chez eux. » siffla-t-il.
Et si parmi ces pauvres bougres, certains désiraient partir avec eux, ce ne serait pas lui qui les en empêcherait...

Le brigadier opina, décrochant le téléphone sur son bureau.

« Schützli, envoyez tout ce qu'on a sur les Unas au capitaine Giacometti. Fissa ! Non, pas Mme le capitaine Giacometti ! Oui, son fils ! Vous en connaissez d'autres, des capitaines Giacometti, vous ?! ...Non, celui-ci est caporal, bon Dieu ! » (D'un geste sec, l'homme raccrocha.) « Crétin... »

« Un caporal Giacometti ? » demanda Tom, curieux.

« Rien à voir avec vous ou votre mère, j'ai vérifié, vous pensez. Juste un petit Tessinois qui s'est égaré chez nous... Manque d'autorité, mais compétent dans son domaine... »

Tom opina sagement à la remarque, et le briefing reprit comme si de rien n'était. Dix minutes plus tard, il ressortait, le ravitaillement de son vaisseau garanti, et avec rien d'autre à faire que d'aller voir les siens.

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« T'es sûr que c'est une bonne idée ? » cria Liu depuis son lit sur lequel elle était vautrée, les pieds appuyés contre le mur, consultant divers rapports sur son communicateur.

« Je lui ai promis que je n'irais pas le voir, et je tiendrai parole. Mais toi... » répondit-il, avant de plonger sa tête sous la douche pour rincer ses cheveux.

« Ton frère va être furieux... »
« C'est un guerrier. Il a sale caractère, c'est normal. » répliqua-t-il, coupant l'eau et récupérant un linge sur l'étagère.

« C'est vicieux. Tu joues avec les mots... » poursuivit Liu, comme s'il n'avait rien dit.

Il passa la tête par la porte de la salle de bain.

« Liu, est-ce que tu vas m'aider ou pas ? »

Elle soupira, se redressant.

« Je vais t'aider. Bien sûr. Mais Zen'kan va t'en vouloir, ça je te le dis. »

«Merci » répondit-il, sincèrement reconnaissant de l'immense service qu'elle allait lui rendre.

D'un geste, elle le renvoya à la salle de bain et, docilement, encore enroulé dans sa serviette, il s'assit sur un tabouret, tandis qu'elle attrapait son rasoir sur l'étagère, afin de rafraîchir son mohawk.

« Tu t'occupes du mien après ? » demanda-t-elle, lui poussant la tête en avant pour raser la nuque.
« Bien sûr. »

Elle lui releva le front, lui permettant de la fixer par en dessous alors que, très concentrée, elle suivait soigneusement la ligne de ses cheveux.

Voyant son regard, elle lui sourit, sourire qu'il lui rendit. D'un geste brusque, elle lui tourna la tête, lui tordant le cou dans un angle inconfortable.

« Tu devrais envisager de faire quelque chose de ces trucs. » nota-t-elle, tiraillant sur les quelques poils blancs qui avaient commencé à pousser en deux points jumeaux sur son menton.

« Outch. Oui. Mais lâche-moi, tu me fais mal ! »

Avec un gloussement, elle lui bascula à nouveau la tête en avant pour vérifier son travail.

« Espèce de douillet, va ! »

Elle le tourna encore une ou deux fois de gauche à droite puis, satisfaite, lui donna une petite tape à l'arrière de la tête.

« Fini ! »

« Merci bien. »

Se levant, il partit vérifier dans le miroir son œuvre, impeccable comme toujours.

« A ton tour. »

Elle n'avait pas attendu son invitation pour s'asseoir sur le tabouret, après en avoir vaguement balayé les touffes blanches, et une fois le rasoir nettoyé, il s'attaqua aux deux centimètres de cheveux sombres qui avaient recouvert son crâne.

« Voilà. T'es toute belle. »

« Je suis toujours belle. »

Il la serra dans ses bras.

« C'est vrai. »

Elle pouffa.

« Crétin. »

Il rit.

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« Je t'avais prévenu. »

La pensée n'était pas un reproche. Juste une remarque. Il opina mentalement.

« Ça te dérange si on fait un détour ? J'aimerais bien rouler un peu. »

Liu hocha la tête négativement, mais il sentit surtout la compassion dans son âme.

A la première intersection, il tourna à droite, direction les montagnes moutonnantes qui bordaient le Plateau. Il accéléra, jusqu'à avoir atteint la limite légale de vitesse sur ce genre de route. Il était rare qu'il puisse pousser la vieille Fireblade aussi haut dans les tours. La moto avait été conçue pour rouler sur des circuits – ou au moins des routes goudronnées comme il y en avait partout sur Terre. Pas sur celles, de terre battue et de gravier, du reste de l'univers.

Même si le brigadier Schmid l'obligeait à porter un casque lorsqu'il roulait sur les routes terriennes (et suisses à plus forte raison), c'était bon de sentir le vent contre lequel il devait lutter pour rester droit sur l'engin, filant silencieusement sur les routes sinueuses de la campagne helvétique.

Liu, les mains au chaud dans le vieux blouson de cuir qu'il avait piqué à Milena quand il n'avait même pas quinze ans, suivait ses mouvements, blottie dans son dos.

Il préférait, et de loin, rouler avec elle qu'avec Jiu. Comme lui, elle aimait la vitesse. Elle avait même appris à conduire la moto pour pouvoir aller faire des tours seule. Jiu avait toujours eu un peu peur, et même s'il grimpait sur le siège passager sans faire d'histoire, il restait toujours un peu tendu et était toujours trop heureux d'en redescendre.

Ils arrivèrent au pied de la montagne et, brillant dans la lumière du phare, un panneau pointant la route qui montait leur promit le « col du Mollendruz »

Sans hésiter, il s'y engagea, savourant la route déserte et les courbes profondes qui les faisaient pencher presque jusqu'au sol.

Le temps qu'ils atteignent le sommet et redescendent de l'autre côté, il se sentait apaisé. Serein. Il s'arrêta au bord d'un lac, seulement illuminé en quelques points par les villages nichés sur ses rives.

Abandonnant leurs casques sur la moto, ils partirent faire quelques pas le long de l'onde noire.

« Je vais lui proposer de nous accompagner pendant qu'on ramène les Unas chez eux. »
Dans l'ombre, Liu lui jeta un regard oblique. Mais il poursuivit.

« En vérité, c'est normal qu'on ne s'entende pas. Le plus longtemps qu'on ait jamais été ensemble, ç'a été huit mois, avant qu'ils ne viennent vivre sur Terre... Il était tout petit, il ne peut pas s'en souvenir... » soupira-t-il.

« Mais toi, tu t'en souviens. »

Il opina.

« Oui. (Il pouffa, et ajouta.) En fait, il était pas très différent d'aujourd'hui. Agressif, méfiant. Il ne laissait personne l'approcher. Il mordait sans arrêt. Souvent sans raison. Mais c'était mon petit frère. Il l'a toujours été. Je ne pouvais pas l'abandonner... Je ne peux pas l'abandonner... »

Liu glissa sa main dans la sienne et serra fort.

« Tu ne l'as jamais abandonné. »

Il serra sa main en retour.

« Tu sais... quand il était tout petit... On était sur l'Utopia, et il restait tout le temps caché sous la couchette de Milena... »

« Je m'en souviens. »

« Une fois, j'ai réussi à me glisser dessous avec lui sans qu'il me morde. Au bout d'un moment, il est venu se blottir contre moi. Petite boule de nerfs toute chaude. C'était bien. Vraiment bien. Juste moi et mon frère, ensemble, en sécurité. Je m'en souviens, mais pas lui. »

Ils marchèrent encore un peu en silence.

« Tom. Je pense que c'est une bonne idée de lui proposer de nous accompagner. Mais Zen'kan n'est plus une larve. Comme tu l'as dit, toi, tu as tous ces souvenirs, mais pas lui. Il a bientôt dix-sept ans. Rappelle-toi tout ce qu'on avait déjà vécu à son âge. Tout ce qu'on avait déjà accompli. Et combien on avait changé par rapport aux enfants qu'on était, seulement quelques années auparavant ! Zen'kan est et sera toujours ton frère, mais n'oublie pas : si tu as connu la larve qu'il était, tu n'as pas encore eu la chance de rencontrer le wraith qu'il est devenu. »

Il rit, passant un bras autour des épaules de son amie.

« Normalement, c'est Jiu qui est si plein de sagesse. »

« Faut bien que je le sois en son absence, puisqu'on peut pas compter sur toi ! »

Il la secoua un peu, et embrassa son crâne fraîchement tondu.
« Merci. »

« De rien. »

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« Tu es sûr que tu arriveras à le gérer ? Tu sais, c'est devenu compliqué, ces derniers temps. »

« T'en fais pas, maman. Je ne dis pas qu'on va pas se disputer. Mais Liu a raison, même si on est frères, on ne se connaît pas. Et j'aimerais savoir qui est Zen. »

Milena opina, l'angoisse sourdant par tous ses pores.

« Peut-être que Markus devrait vous accompagner. Ces derniers temps, y'a que lui qui arrive à le contrôler... »

Il posa une main rassurante sur son épaule.

« Maman, tout va bien. Je suis sûre qu'on arrivera à se débrouiller. Et j'ai une vingtaine de guerriers dans mon équipage. Certains sont nos frères, et j'ai toute confiance en chacun d'entre eux. Si Zen a besoin de se défouler, je te garantis qu'il trouvera tout ce qu'il lui faut à bord. »

« Mais c'est juste un gosse ! »
« Non, Milena. Non. A son âge, j'avais déjà fait ma transition. Je servais sur l'Utopia depuis presque deux ans, et j'étais déjà infiniment plus proche de l'alpha que je suis aujourd'hui que de la larve que j'étais à peine quatre ans plus tôt, quand je vous ai trouvés sur la ruche. » expliqua-t-il avec une infinie patience.

« Mais Zen n'est pas comme toi. Tu as toujours été très mature... Très en avance... »

« Ne le sous-estime pas ! Zen'kan et moi sommes différents, c'est certain, mais ne lui reproche pas de n'avoir pas accompli autant que moi alors que, précisément, si tu es venue ici, c'est pour lui permettre de vivre une enfance paisible – sans tous les soucis et les dangers que j'ai traversé. »

« Je suis désolée, Tom, de n'avoir pas su te protéger. » s'excusa-t-elle, misérable.

« Ne dis pas ça ! (Il lui secoua un peu les épaules.) Sans toi, je n'aurais jamais eu de maman. Grâce à toi, j'en ai eu non pas une, mais deux – et une famille ! Et je sais que tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour moi ! »

Sa mère soupira, l'inquiétude creusant des rides qu'il ne lui connaissait pas sur le front et au coin de la bouche.

« Tu as sans doute raison... Mais à toi de convaincre ton frère. »

« Merci, maman. Merci ! »

Il la serra dans ses bras, fort contre son cœur, la soulevant de terre.

« Ouf... doucement. Tu me fais mal. »
« Pardon ! Je t'aime ! » s'excusa-t-il en la reposant.

« Moi aussi, je t'aime, Tom. » sourit-elle, alors qu'il se mettait en quête de Zen'kan.