Rapport journalier du quartier-maître Liu de la tribu de Sama, Jour 211, an 18, dix-huit heures trente-deux.
Le capitaine m'a délégué la gestion des réfugiés Unas le temps que le groupe de rebelles avec qui il a pris contact ait délibéré et pris une décision sur la manière exacte – et surtout l'étendue – de l'aide qu'ils vont nous apporter.
Heureusement, rendez-vous a été donné dans quatorze heures pour qu'ils annoncent leur décision, car je doute pouvoir forcer très longtemps une quarantaine d'anciens esclaves à rester tranquilles alors que leur liberté est juste à portée de main. Si on tarde trop à les ramener à terre, il ne fait aucun doute qu'ils vont très vite s'imaginer qu'on les retient afin de les revendre ou que sais-je comme horreur. Et là, on aura de très gros problèmes. Même si certains sont aussi inoffensifs que des bébés guams, d'autres sont aussi dangereux – voire plus – que des guerriers wraiths, j'en suis convaincue.
Liu, fin d'enregistrement.
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« Donc, les Unas vont pouvoir rester ici. » résuma Zen'kan, l'air extraordinairement déprimé.
Tom prit le temps d'arrêter le film avant de lui répondre.
Son frère n'avait pas envie de rentrer sur Terre. Ce qui était touchant. Se rapprocher de son cadet était après tout une des principales raisons qui l'avait motivé à l'emmener, il ne l'avait pas oublié.
« Ceux qui le veulent oui. Morgal, Tch'ana et leur pote de la même tribu ont déjà manifesté leur volonté de rentrer chez eux, et comme on sait qu'ils vivent très loin de la Porte de leur monde, il est bien plus simple de les y ramener en vaisseau. »
« En Jumper par la Porte, ça va prendre que quelques heures. » nota Zen, boudeur.
Tom eut envie de le prendre par l'épaule. De toucher son esprit. De le rassurer. De lui faire sentir qu'ils étaient ensemble. Proches. Que ce n'était pas fini. Mais le doute le retint. Une peur de mal faire. Il n'avait pas oublié ce qui s'était passé deux étés plus tôt. Comment ils s'étaient quittés. Il ne voulait pas présumer de ses prérogatives. De ce qu'il pouvait ou ne pouvait pas faire dans cette relation si étrange qu'ils entretenaient.
Pourquoi était-ce aussi compliqué ? Il n'avait jamais eu à se poser ce genre de question avec Jiu et Liu. Et pourtant, ils ne partageaient ni le même sang, ni les mêmes origines, ni un même parent.
Mais ils étaient à bien des égards plus proches.
Tom ravala un grincement cynique. C'était surtout parce qu'ils n'étaient pas séparés par plus d'une décennie, ou des milliers d'années-lumière. Parce qu'ils avaient grandi ensemble. Objectivement, combien de jours avait-il partagé avec Liu et Jiu ? Des centaines ? Des milliers ? Et avec Zen'kan ? Quelques dizaines ? Une centaine, deux, tout au plus, la plupart alors qu'il était encore une larve à peine sortie du cocon.
Le fossé était incommensurable. Mais il lui appartenait de le combler.
Lentement, délibérément, pour lui donner tout le temps de refuser le contact, il tendit la main, jusqu'à la poser sur son avant-bras, toujours prêt à la retirer à tout instant. Tout aussi prudemment, il tendit son esprit. Juste un peu. Pour établir un contact. Que son frère n'ait surtout pas l'impression qu'il veuille s'immiscer dans sa tête !
Zen'kan ne broncha pas. Il se contenta de fixer sa main sans animosité ni curiosité.
« On n'est pas obligés de rentrer tout de suite, si tu n'en as pas envie. »
A peine une pensée murmurée dans la toile de l'Esprit. Une offre. Un cadeau.
L'adolescent releva le nez, le fixant, cherchant sur ses traits toute trace de mensonge, comme un humain le ferait. Son esprit ne bougea pas, immobile et fixe derrière ses barrières. Presque trop humain. Trop fermé.
Était-ce ça que le capitaine Ko'reyn avait vu en lui tant d'années auparavant ? Un wraith trop humain, limité dans ses capacités par son environnement ? Brimé involontairement dans sa nature ?
Incapable d'utiliser son plein potentiel ?
« La régente Delleb nous donne toujours un certain délai pour effectuer le voyage. On peut en profiter. »
« L'Utopia n'a pas mieux à faire ? » s'inquiéta Zen'kan.
« Non. L'Utopia va là où je veux l'emmener. J'en suis le capitaine, après tout. »
« C'est un peu de l'abus de pouvoir, non ? »
« Absolument ! Ça te dérange ? »
Le jeune wraith réfléchit un moment.
« Non. Tu serais d'accord de pas rentrer tout de suite ? »
Tom sentit son cœur bondir de joie.
« Bien sûr ! Tu as envie de faire quelque chose de précis ? »
« Non, juste de pas rentrer... » répondit son cadet, haussant les épaules.
Une onde triste perça ses défenses, pulsations sourdes au-delà de ses murs.
« Je... j'crois que j'aime bien être un wraith... » maugréa-t-il, fixant ses mains qu'il ouvrait et fermait lentement devant lui.
Tom comprit ce qu'il ne disait pas. J'aime être moi-même. J'aime que mon image reflète ma nature.
Il avait connu ça, à sa façon. Il en avait souffert et en avait joui. Il était passé par là, et s'il pouvait aider son cadet à traverser cela, il le ferait.
Il sourit et, retenant sa respiration comme s'il s'apprêtait à sauter d'une falaise, déplaça son bras jusqu'à l'épaule de Zen'kan, afin de pouvoir l'attirer à lui en une étreinte fraternelle.
« Alors, on restera aussi longtemps que possible. »
Le tiraillement télépathique de Veril, d'une politesse reconnaissable entre mille, le rappela à ses devoirs. Lâchant son frère avant que cela ne devienne gênant et, pour faire bonne mesure, relançant le film, il tourna ses pensées vers l'auxiliaire de pont.
« Oui ? »
« Mon capitaine, on vous demande immédiatement à l'infirmerie. » lui indiqua ce dernier.
« Bien, j'y vais de suite. »
« Entendu. »
Avec un grondement défait, il se redressa.
« Désolé. Mes devoirs m'appellent. Tu peux continuer sans moi. »
Zen'kan saisit la télécommande et l'arrêta.
« Non, on continuera ensemble quand tu auras le temps. » nota ce dernier, décidé.
Tom dut se retenir de glapir de joie. De sauter en l'air. De sourire de toutes ses dents. Son frère risquait de mal le prendre.
« D'accord. A plus alors. »
« A plus. »
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« Qu'y a-t-il, docteur ? »
Le vieil homme fit la moue.
« J'ai absolument besoin de savoir tout ce que vous avez mangé et bu durant votre visite sur cette planète, capitaine Giacometti. » déclara sans préambule l'érudit humain.
« Je vais tâcher de vous faire une liste. Mais pourquoi ? »
Le médecin l'emmena vers le fond de l'infirmerie, tirant un coin de rideau pour révéler Laban, couché sur un lit, livide et le front couvert de sueur, tenant d'une main tremblante une bassine contenant de la bile nauséabonde.
« Le soldat Laban ici présent subit une sévère intoxication alimentaire. Comme j'ignore ce qu'il a consommé, je ne peux pas lui prescrire d'antiémétique. S'il a absorbé une substance toxique, cela pourrait le tuer. Mais s'il s'agit d'une simple intoxication, ce sont des vomissements à répétition qui seraient dangereux. Enfin, s'il s'agit d'une allergie, ou d'une intolérance, les traitements ne sont pas les mêmes. » expliqua l'homme, abaissant le rideau avant de le ramener vers son bureau à l'entrée de l'infirmerie.
Tom n'eut guère de questions à se poser. Laban n'avait pas touché aux brochettes.
Il n'avait absorbé que trois choses.
« Il a bu une ou deux gorgées d'une sorte d'infusion végétale amère. Je dirais de racines ou d'écorce. Je sais que ce n'est pas forcément indicatif, mais Ninaï'kan et moi-même en avons également consommé sans effet néfaste. »
Le médecin nota soigneusement ses propos, faisant crisser son crayon dans son carnet à reliure de cuir.
« Mmmh, quand l'a-t-il bu ? »
« Je dirais, il y a cinq ou six heures. Ils nous en ont offert quand on est arrivé. »
« Mmmh, peu probable que ce soit ça. Ensuite, qu'a-t-il consommé ? »
« Un morceau de chair wraith. »
La mine du crayon se brisa dans un bruit sec.
« Pardon ?! »
« C'était juste un tout petit morceau. Grand comme ça, je dirais. » expliqua-t-il, mimant ledit bout.
Avec un raclement de gorge, le vieux savant rajusta ses lunettes, se pencha sur son bureau pour récupérer un canif dans un tiroir, et entreprit de tailler son crayon.
« Comment le soldat Laban s'est-il retrouvé à consommer de la chair wraith ? » demanda-t-il ensuite d'un ton très professionnel.
Tom ne put retenir un petit rire gêné.
« C'est un peu compliqué. »
« Capitaine, avec tout mon respect, mon métier est compliqué. Expliquez-moi. »
Avec un sourire navré, il s'exécuta.
Le médecin termina sa prise de notes d'un grand geste, qui laissa une longue traînée noire sur le papier.
« Bien. Et la troisième chose consommée par le soldat Laban, capitaine ? »
Cette fois, Tom se sentit verdir. Alors que ce n'était même pas de sa faute !
« Un tout petit bout de chair de Unas. »
Cette fois, ce fut à peine si la main de l'homme trembla.
« Je vois... » souffla-t-il, sinistre.
« Vous ne notez pas ? » s'inquiéta Tom, voyant qu'il ne bougeait pas, le regard perdu sur un point vague, quelque part derrière lui.
« Si, bien sûr, capitaine Giacometti. » sourit le vieillard, notant de l'écriture la plus noire et la plus grasse « UNAS » sur sa page, avant de souligner le mot trois fois.
Il referma ensuite son carnet dans un claquement sec, et se releva.
« Merci de vous être déplacé pour répondre à mes questions. Je ne voudrais pas vous retenir davantage. Je suis sûr que vos devoirs vous appellent ailleurs. » déclara-t-il froidement.
« Vous allez pouvoir le soigner ? »
Le vieil homme soupira, puis opina.
« Je vais le soigner, capitaine. Je vais le soigner. Mais à l'avenir, évitez de faire consommer de la chair non cuite ne faisant pas partie du régime alimentaire standard à votre équipage humain. Notre système immunitaire ne sera jamais aussi résistant que le vôtre. »
Tom ne put qu'opiner. Objecter que c'était pour des raisons diplomatiques lui semblait au mieux petit, alors que les bruits de hoquets et de vomissures de Laban résonnaient dans le silence de la pièce.
« Prenez soin de lui, docteur. Et tenez-moi au courant de son état de santé. »
« Entendu, capitaine Giacometti.» consentit l'homme, le raccompagnant à la porte sans ménagement.
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« Gentil maître ? Doka peut parler ? Pitié ? »
Surpris, Jiu fixa le Unas servile quelques instants, avant de lui faire signe de le suivre dans la première salle vide disponible. En l'occurrence, une cabine inoccupée.
« Qu'y a-t-il Doka, je vous écoute ? »
« Autre Unas parler. Eux contents liberté. Eux vouloir rejoindre rebelles. Eux contents plus servir. Certains même contents pouvoir tuer et... et manger humains ! » gémit le reptile, découvrant ses dents jaunâtres avec répugnance.
Il pouvait concevoir la réaction des anciens esclaves. Mais son avis importait peu.
« Que puis-je faire pour vous ? »
« Doka veut pas ça ! Doka bon esclave. Doka pas tuer humain ! Humain maître ! Doka jamais jamais manger humain ! Jamais ! » s'emporta-t-il avant de se ratatiner semblant craindre les coups.
« Personne ne vous oblige à le faire, Doka. » le rassura Jiu.
Le reptile s'agita, semblant chercher autant ses mots que son courage.
« Vous pouvez parler. Allez-y. » l'encouragea-t-il.
« Merci, maître. Merci. »
Jiu se retint péniblement de grimacer à l'appellation. Il s'était toujours amusé des grimaces de Tom quand Azur le traitait ainsi, mais il comprenait soudain toute sa gêne.
« Doka veut pas être libre. » expliqua le Unas, se tordant les doigts. « Doka connaît pas liberté. Doka toujours servi humain. Doka né dans maison d'homme. Près du feu. Maman Doka servir dans maison. Papa de maman aussi. Doka content quand maître content. Doka aime travail bien fait. Bois bien coupé. Plancher bien propre. Cheval bien nourri. » débita-t-il, n'osant pas le regarder.
Jiu sourit tristement. Il n'était pas le quartier-maître. Il n'était pas responsable du recrutement de l'équipage. Mais il était le capitaine en second. Il avait déjà vu ce scénario se dérouler sous ses yeux.
« Vous voulez rester avec nous et travailler à bord ? » devina-t-il.
Le Unas releva le nez, ses traits anguleux emplis d'espoir et de reconnaissance.
« Maître Jiu bien vouloir que Doka servir lui ? »
« Pas moi. Mais sur l'Utopia, c'est possible si vous le voulez. Et quand on sera rentrés dans Pégase, vous pourrez aller où bon vous semble. Et si au final, ça ne vous plaît pas, on pourra toujours vous ramener ici dans un an. »
Le reptile s'illumina, se jetant à ses pieds avec une pitoyable reconnaissance.
Très gêné, Jiu s'efforça de le faire se relever. Quand enfin il y parvint, prétextant remettre ses cheveux en place, il s'offrit un instant pour reprendre contenance.
« Quel genre de travail préférez-vous? » s'enquit-il.
« Doka aime le travail qui rend les maîtres contents ! Doka fait tout ce qu'on lui dit ! Tout ! »
Voilà qui ne l'aidait pas beaucoup. Jiu réfléchit un peu. Sans doute que le Unas pourrait rapidement s'adapter à la cuisine ou à la laverie, mais ce serait réducteur de le limiter à cela. Après tout, Morgal et Tch'ana avaient prouvé que leur espèce était certes primitive, mais capable de rapidement comprendre les rudiments d'une technologie avancée. Peut-être serait-il capable d'apprendre les bases de l'entretien technique, ou peut-être avait-il un don avec les tourelles ? En l'état, impossible de dire quels étaient les points forts du reptile.
De toute manière, la priorité était de lui apprendre les particularités de la vie sur les vaisseaux et l'usage courant de technologies diverses.
« Ubris, connecte-moi à Tom. »
«A vos ordres, Jiu de Sama. »
« Tom ? J'ai avec moi Doka, un des Unas que j'ai libérés avec Zen'kan. Il aimerait rejoindre notre équipage en tant que serviteur. Cela pose-t-il problème ? »
« S'il est motivé et conscient de ce que cela implique... absolument pas. »
« OK. Merci. »
Voilà une simple formalité exécutée.
« Ubris, convoque le soldat Soleil dans mon bureau, s'il te plaît. »
« Tout de suite, Monsieur. »
Se tournant vers le Unas qui, un peu éperdu, tentait de localiser l'origine de la voix désincarnée, il lui fit signe de le suivre jusqu'au bureau, devant lequel l'attendait déjà le guerrier.
« Monsieur, que puis-je faire pour vous ? » s'enquit ce dernier, visiblement inquiet.
Jiu le fit entrer, tout comme Doka, avant de répondre.
« Merci d'être venu, Soleil. J'ai une mission à vous confier. Doka ici présent désire rejoindre notre équipage. Il ne connaît rien à nos coutumes, ni à notre technologie. Nous ignorons également à quel poste il pourrait le plus se plaire. J'aimerais que vous le preniez sous votre aile et l'aidiez à s'intégrer. »
L'homme détailla le reptile qui le fixait craintivement par en dessous.
« C'est un des esclaves que vous avez libérés, c'est bien ça, Monsieur ? » demanda l'homme.
« C'est exact. Doka est né esclave, et il ne désire pas être libre. »
Soleil eut un large sourire et, faisant sursauter le reptile, il s'inclina élégamment.
« Enchanté de vous rencontrer. Je suis Soleil, fils de Sereine, de la ruche de Delleb. Je suis la douzième génération à fidèlement servir mes nobles et sublimes seigneurs. C'est avec joie que je vous introduirai aux tâches du servitorat ici, à bord de l'Utopia. »
Doka, perplexe se tourna vers Jiu.
« Lui nouveau maître ? »
« Non. Soleil est un, hum... serviteur... comme vous. Il est soldat mais reste surtout et avant tout un adorateur. Il a été esclave pendant très longtemps. Il vous montrera votre travail. »
Le Unas écarquilla les yeux avec surprise.
« Lui comme Laban ! Vous avoir beaucoup d'esclaves humains ?! Pourquoi humain avoir esclave humain ? »
Jiu soupira.
« Ils étaient esclaves des wraiths, mais c'est vrai, les humains ont aussi des esclaves, humains ou autres. Je suppose qu'aucune race n'est vraiment meilleure que les autres... »
Doka ne semblait pas l'avoir vraiment écouté.
« Des humains esclaves... comme Doka... Doka comme humain... Doka égal à humain... Humains pouvoir être esclaves... »
Voyant sa gêne face à l'émerveillement pitoyable du Unas, Soleil lui offrit un sourire tendu. Cette petite tension, cette gêne perpétuelle et généralement imperceptible entre ceux qui servaient volontairement, ceux qui y avaient été forcé et le haïssait de chaque fibre de leur corps, et ceux qui n'avaient jamais connu la servitude parmi les humains de l'équipage, se fit sentir.
« Avec votre permission, Monsieur, je vais aller lui trouver des quartiers et l'aider à s'installer. »
« Oui. Merci, Soleil. »
« A votre service, Monsieur. » salua l'homme, poussant le Unas reconnaissant devant lui.
Jiu se retrouva seul. Vidé, il se laissa tomber dans son siège.
