Journal personnel de Jiu de Sama. Jour 220, an 18.

Aaaahhhh... Il n'y a pas à dire, les frères Giacometti sont doués pour causer du souci à tout le monde... Aujourd'hui aurait dû être un jour joyeux. Le premier d'une longue suite d'explorations fraternelles... Mais non : ils se sont disputés, et maintenant, chacun boude dans son coin... Pour être précis, Tom est parti en moto, tout droit tout fort, dès qu'on a atterri sur cette charmante planète, et Zen'kan s'est enfermé dans sa cabine et refuse d'en sortir ou d'ouvrir à qui que ce soit... Par les Ancêtres, ce qu'ils peuvent me fatiguer...

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« Pourriez-vous ouvrir, je vous prie ? »

La voix était aussi claire que polie. Zen'kan l'ignora. Comme toutes les précédentes.
Le
wraithderrière le battant n'était ni le premier, ni le dernier à tenter de le sortir de là. Si Menu et ses petits plats ne l'avaient pas convaincu, ce n'était pas un parfait inconnu qui y parviendrait.

« J'espère que vous êtes présentable. J'entre. » annonça le visiteur, un instant seulement avant que la porte ne s'ouvre.

Zen se redressa en feulant. Comment était-il entré ?! Sa porte était verrouillée.
Le
wraithle salua gracieusement, ses longs cheveux argentés coulant sur ses épaules en scintillant.

Zen'kan se souvint l'avoir vu travailler sur le pont.

« Le captiaine en second Jiu m'a donné une autorisation exceptionnelle. » expliqua ce dernier.

« Vous êtes qui, putain ?! » répliqua-t-il en retour, outré d'être dérangé dans ses ruminations.

« Je suis Veril de Delleb, fils d'Italqua. Je sers en tant qu'auxiliaire de pont sur l'Utopia. Vous pouvez simplement m'appeler Veril, comme tout le monde ici. »

« J'veux causer à personne, cassez-vous. »

« Non. Je vais m'asseoir. » répliqua simplement le mâle, joignant le geste à la parole.

Zen'kan ne put que se tapir au fond de sa banquette en feulant, mauvais.

Le silence s'installa, vite insoutenable.

« Vous me voulez quoi, bordel de merde ?! » finit-il par exploser.

« Je suis venu vous parler de... l'altercation d'hier... »
« Y a rien à dire, OK ? Je suis une sombre merde qui pue, et ni les conneries de mon imbécile heureux de frère, ni les coups de l'autre con y changeront quoi que ce soit !» siffla-t-il.

Veril pencha vaguement la tête, l'air davantage intrigué qu'autre chose par ses propos.

« Vous n'avez guère d'estime pour vos frères. Ni pour vous-même. Et n'étant pas un fils de Silla, je ne suis pas en position de vous reprendre sur le sujet. Je me permettrai toutefois de vous signaler que le capitaine Giacometti, tout comme Liam'kan de Silla, ont largement et à maintes reprises prouvé être dignes de leurs rangs et du respect afférant. » répondit l'auxiliaire d'un ton égal.

Comprenant que l'abreuver d'insultes ne le ferait ni partir, ni s'énerver – ce qui en un sens aurait été bien, car il était tout à fait d'humeur à souffrir, et se faire passer à tabac par un wraithen pleine possession de ses moyens était une excellente façon d'y parvenir, comme il l'avait assez expérimenté récemment – Zen'kan se résigna à subir en grondant.

Voyant qu'il allait écouter, aussi réticent soit-il, Veril s'installa un peu plus confortablement puis, retroussant la manche de son uniforme de cuir, découvrit une cicatrice difforme et boursouflée au creux du poignet.

« Savez-vous combien de coups de lame doivent être portés pour laisser une telle marque dans la chair d'un wraithadulte? » s'enquit-il.

Zen hocha négativement la tête.
« Vingt-sept mille huit-cent trente-quatre. » déclara Veril, d'un ton toujours parfaitement égal, faisant disparaître le stigmate sous sa manche.

Le silence revint.

Finalement, Zen'kan n'y tint plus.

« Qu'est... Qu'est-ce qui vous est arrivé ? »

Le mâle eut un demi-sourire triste.

« C'est une punition. »
Zen ne parvenait pas à imaginer quelle faute il fallait commettre pour mériter une telle punition. Quoi que ç'ait pu être, c'était quelque chose de grave.

« Vous savez ce qui se trouve là ? » demanda l'auxiliaire, tapotant son poignet d'une griffe.

L'adolescent opina.

« La glande à enzyme. »

Veril acquiesça.

« Une zone très sensible. Il suffit d'un rien pour que ce soit douloureux, mais je ne vous apprends rien, n'est-ce pas ? »

Le vert aux joues, Zen'kan cacha maladroitement ses poignets râpés et percés à force qu'il y ait planté ses griffes de toutes ses forces. L'alpha eut la délicatesse de faire comme si de rien n'était.

« Le premier nom que j'ai reçu, celui que j'ai porté la majorité de mon existence, était Vikran'kan, « le guerrier qui ne ploie pas ». Pendant plus de trois millénaires, j'ai servi ma reine en combattant et en tuant pour elle. Je suis né guerrier. Moi et mes frères de couvée avons été conçus et entraînés dans le seul but de défendre et conquérir des territoires pour notre souveraine. Durant tout ce temps, je n'ai jamais remis mon destin en question. (Veril se tut, les yeux brillants d'une souffrance ancienne et pourtant toujours aussi vive.) Chaque meurtre que j'ai commis, chaque vie que j'ai prise... je m'en souviens... Leurs dernières pensées, la dernière étincelle de leur existence, elles sont toutes là... à tout jamais. » poursuivit-il, désignant son crâne. « Wraiths... humains... peu importe... Ils sont tous là... Ils le seront toujours... »

Secouant la tête, comme pour chasser des fantômes, le mâle le fixa.

« Alors, je ne pouvais même pas concevoir qu'il existât une alternative pour moi. J'ai toujours cru que j'étais... défectueux. Parce que, au cœur des combats, la soif de sang me portait, m'emplissait et me comblait, mais après... seul dans mon alcôve... mes victimes venaient me hanter... Parce que leurs cris, leur haine, leur peur, leurs existences me rongeaient, comme l'acide ronge la chair. Parce que la chose qui les faisait taire... c'était un tribut. Mon sang pour leur sang. Ma souffrance pour la leur. Un coup de lame pour chaque vie... »

C'était horrible. Zen'kan n'avait jamais tué. Et pourtant, les ombres de souvenirs qui flottaient aux limites de la conscience du guerrier avaient une saveur infiniment trop familière pour lui. Un relent de culpabilité. De honte viscérale. Un rejet profond de sa nature et de son destin.

« Je suis désolé. » parvint-il à murmurer.

Veril sourit, tristement.

« Pas autant que moi. J'aimerais tant avoir su plus tôt que tout cela n'était pas nécessaire. Pas inéluctable. »

Le silence revint, insidieux, avant d'être brisé par l'alpha, qui eut un étrange gloussement.

« Pour être tout à fait honnête, j'envie Markus Lanthian. Léonard. Même le capitaine Giacometti, en un sens. Ils ont pris un nouveau nom, abandonné leur ancienne identité, et tout le mal qu'elle a pu faire. Ils sont devenus des wraithsnouveaux, libres de toute entrave préexistante. Venn'kan de Silla est mort le jour où Markus Lanthian est né. Les meurtres qu'il a commis, les massacres auxquels il a participé... Tout cela à cessé d'exister ! Il est devenu un héros. Un fondateur. Le père de notre future reine. Je l'envie. J'ai changé de nom. Je suis devenu Veril. « le chercheur de vérité ». Et pourtant, Vikran'kan est toujours là, quelque part. Cette cicatrice n'est que la plus visible de ses traces. Et la moins douloureuse... »

Zen'kan hésita un moment, tripotant sans y penser un coin de son drap de lit.

« Mon oncle... Je veux dire, Markus... Je crois que... vous avez tort... Il n'a pas honte de qui il a été... Il ne regrette pas d'avoir été Venn'kan... Il ne regrette pas d'avoir tué. Il n'a aucun problème à continuer à le faire. Vous ne devriez pas être jaloux... J'veux dire... Il est content de ne plus être traité en paria. Il est très content d'être un... héros ? Mais... J'sais pas comment il fait... Il a pas de problème avec ça... Il est genre... « Ouais, t'as envie de buter un type ? OK, c'est normal. Va casser quelques arbres, bute une ou deux biches, et si ça va pas mieux et que tu peux vraiment pas niquer ce type en particulier, va dégommer un ou deux salauds qui manqueront à personne, et voilà, réglé ! ». Vous voyez le genre ? »

Veril opina.

« C'est un guerrier. Et fondamentalement, il a raison. Aller à l'encontre de sa nature profonde est difficile. Mais pas impossible. Et ça peut être la voie du bonheur. C'est pour cela que je suis venu. J'ai vécu plus de trois millénaires d'absolue misère, à expier des fautes que j'étais seul à ressentir, et ce de la plus minable des manières. Quand je vous regarde, Zen'kan Giacometti, je ne vois pas le frère cadet de mon commandant, mais la larve que j'ai été. Je vois un jeune guerrier, torturé par des pulsions qu'il abhorre, et empli de tant de colère et de rage face au destin qui s'ouvre devant lui, qu'il ne peut que se faire du mal. (Les yeux du guerrier tombèrent sur son poignet.) Il faut des dizaine de milliers de coups de lame pour laisser une telle cicatrice sur la peau d'un wraith, mais il en faut infiniment moins pour que son âme soit à tout jamais marquée. Ne vous infligez pas ça ! Vous ne le méritez pas. Personne ne le mérite. Les Ouman'shiis sont une opportunité. De changer de nom, de vie, et de destin. Si je peux le faire, si le capitaine, et tant d'autres peuvent prendre le destin qui leur était réservé et le rejeter pour créer le leur, alors vous aussi. Vous comprenez ? »

Zen'kan opina, gravement.

Les secondes s'écoulèrent, puis ce fut à son tour de rauquer, d'un étrange amusement mouillé.

« J'sais pas si on vous l'a déjà dit, mais vous êtes quelqu'un de bien. De vraiment vraiment bien. »

L'auxiliaire le détailla, les arcades sourcilières froncées, perdu.

Zen'kan se redressa, maladroit dans l'étroite cabine.

« Je suis un sacré crétin, ça c'est une foutue vérité. Mais j'suis pas complètement con... Et si y'a bien un truc que je sais, c'est que tout le monde, un jour ou l'autre, doit faire des trucs qu'il veut pas... des trucs pas propres... Et ce qui fait toute la différence, c'est pas comment on le fait... mais l'après... Y'a ceux qui assument, et les autres... Vous voyez ? »
Veril le fixait, l'air pas davantage éclairé.

Zen'kan se racla la gorge.

« Ma maman, elle a été soldat. Elle dit que quand tu deviens soldat, si tu veux pas devenir dingue, tu dois accepter l'idée que tu vas tuer des innocents. Parce que quand tes supérieurs, y te disent de tirer une roquette sur cette maison, ben en vrai, tu sais pas si dedans, y a bien les rebelles que tu vises, ou une famille innocente. Tu fais confiances à tes supérieurs et à leurs infos. Et quand tu fais un tir de couverture, t'es jamais sûr qu'y a pas un gosse caché derrière un mur qui va se prendre une balle perdue. Elle dit que quand tu t'engages dans l'armée, tu dois être sûr et certain que les vies innocentes que tu vas forcément prendre un jour seront rachetées par toutes celles que tu vas sauver. Sinon, tu deviens fou. Barjo ! »

« Votre mère est très sage. » opina Veril.

« Ouais. Et elle, elle a choiside rejoindre l'armée... Pas vous... Vous, vous avez pas eu le choix. C'est pas juste... Vraiment pas juste... (Zen se tut, hésitant, tripotant ses poignets encore douloureux de ses mutilations de la nuit.) Vous avez fait ce que vous deviez pour survivre. Ça demande beaucoup de courage... et... je suis content que vous l'ayez fait... et que vous soyez venu me parler aujourd'hui... » bafouilla-t-il.

Fixant ses poignets, il fronça les arcades sourcilières puis sourit, alors que sous l'éclairage tamisé, les discrètes boursouflures d'anciennes plaies brillaient sur sa peau.

« Je régénère pas encore... alors il a pas fallu des milliers de coup pour que ça reste... Mais... j'crois qu'on peut dire qu'on est un peu frères de cicatrices, non ? » demanda-t-il, sur le ton d'une plaisanterie un peu désespérée.

Avec un sérieux totalement opposé, Veril saisit délicatement sa main, et examina soigneusement son épiderme, avant de tendre son propre poignet, exposant la marque torturée.
« Frères de cicatrices... Cela me convient, Zen'kan Giacometti. » opina-t-il, mortellement sérieux.

Le silence retomba, fourmillant de mille souvenirs, promesses et murmures.

Zen'kan, rit, nerveusement, en reniflant.

« Merde, j'crois qu'on a besoin d'un câlin, là ! »

Veril eut à peine le temps de lui jeter un regard perplexe avant qu'il ne le serre maladroitement dans ses bras.

Après quelques secondes, l'alpha lui rendit son étreinte. Un bref instant, son esprit s'ouvrit, laissant entrevoir un rayon de soleil radieux tranchant la noirceur d'une tempête sans fin, alors que le silence retombait sur l'âme millénaire, mille fantômes hurlant pour un instant apaisés.
Quoi que l'ancien guerrier dise, il était quelqu'un de bien. De vraiment vraiment bien.