Némésis

Cette catin n'allait pas s'en tirer comme ça ! Lucilla avait dû retourner la tête de son général s'il pensait qu'un coup d'Etat contre son frère et lui avait des chances de fonctionner.

Geta tournait nerveusement, faisant bruisser sa toge par ses mouvements brusques. Ses pensées s'entrechoquaient comme des lames, et aucun vainqueur ne voulait se démarquer. Il abaissa sa main pour ne pas ronger la peau de ses doigts comme il avait pris l'habitude de le faire lorsque la situation devenait critique. Or, c'était le cas : Rome, capricieuse et volage, semblait vouloir leur échapper. Ne lui avait-ils pas offert une belle victoire militaire ? Des jeux sanglants et grandioses ? Pourtant, des nuages noirs s'amoncelaient partout où il regardait, les chiens aboyaient dans les rues.

« Que comptes-tu faire ? intervint Caracalla d'une voix inquiète.

— Ce que je compte faire, n'est-ce pas ? Et si, toi, tu me disais ce que tu ferais ? Laisse-moi deviner…

— JE LES TUERAIS TOUS ! Tous crucifiés, tous ! Et qu'on égorge ce sale chien dans sa cellule !»

La déclaration hystérique de son frère se mêla d'un rire dément. Caracalla avait toujours aimé la guerre et le sang, mais sa maladie empirait son caractère. Il devenait incontrôlable.

«Gardons la tête froide», répliqua-t-il d'un ton cinglant.

Son frère se tassa dans son fauteuil d'un air boudeur, le regard mauvais. Geta avait toujours été le plus tempérant des deux, il savait pertinemment que lui-seul pourrait régler le problème.

« Si nous les faisons tuer maintenant, le sénat ne nous suivra pas. Et si nous ne faisons rien, combien de temps cela prendra avant que, eux, nous fassent tuer ?

— Ce n'est qu'un bâtard.»

Caracalla et lui échangèrent un coup d'œil. La même suspicion et la même crainte traversaient leurs regards gémeaux. Depuis que son frère et lui avaient été couronnés, les rumeurs et les ressentiments s'étaient accumulés à leur encontre. Geta savait qu'ils n'avaient pas été irréprochables. Mais enfin, les victoires militaires étaient aussi les leurs! Les troupes romaines d'Acacius n'auraient jamais vaincu s'ils n'avaient pas consenti à une levée d'impôts, s'il n'en avait pas subi l'impopularité!

«Si cet Hanno est bien le fils de Lucilla, il est une menace», déclara Macrinus.

Son frère et lui se tournèrent vers l'homme qui venait d'intervenir, ils avaient oublié sa présence. Geta attrapa une coupe en verre et but son contenu d'un geste vif. Caracalla et lui étaient en train de festoyer lorsque Macrinus étaient venu les avertir qu'un complot s'ourdissait à la Villa de Lucilla. Le fils de cette dernière et de Lucius Aurelius Verus serait vivant, il combattrait actuellement au Colisée. C'était le fameux poète qui avait retenu son attention en lui déclamant des vers de Virgile.

«Vous avez un conseilà nous prodiguer? lui demanda-t-il.

— Pas besoin de conseils, le coupa Caracalla. Il faut l'égorger tant qu'il est encore temps!

— Empereur Caracalla, répondit Macrinus, si vous faites cela vous laisserez entendre que les rumeurs étaient vraies. Mieux vaudrait qu'il meure dans le sable du Colisée.

— Qu'il crève! OUI! QU'IL CREVE! Que le sable devienne rouge de son sang!»

Geta vit les yeux de son frère se révulser et il alla vers lui pour lui saisir les épaules afin de le ramener vers son siège. Il lui murmura quelques paroles réconfortantes et retourna se servir un verre de vin.

Il se souvenait de l'étrange fascination mêlée de crainte qui l'avait saisie lorsqu'il avait plongé ses yeux dans ceux de cet étrange gladiateur. Il y avait quelque chose de familier et d'étranger chez cet homme. Ses vers avaient eu une allure prophétique, cela lui revenait en mémoire continuellement. Son frère, lui, ne se souvenait même pas de cet homme, alors même qu'il lui avait ordonné de mener un combat à mort.

«Excusez-le, dit-il au conseiller. Sa santé n'est pas au mieux.»

Macrinus inclina la tête et fit mine d'attendre patiemment son jugement. Que fallait-il qu'il fasse pour sauver leurs deux têtes? Ils n'avaient jamais eu l'adresse politique de leur père. Septime Sévère avait toujours tenu le Sénat en respect, et comme il apportait des victoires, le peuple ne lui en tenait pas rigueur. Geta grimaça en songeant au peuple. Il savait bien que ces misérables étaient en proie aux manœuvres des politiciens, et qu'un mouvement habile de la part de ces derniers suffirait à les soulever. Son frère aîné et lui n'étaient guère populaires. Aucun des deux n'avaient hérité de suffisamment de bravoure ni de sagesse, Caracalla avait toujours eu le goût du sang, et cela s'empirait de jour en jour. Quant à lui… Geta contempla les contours de son visage se refléter dans un plateau en or et se demanda ce qu'il pourrait bien laisser comme image aux siècles à venir. Qu'est-ce que le poète avait vu lorsqu'il l'avait regardé? Un vague sentiment de honte monta en lui.

«Je vais le rencontrer. Ce soir», déclara-t-il d'un air absorbé.

— Mon frère…, commença Caracalla.

— Il faut savoir si les rumeurs disent vrai. Je veux juger moi-même de la menace qu'il représente.

— Prenez garde, prévint Macrinus. Vous aurez remarqué au Colisée qu'il n'est pas d'un tempérament docile.

— Je suis son empereur, et il n'est qu'un esclave. Faites dégager la voie que personne ne me surprenne.»

Le conseiller s'inclina en maugréant, l'air peu satisfait, puis partit s'exécuter.

«Si tu te fais tuer, je le ferais clouer comme un païen de Judée, déclara Caracalla avec une vague joie dans le ton.

— Et cela m'est d'un grand réconfort», répondit-il ironiquement.

Passant à pas vif dans les couloirs, il s'arrêta brusquement devant un buste familier. L'empereur Marc Aurèle le toisait de toute sa superbe, l'air majestueux, serein, noble. Comment avait-il fait pour ne pas voir ces augustes traits dans ceux du poète? Les vers de Virgile avaient été un avertissement, après tout, Enée était l'ancêtre des empereurs de Rome. Il regarda une dernière fois les yeux de marbres qui semblaient lui dire: «Les portes de l'Enfer sont ouvertes jour et nuit

Les alentours du Colisée étaient calmes, en apparence, mais Geta savait que l'obscurité des rues de Rome dissimulait toujours quelques espions. Il descendit les marches, talonné par ses gardes, ayant l'impression de pénétrer les Enfers. Les ombres des torches dansaient sur les murs de pierre, l'empereur serra son poing sur le pommeau de son glaive qu'il ne se souvenait pas avoir saisi. Un homme de Macrinus s'inclina et lui fit signe de le suivre jusqu'à une cellule plus spacieuse que les autres, déjà ouverte.

Un de ses gardes prétorien précéda Geta pour inspecter la cellule puis l'appela solennellement. L'empereur se redressa fièrement et pénétra la cellule d'un pas décidé.

Il tomba immédiatement dans les yeux du poète et ses jambes se changèrent en pierre. Le gladiateur était évidemment enchaîné au mur, néanmoins, son calme apparent ne donnait pas l'image d'un esclave. Il était adossé au mur et le regardait droit dans les yeux, comme à leur dernière rencontre – une insolence que peu d'hommes se permettaient face à un empereur. Ses yeux pâles ne le lâchaient pas, à la fois patients et légèrement curieux, un regard que l'on pourrait épargner à un enfant. L'agacement le gagna, il se reprit.

«Alors, les rumeurs s'élèvent, tu ne serais pas seulement poète et gladiateur. Quel est ton vrai nom?», demanda-t-il, impérieux.

Le poète pencha la tête, pensif, cherchant quelque chose sur son visage.

«Réponds, esclave! ordonna-t-il.

— Si c'est un nom d'esclave que tu souhaites, je n'en ai guère à te donner. Es-tu venu en personne t'entretenir avec un simple prisonnier?», répondit-il avec lenteur, d'un ton confiant.

Geta songea qu'il avait bien fait de laisser son frère au palais. Il ferma les yeux pour s'intimer le calme, il n'était pas friand de jeux d'esprit.

«C'est exactement ce que je suis venu faire.»

Il se rapprocha du poète en s'assurant de ne pouvoir être saisi. Ces larges mains de gladiateur seraient bien capables de lui tordre le cou. Geta toisa l'homme enchaîné en s'efforçant de paraître impérial. Il abaissa sa capuche de soie brodée et releva la tête, laissant les torches faire luire l'or de la couronne des Césars.

«Je parle aux esclaves lorsque je le souhaite, et les fait taire si cela me sied davantage. Que je leur coupe la langue ou que je les mette à genoux, ils se plient à ma volonté. Réjouis-toi donc que je te demande de parler! »

Il haussa les sourcils pour ponctuer sa menace, satisfait de lui-même. Il déchanta rapidement lorsqu'il vit un petit sourire railleur apparaître sur le visage du prisonnier, si semblable à celui de Marc-Aurèle.

« Il doit nécessairement craindre beaucoup, celui qui est craint de beaucoup», déclara simplement le gladiateur.

Il laissa la parole résonner dans son esprit, il l'avait déjà entendue d'un professeur, mais ne pouvait se souvenir qui en était l'auteur. Les yeux pâles l'épinglaient et, de nouveau, Geta eut l'impression que ses titres ne valaient rien. L'homme se rapprocha également d'un pas, et se pencha pour lui parler à voix basse, comme on murmure à un cheval agité.

«Que crains-tu, César? Pourquoi es-tu là?»

Geta déglutit, les yeux grands ouverts et les lèvres pincées.

«Es-tu le fils de Lucilla et Lucius Verus?», demanda-t-il.

Il se maudit aussitôt d'avoir répondu à la question du poète. Il était venu avec des question, et voilà qu'il répondait à un esclave. Celui-ci pencha la tête, semblant réfléchir à sa réponse.

«Pas tout à fait, répondit-il en se réadossant au mur.

— Ne joues pas aux devinettes! s'exclama Geta. Nous savons que tu es un bâtard.»

Le petit fils de Marc-Aurèle – car il en était désormais certain, c'était lui – sembla se désintéresser de la question. Il inspecta ses gardes et puis retourna son attention sur lui.

«Soit. Laissez-nous», ordonna l'empereur.

Après un bref moment, les prétoriens sortirent de la cellule. Le gladiateur était attaché, que risquait-il?

«Est-ce toi qui a ordonné au général Acacius de soumettre la Numidie?»

Geta fut surprit de la question. Tout d'abord, il n'était pas venu se justifier, et puis, cela relevait de l'évidence.

«Bien sûr, que crois-tu?»

Pensait-il vraiment que son pouvoir était aussi contesté? Ou bien se méfiait-il des paroles de sa mère? Le gladiateur baissa la tête, toute émotion ayant déserté son visage, puis hocha la tête pour lui-même. Lorsqu'il le toisa de nouveau, il ne put lire que du mépris sur son visage.

«Je crois que tu es un piètre empereur, et que la sécurité de ton peuple t'importe moins que les victoires.»

Geta se renfrogna. «Qu'ils mangent la guerre!», avait clamé son frère en riant.

«Et qui crois-tu être, pour remettre en cause mes décisions ? s'agaça l'empereur d'un ton glaçant.

— Tu sais qui je suis.»

Alors, c'était vrai. Le fils de Lucilla et de Lucius Verus, ou Commode, ou qui que ce soit d'autre, avait survécu – Davantage que survire! Il s'était illustré aux jeux du cirque, et la plèbe entière scandait son nom. Combien de vie un tel homme pouvait-il mener? Geta se rendit soudain compte qu'il avait commencé à faire des aller-retours nerveux devant son prisonnier, comme il en avait l'habitude lorsqu'il lui fallait prendre une décision importante. Comme de coutume, il était seul – son aîné était désormais parfaitement incapable de faire des choix rationnels. En qui pouvait-il faire confiance? Devant les yeux du poète, il fit mentalement le tour de ses alliés et se retrouva fort démuni. Macrinus était ce qui s'apparentait le plus à un ami.

«La meilleure chose à faire serait de te faire tuer dans l'arène.»

Aucun émoi ne passa sur le visage du prisonnier. Stoïque, songea Geta en soufflant son amusement. Evidemment.

«Que pourrais-tu m'ôter que tu ne m'aies déjà pris? demanda rhétoriquement le gladiateur.

— Ta vie? Ou est-ce une préoccupation trop insignifiante pour le petit-fils du philosophe?

— Si tu m'enlèves la vie, je rejoindrais celle qui m'attend sur l'autre rive. Mon corps et mon nom disparaîtrons, emportés par le fleuve. Et toi, tu me suivras promptement.

— Toujours poète, pesta l'empereur. Pourquoi voudrais-tu que je te suive?»

Le guerrier le jaugea; Geta se sentit de nouveau comme un enfant face à un maître. Pourtant, le rejeton de Lucilla et lui devaient avoir à peu près le même âge.

«Tu as malmené le peuple et le Sénat, ce faisant, tu t'es fait ennemi de Rome.

— Le Sénat accable le peuple dès qu'il le peut, à son propre profit, répondit Geta avec agacement. Je n'ai rien fait au peuple qu'il n'ait eu à subir depuis Caligula. Les sénateurs sont tous des parvenus et des pleutres à langue de vipère qu'il faut savoir tenir, sans quoi ils n'épargneraient jamais plus d'une minute au soin de la plèbe qu'ils méprisent tous, au moins autant que moi!»

En ce qui le concernait, le peuple et le Sénat représentait le même danger. Le fils de Lucilla le jaugeait toujours, stoïquement, son regard aussi perçant que celui de la sphinge. Sans se contrôler, l'empereur ébouriffa ses cheveux roux, frustré, puis soupira.

«Je n'ai pas besoin de t'entendre dire que les empereurs ont besoin du peuple, continua Geta. Comme tu l'as dit, j'ai beaucoup d'ennemi.»

Le gladiateur cligna les yeux, l'encourageant à poursuivre.

«Si je te tue en dehors du Colisée, je donne une raison à mes ennemis de s'unir, si je te laisse en vie, je leur en laisse l'occasion. Tant que tu sors glorieux des combats, je perds le peuple, et je ne suis pas assez fou pour te provoquer en duel, comme Commode le fit naguère.»

Ses pas le guidèrent plus près du poète – cet homme l'attirait comme une flamme. D'ici, il sentait la sueur coller à la peau de l'esclave qui s'était entraîné tout le jour, il voyait ses boucles claires frôler ses tempes, il distinguait ses nobles traits qu'on aurait déjà dit taillés dans le marbre. «Facile est la descente», se rappela-t-il.

«Et toi, que ferais-tu? chuchota-t-il. A ma place?

— Nous avons tous notre propre rôle à jouer, répondit-il.

— Et quel est le tien? interrogea Geta à voix basse. Esclave ou… empereur?»

Pour la première fois, le trouble dérangea les traits du prisonnier.

«C'est là toute la question, n'est-ce pas? poursuivit Geta. Qui es-tu, Lucius

Entendre son nom ainsi prononcé fit légèrement reculer le dénommé, qui détourna enfin ses yeux pour les perdre dans les flammes d'une torche accrochée au mur de la cellule. L'échange de regard brisé, Geta examina autour de lui pour se rendre compte qu'il s'était mis à la portée des mains meurtrières du gladiateur enchaîné. Il se demanda s'il devait reculer à bonne distance ou si cela serait pris pour un signe de faiblesse. Se disant qu'il était toujours en vie, il resta à sa place.

« Je n'ai jamais voulu être empereur, mais j'en aurais assumé la charge si ce rôle m'avait échu, comme mon oncle l'avait voulu.»

Le cœur de Geta manqua un battement lorsque les yeux pâles revinrent soudainement se plonger dans les siens, avec la force du guerrier s'apprêtant à abattre l'ennemi.

«Si ce rôle devait désormais m'être confié, je ferai mon devoir. Pour l'heure, je suis gladiateur. Il va falloir que tu me fasses mourir comme tel. »

L'honnêteté crue de l'homme face à lui laissait Geta presque essoufflé.

«Tu admets donc que tu projettes de me détrôner ?», s'étonna l'empereur.

Lucius le regardait toujours avec une cruelle franchise qui le fit frissonner. C'était comme si les Enfers avaient craché cet homme pour le châtier. La peur se mêlant finalement à la colère, Geta crispa les poings et s'avança d'un pas menaçant.

«Sais-tu ce que je ferais de quiconque me menaçant ainsi? J'en ai fait mourir, des invincibles gladiateurs, plus que je ne peux m'en rappeler.»

La menace poussa son ennemi à se rapprocher. Il pencha la tête avec un air vaguement curieux et parfaitement inapproprié, aussi hautain et intouchable que les disciples du Dieu hébreux en passe de se faire martyriser. Les lumières des torches dansaient sur sa peau et faisaient luire ses yeux.

«Je pourrais t'enchaîner à mon lit», déclara l'empereur sans pouvoir y remédier.

Lucius haussa les sourcils; le ventre de Geta se serra.

« Les gladiateurs sont là pour notre plaisir, poursuivit-il. Tu jouerais bien ton rôle en devenant ma putain.»

Il eut à peine terminé sa phrase qu'il se retrouva plaqué au mur de pierre avec assez de force pour lui couper le souffle. Le gladiateur le maintenait fermement par le col, d'une poigne implacable. Geta tressaillit en se sentant devenir la proie d'un guerrier aussi habile que cet «Hanno» dont le peuple scandait le nom. Un homme assez fort pour tuer des bêtes à mains nues, assez intelligent pour ne pas se laisser manipuler, et d'engeance assez noble pour diriger le Sénat contre lui. Un homme qu'il venait de menacer de la façon la plus avilissante possible et qui le braquait désormais de ses yeux plissés.

«Je suis déjà là, enchaîné, et que fais-tu?», gronda Lucius.

Geta déglutit, acculé. Il se sentait ridiculement faible entre les mains du prisonnier. Etrangement, sa bouche refusait d'appeler les gardes à la rescousse. Il avait l'impression que cette danse entre eux ne pouvait les mener qu'à cet instant.

Le poète baissa les yeux sur son visage et Geta tressaillit de nouveau, ne sachant que dire. L'homme ferma les yeux, respira profondément, et Geta l'entendit murmurer: «Il en a ainsi jugé», avant de desserrer lentement sa poigne.

L'empereur resta, le cœur battant, adossé à la pierre. Les yeux du gladiateur le maintenaient en place presque aussi bien que ses mains. Il se regardèrent pendant un temps qui parut fort long. Geta sentait son sang s'agiter et échouait souvent à maintenir ses yeux dans ceux du prisonnier. Les lèvres de l'hommes l'attiraient et il avait l'impression de s'être changé en pierre, à nouveau.

«Sors d'ici», ordonna le prisonnier.

Haletant, Geta obéit, trébuchant en se soustrayant enfin à la présence de l'autre. Il se retourna une dernière fois avant de quitter la cellule, mais Lucius ne le regardait plus.

C'était peu dire que Lucius était une menace, ce n'était pourtant pas la première préoccupation de Geta. Il fallait qu'il ôte cet homme de son esprit et qu'il se concentre. La plèbe rugissait hors les murs du palais impérial. Par la fenêtre, il pouvait voir les torches luire par centaine et les ombres des lances fendre la nuit. La marée humaine s'étendait sur tout le Palatin, menaçant de ravager le palais.

Qu'aurait fait son père? Les questions tourbillonnaient dans son crâne à lui en donner le tournis, et aucune réponse ne lui venait. Comme toujours, son frère ne s'était montré d'aucune aide. Ses crises s'aggravaient; heureusement, leur ami Macrinus était parti le consoler. Que fallait-il faire?

Par la fenêtre, il vit un homme tenter de passer un garde et se faire presque couper en deux. Geta pinça les lèvres devant ce spectacle navrant. « Tu es un piètre empereur», se rappela-t-il. Qu'avait encore dit le poète? Que la sécurité de son peuple ne lui importait guère, moins que les victoires, ou quelque chose comme cela.

«Et toi, que ferais-tu?» chuchota-t-il encore, cette fois pour lui-même.

Il ne fuirait sans doute pas comme Geta projetait de le faire. Le palais avait plus d'un passage pouvant les mener en sécurité dans le plus grand secret. Il fallait y avoir grandi pour les connaître.

Il entendit des pas vifs s'approcher et, soudain, son frère le fit se retourner, l'arrachant à ses pensées. Caracalla avait le regard fou et un long poignard dans la main. Macrinus se tenait derrière lui, imperturbable.

Ils échangèrent quelques paroles mais ses mots n'atteignaient pas Caracalla. Pour la première fois, il se sentit réellement terrifié, bien plus que lorsque Lucius l'avait acculé dans sa cellule. Le fer froid de la lame de son frère entaillait son cou.

Il allait mourir.

Son frère le fixait avec l'air d'un fauve assoiffé de sang – leur sang! Il n'avait jamais pensé que la folie de Caracalla puisse se retourner contre lui. Cela avait toujours été eux contre le monde, eux contre Rome! Son aîné et lui s'étaient toujours protégés, ils avaient tété le même sein et goûté aux mêmes jeux. Voilà désormais que, comme Romulus, il s'apprêtait à le tuer pour régner seul.

Il pria son frère de reprendre ses esprits, en vain. Macrinus s'avança et Geta le supplia des yeux de l'aider. La froideur du regard de son ami le glaça, il attrapa le bras de Caracalla pour l'aider à le tuer. C'est donc ainsi qu'il mourait, la plèbe hurlant par la fenêtre, dans son dos, et assassiné par les deux seules personnes en qui il avait eu confiance. La dernière pensée qui lui vint fut celle d'un gouffre de solitude.

Les portes de la pièce s'éclatèrent contre les murs. Ses assassins sursautèrent. Caracalla tourna la tête pour mieux voir; Geta, lui, ne voyait rien derrière son frère.

«Qu'est-ce que -?», s'étonna Macrinus.

Des bruits d'épée résonnèrent, quelques cris de mort résonnaient dans les couloirs du palais. Soudain, une grande silhouette passa derrière son frère, lui attrapa le bras avec force et dégagea la lame de son cou.

C'était Lucius. Geta essayait de ne pas pleurer de soulagement tandis qu'il reprenait péniblement son souffle. L'homme l'examinait de bas en haut, Geta imaginait bien quelle pauvre image il donnait de lui-même. Des larmes s'échappaient de ses yeux malgré lui et il sentait du sang dévaler son cou et tacher sa chemise. Leurs yeux se trouvèrent, le regard du guerrier était indéfinissable et un sentiment tout aussi mystérieux lui gonfla le cœur.

«Lucius», murmura-t-il d'une voix brisée.

Le poète le scruta encore puis, ses yeux ayant l'éclat de la foudre, il se tourna vers Caracalla. Son frère, désarmé, tentait d'échapper à la prise mortelle, mais un homme comme lui ne pouvait faire le poids contre un homme comme 'Hanno'.

Le gladiateur leva son glaive pour abattre froidement l'empereur Caracalla.

«NON!», hurla Geta.

Sa voix était si éprouvée qu'elle émit un raclement, comme l'essieu d'un char frottant sur le pavé. Il se précipita vers Lucius et tenta de s'interposer. Caracalla le regardait comme un enfant apeuré.

«Il était en train de te tuer! s'exclama Lucius, grognant presque.

— C'est mon frère», répondit Geta en haletant difficilement.

Le poète l'observa comme pour le juger, les sourcils froncés au-dessus de ses yeux aussi mortels que ceux de Jupiter.

«Pousse-toi», ordonna-t-il.

Cette fois-ci, Geta resta en place, quoique la peur lui ordonnait de fuir.

« Il est malade, ce n'est pas sa faute», croassa-t-il.

Lucius lui jeta un bref regard de pitié, Geta était trop bouleversé pour s'en émouvoir. Il avait plaqué sa main droite contre la blessure de son cou pour contenir le saignement et se tenait entre Lucius, armé et mortel, et son assassin de frère qui s'agitait comme un poisson au bout d'un fil. Sentant qu'il n'avait aucun autre secours, il s'approcha du poète et posa une main tremblante sur son bras armé.

«S'il-te-plaît », supplia-t-il piteusement avec son dernier brin de voix.

Lucius, dont le bras n'avait pas faibli au toucher, soupira d'agacement et jeta son frère à terre avec dégoût.

Geta recula en haletant, soulagé, et repris conscience du monde autour de lui. Les combats avaient cessé mais la plèbe hurlait toujours. Des hommes avaient pénétré le palais, quelques sénateurs qu'il reconnaissait, ainsi qu'Acacius, en tenu de général. C'était une véritable conjuration qui s'était ligué contre eux.

« Mettez-le au fer et tenez-le en bonne garde», ordonna Lucius en désignant Caracalla, resté à terre.

«Et lui?», interrogea Acacius en le désignant, lui.

Lucius ne lui épargna pas un coup d'œil.

«Enfermez-le dans ses appartements, et faites venir un médecin.

Des gardes qui était autrefois à son service s'inclinèrent et se précipitèrent pour le saisir. Geta ne fit que quelques pas avant de s'évanouir.

Une douleur serpentait dans son corps tandis qu'il luttait avec le sommeil. Il n'avait jamais connu pareille agonie, c'était comme si sa tête ne tenait à son corps que par un fil et que son esprit était plongé dans un brasier, cependant qu'une force invisible l'empêchait de se réveiller. Il songea assez lucidement que c'était la fièvre qui le faisait délirer, il ne réussissait pas à faire ouvrir ses yeux plus de quelques secondes chaque fois qu'il parvenait à s'éveiller.

Des esprits dansaient sous ses paupières une gigue infernale. Deux garçons à la peau noire tétaient une louve et la mordaient jusqu'au sang. Une comète fendait le ciel rouge sous les applaudissements des Lares. Assis sur un charnier de femmes nues, Néron jouait de la lyre – la cité était en feu et ses flammes le consumaient.

Lorsqu'enfin il parvint à s'extirper des griffes de Morphée, il fut accueilli par un calme étonnant. Des oiseaux pépiaient quelque part derrière les fenêtres et nul rugissement de foule ne se faisait entendre. Il battit des cils pour s'habituer à la lumière du soleil qui projetait ses rayons colorés dans sa chambre, étonné de pouvoir de nouveau contempler le jour.

Il amena une main tremblante jusqu'à sa gorge et la retrouva serrée dans un épais bandage, alors, tout lui revint et il se redressa dans son lit.

Il sursauta quand une présence attira son attention. Lucius était assis dans un fauteuil non loin du grand lit impérial et le regardait stoïquement. Dans la demi-pénombre, seuls ses yeux reflétaient la lumière du soleil, ce qui lui donnait l'air d'un prédateur nocturne.

Geta s'étouffa dans une toux en essayant de déglutir; le poète se leva pour saisir une cruche et lui servir une coupe que l'empereur saisit d'une main fébrile. Mais était-il seulement encore empereur?

Il tenta de calmer son esprit en buvant à sa soif une puis deux coupe que l'homme lui resservit, ensuite, une jatte de fruits fut posée sur ses genoux et Lucius se rassit.

«Merci», le salua-t-il avant de décrocher un grain de raisin.

Lucius ne répondit pas tout de suite, semblant l'encourager à se nourrir davantage avant de parler. Il y avait sans doute fort à dire, songea-t-il amèrement. La faim lui creusait le ventre, car Geta n'était pas accoutumé à jeûner – loin s'en faut! Lorsqu'il eut mangé quelques grains, l'ancien gladiateur rompit le silence.

«Tu as été inconscient trois jours. Ta blessure n'est pas profonde, mais tu as perdu beaucoup de sang et la fièvre s'en est mêlée.»

Geta hocha la tête en appréciant le plaisir de la savoir toujours sur ses épaules.

«Mon frère?», demanda-t-il simplement.

Lucius soupira.

«Vivant.»

Geta soupira à son tour, mais de soulagement. Il n'était pas pressé de le revoir, car sa cruelle trahison l'avait atteint plus profondément que son perfide glaive. Il grimaça en repoussant les fruits, écœuré.

«Il ne régnera plus jamais sur Rome», annonça Lucius.

Geta lui répondit d'un regard noir instinctif, puis grimaça. Il savait bien que cela était inévitable.

«Et moi? Que comptes-tu faire de moi, Ô César? Me jeter dans le cirque, peut-être? C'est sans nulle doute ce que te conseillerait Macrinus.»

Lucius se frotta le menton, sans le quitter des yeux, comme à son habitude.

«Macrinus ne conseillera plus personne, désormais.»

Devant l'air surprit de Geta, il poursuivit:

«Je l'ai tué dans un combat à la loyal, devant les soldats et le peuple de Rome. Je ne pouvais laisser un homme comme lui conspirer pour ses propres intérêts.»

Ainsi, le fils de Lucilla n'était donc pour rien dans la trahison de Macrinus. La tristesse et la satisfaction se bousculèrent de concert dans sa poitrine en entendant cela. Il avait gravé en mémoire l'expression glaciale de Macrinus tandis qu'il guidait Caracalla dans son geste fratricide.

«C'était mon ami…», souffla-t-il juste assez haut pour être entendu.

Lucius fronça les sourcils, déconcerté.

«Il y a beaucoup d'hommes comme lui dans les rangs du Sénat, se reprit Geta. Les défieras-tu chacun dans un combat à mort?

— S'il le faut», répondit platement Lucius.

En fouillant son visage, il décela une légère pointe d'humour dans le pli de ses yeux.

«Ha, souffla Geta, amusé. Tu ne m'as pas contredit, César!»

Lucius se leva et longea le grand lit pour se tenir droit au pieds de celui-ci. Geta essaya de se redresser, tentant de préserver les lambeaux de sa dignité. Le poète avait l'air grave et songeur, il contemplait le lit, semblant perdu dans ses pensées.

«Ici même, lorsque j'étais enfant, commença -t-il, l'empereur Commode m'a tenu sur ses genoux pour m'expliquer tout le mal qui m'attendait lorsque je serai empereur.»

Geta l'écouta avec une attention soutenue, comme chaque fois qu'il parlait. Il n'avait encore jamais entendu cet homme dire plus que ce qui était strictement nécessaire.

«En vérité, poursuivit-il avec amertume, je savais qu'il me menaçait à dessein, pour tenir ma mère sous sa coupe.»

Les yeux de Lucius trouvèrent de nouveau les siens et Geta s'y perdit aussitôt. Dès leur première rencontre, il avait su que les yeux inflexibles du gladiateur annonçaient sa perte. Il éprouva une vague pitié pour l'enfant que Lucius avait été, mais cela fut vite chassé par ses propres souvenirs. L'enfance des princes n'était jamais pleinement enviable.

« Mon grand-père avait fait un rêve plus grand que le pouvoir, plus noble que la domination. Il avait voulu pour Rome qu'elle recouvre sa liberté. Rendre le pouvoir au peuple… Il n'avait cessé de me dire que l'homme qui ne songe qu'au bien commun ne se perd jamais, car il a à sa portée une boussole morale infaillible et naturelle.»

Lucius longea le lit pour se rapprocher de lui, le toisant de toute sa considérable hauteur.

«Ainsi, je savais que lorsque mon oncle me caressait gentiment les cheveux en me glissant à l'oreille des pensées venimeuses, il représentait la plus grande menace que Rome avait à affronter. Marc-Aurèle connaissait le danger des empereurs dénués du sens du bien commun, aux mœurs dissolues et qui compensent leur défaut de vaillance par un excès de cruauté. Ton frère et toi ne l'avez pas démenti.»

Geta resta figé, déglutissant douloureusement. Le regard du gladiateur paraissait détenir la force de le trancher en deux.

«Cependant, tu as dit vrai. Le Sénat est corrompu. »

Geta en était presque essoufflé. Décidé à ne pas rester en position de faiblesse devant le colosse qui, certes, lui avait sauvé la vie, mais pouvait tout aussi bien la lui ôter, il fit glisser ses jambes sur le bord du lit pour tenter de se relever.

Lucius recula de quelques pas pour le laisser faire, et eu même la grâce de détourner les yeux le temps qu'il remette sa toge en place. Cependant, il reporta vite son attention sur lui lorsque Geta retomba assis sur son lit après une vaine tentative de tenir sur ses jambes engourdies.

Le poète leva la main pour lui intimer de rester assis au bord du lit et alla s'asseoir dans son fauteuil. Ainsi, ils pouvaient se regarder de la même hauteur, et l'orgueil de Geta était quelque peu épargné.

«Et ainsi, tu vas régner.»

La sentence de Geta résonna dans la chambre vide, puis, Lucius hocha solennellement la tête.

«Je vais régner. Cela est le plus judicieux en de pareilles circonstances.

— Quel tyran n'en a pas jugé ainsi?», ricana Geta.

Lucius ne s'en offusqua pas, au contraire. A son grand étonnement, il le vit acquiescer sombrement à sa remarque.

«C'est pourquoi je ne régnerai pas seul.

— Acacius te sera en effet d'une grande aide, s'il t'est plus fidèle qu'il ne me l'a été, consentit-il avec amertume.

— Je ne l'enverrai pas massacrer les femmes de terres barbares pour le seul orgueil d'étendre des frontières déjà affaiblies», rétorqua Lucius d'une voix tranchantes.

A cela, Geta ne sut rien répondre. Lorsqu'il l'avait visité dans sa cellule, le gladiateur lui avait fait remarquer que l'empereur ne pourrait rien lui retirer qu'il ne lui ait déjà pris. Il lui arriva à l'esprit soudainement que l'autre homme aurait pu perdre une femme en Numidie, là où Acacius l'avait défait. Comme pour le lui confirmer, Lucius cessa de jouer avec l'alliance à son doigt, semblant pris sur le fait. Ils échangèrent un regard, semblant à la fois se jauger et se comprendre. Enfin, Lucius se racla la gorge pour poursuivre.

«Rome doit être préparée à la liberté. Si nous la lui offrons sans précaution, ce sera le désordre, et des serpents de l'acabit de Macrinus en profiteront pour tirer leur épingle du jeu, et s'approprier le pouvoir.

— Cesse donc de te justifier, se moqua encore Geta en balayant les savants arguments d'un geste dédaigneux de main. Tu as le pouvoir, la légitimité et le soutien nécessaire. Il ne te reste plus qu'à te débarrasser de moi. D'ailleurs, pourquoi t'être donné la peine de me… me sauver la vie?»

Il porta de nouveau une main à sa gorge. Sans l'intervention de Lucius, sa tête serait exposée quelque part à la vue du peuple en liesse.

«C'est à peine une blessure sérieuse, se moqua à son tour le féroce gladiateur. Ce n'est rien en comparaison de ce que les soldats ont à endurer, et bien moins encore que ce qu'ils font endurer à ceux qu'ils soumettent.»

L'accusation lui valut de nouveau un regard noir, regard qu'il lui rendit.

«Tu éludes, l'accusa Geta.

— Et toi tu ne me comprends pas. C'est avec toi que je vais régner.»

L'information le traversa comme une flèche, le laissant aussi hébété que si son âme avait été fauchée.

«Que- Que dis -tu ? bégaya-t-il.

— Si je te tue, je deviens usurpateur. Rien de bon pour Rome ne pourrait en découler dans les décennies à venir.

— Mais pourquoi…», sa maigre éloquence rendit les armes devant une telle nouvelle.

Lucius posa ses coudes sur ses propres genoux, penché comme un stratège s'apprêtant à jouer un coup de maître.

«Tu es tout aussi légitime que je le suis. Ton père ne l'était pas, mais toi tu es fils d'empereur. Tu n'as régné que quelques années, mais assez pour t'être familiarisé avec le Sénat, ce qui n'est guère mon cas. Toi en vie et gardant le laurier, Rome reste stable; Moi à tes côtés, le peuple est assuré qu'il ne sera plus lésé, et les menaces de coup d'Etat s'éloigneront.»

Geta sentit un espoir inattendu naître en lui. De plus, l'idée de diriger aux côtés d'un tel homme plutôt que seul en essayant de contrôler son frère était étrangement séduisante. Cela faisait beaucoup, pour une seule conversation, et sa tête lui tournait.

«De plus, renchérit son interlocuteur, un règne commençant arrosé de sang légitime serait de très mauvais augure.

— Je ne vais pas te contredire, acquiesça-t-il, stupéfait.

— Cependant ne te leurre pas, poursuivit Lucius d'un ton tranchant. Tu ne prendras aucune décision à laquelle je n'ai consenti au préalable. Ton règne abject s'arrête maintenant.»

Geta serra les dents, mais ne répondit point, se sentant assez chanceux de ne pas être tout à fait chassé du trône des Césars.

«Tu feras ce que je te dis, et l'armée ne sera plus sous ton contrôle. Je veillerai également à ce que tu ne dépenses pas l'argent public dans d'interminables orgies. Tu apprendras que toutes tes actions doivent se rattacher au bien de Rome.»

Pour la énième fois, Geta eu l'impression d'être sermonné par un professeur pompeux l'abrutissant à coup de Sénèque, Epictète et Cicéron.

«Enfin, reprit Lucius d'un ton grave, si je détecte la moindre tentative de complot de ta part ...»

Le fils de Lucilla laissa planer la menace.

«Alors quoi?», questionna Geta d'un ton de nouveau impérieux.

Lucius pencha la tête, mortellement sérieux. Geta comprit.

«Mon frère.»

L'homme cligna des yeux.

« Je te tuerais également, si tu ne m'en laisse pas le choix.»

Sur ces mots, et pour clore la conversation, Lucius se leva et sortit de ses appartements, le laissant seul avec toutes ces informations à gérer.

Epuisé, Geta se rallongea. L'épuisement le terrassait mais des pensées tournaient dans son crâne. Il n'avait pas échappé à Geta que le gladiateur aurait pu le laisser mourir de la main de Caracalla. Ainsi, sa légitimité n'aurait jamais été discutée.

La destitution de Caracalla se fit in absentia, et la décision fut unanimement acclamée. Cela laissa un goût amer dans la bouche de Geta qui, quoique toujours intimement blessé par la trahison de son frère, supportait mal qu'on porte atteinte à leur règne. Il n'était que peu sortit durant sa convalescence, se sentant souvent comme un prisonnier dans son propre palais. Des gardes étaient toujours présents dans chaque couloir et il ne se berçait pas d'illusion quant à leur allégeance.

Cependant, Lucius lui avait laissé assez de marge de manœuvre pour ne pas l'étouffer. Ils ne s'étaient revus que pour la cérémonie de destitution devant le grand Conseil, et face au Sénat pour présenter leurs projets – les projets de Lucius et Acacius. Geta n'avait pas eu à parler, il en aurait presque remercié son frère de lui avoir tranché la gorge. Les sourires goguenards de ses opposants les plus virulents avaient été autant de morsures qu'il avait dû supporter avec dignité, en silence, tandis que son co-empereur parlait en leur nom.

Les sénateurs semblaient tous stupéfaits par un tel dénouement et personne ne semblait savoir quoi reprocher à cette ultime alliance des Sévères et des très estimés Antonins, dont Lucius était l'inattendu rescapé. Les révoltes populaires avaient aussitôt cessé après la destitution de Caracalla, les élus des comices s'étaient soudainement tus; les statues érigées pour son culte avaient été abattues et, déjà, le visage de Lucius se faisait sculpter par centaines en prévision de son règne.

«Aujourd'hui», souffla Geta en ajustant l'écharpe dorée délicatement enroulée autour de son cou, dissimulant la meurtrissure.

Le grand miroir de ses appartements lui renvoyait l'image d'un homme qu'il n'était plus certain d'être tout à fait. Il s'était aussi majestueusement paré que pour son propre couronnement, mais cette fois-ci, c'était Lucius qui allait être investit du Principat impérial. Les plus fins tissus de l'empire étaient enroulés autour de lui, tenus par les broches les plus délicates et ornées des perles de la plus belle eau. Le rouge de sa tenue répondait au teint de ses cheveux fauves, soigneusement disciplinés. Le laurier doré scintillait dans la lumière du jour.

Qui était donc cet homme, portant la couronne des vainqueurs, et qui n'avait pas vaincu? Un amuseur des foules, se dit-il cruellement; un sinistre bouffon. Il grimaça devant son reflet et attrapa un bâton de khôl pour souligner ses yeux ambre. Ce serait la seule excentricité qu'il se permettrait, et il espéra secrètement que cela dissuaderait les vils magistrats et les sarcastiques sénateurs de soutenir son regard.

Il releva la tête, essayant d'avoir l'air aussi stoïque que l'était son, bientôt, co-empereur. Que disaient les philosophes que celui-ci aimait tant? Rien ne sert de s'émouvoir; Les paroles et les jugements des hommes ne comptent pour rien dans la vaste trame des choses; Il ne faut pas se laisser troubler… Fouillant dans sa mémoire pour en retrouver les leçons, Geta inspira et expira profondément. Ne pas se laisser troublerConnaître sa place…

«Empereur Geta, intervint un esclave. On m'envoie vous prévenir que la cérémonie va bientôt commencer.»

Geta claqua de la langue et fit un geste de la main comme pour chasser une mouche importune – fallait-il qu'il supporte qu'on le convoque? Il se rendit compte aussitôt que son calme s'était troublé.

«Au diable ces vieux philosophes», pesta-t-il.

Jetant son crayon noir sur une table, il sortit précipitamment de ses appartements. Depuis le palais, il entendait la ville, bruyante, se préparer à l'investiture. Tous les pouvoirs de Rome seraient représentés, et le peuple serait partout à festoyer. Ses pas le menèrent malgré lui à l'arrière du palais, là où le calme était encore présent. Il aurait au moins la satisfaction de faire attendre Lucius et ses conjurés.

Les serviteurs et les gardes qui croisaient son chemin s'inclinaient devant son apparente majesté, ce qui lui était d'un certain réconfort. Il s'appuya à un parapet offrant une vue plongeante sur une cour intérieure luxuriante. Les arbres feuillus et fruités s'élevaient haut autour d'un bassin. Des filets recouvraient le ciel pour empêcher les oiseaux bariolés de s'envoler loin. Leurs trilles résonnaient entre les murs du palais, offrant une oasis de calme serein. Geta s'appuya en inspirant profondément.

Mais son attention fut accaparée soudain par l'image de son frère qui déambulait dans cette cour, jouant avec son stupide singe et lui racontant toute sorte de choses qu'il ne pouvait entendre. Caracalla n'avait pas l'air maltraité, en effet. Il était habillé simplement mais avec dignité et quelques serviteurs semblaient à l'affût de ses volontés.

Il ne serait évidemment pas de la cérémonie, et, connaissant le goût de son frère pour les fêtes, ce devait être pour lui une déconvenue aussi cruelle que de se voir écarté du pouvoir. Le cri du singe résonna dans les jardins, aiguë et désagréable, brisant l'atmosphère sereine des lieux. Geta n'avait jamais supporté cet animal.

Caracalla l'avait repéré. Le cœur de Geta manqua un battement et il sentit la panique le submerger. Sa main gauche trouva son cou malgré lui et l'autre se crispa sur la pierre de la balustrade. En contrebas, il vit son frère le regarder avec de grands yeux et faire quelques pas dans sa direction. La peur ordonna à Geta de reculer.

Son épaule rencontra alors celle de Lucius et il sursauta légèrement – il ne l'avait pas entendu approcher. Le gladiateur jeta un regard grave dans la cour et attrapa son coude avec une étonnante douceur, l'amenant à se reculer.

Geta retira ses doigts de son propre cou, honteux, et vit Caracalla lui faire un innocent signe de main. Ne sachant quoi penser, il trouva les yeux de Lucius qui lui offrirent un refuge bienvenu. L'homme était vêtu de tissus sombres brodés avec des fils d'or discrets. Sa stature et son profil suffisaient seuls à lui insuffler prestance et autorité.

«Il ne peut pas sortir de cette partie du palais», lui assura Lucius d'un ton rassurant.

Geta hocha la tête, reportant une dernière fois les yeux sur son frère à l'air frivole et inconséquent, murmurant à l'oreille de son singe comme s'il n'avait pas tenté de l'assassiner. Lucius observait le spectacle avec un grand mépris.

«Tu te demandes ce qu'en dirait ton grand père? devina Geta.

— Sombre caractère, caractère efféminé, sauvage, féroce, brutal, puéril, lâche, déloyal, bouffon, cupide, tyrannique.»

Lucius avait égrainé ces critères avec l'aisance de celui qui les a entendu répéter. Geta devina qu'il avait dû entendre pareils jugements être émis dans sa jeunesse, sûrement à l'encontre de Commode.

«C'est un bon résumé», acquiesça Geta avec un demi sourire.

Lucius le regarda, l'air partagé, puis secoua la tête avec résignation.

«C'est l'heure, déclara le futur empereur. Allons y.»

Il poussa légèrement son coude pour l'enjoindre à le suivre et, quand il le lâcha enfin, Geta sentit une chaleur étrange se répandre jusqu'à son visage.

Chaque fois que ses pensées s'égaraient, Geta se surprenait à scruter le profil de Lucius. Auguste profile, à dire vrai, si semblable à celui de son ancêtre, un profil qui seyait bien à un empereur de Rome. Geta soupçonnait cependant que ce n'était pas pour cette raison que ses yeux se retrouvaient toujours à le dévisager, lorsque Lucius et lui étaient amenés à rester dans la même pièce. Il se força à se concentrer de nouveau sur le sénateur qui coassait à leurs pieds.

«Il en va de même pour les Parthes, et leur roi Artaban ne tolérera pas plus longtemps que nos troupes progressent à l'est…», poursuivit l'ennuyeux sénateur.

Cela faisait des heures que les diatribes s'enchaînaient interminablement. Les sénateurs étaient tous assis sous les austères arcades de marbre blanc tandis que les deux empereurs trônaient en majesté. Le jour était particulièrement chaud et Geta était las de cette assemblée. Il bâilla sans chercher à cacher son ennui, ce qui lui valut un coup d'œil sévère de son co-empereur. Geta lui rendit un sourire faussement désolé – fallait-il vraiment qu'ils soient deux à supporter tout ceci?

«Bon, bon», intervint Geta, ce qui sembla réveiller l'assemblée.

Quelques sénateurs lui lancèrent des regards noirs et d'autres semblèrent soulagés à l'idée que cette journée allait prendre fin.

«Nous avons tous bien compris vos arguments, et nous vous remercions de nous en avoir fait part.»

Geta hocha la tête dans la direction des sénateurs concernés et ceux-ci furent bien obligés de lui rendre la politesse.

«Et si nous écoutions ce que l'empereur Lucius propose?», poursuivit Geta en se tournant ostensiblement vers son co-empereur.

Geta fut satisfait de voir un léger agacement troubler la sérénité de l'ancien gladiateur.

«Ou peut-être, intervint un vieux sénateur du nom de Thraex, l'empereur Geta pourrait-il nous éclairer de sa sagesse, puisqu'il a jugé que nous avions suffisamment parlé de la situation.»

Quelques rires mal étouffés résonnèrent entre les colonnes blanches et des murmures s'échangèrent. L'amusement quitta Geta qui se redressa sur son siège. Il savait que son autorité était contestée par le Sénat, mais c'était la première fois que l'un d'eux le prenait à partie ostensiblement.

«Peut-être devrions-nous envoyer quelque assassin visiter le roi Parthe. Lui faire trancher la gorge réglerait la situation de façon fort accommodante », suggéra un autre sénateur sans chercher à cacher les notes d'amusement présentes dans son ton.

Le sénateur qui avait parlé était une vieille ordure bedonnante – Cassius si sa mémoire était bonne – dont la fortune provenait en grande partie des jeux du cirque. Certains sénateurs manifestèrent leur désapprobation et d'autres échangèrent des sourires entendus. Le venin du sénateur avait atteint sa cible; Geta serra sa main sur l'accoudoir de son siège pour ne pas la porter à la cicatrice de son cou dénudé. Il regretta d'avoir renoncé à son foulard en se vêtant pour cette journée caniculaire. Les moqueries l'atteignaient plus qu'il ne voulait le montrer. Malgré lui, l'image de son propre frère, un sourire dément aux lèvres et occupé à l'égorger s'imposa à lui, et son souffle s'accéléra.

Un bruissement de tissus et le silence régna soudain dans le Sénat: Lucius s'était levé.

«Nous ne recourrons pas à un procédé d'une telle bassesse, nous représentons la volonté de Rome.»

Ce fut au tour des sénateurs de se redresser sur leur séant.

«Nous pensons que l'armée devrait être mobilisée pour défendre les limes plutôt que pour sévir dans des territoires mal conquis. Nous rappellerons les troupes au service de la défense de l'empire. Que cette séance s'achève et reprenne lorsque chacun aura l'esprit à se consacrer aux intérêts de l'empire.»

Après avoir balayé l'assemblé d'un regard supérieur, Lucius accorda un hochement de tête clément au sénateur que Geta avait interrompu. Il se retourna ensuite vers lui et tendit la main vers la sortie pour lui signifier de se lever et de l'accompagner. Saisit, Geta se leva et avança vers Lucius, le cœur battant dans ses tempes. Ainsi ils sortirent tous les deux, côte à côte.

Ils ne s'échangèrent pas un mot durant le trajet de retour jusqu'au palais impérial, mais la foule les acclama sur leur passage, ce que Lucius saluait toujours d'un vague geste de la main. Il ne semblait pas se réjouir de l'amour que lui portait pour le moment la populace, de nature si changeante. Geta, lui, appréciait à tout le moins de ne plus être la cible de leurs révoltes. Déjà lorsque le Colisée entier avait fait tonner sa clameur pour glorifier Hanno, le gladiateur était resté impassible. Son regard de prédateur se fixait alors toujours sur la tribune impériale, inflexiblement.

Geta le suivit dans les dédales du palais jusqu'à un large salon privé où Lucius aimait travailler. Des livres étaient entassés, tablettes et rouleaux, sur les étagères, les banquettes, la table. Un buste de Marc Aurèle trônait à côté d'une carte de l'empire. Dans un coin de la pièce, Geta aperçu le plastron noir d'une armure sur lequel figurait deux chevaux.

Lucius lui lança un coup d'œil interrogateur, et Geta se surprit à avoir bêtement suivit l'autre homme sans se demander pourquoi. Son frère et lui avaient eu l'habitude d'être ensemble. Lucius voulait sûrement rester seul mais, lui, n'avait aucune envie de clore ainsi cette journée.

«Je n'avais pas besoin que tu prennes ma défense», déclara-t-il.

Lucius le dévisagea, semblant peser sa réponse. Allait-il nier l'avoir fait comme il avait éludé le fait de lui avoir sauvé la vie? L'empereur aux cheveux châtains retira sa couronne, la posa sur une table, et cela ne lui ôta nullement sa majesté. Tout chez lui inspirait le respect: sa haute sature, ces cicatrices et ses formes de guerriers lui donnaient l'air d'un Imperator conquérant, les traits de son visage rappelaient sa lignée, ses yeux clairs et inflexibles traduisaient force et dignité. Geta s'était de nouveau perdu dans la contemplation du poète lorsqu'il répondit.

«Ce qui est fait est fait», dit-il simplement.

La déception fit place à la satisfaction d'avoir deviné juste: il éludait encore. En vérité, Geta n'était pas fâché d'avoir été défendu ainsi. Le soutient de Lucius était sa meilleure protection, et puis se sentir protégé par cet homme instillait une certaine chaleur dans le creux de sa poitrine – là où la trahison de son frère avait laissé une plaie vive.

«Comment ferais-je quand tu seras partipour l'Afrique?»

Il avait parlé d'un ton léger en se dirigeant vers un fauteuil. Il s'écrasa dans les épais coussins sous l'observation attentive de l'autre empereur. Le jour était presque arrivé au terme de son déclin et une lumière mordorée beignait la pièce. En un claquement de doigts, il exigea qu'un esclave vienne leur apporter de quoi boire.

Son co-empereur partait un mois pour s'occuper du sort de leur dernière conquête. Lucius examina la carte au mur, mesurant sûrement la distance entre Rome et la Numidie, puis reporta son attention sur lui.

«Acacius veillera sur ta sécurité, je te l'assure.»

Après une interminable hésitation, et qu'un esclave soit revenu déposer des coupes, du vin et des fruits sur la table, Lucius se décida à s'asseoir sur une banquette face à lui.

«Je ne comprends pas comment tu peux avoir confiance en lui – Acacius. N'est-ce pas lui qui as mis à sac l'endroit où tu vivais? Sans parler du fait qu'il se soit introduit dans le lit de ta mè considères-tu comme un père? », acheva-t-il d'un ton railleur.

Lucius releva le nez de sa coupe, les sourcils froncés.

« C'est toi qui as ordonné cette attaque.»

Geta se contenta de boire pour toute réponse. Lucius reposa sèchement sa coupe, ce qui le fit sursauter.

«Des centaines et des centaines de vies ont été prises, la famine ravage un peuple qui était prospère avant l'intervention de Rome.

— Ce qui est fait est fait», rétorqua Geta non sans une certaine satisfaction.

L'autre homme lui assena un regard écœuré. Comprenant qu'il était en train de le perdre, Geta se pencha vers lui et s'efforça de prendre sa voix la plus apaisante. Après tout, il n'avait pas mérité que Geta se montre cruel.

«Ecoute, le peuple aime les victoires. Nous en avons besoin. Le Sénat en a également jugé ainsi, je n'ai pas pris seul cette décision.

— Le peuple aime manger à sa faim, réplica sèchement Lucius.

— Tu vas régler la situation en Numidie, tu pourras leur accorder tous les privilèges que tu voudras.»

Comme le jour finissait, des esclaves vinrent allumer les lampes et les braseros. Lucius et lui parlèrent du projet de renforcer les frontières de Rome, comme il l'avait dit au Sénat, et Geta consentit à tout ce que Lucius avançait afin de l'apaiser. Geta, lui, n'avait jamais eu de grands projets pour Rome.

«Lorsque tu reviendras, nous ferons une grande fête. Je m'occuperai de cela moi-même. Tu n'auras pas à te préoccuper de la plèbe comme lors des dernières cérémonies.

— Ne te donne pas cette peine. Nous aurons mieux à faire que de perdre notre temps dans une orgie.

— Lucius, répondit-il en soupirant, participer à des réceptions fait aussi partie de nos devoirs.

— Il y a déjà bien assez de fêtes dans le calendrier auxquelles nous sommes tenus d'assister, répondit Lucius avec lassitude.

— Pas ce genre de fête, je te parle de celles qui nous permettent de garder la fidélité de nos amis et de conclure des traités. C'est de la politique, vois-tu?

— Alors tu es expert en politique.»

Geta ricana en attrapant un morceau de pain garni. C'était la première fois qu'ils partageaient un repas seul à seul.

«La fidélité ne peut être inspirée que par le respect, et le respect de peut exister sans vertu», argumenta Lucius.

Il leva les yeux au ciel en souriant, l'autre de se lassait jamais de lui faire la leçon. Pour une fois, Lucius semblait détendu. Ils discutaient sans se menacer et Geta exaltait intérieurement lorsqu'il arrivait à faire naître un petit sourire sur les lèvres de l'ancien gladiateur. Bien sûr, cela ne pouvait pas durer.

«Lorsque je serai parti, tu t'assureras de ne pas oublier les distributions de pain», commença Lucius.

A ces mots, Geta se renfrogna.

«J'ai été empereur avant toi.»

D'un simple regard, Lucius lui signifia ce qu'il pensait de son règne.

«Il vaudrait mieux que tu ne sortes pas trop du palais. Ne te mélange pas au peuple.

— Comme si c'était dans mes habitudes, pesta Geta.

— Ne passes pas ton temps à festoyer, et pas de dépenses excessives.

— Tu as déjà été clair sur ce point», répliqua Geta de plus en plus agacé.

Ils s'étaient redressés et ne partageaient plus aucun amusement. Lucius voyait quel effet avaient ses mots, mais il semblait avoir à cœur de l'humilier. Il avait ce regard que Geta connaissait depuis leur première rencontre, celui d'un homme prudent mais inflexible.

«Tu siégera seul parmi les sénateurs, il ne faudra pas que tu leur manques de respect.»

N'en pouvant plus, Geta se leva brusquement et fit tomber son siège dans la manœuvre.

«Qui d'eux ou de moi fait preuve de manque de respect!»

Il fit un geste de la main pour exiger que les serviteurs quittent la pièce, puis pointa directement Lucius du doigt.

«Tu as bien vu ce qu'ils ont dit, tu les as entendu rire! Et c'est à moi que tu fais la leçon! Je ne suis pas un enfant à qui tu peux donner des ordres, Lucius.»

Geta avait presque rugi, extériorisant enfin toute sa frustration d'être raillé et contrôlé quoiqu'il fasse ou dise! L'ancien gladiateur resta assis et soutint son regard meurtrier sans broncher, comme si Geta ne représentait rien d'une menace – ce qui était certainement le cas, mais qui ne faisait que jeter de l'huile sur le feu de sa colère. Dire qu'il y a quelques minutes à peine il se félicitait de faire sourire cet homme!

«Ton comportement n'a pas été digne, Geta.

— Va te faire foutre!»

Le cri de l'empereur roux poussa enfin Lucius à se lever. Il se retrouvaient de nouveau face à face, comme dans cette cellule – comme lors de cette fête où ils s'étaient rencontrés. Il se jaugeaient.

La fureur résonnant dans ses oreilles, Geta se rapprocha de son adversaire et leva un doit qu'il ficha dans sa poitrine.

«Je veux la tête de Cassius.»

Si Lucius voulait avoir affaire à un enfant tyrannique, c'est ce qu'il allait lui donner. Satisfait de voir la colère passer dans les yeux du poète, Geta retira son doigt offensant.

«Il n'a fait que suggérer une méthode pour se débarrasser du roi des Partes.

— Tu sais que c'est faux, sinon, tu ne serais pas intervenu.»

Lucius ne sut quoi dire, mais son silence fut éloquent. Ravi de le voir faiblir, Geta reprit:

«Il m'a porté atteinte, et par l'extension, à la figure de l'empereur.

— Geta…

— Laisse-moi le tuer, si tu tiens à ce qu'on me respecte en ton absence.

— Ce n'est pas par le meurtre que tu gagneras le respect, tu ne récolteras que la haine et la crainte.

—Cela me suffit. La crainte inspire le respect, réplica Geta.

— La crainte soumet les faibles et pousse les meilleurs à s'allier. Tu en as déjà fait les frais.»

Les yeux de Lucius restèrent fixés dans les siens, mais Geta sentit tout de même sa cicatrice le brûler. Il recula d'un pas mais resta ferme.

«Ne t'es-tu pas vanté d'avoir tué Macrinus devant la foule?», demanda Geta d'un ton mordant.

Cette fois-ci, la colère gagna vraiment le visage de l'autre homme. Un frémissement remonta la colonne vertébrale de Geta. Ce fut Lucius qui avança d'un pas vers lui.

« Parce que tu comptes défier ce vieil homme? demanda Lucius d'une voix dangereusement basse. Sais-tu même tenir un glaive?».

Geta écarquilla les yeux de rage devant l'insulte. C'était comme si l'autre homme l'avait giflé. Il alla chercher ses effets posés sur un fauteuil et dégaina son arme pour la pointer sous le nez de l'ancien gladiateur.

«Je vais te montrer que je sais», vociféra-t-il.

Lucius frappa sa lame du revers de la main pour l'écarter, c'était sans doute une manière de lui dire de s'arrêter. Dédaignant l'avertissement, Geta ramena son glaive devant la poitrine de Lucius, le menaçant droit au cœur.

Malgré toute sa colère, Geta fut frappé de constater qu'il n'avait aucune envie de blesser l'autre homme. Il se tenait là, ridicule, pantelant de colère et de frustration, sans avoir ni la volonté ni la force de frapper.

Les yeux de Lucius étaient déterminés et ne le lâchaient pas. Il n'avait pas l'air bouleversé de savoir une lame pointée sur son cœur – lui qui battait les plus habiles gladiateurs et les bêtes à main nues. Un moment passa sans qu'ils ne bougent un cil puis, très vite, Lucius le désarma, le saisit par le col et le poussa contre la table de travail, faisant tomber des rouleaux de parchemin sous le coup.

Haletant, Geta saisit le bras musclé de l'ancien gladiateur mais ne tenta pas de se dégager de l'étreinte. La poigne de Lucius était plaquée contre son cou, là où son frère et Macrinus avaient tenté de l'assassiner, le tenant parfaitement à sa merci. Un frisson le parcouru, mais la peur n'était pas la seule à le faire tressaillir. Son corps traître n'était pas désolé de sentir celui de l'ancien gladiateur se tenir contre lui.

Lucius se rapprocha, le poussant à s'asseoir presque sur la table, faisant tomber une tablette dans la manœuvre. Ses mains se posèrent sur les larges épaules de l'homme, avec pour but de le repousser mais ne pouvant se résoudre à le faire. La chaleur du corps de Lucius traversait sa fine toge de soie, et cela seul suffisait à lui ravir son souffle.

La poigne de Lucius se relâcha. Geta vit l'homme baisser ses yeux sur sa propre main, comme étonné de se voir détendre ses doigts pour les passer avec douceur sur la cicatrice de son cou. Geta frissonna et serra ses doigts sur ses puissantes épaules, puis les glissa plus bas. Le souffle chaud de Lucius rencontra le sien; il lui sembla qu'il n'avait jamais ressenti pareille intimité avec qui que ce fût. Lentement, les yeux de Lucius remontèrent pour trouver les siens. Lui aussi, semblait peiner à maîtriser son souffle.

La peau de Geta était en feu partout où le corps de Lucius le frôlait, il sentait son sang battre dans ses lèvres dans l'attente que l'autre empereur se penche et le réclame. Soudain, le pouce de Lucius se plaqua contre la cicatrice de son cou.

«Ne t'approche pas de ton frère en mon absence», murmura Lucius.

Malgré la douceur de son ton, Geta se rappela sa colère et il repoussa les épaules de l'autre homme. Lucius recula, l'air d'avoir été pris en faute.

Geta se dégagea de la table et tenta de reprendre contenance. Il ne se donna pas la peine de récupérer ni son glaive ni son fourreau et se dirigea à grands pas chancelants vers la sortie, sans se retourner ni accorder un seul regard à son co-empereur.

«Bon vent!», déclara-t-il bravement avant de claquer la porte.

Les jours s'étiraient et les nuits n'en finissaient pas. Geta avait pour lui le palais impérial et tout le confort qu'il pouvait offrir. En un claquement de doigt, tous ses désirs étaient exhaussés, comme cela avait toujours été. Le temps était bon, Rome faisait la sieste sous les oliviers. Le jour, Geta allait aux jeux, faisait venir des artistes, des amis, ou se rendait au Sénat. La nuit, il faisait venir des maîtresses ou s'allongeait simplement et lorgnait les étoiles par la fenêtre. Seul au sommet du Palatin, il était peut-être plus libre qu'il ne l'avait jamais été.

Il avait été enfant entre ces murs. Son frère et lui avaient couru dans ces couloirs, puis y avaient régné ensemble. Il avait été sous la tutelle d'un père exigeant, puis le garde-fou d'un frère excessif et, récemment, il avait été contraint de cohabiter avec un homme qui agissait comme son maître. Il essayait de ne pas trop penser à ce dernier et à leur précédente rencontre; Geta n'avait même pas daigné être présent pour saluer son départ. Enfin, il était seul. Le monde tournait autour de lui, à sa volonté.

Acacius le faisait surveiller, pour sa protection et sûrement aussi pour s'assurer qu'il ne fomente pas quelque révolte; il le voyait apparaître aux détours des couloirs ou dans le Sénat. Geta refusait toujours de lui parler, ce qui le faisait se sentir comme un enfant boudeur. Le général n'était jamais loin lorsqu'il s'aventurait dans la partie du palais où son frère était prisonnier. Geta se rendait quelques fois à la balustrade d'où il avait aperçu Caracalla, se fichant bien qu'on le lui ait défendu, cependant, il n'osait s'approcher davantage. Son frère lui manquait terriblement, mais la peur et la peine étaient trop forte lorsque leurs regards se croisaient. Son frère apparaissait parfois innocent, parfois coléreux et, parfois, ses yeux semblaient lui renvoyer de sincères regrets. Quand Caracalla tentait de l'approcher, il s'en allait.

C'était comme si la chaleur avait endormi les sénateurs – ou peut-être était-ce l'absence du second empereur? Lorsque Geta siégeait parmi eux, il restait silencieux et les vieux politiciens ne cherchaient pas son intervention. Il se contentait d'arbitrer certains débats en se souvenant de se montrer digne, ce qui semblait satisfaire tout le monde. Les sénateurs avaient dû fournir de durs et inhabituels efforts pour plaire au nouvel empereur, ils ne semblaient alors pas mécontents de se voir offrir un mois d'indolence. Une seule fois, un sénateur l'avait défié, mais Geta – se rappelant de rester digne – n'avait pas réagi, se contentant d'abréger la séance. La présence d'Acacius avait été rassurante, faute d'une meilleure compagnie.

Les portes de l'Enfer sont ouvertes jour et nuit. Ces mots le tourmentaient, le poursuivaient au Colisée, au Sénat, aux fêtes, et jusque dans son lit. Il sursautait au moindre bruit et craignait les ombres. Ses amis n'en étaient pas, il avait été trahi par les seuls personnes en qui il avait eu confiance – un sentiment de bêtise honteuse le submergeait à chaque fois qu'il se le remémorait. L'odeur de la sueur de ses partenaires ne faisait rien pour chasser sa solitude. Lorsqu'il s'endormait, essoufflé, sur une peau moite, c'était toujours le même nom qui lui venait aux lèvres. Il en était venu à préférer s'étendre seul en souhaitant dormir sans rêver, mais le sommeil rechignait à le prendre. L'ennui succédait à l'angoisse de se faire égorger, la peur faisait place à une solitude plus entière que celle que les poètes pouvaient chanter. Tout ce qu'il souhaitait filait entre ses doigts. Les jours s'étiraient et les nuits n'en finissaient pas.

Tout était prêt, la fête serait une réussite parce que Geta l'avait ordonné et qu'il s'en était assuré lui-même. Il n'était pas un novice dans ce domaine. Il avait fait venir les meilleures prostituées et le meilleur vin, les cuisines s'affairaient depuis la veille et il avait ordonné qu'on serve des crustacés coûteux à chaque heure. Il avait fait mander ses musiciens habituels, les plus talentueux de l'empire, et il avait aussi commandé des danseuses du sud ainsi qu'une surprise qu'il réservait à Lucius.

Tout était bien prêt! Il se le répéta encore une fois tandis qu'un esclave lui accrochait des perles dans les boucles de ses cheveux roux. Il ne se souvenait pas avoir été aussi nerveux et impatient dans l'attente de festivités. Caracalla et lui avaient eu leur part, à l'excès, de soirées comme celle-ci. Cependant, cette soirée-là était spéciale. Geta l'avait organisée en l'honneur de Lucius.

Ils ne s'étaient croisés que lors d'une rencontre formelle et publique à son retour de Numidie, le matin même. Ils avaient échangé sur les actions du nouvel empereur en présence de consules et de sénateurs, puis Lucius s'était retiré pour se reposer. Il n'avait pas eu l'air enthousiaste à l'idée d'une fête, mais Geta lui ferait changer d'avis. Son co-empereur avait déjà des rides d'inquiétudes qui se creusaient entre ses sourcils, il paraissait plus vieux que Geta – mais sa sagesse y jouait pour beaucoup.

Tandis que l'esclave passait un fil d'or entre les feuilles de laurier de sa couronne pour y attacher des perles, Geta se contemplait dans le miroir face à lui. Il avait de nouveau cerné ses yeux de noir, en intensifiant l'effet pour cacher ses cernes du mieux possible. Durant un mois, ses nuits avaient été peu reposantes. Il en connaissait les raisons.

Lorsque l'esclave se recula, Geta se leva pour s'admirer entièrement. Il avait apposé des paillettes couleur cuivre sur ses paupières pour ajouter de la brillance à son regard fatigué. Tous ses bijoux étaient d'or et il avait choisi des tissus ocres et rouges tous brodés de fils du même métal. Des bagues ornées de pierres précieuses encerclaient ses doigts, des bracelets venus d'Egypte décoraient ses avant-bras et il avait également versé quelques gouttes d'essence à base de myrrhe sur sa nuque. Il se demanda s'il devait enrouler un foulard autour de celle-ci, comme il en avait pris l'habitude... Par ce temps, ce tissu attirerait l'attention sur son cou tout autant que sa cicatrice. Tout compte fait, il n'avait rien à cacher, aucune honte à avoir, puisque l'affaire était déjà connue de tous et qu'il ne devait sa place d'empereur qu'à la miséricorde du fils de Lucilla. Son frère n'eut-il pas tenté de l'assassiner, Lucius ne lui aurait jamais fait confiance. Que les vils politiciens lorgnent cette plaie en silence, Geta voulait les voir détourner les yeux, ne pas oser le regarder; il voulait les voir constater que Geta n'était pas son frère. Et puis, se dit-il au fond de lui-même, cela lui donnerait peut-être de nouveau l'occasion de voir Lucius se lever pour le défendre.

Lorsqu'il arriva dans l'atrium décoré pour la fête, Geta eu la satisfaction de voir que tout était comme il l'avait commandé, et le déplaisir de voir ce vieux singe de Gracchus parler à Acacius au bord d'un bassin. Ils le saluèrent avec une révérence de rigueur. Heureusement, Lucilla avait eu l'intelligence de ne pas venir.

«Une fête très réussie, empereur Géta, le salua Gracchus. Je ne vois pas le principal intéressé.

— Viendra-t-il? Je n'ai pas eu l'impression que l'empereur Lucius soit très friand de ce genre de divertissement», dit Acacius.

Le général parlait comme s'il connaissait son beau-fils depuis toujours. Geta souffla un rire méprisant.

«Oh, il viendra, ou je le ferais tirer de ses appartements par la force!»

Acacius cacha mal son incrédulité et Gracchus eut l'air amusé. Comme ils parlaient, Lucius fit son apparition sous le portique opposé.

Les yeux de Geta furent attirés à lui comme la phalène à la flamme. Les braseros faisaient luire l'argent et l'or sur la haute stature de l'ancien gladiateur. Il avait l'air aussi serein en entrant dans l'atrium que jadis en pénétrant dans l'arène. Geta ne put s'empêcher de sourire avec un brin de tendresse. L'empereur Lucius ne semblait pas savoir quoi faire de lui-même. Clément, Geta alla à lui.

Le poète portait la même tenue bleue que lors de sa nomination. Il s'était lavé de son voyage et ses cheveux étaient encore humides de son bain. Cela aussi, amusa Geta.

«Lucius, le salua-t-il.

— Geta.»

Chaque fois que l'autre prononçait son nom, Geta sentait quelque chose s'agiter en lui. Les yeux verts de Lucius se posèrent sur la cicatrice exposée de son cou, puis retrouvèrent les siens, et Geta lut une appréciation respectueuse sur son visage. Son cœur frappa fort sa poitrine et ses joues lui chauffèrent. Il cherchait quoi lui dire quand la voix de Gracchus coupa son élan.

Le vieux sénateur et Acacius le saluèrent et Lucius se montra très courtois en leur présence. Il avait dû connaître le sénateur dans sa jeunesse, à en croire la familiarité de leurs échanges. Acacius l'interrogea sur son appréciation de la fête et Lucius jeta un regard circulaire sur la cour. Geta savait ce qu'il y avait à voir et en était très satisfait: d'immenses cratères remplis de vin et décorés de scènes de victoires, des amphores à foison; des plateaux de nourriture posés sur des guéridons ou portés par de beaux esclaves; des cornes d'abondance de mets fins et rares; des musiciens disséminés aux quatre coins de la fête et des épais coussins étalés sous les portiques et au bord des bassins pour que les invités puissent s'y asseoir et discuter en s'y faisant servir.

Tous les guettaient de loin et s'inclinait solennellement en croisant l'un ou l'autre de leur regard. Des consules et des marchands étaient en grande conversation, des femmes romaines conversaient en jetant des œillades affamées aux cuisses des éphèbes, et des filles de prestigieux lupanars s'étaient couchées auprès des sénateurs pour leur servir leur vin.

Lui, guettait le visage de Lucius pour voir apparaître un jugement, mais celui-ci resta aussi stoïque que jamais. Voyant qu'il le dévisageait, Lucius lui accorda un bref signe de tête qui marquait moins une franche appréciation qu'une approbation résignée. Geta s'en satisferait pour l'heure.

«Cela ne fait que commencer!»

Il attrapa le coude de son co-empereur pour le mener à leurs sièges réservés et l'éloigner des gêneurs; Lucius le suivit sans rechigner après avoir laissé transparaître un léger étonnement.

La fête battait son plein. Des consules vomissaient leur vin, puis tendaient leurs coupes pour qu'on les resserve, tandis que des prostituées chevauchaient des sénateurs derrière des rideaux tendus. Lucius était occupé à parler avec un riche politicien qui le flattait à la moindre occasion. Geta, assis à sa place d'honneur avec un verre à la main, observait avec amusement le visage serein de Lucius se durcir en écoutant le flagorneur. Il connaissait suffisamment son co-empereur pour savoir sa détestation des faux-semblants et sa méfiance à l'égard de la servilité. Quand Lucius mit fin à la conversation pour aller se rasseoir à ses côtés, il avait l'air las et agacé.

«Je me demande comment tu peux les supporter», chantonna Geta.

Il avait posé sa tête dans sa main et levait sur l'ancien gladiateur des yeux amusés. Lucius le regarda et s'obligea à recouvrer son altière sérénité.

«Mon grand-père m'a dit, un jour que je m'énervais: Les hommes sont faits les uns pour les autres; instruits les donc, ou supporte-les.J'ai toujours tenté de garder ce précepte à l'esprit. »

Il acheva son souvenir en haussant légèrement les sourcils dans sa direction, ce que Geta comprit comme un rappel de sa patience à son égard.

«Et donc, tu m'instruits ou tu me supportes?», demanda Geta avec humour.

A son grand plaisir, un sourire amusé étira le coin des lèvres de l'héritier de Marc-Aurèle; Geta cacha son propre sourire mimétique dans la paume de sa main. Bien sûr, il n'eut pas de réponse. L'atmosphère entre eux était étonnamment légère, entendu que, lors de leur dernière rencontre, Lucius et lui en étaient venus aux mains – Enfin, il serait peut-être plus honnête de dire que l'ancien Gladiateur l'avait tenu en respect pour couper court à ses menaces. Peut-être était-ce dû au vin qu'ils sirotaient depuis des heures? Pourtant, Lucius veillait à ce qu'aucun des deux n'en abuse, au sempiternel prétexte qu'ils devaient rester dignes de leur rang.

Geta avait eu le temps de réfléchir au cours du mois précédent. Il ne regrettait pas de s'être emporté mais il pouvait désormais admettre que Lucius n'avait peut-être cherché qu'à s'assurer qu'il serait en sécurité durant son absence. S'il lui avait demandé de bien se tenir et de ne pas se mêler au peuple – de ne pas s'approcher de son frère – c'était sans doute qu'il avait craint qu'on attente à sa vie. Lorsqu'il voyait l'homme à côté de lui, s'efforcer de cacher son ennui et supporter une fête que Geta avait organisé, il ne pouvait se résoudre à lui en vouloir.

«Je sais comment te remonter le moral!»

L'inquiétude passa dans les yeux de Lucius tandis que Geta faisait signe à un esclave d'aller chercher quelque chose.

L'empereur roux se leva et tapa deux fois des mains pour réclamer l'attention. Les convives se turent.

«Chers invités, j'interromps vos occupations obscènes pour un moment de lettres et d'arts. Comme le dirait le regretté empereur Marc Aurèle, nous ne sommes pas nés pour nous vautrer dans la fange des plaisirs comme des bêtes.»

Des rires éclatèrent et Geta n'eut pas besoin de se retourner vers Lucius pour connaître son expression. Du coin de l'œil il vit Gracchus pincer les lèvres, ne sachant comment réagir.

«Aussi, reprit-il, afin que même en cet instant nous nous montrions dignes de notre humaine nature, je vous offre cet instant de poésie.»

Il désigna une porte par laquelle entrèrent des hommes de scène en tenue, et les invités applaudirent.

Geta se rassit à côté de Lucius en souriant.

«Je me suis dit que tu apprécierais cette surprise», lui souffla Geta.

Lucius était partagé entre la méfiance et l'étonnement. Les poètes prirent place au centre de l'atrium, devant les empereurs, et annoncèrent qu'ils allaient mettre en scène un dialogue entre Virgile et Homère au sujet de la gloire, aussitôt dit, ils se mirent à déclamer.

«Je ne saurais dire si tu cherches à te moquer, déclara l'ancien gladiateur en regardant la joute des poètes.

— Non, répondit Geta, du moins, pas tout à fait! Je me suis dit que tu apprécierais un moment de paix.»

Il fit un signe du menton vers les hommes d'Etat qui trépignaient dans l'attente de pouvoir parler à l'empereur – le plus avisé des deux. Lucius suivit son regard et cligna des yeux dans sa direction avant de reporter son attention sur le spectacle. Comme il l'observait, Geta remarqua qu'il montrait des signes discrets de détente. Il écoutait les artistes avec attention et mangeait calmement, semblant avoir oublié le reste de la fête. En vérité, il ne savait pas si l'autre homme aimait réellement la poésie, mais il se félicita d'avoir pris cette décision.

Geta lui-même profita de ce moment d'accalmie, mangeant à l'occasion ce qu'une de ses putains préférées lui tendait, mais ne parvenant pas à se concentrer sur ce que disaient les poètes. Son attention était sans cesse détournée par Lucius: tous les légers tics inaperceptibles qui animaient son visage, trahissant ses sentiments et ses pensées, que Geta voulait comprendre. Lucius devait bien savoir qu'il était observé, mais il n'arrivait pas à se contrôler; il essaya tout de même de se concentrer sur les mots du prétendu Homère. L'acteur en tenue de Grec récitait avec une grandiloquence qui prêtait à rire, et les convives déjà fort avinés ne s'en privaient guère.

Il voyait les lèvres peintes de l'acteur bouger sans chercher à comprendre les sons, il réfléchissait. Cela était inquiétant, ce besoin de faire partie du monde de Lucius. Lorsqu'il avait été absent, ses pensées avaient été obnubilées par lui et maintenant qu'il était là, juste à ses côtés, Geta avait envie de l'examiner tout son saoul.

«J'apprécie.»

Cette déclaration le surprit. Lucius avait parlé si calmement qu'il aurait pu ne pas l'entendre. Geta lorgna dans sa direction mais l'autre homme continuait de regarder paisiblement le spectacle. Le cœur de Geta battait si fort qu'il n'entendit même plus les acteurs parler.

Le spectacle continua sans qu'ils n'échangent plus aucune parole, Geta continuant d'échouer à garder ses yeux loin de Lucius.

Lorsque le spectacle s'acheva sur une ode des poètes aux empereurs, tous applaudirent et les musiciens reprirent leur musique. Les artistes s'inclinèrent bas, et Geta leur donna l'autorisation de rester se sustenter à leur guise.

Geta se leva pour se dégourdir les jambes et la fille qui était restée assise à ses pieds se leva également. Lors de ses soirées habituelles, c'était l'heure où il honorait une fille ou un garçon – ou même plusieurs – de sa compagnie. La prostituée était jolie et inclinait sa tête vers un endroit semi-caché où des couples s'ébattaient déjà; Geta la connaissait, il se souvenait de l'habilité de ses hanches. De longs cheveux de jais ondulés descendait en cascade sur ses épaules brillantes comme des galets polis. Ses seins étaient fermes et pointus sous le léger voile les cachant à peine, sa peau odorait la rose et le jasmin. Il fut tenté.

La vénus prit un air effrayé et baissa la tête en reculant d'un pas. Surpris, Geta se retourna vivement pour voir d'où venait le danger et tomba nez à nez avec l'autre empereur. Lucius s'était levé et toisait sévèrement la jeune femme. Devant son air sévère, Geta lui-même recula d'un pas.

«Non», trancha simplement Lucius.

Geta bégaya un début de réponse, ne sachant pas ni quoi dire ni par où commencer, mais Lucius le coupa par un regard exigeant. Geta eut une pensée compatissante pour tous les pauvres bougres morts dans l'arène face à lui.

D'un geste du menton, Lucius fit fuir la prostituée sans que Geta n'ait le temps de réagir. Il contempla démuni les divines fesses disparaître derrière un rideau.

«Nous restons humains, tu sais?», répliqua enfin Geta avec moins de colère et d'assurance qu'il ne l'avait voulu.

Lucius le considéra avec des yeux exprimant la désapprobation puis se détourna, murmurant quelque chose que Geta ne put entendre – sans doute quelque maxime philosophique assommante. Geta leva les yeux au ciel.

Ils furent coupés quand Acacius pénétra leur champ de vision avec, à son bras, la fille de Marc-Aurèle. La tête haute, le maintien digne, Lucilla faisait s'écarter les sénateurs avec déférence. Gracchus, de nature si exigeante, s'inclina respectueusement en la voyant arriver et s'approcha même pour lui baiser la main. Geta la détestait, mais son visage stoïque et son noble maintient lui rappelait désormais Lucius.

«Mère», la salua sobrement ce dernier.

Le visage de Lucilla sembla fondre de tendresse en contemplant son fils, elle alla embrasser Lucius sur la joue et se recula, ayant retrouvé son apparence tranquille. Geta nota que l'ancien gladiateur ne lui rendait pas une pareille affection.

«César», répondit doucement Lucilla.

Une fierté écœurante se dégageait d'elle. Jamais leur mère n'avait témoigné pareil respect ni pareille affection à son frère et lui, bien que Geta ait toujours été son favori.

«Grâce à vous», pesta Geta.

Tournant vers l'empereur roux son auguste visage, Lucilla se contenta de répondre par la même salutation qu'elle avait réservé à son fils, ne relevant nullement l'accusation acerbe.

«Je ne pouvais attendre d'en savoir plus sur ton voyage en Numidie, déclara la mère de l'empereur.

— Le vent a été favorable.», répondit sobrement Lucius.

Il s'était montré plus expansif ce matin avec Geta, et il n'était pourtant pas entré dans les détails. Ne pouvant dissimuler sa surprise, il observa l'échange formel se déroulant devant ses yeux: Lucius restant factuel et sa mère s'efforçant de rester impassible devant cette froideur.

Lucius avait hérité des traits de son grand père, et certains transparaissait chez Lucilla. Elle avait le cheveu plus clair que son fils, mais Geta savait que les riches romaines recouraient à des artifices pour éclaircir leur coiffure. Ils avaient les mêmes boucles, leurs yeux avaient la même teinte verte et le même regard pénétrant. Leur attitude, surtout, était similaire; on décelait chez eux une grande force morale ainsi qu'une vaillance certaine tenue d'une main de maître. Quoique l'ancien gladiateur ait été écarté jeune de sa famille, il avait gardé la marque de son éducation.

L'empereur aux boucles châtain expliqua ses diverses actions exécutées au cours du mois écoulé pour pacifier leur présence en Afrique et assurer les meilleurs soins aux vaincus. Geta écoutait distraitement en comparant la mère et le fils tandis qu'Acacius écoutait religieusement en hochant la tête pour marquer sa totale approbation – Un respect que Geta n'avait jamais vu émaner du général. Cela lui laissa un goût amer qu'il essaya de dissoudre avec une rasade de vin.

«Je sais à quel point retourner là-bas a dû t'être pénible », déclara Lucilla d'une voix douce.

Elle toucha la main large et forte de son fils pour marquer sa compassion. Geta vit Lucius froncer les sourcils et dégager doucement la main de sa mère.

«Non, tu ne sais pas.»

Il avait parlé sans s'emporter, mais d'un ton qui ne pouvait supporter la contradiction. Geta se fit la remarque que, lui non plus, ne savait rien de ce qu'il avait laissé là-bas. Chaque fois qu'il avait tenté d'aborder ce sujet, l'autre l'avait ignoré.

«C'est vrai, je ne l'ai pas connue», répondit Lucilla d'un ton toujours compatissant.

Néanmoins, elle ne tenta pas de le toucher de nouveau. Acacius quant à lui avait baissé la tête, semblant vouloir se faire définitivement oublier, la mâchoire serrée. Des mots qu'avait prononcé Lucius lui revinrent à l'esprit quelque chose comme: Si tu me tues, je rejoindrais celle qui m'attend sur l'autre rive… L'expression de Lucius était indéchiffrable et, pour une raison inconnue, cela ne plaisait guère à Geta. L'atmosphère était si détestablement tendue qu'il eut envie de la troubler.

«Tiens, on dirait qu'abandonner son enfant n'est pas le meilleur moyen de s'en faire aimer», intervint-il d'un ton faussement léger.

Deux regards noirs confondants de ressemblance l'épinglèrent, Geta leva les mains en souriant pour s'excuser. Acacius avait l'air de vouloir dégainer son glaive pour achever ce que Caracalla avait entrepris. Il passa une main réconfortante dans le dos de sa femme en jetant à Geta des coups d'œil mauvais qui l'amusèrent. La fille de Marc-Aurèle redressa la tête sans sa direction, sans colère.

«C'est une certitude, répondit-elle catégoriquement. Cependant, tout ce qui en vaut la peine mérite des sacrifices.»

Elle se tourna vers son fils et tous deux échangèrent un regard complexe. Lucius, qui avait retrouvé sa tranquillité, lança un dernier coup d'œil à Geta avant de s'excuser: Acacius et lui devaient parler à un chef barbare présent à cette soirée. Ils partirent en les laissant, Lucilla et lui, seul à seul.

«Il en a ainsi jugé.»

Lucilla avait parlé pour elle-même, il se souvenait avoir déjà entendu cela de Lucius. Sans doute un précepte stoïcien hérité de Marc-Aurèle, se dit-il.

«Alors, commença Geta pour rompre le silence, qui est le père?»

Lucilla le concidéra un long moment avant de répondre:

«Je suis surprise qu'il ne te l'ait pas confié. Il te le dira quand il le jugera opportun.»

De nouveau, Geta fut surpris et aussi – il fallait l'avouer – légèrement intimidé par l'impeccable contenance de Lucilla.

«Pourquoi, surprise? Lui et moi ne nous échangeons pas des souvenirs en riant autour d'un verre. Vous avez fait destituer mon frère, et Lucius me tolère pour faire taire les protestations provoquées par votre coup d'Etat », répondit-il avec aigreur.

Fallait-il vraiment rappeler cette évidence? Ils parlaient tous ensemble à une fête, mais cela n'était que faux semblants pour le bénéfice de Rome. Geta était presque prisonnier, son frère – son fratricide frère – était enfermé quelque part, et les frondeurs étaient célébrés comme des vainqueurs. Faux-semblants… l'entente entre Lucius et lui? Cette pensée dérangeait Geta jusqu'à lui serrer le cœur. Lucilla n'avait même pas été conviée! Bien sûr, être fille, femme, sœur et mère d'empereurs ouvrait toutes les portes.

«S'il ne te pensait pas capable de te racheter, il ne s'embarrasserait pas de toi», affirma Lucilla sans ambages.

Impertinente et souveraine, Lucilla ne le quittait pas de ses yeux perçants. Une partie de Geta était outrée de se voir ainsi réprimandé comme un bambin, lui qui était empereur de Rome! L'autre partie de lui en revanche était attentive, désireuse de plaire à Lucius. L'idée que le devoir ne soit pas la seule chose ayant poussée Lucius à l'épargner lui était plaisante. Le sang de Geta s'était accéléré, tandis qu'il restait pendu aux lèvres de la mère de Lucius.

«C'est ce qu'il dit?», demanda-t-il faiblement.

De nouveau, Lucilla je jaugea longuement. Son expression, cependant, sembla s'adoucir.

«Il t'apprécie», répondit-elle enfin.

Des papillons virevoltèrent dans son ventre à ces simples mots, et Geta sut qu'il était fichu. Un sourire amusé commença à se dessiner aux coins des lèvres de Lucilla mais celle-ci reprit vite contenance. Quittant son sourire polis habituel, elle toisa Geta.

«Tâche de ne pas le décevoir. Je connais mon fils. Il fera ce qui est bon pour Rome, même si cela lui en coûte.»

Elle soutint son regard puis s'en alla sans même prendre la peine de s'incliner. Geta resta là, comme désarticulé, retournant dans sa tête à une vitesse folle les paroles de Lucilla.

C'était un jeu dangereux qu'il jouait, mais comment s'en empêcher? Les lèvres pincées de Lucius faisaient galoper son imagination comme un cheval fou. L'ancien gladiateur lui jetait de vifs coups d'œil de plus en plus sombres, ne parvenant pas à être tout à fait discret. Son attention s'éloignait continuellement de sa formelle conversation et revenait toujours à Geta – chaque fois, son cœur s'emballait.

L'empereur Lucius se tenait à côté de son général et conversait avec des politiciens issus des meilleurs familles de Rome, au sujet des jeux du cirque. Il avait pour projet d'abolir les combats de gladiateur, comme l'avait fait son aïeul, mais Geta n'arrivait pas à s'en préoccuper. Seul comptait l'agacement qui gagnait Lucius tandis qu'il remontait sa main le long de la cuisse de l'esclave assis sur ses genoux.

Geta était allongé au bord d'un bassin, entouré de sénateurs et de ses «amis» habituels. Les sénateurs parlaient tantôt du mur d'Hadrien, tantôt de la qualité du vin, tantôt du cours du grain, tantôt des courses de char, et toujours avec une légèreté navrante. Geta n'écoutait que d'une oreille distraite. Un bel éphèbe à la peau cuivrée s'était lové sur lui, se pliant sous sa paume comme un chat se frottant à son maître en quête de caresses. L'esclave s'esclaffa à une de ses plaisanteries puis caressa les bagues à ses doigts, comme fasciné par tant de richesse. Les yeux de Lucius le transpercèrent comme deux glaives; Geta cacha son sourire dans les cheveux soyeux du jeune homme.

Toute la soirée, le petit fils de Marc Aurèle avait fait fuir ses prétendants, Geta n'avait pas souvenir d'avoir passé si chaste nuit de fête. Alors, il avait cherché le regard de Lucius toutes les fois qu'il avait accordé son attention à une créature consentante. Le jeune homme à demi allongé sur lui était de ceux-ci, ses cuisses était à la fois musclées et charnues, chaudes et accueillantes, il ne pouvait s'empêcher de couiner lorsque Geta pinçait sa chaire appétissante. Chaque fois qu'il taquinait l'esclave celui-ci répondait en se tordant de ravissement et, immanquablement, Lucius réagissait. L'agacement de l'autre empereur faisait plus pour son plaisir que le ronronnement du bel éphèbe.

L'appréhension monta en lui lorsqu'il vit que Lucius s'était libéré de ses interlocuteurs et se dirigeait désormais vers lui avec un visage tranchant. Un frisson lui parcourut l'échine et l'esclave haleta sous la pression de ses doigts. L'ancien gladiateur était toujours musclé, sa mâchoire était large et franche, son expression était déterminée, le laurier impérial brillait dans ses cheveux. Geta inclina la tête comme pour l'accueillir sur sa gorge. Le regard orageux de Lucius lui brûla la peau. A quel jeu jouaient-ils?

« Va-t'en, ordonna simplement Geta à l'éphèbe.

Etonné, le concerné se releva, obéissant à son empereur. Quand Lucius s'assit sur un coussin non loin de lui, les sénateurs alentours se redressèrent comme des chiens bien dressés et orientèrent leur conversation sur des sujets d'intérêt général. Un geste de main de Geta, et les autres s'éclipsèrent sans mot dire.

«As-tu réussi à convaincre Septimus?», demanda plaisamment Geta en regardant le maître des cérémonies se saouler.

A en croire la mine déconfite du vieil homme, la réponse était claire. Il souffla son amusement en songeant que ceux qui s'étaient ligué contre Caracalla et lui en raison de leur inconséquence se ligueraient peut-être bientôt contre le fils de Lucilla pour des raisons contraires. Lucius ne lui répondit pas, se contenant de le fixer sévèrement.

«Et toi, qu'as-tu fait?», demanda Lucius.

Avec le brouhaha de la fête, personne ne pouvait épier leur conversation. Geta s'affala confortablement, ce qui tranchait avec la position de l'autre homme qui avait posé ses coudes sur ses genoux.

«Ce soir, ou bien le mois dernier? demanda-t-il en mangeant un fruit. Oh, après tout, la réponse sera la même.»

Lucius haussa les sourcils et soupira en voyant Geta lui faire un clin d'œil. Il savait le mépris de son co-empereur pour l'oisiveté, et le provoquait délibérément. Il n'avait pas tant bu, alors pourquoi se sentait-il joueur et confiant en présence de cet homme qui – il le savait – pouvait le faire tuer s'il le souhaitait? «Il t'apprécie», se rappela Geta. Son sang s'accélérait chaque fois qu'il se le rappelait. Lucilla était pareille à son fils, elle ne parlait pas à la légère. Aussi, il savait qu'elle avait dit la vérité lorsqu'elle l'avait mis en garde: l'affection de Lucius ne le protégerait pas s'il devenait une menace pour Rome.

Tout de même,il t'apprécie. Geta savoura cette idée en étouffant un bâillement. Il ne s'était pas senti aussi détendu depuis fort longtemps.

La sensation d'être dévisagé le brûla, l'attention de Lucius était toujours fixée sur lui.

«Qu'y a-t-il? demanda Geta.

— Tu sembles fatigué.»

Il l'était. Geta envisagea de répondre qu'il se faisait tard, mais il savait bien que c'était à ses cernes que Lucius faisait allusion. Il était observateur, suffisamment pour s'en être sans doute aperçu dès leurs retrouvailles.

«Disons que le sommeil m'a fui.»

Il fit un geste négligeant de la main pour chasser la question. Lucius continua de le considérer, cherchant ses mots.

«Acacius m'a fait son rapport, amorça-t-il.

— Et? Il t'a dit que j'étais allé voir mon frère?»

Geta ne pouvait s'empêcher de se mettre sur la défensive, même avec la prudence de Lucius. Leur dernière dispute sembla planer sur leurs têtes.

«Il m'a dit que tu n'avais subi aucune menace», répondit-il en ignorant sa question.

Geta réclama une coupe, ne prenant pas la peine de répondre. S'il souhaitait entendre Lucius reconnaître son comportement exemplaire, il n'était pas capable de supporter une telle approbation. Il s'était plié à ses attentes, c'était déjà beaucoup à supporter, il n'ajouterait pas à ça un comportement servile. Certes, sa vie n'avait pas été menacée, mais l'attente avait été inquiète.

«Le sommeil m'a tout de même fui», murmura Geta sans lever les yeux de sa coupe.

L'ancien gladiateur l'observa, ses yeux luisant d'intelligence semblaient comprendre parfaitement ce que Geta ne disait pas. Gêné, Geta repris sa posture lascive. Il appréciait l'idée d'être le reflet opposé de l'apparence rigide et puissante de Lucius, et trouvait rassurant de se conformer à cette image.

«As-tu apprécié la fête que je t'ai préparée?», demanda Geta en étirant ses jambes.

Il avait appuyé sur ce mot que Lucius avait utilisé tantôt, et le lorgnait de dessous ses cils, cherchant à provoquer un froncement de sourcils sévère de la part de son interlocuteur.

Cependant les yeux verts de ce dernier suivirent le mouvement de ses jambes puis s'éloignèrent vivement.

«Cela n'a aucune importance, répondit-il stoïquement.

— Cela m'importe.»

Geta jouait avec les pans de sa tunique, toujours faussement détaché et impertinent. L'ancien gladiateur reporta son attention sur lui, impénétrable. Il ne lui donnerait pas de réponse, cependant, ses yeux ne le quittaient pas. Lorsqu'ils descendirent sur son cou, Geta frissonna. Ses yeux laissaient sur sa peau une trace plus brûlante que les mains du bel esclave.

«Tu as bien fait», dit-il d'une voix grave.

Les joues de Geta lui chauffèrent immédiatement. Il sentait son cœur battre dans ses tempes, l'assourdissant. Lucius n'avait rien dit qui mérite une telle réaction, et Geta n'était pas en quête d'approbation. Et qu'avait-il bien fait, au reste?

Lorsque leurs regards se retrouvèrent, Geta se trouva tout entier épris. Il n'avait jamais rien désiré comme il désirait cet homme. C'était comme si de leur rencontre à cet instant, le destin s'était déroulé irrémédiablement.

«Tu as raison, souffla-t-il, je suis las. Raccompagne-moi?»

Lucius le surprit encore en hésitant à peine. Il se leva, faisait taire les conversations alentour, et lui tendit la main.

Symboliquement, ce geste était fort. Geta savait que les regards de tous les invités étaient désormais braqués sur eux, mais ne pouvait s'en inquiéter. Lorsqu'il attrapa la main large de l'ancien gladiateur, seul importait le contact de sa peau contre la sienne. La paume avait quelques callosité et cicatrices, mais elle était aussi chaude et ferme. Geta fut redressé sans aucune peine, à la simple force du bras de Lucius.

Il emboîta le pas de l'autre homme sans chercher à saluer quiconque ni à savoir si Lucius daignait le faire. Les deux empereurs sortirent, et c'était le signe que la réception était terminée.

Lucius se déplaçait dans le palais sans hésitation, il connaissait les lieux aussi bien que lui – il y avait également grandi. Geta passa la porte de ses appartements et n'hésita pas avant de saisir le vêtement du gladiateur. Les lèvres de Lucius s'écrasèrent contre les siennes.

Jamais un baiser n'avait été si satisfaisant. Geta se sentait comme un assoiffé, un affamé, lui qui n'avait jamais connu ni la faim ni la soif. Chacun de ses désirs avait été comblé avant que d'être émis, tout avait toujours plié à sa volonté. Mais ce corps, cet esprit, cet homme sous ses doigts était là, infiniment désirable et hors de sa portée. Il aurait aimé se fondre dans sa bouche, se confondre avec lui. Il n'avait jamais ressenti désir si puissant.

Lucius le plaqua contre une colonne et approfondit encore le baiser. Geta se sentait entre le feu et la glace, tenu entre froid du marbre dans son dos et le brasier du corps de l'ancien gladiateur. Les deux mains puissantes de l'autre homme berçaient sa tête, le tenant fermement et avec soin, ce qui lui donnait l'impression d'être précieux et le faisait gémir. Lucius le tenait à sa merci et Geta n'avait aucune intention de lui échapper.

«Lucius…», gémit-il, essoufflé, contre ses lèvres.

L'ancien gladiateur grogna, ayant perdu toute trace de stoïcisme, et traîna sa boucle plus bas, jusqu'à la cicatrice barrant son cou meurtri. La douceur des lèvres contrastait avec le corps robuste qui le tenait fermement; les larmes lui montèrent aux yeux sans qu'il ne puisse les retenir.

«Lucius…»

Son appel pitoyable amena la bouche de Lucius à remonter lentement le long de son cou pour se poser sur les siennes. Des pouces rêches caressèrent ses tempes et chassèrent les larmes tandis que des lèvres chaudes le cajôlaient. Le cœur de Geta n'en finissait plus de fondre. Lorsque l'ancien gladiateur passa ses pouces sous ses oreilles pour le tenir, il réalisa qu'il frémissait comme feuille au vent. Ses propres doigts s'étaient désespérément agrippés aux vêtements de Lucius.

«J'ai besoin de toi », murmura-t-il si bas que Lucius n'eut pas pu l'entendre s'il n'avait pas été collé à lui.

Il se sentit rougir furieusement en réalisant ce qui venait de lui échapper sous le coup du désir. Lucius se recula assez pour plonger ses yeux dans les siens. Ses pupilles étaient deux lacs enténébrés dans lesquels Geta manqua de se noyer. Se rappelant qu'il n'était ni une jeune fille ni une vestale, Geta se jeta sur les lèvres de l'autre empereur.

Difficile de dire qui d'entre eux cherchait le plus à se fondre dans l'autre. Leurs baisers étaient bâclés par tant de hâte, les dents se mêlaient aux langues et aux gémissements que Geta laissait échapper. Il parvint enfin à faire tomber la toge de Lucius et ses doigts bagués se perdirent dans les boucles douces de ses cheveux. Soudain, deux mains saisirent ses fesses et le soulevèrent du sol. Geta glapit en s'accrochant aux larges épaules et chercha à se stabiliser avec une grande maladresse, car il était encore drapé dans ses propres vêtements. Cependant, Lucius n'avait aucune intention de le prendre contre cette colonne car il hissa l'empereur roux sur son épaule, tenant ses jambes serrées contre son flanc, et se dirigea vers le centre de la pièce. Avant de pouvoir réaliser quel traitement il subissait, Geta fut jeté sur les couvertures de son lit. Il regarda, essoufflé, Lucius se tenant toujours au pied du lit retirer les fibules qui retenaient sa tunique.

«Je n'ai pas l'habitude qu'on me moleste», déclara Geta d'un ton moins virulent que surpris.

Le tissu glissa sur la peau de Lucius jusqu'au sol, dévoilant les aspérités de son torse de guerrier. Les flambeaux et les braseros donnaient à sa peau l'aspect du bronze; Geta savait combien lui-même était pâle en comparaison. Au contraire de la sienne, la peau de Lucius était barrée de cicatrices et de marques qui témoignaient de son passé guerrier, de sa bravoure et de ses victoires. Geta était trop absorbé par le spectacle pour songer à se plaindre encore.

L'héritier de Marc Aurèle attrapa le laurier dans ses cheveux et le jeta négligemment au sol, comme si ce n'était rien qu'un encombrant bibelot, puis reporta son attention sur lui. Il avait l'air d'un animal féroce ayant choisi sa proie. Geta eut bien du mal à se retenir d'écarter les jambes pour l'accueillir.

Le gladiateur rampa jusqu'à lui sans perdre de sa superbe, puis contre ses lèvres, ordonna:

«Déshabille-toi.»

Une telle audace lui fit perdre un instant ses mots. Il était vrai que Geta n'avait pas pour habitude d'être malmené, ni dirigé, ni tourmenté au lit. Peu importe avec qui il avait couché, il avait toujours été le seul empereur. Lucius haussa les sourcils pour marquer son attente.

Cet air exigeant donna la volonté nécessaire à Geta pour inverser la tendance. Prenant Lucius par surprise, il le plaqua sur le matelas doux et chevaucha ses hanches. La surprise se lisait sur le visage de l'ancien gladiateur, mais un sourire amusé remplaça vite cette dernière.

Il avait cet homme à portée de main. Enfin, à disposition, là où il l'avait voulu dès leur premier échange de regard. Le puissant guerrier était étalé sur ses draps de soie d'orient, ses cheveux luisant comme le blé à la lueur des flammes étalées sur ses coussins moelleux. Sa peau chaude était offerte à ses doigts. Geta passa ses mains sur ses biceps et sa poitrine musclée, appréciant chacune de ses marques. La peau frissonna au contact du métal cerclant ses doigts. Taquin, Geta traîna un bracelet orné de pierres sur le téton de Lucius puis plaqua sa paume sur le morceau de chaire durcie.

L'autre empereur supportait le traitement avec patience, son souffle régulier ne chancelant que rarement. Le plaisir de Geta était d'autant plus savoureux qu'il savait que l'homme sous lui pourrait le chasser sans mal. Les yeux verts ne le lâchaient jamais, cela lui donnait envie de se tortiller. Entre ses fesses et la divine nudité de Lucius, il n'y avait que ses vêtements.

«Fais-le, toi, ordonna-t-il à son tour. Je suis occupé.»

Pour illustrer son propos, il pressa les mains sur les muscles de son torse, puis se pencha pour embrasser sa poitrine. Un grondement sourd s'éleva de Lucius.

La peau sous ses lèvres avait un goût qui lui plaisait intensément. Il n'avait pas mis de parfum, la langue de Geta ne récoltait que la saveur de Lucius. Il alternait entre coups de langue, baisers et morsures, souhaitant lui aussi laisser quelque trace sur le corps cet homme. Tandis qu'il traînait une langue mutine entre les muscules de la poitrine du gladiateur, il sentit des mains remonter sur ses épaules pour détaches ses vêtements. Il écrasa son sourire contre la peau chaude: Lucius lui avait obéi.

Il se redressa pour aider son compagnon à retirer ses vêtements, à délacer ses chaussures et retirer tout ce qui pouvait faire rempart. Lorsque Geta se rassit, sa chaire rencontra le sexe brûlant de Lucius. Ils haletèrent de concert et leurs lèvres se retrouvèrent. Des mains viriles remontèrent le long de son dos et atteignirent son cou, semant frissons et désir sur leur passage. Il sentit des doigts glisser dans ces cheveux, se saisir de sa propre couronne et la détacher précautionneusement de ses boucles rousses, puis il entendit le métal frapper le sol. Les yeux de Lucius le brûlaient, semblant dire: c'est toi que je veux, sans artifices. Geta portait toujours des perles dans ses cheveux, des bijoux dorés sur ses bras, ses doigts et ses chevilles. Il se donnait l'impression d'être une concubine couchée sur un empereur. Lucius était toujours impeccablement souverain, même dans cette position. Tout chez lui donnait envie à Geta de le dévorer. Il lâcha une dernière fois les lèvres tentantes puis traîna sa langue plus bas, dévorant la chaire frissonnante sur son passage. Le corps de Lucius ne trichait pas: brûlant de désir, vibrant sous ses lèvres, tendu contre lui. L'odeur mâle frappa ses sens lorsqu'il passa sous son nombril, le faisant presque baver d'envie.

«Que fais-tu?», demanda la voix étonnée de Lucius.

Geta s'écarta pour contempler le sexe dressé sous lui, tendu vers sa bouche comme s'il lui quémandait son attention. Il s'humidifia les lèvres, sentant la faim lui dévorer les entrailles, puis se pencha pour lécher le bout rouge comme un fruit mûr. Le goût de son amant était aussi intense que lui. Il s'apprêtait à redescendre flatter la lance chaude lorsque des mains empoignèrent ses cheveux pour le redresser.

Lucius avait les yeux comme des soucoupes, un air ébouriffé, les sourcils froncés.

«Ne t'avilis pas ainsi», demanda Lucius, essoufflé.

Geta était lui-même surpris d'être si violement arraché à son plaisir – et cela pour de vulgaires raisons de mœurs! Agacé, il chassa les mains qui l'avait tiré par les cheveux. Il se fichait bien que les citoyens de Rome ne s'avilissent pas, il savait que ce genre de pratique était réservé aux putains et aux esclaves. Mais Geta était empereur, il laissait aux autres la besogne de se soumettre à la moralité. Si Lucius n'était pas d'accord avec lui, qu'importe! Il n'était pas d'humeur à se lancer dans un débat éthique.

« Cesse donc de me donner des ordres!» s'exclama-t-il.

Il défia son amant du regard avant de descendre retrouver le sexe de Lucius qui, lui, ne faisait pas montre de pudeur. Afin de marquer sa détermination, il traîna sa langue tout le long de sa queue et déposa un baiser définitif sur le gland humide. Lorsqu'il jeta un coup d'œil au visage de Lucius, il vit son expression attentive et ses joues rouges.

«Si tu ne le désire pas, arrête-moi», souffla Geta contre le sexe chaud.

L'ancien gladiateur rougit plus encore mais ne protesta pas. Il avait l'air aussi affamé que lui-même se sentait. Satisfait, l'empereur roux retourna à sa tâche. Après avoir embrassé encore la peau chaude du ventre avec affection, il abaissa sa bouche pour sucer le sexe tendu vers lui. Le souffle de Lucius se coupa, Geta s'en sentit satisfait. C'était peut-être la première fois que l'autre homme se laissait aller à ce genre de plaisir mais Geta avait eu quelques expériences enrichissantes qu'il comptait bien mettre à profit pour défaire Lucius.

Il glissa le sexe entre ses lèvres encore et encore et l'adora à chaque instant. Son musc embaumait ses sens et chaque son de Lucius le poussait à en prendre davantage. Son amant tressaillait, se tendait, grondait son plaisir sans pouvoir se retenir. Geta ne se sentait guère avili lorsque Lucius soufflait son nom. N'ayant plus aucune volonté de lui résister, l'empereur avait glissé ses doigts dans ses cheveux et lui massaient le crâne comme pour s'excuser de l'avoir malmené. La douceur du gladiateur lui amena de nouveau des larmes aux yeux, il gémissait désormais sans discontinuer ni cesser de le sucer.

Lorsque le goût d'un liquide lui frappa les papilles, Geta crut bien défaillir. Il plaqua ses propres hanches contre le matelas et sentit qu'il pourrait bien venir de cela seul. Alors, les mains larges de Lucius lui saisirent le visage et l'écartèrent doucement. Geta reprit son souffle tandis que son amant essuyait les quelques larmes qui lui avaient échappé.

«Chut, murmura-t-il pour l'apaiser.

— Pourquoi? demanda Geta d'une voix détruite.

— J'aimerais te prendre.»

Geta embrassa Lucius sans se soucier de la saveur du baiser, et l'autre lui rendit sans hésitation.

«Oui, s'il-te-plaît.»

En un instant, il se retrouva allongé à la place chaude qu'avait laissé Lucius, et ce dernier se tenait de nouveau au-dessus de lui avec un regard dévorant. Il saisit les cuisses pâles et les tira vers le haut, les écarta, puis baissa les yeux vers l'intimité dévoilée. Geta gémit en se sentant ainsi exposé, l'air froid et le regard de Lucius caressant la chaire de son cul.

«De l'huile?»

Geta lu indiqua une fiole posée sur un guéridon, Lucius dut quitter le lit pour aller la chercher., la perte et l'attente furent si intenses que Geta laissa échapper une lamentation. Lucius avait l'air amusé lorsqu'il se réinstalla entre ses cuisses.

«La patience est un remède à toutes les affliction», se moqua Lucius en posant un baiser sur une des cuisses de Geta.

Geta, également amusé, voulu répliquer, mais son souffle se bloqua lorsque les doigts huilés de Lucius écartèrent ses fesses. Sentir cet homme le toucher aussi intimement faisait trembler son âme. Il n'avait pas même osé espérer pareille situation. Rapidement, un doigt épais le pénétra.

Lorsque Geta ouvrit les yeux, ne se souvenant pas de les avoir fermés, il vit que Lucius avait presque l'air aussi ébahi que lui. Lucius regardait son doigt le pénétrer, se retirer puis étirer de nouveau ses chaires. L'attention minutieuse qu'il portant à ses gestes le fit gémir.

«On dirait que je ne suis pas le seul à me montrer impatient», souffla Geta en riant.

Lucius lui adressa un sourire attendrissant puis enfonça son doigt aussi loin que possible. Geta se cambra en sentant un point sensible être frappé.

«Ah! As-… As-tu déjà fait cela?»

Lucius cambra son doigt et trouva de nouveau cet endroit qui le fit gémir, mais ne répondit pas. Il gardait les yeux baissés, tenant toujours une cuisse de Geta écartée de sa main gauche et regardant sa main droite travailler. Il était évident que Lucius avait déjà pratiqué la chose – il ne pouvait tout de même pas avoir un talent inné dans tous les domaines.

Un second doigt rejoignit le premier, étirant son trou lentement mais sûrement. Geta se cambra, gémissant le nom de Lucius. Ses pensées cavalaient: Lucius avait-il couché avec un autre soldat ou avait-il joué dans son adolescence? Ou peut-être était-ce avec un gladiateur du Colisée… il aurait trouvé du réconfort auprès d'un frère d'arme. Geta savait que personne n'avait payé ses services lorsqu'il avait été gladiateur. Macrinus le lui avait assuré…

Deux doigts frappèrent l'endroit en lui avec force – Il cria.

«A quoi penses-tu? demanda Lucius.

— A l'homme que tu as baisé. Qui était-ce? Ou il y en a -t-il eu plusieurs?»

Lucius leva sur lui un regard curieux et continua de l'examiner tandis qu'il le pénétrait de ses doigts.

«Qu'importe? répondit-il enfin.

— Je veux – Ah! Je veux simplement savoir qui je dois faire tuer.»

Une fessée atterrit sur sa fesse droite, assez rudement pour le faire glapir. Geta regarda estomaqué Lucius retirer les doigts de son trou, puis le toiser avec les sourcils froncés.

«Tu ne feras tuer personne.»

Il n'avait pas l'air réellement en colère, sans doute parce qu'il comprenait que Geta ne comptait pas réellement faire assassiner ses anciens amants.

«Toi qui as fait fuir tous ceux qui m'ont approché ce soir…»

Une autre claque s'abattit sur ses fesses, le prenant par surprise, et aussitôt trois doigts le pénétrèrent. La combinaison des sensations eut presque raison de lui. Il se cambra en criant, sentant une vague de chaleur déferler en lui.

«Lucius!

— Tu m'as cherché toute la soirée», grogna Lucius.

Une autre fessée le secoua au même moment que les doigts frappaient profondément en lui. Un rire presque hystérique et haletant lui échappa et la large main de l'ancien gladiateur s'abattit de nouveau sur lui.

«Tu avais ce regard», railla Geta en tremblant.

Il se sentait si bien étiré par les doigts de Lucius qu'il en perdait la tête. Ses cheveux collaient son front humide et sa peau semblait brûler sous les yeux de Lucius. Les fessées ne lui faisaient pas vraiment mal, mais suffisamment pour lui rappeler toute la puissance de l'homme qui l'ouvrait. Il laissa un sourire taquin le gagner en voyant Lucius rougir d'embarra.

Il porta ses mains jusqu'au torse musclé de Lucius, appréciant sa chaleur et ses aspérités. Il n'était pas loin de venir, il le savait. Cet homme allait le faire venir, et cette pensée le submergeait. Lui qui lui avait sauvé la vie, lui qui le protégeait, lui qui rompait sa solitude… Lui qui l'avait défié lorsqu'il n'était qu'un esclave.

Leurs yeux se trouvèrent et Geta soupira tout en caressant son torse. Sachant très bien quelle serait la réponse, il murmurad'un ton appréciateur :

«Tu es finalement là pour mon plaisir, gladiateur.»

La fessée qui suivit le fit jouir. Il se serra autour des doigts en lui et écarta les jambes à s'en faire mal tandis qu'il éclaboussait son propre torse en criant le nom de Lucius. Il s'étouffa presque en cherchant à récupérer son souffle, sentant son entrée pulser autour de Lucius. Il avait griffé Lucius sans le vouloir et caressait désormais sa peau pour s'excuser en marmonnant des choses incompréhensibles. Un petit rire lui échappa.

Lucius l'embrassa lentement en retirant ses doigts, cueillant sur ses lèvres les gémissements de Geta. Il enserra les hanches de ses jambes et rapprocha l'ancien gladiateur jusqu'à l'avoir plaqué contre lui. Lucius avait une main dans ses cheveux et une autre qui lui caressait doucement la croupe, à l'endroit où il l'avait frappée.

«Magnifique», murmura Lucius entre deux baisers.

Geta gémit en attirant encore Lucius vers lui. Il n'en aurait jamais assez de cet homme, et il le voulait maintenant en lui, là où il se sentait vide et désireux d'être comblé.

«Viens en moi», dit-il en le regardant dans les yeux.

Sans se faire prier, Lucius souleva les hanches de Geta et amena son sexe à son entrée palpitante de désir, puis, après avoir posé un chaste baiser sur ses lèvres, le pénétra jusqu'à la garde d'un mouvement lent et implacable. La sensation d'être traversé par Lucius lui amena un plaisir sans pareil, et ce malgré la douleur de l'intrusion. Il alla blottir son visage dans le cou de l'ancien gladiateur en savourant la sensation d'être pleinement pris par lui. Lucius lui embrassa l'oreille et lui caressa les flancs en attendant qu'il se fasse à la sensation.

«Lucius, gémit-il encore. Lucius…

— Oui?»

Lucius avait l'air bouleversé, ses yeux brillaient de désir, mais il restait immobile en attendant la permission de bouger. Comme toujours, sa maîtrise de soi était infaillible. Geta se délecta de cette pleine confiance en embrassant son cou, puis répondit, pantelant:

«Vas-y, fais-moi tiens.»

Sans doute la formule était-elle trop dramatique, mais Lucius ne sembla pas s'en préoccuper, et Geta était trop profondément plongé dans ses sensations pour s'en vouloir. Le sexe n'avait jamais été aussi prenant, c'était comme si Lucius avait balayé le monde autour d'eux. Le premier coup de reins fut douloureux, mais son amant se montrait prévenant et observateur. Bientôt, il n'y eut plus qu'un désir brut et bestial d'en avoir plus; ils bougeaient en concert à la rencontre de l'autre.

Lorsque la main de l'autre empereur s'enroula autour de son sexe, Geta se rendit compte que c'était la première fois qu'il le lui touchait et sentit ses joues brûler en songeant qu'il était venu sans cela. La prise de l'ancien gladiateur était ferme et ses coups de boutoir le clouaient dans le matelas. Le corps de Geta n'était plus qu'une poupée de chiffon qui ne lui obéissait plus. Il se contentait de crier en se laissant piller par Lucius.

«S'il-te-plaît!», quémanda-t-il encore, sans savoir ce qu'il demandait.

Lucius lui mordit la lèvre en frappant sa prostate, Geta sentit de nouvelles larmes couler le long de ses joues. Il avait l'impression d'être revendiqué. Les yeux de Lucius le dévoraient.

«Viens, maintenant.»

L'ordre de Lucius aurait été contesté si son esprit n'avait pas quitté son corps. Aussi bien, il se sentit jouir dans la large main qui l'enserrait et autour du sexe profondément enfoui en lui. Un cri muet le déchira et sa vision blanchit, puis la sensation d'être rempli par un liquide brûlant lui fit voir les étoiles.

Lorsque la vision lui revint, Lucius était allongé à moitié sur lui et tous deux essayaient de retrouver leur souffle. Geta se sentait comblé, mais une frayeur étrange le saisit en sentant Lucius s'éloigner. Il l'entoura de ses bras et planta ses doigts dans son dos.

Il n'était pas assez lucide pour se fustiger lorsqu'il se blottit contre Lucius en gémissant pitoyablement. Il ne savait pas d'où venait sa peur, et deux orgasmes successifs avaient eu raison de toute logique.

Lucius le pris à son tour dans ses bras forts. Geta s'y lova sans honte et la sensation du corps de Lucius entourant le sien chassa son angoisse.

«Je ne vais nulle part», le rassura Lucius.

Ces mots enveloppèrent son esprit et le bercèrent jusqu'à ce que le sommeil le trouve, souriant de bonheur.

Il se réveilla avant Lucius. Les rideaux luttaient contre le soleil qui devait certainement être au zénith, des rayons dorées venaient lécher la peau bronzée de l'homme allongé sur le ventre, ronflant paisiblement. Geta ne savait pas depuis combien de temps il contemplait l'homme endormi. Le drap de coton couvrait à peine ses hanches, il ne savait combien de fois ses yeux avaient dévalé le long de son dos jusqu'au creux de ses reins, puis gravi de la naissance des fesses fermes jusqu'au cheveux doux bouclant sur sa nuque. L'expression de l'ancien gladiateur était parfaitement détendue. Lorsqu'il était éveillé, Lucius avait toujours l'air grave ou détaché, mais jamais paisible – des fantômes étaient toujours tapis au fond de son regard.

Une alliance cerclait un de ses doigts; Geta ne savait quoi penser ou ressentir en la voyant. Savoir qu'il était précédé dans le cœur de Lucius l'attristait, mais ne le rendait pas amère. Il avait toujours aimé posséder, cependant il savait qu'il ne possèderait jamais cet homme-là. Il voulait l'entendre parler de cette Numide, de la promesse que représentait l'anneau – il voulait qu'il lui fasse suffisamment confiance pour cela.

Un profond sentiment de satisfaction couvait en Geta en voyant l'homme se reposer, les sourcils détendus, la bouche légèrement ouverte, le visage à moitié enfoncé dans un oreiller et, surtout, son dos à découvert. Combien il serait facile de lui ficher une lame dans le dos. Mais le guerrier dormait paisiblement, allongé à côté de Geta, et Geta ne songeait à la possibilité de le tuer que pour mieux se délecter de l'idée que ce soit une possibilité qu'aucun des deux ne voulait sérieusement considérer.

Plutôt qu'une lame, il aurait préféré traîner ses lèvres sur lui; il imaginait déjà la sensation de ses cheveux ou de sa peau sur sa bouche, mais il se contentait de le regarder de peur que son toucher ne le réveille, n'éclipse ce rêve éveillé, que son bonheur fragile ne s'évanouisse lorsque Lucius reprendrait conscience. Aucune de ces craintes ne l'aurait tourmenté si Lucius était resté un esclave, il aurait pu le conserver jalousement comme un oiseau en cage et en profiter à loisir.

Lucius battit des cils et son fantasme s'envola. Il vit l'homme s'étirer en baillant puis le regarder et sourire, et cela balaya toute inquiétude. Son cœur battait si fort que Lucius l'entendait peut-être, et ses joues si chaudes que la pénombre ne devait dissimuler leur rougeur. Une main chaude entoura son poignet et en caressa la partie sensible.

«Tu es réveillé depuis longtemps?»

Geta hocha la tête et se rapprocha du corps de Lucius pour poser sa tête près de la sienne. Rien n'était comparable au plaisir de se sentir voulu par un être qu'on admire. Tout compte fait, Geta ne voulait pas d'un esclave, il voulait cet homme libre de partir et qui choisissait de rester couché là auprès de lui.

«Personne n'est obligé de savoir que l'on est réveillé», chuchota Geta en souriant à son tour.

Il posa une main sur la poitrine de Lucius et sentit son cœur battre sous ses doigts. Il resta un moment ébahi de pouvoir le sentir contre lui sans qu'il ne disparaisse tel Eurydice sous les yeux d'Orphée. L'autre empereur appuya sa tête contre son bras pour mieux le regarder.

«Il doit déjà être tard. Je dois parler de la Numidie aux consules et me rendre aux comices, les tribuns veulent me soumettre l'idée de nouveaux thermes.

— La plèbe peut attendre…», répondit Geta avec dédain.

Le regard noir que lui retourna Lucius le fit se reprendre. Il n'avait aucune envie de briser leur harmonie pour une stupide question de populace.

«Ou, poursuivit-il d'un ton cajolant, je pourrais aller écouter les tribuns quémander pendant que tu narres tes aventures aux consules.»

L'expression de Lucius s'adoucit malgré le mépris toujours visible de Geta pour les assemblées populaires.

«Il ne faut pas se contenter d'apparaître aux comices.

— Oui, oui, je les écouterai d'un air compréhensif, j'arbitrerai de manière équitable puis je m'en irai réfléchir à leur proposition.»

Il avait énuméré ces tâches avec mauvaise grâce, mais Lucius ne semblait pas s'en préoccuper. Il porta son poignet à ses lèvres y déposa un baiser. Geta se fustigea de réagir si intensément à un geste si chaste.

«Soit», répondit Lucius.

Geta osa alors embrasser son empereur. Leurs lèvres s'apprivoisèrent sans précipitation. La fureur qui les avait pris la veille était absente, mais il sentait qu'une simple pression pourrait la faire revenir. Son cœur résonnait de nouveau dans ses tempes, étouffant le monde extérieur. La chaleur serpentait le long de son corps.

«Nous devons tout de même nous lever», déclare Lucius en s'écartant de ses lèvres.

Lucius ne semblait pas ravi de ce choix raisonnable, ses yeux verts revenaient aux lèvres de l'empereur roux et il n'avait pas esquissé un geste pour sortir du lit. Geta posa ses mains sur les épaules musclées et les poussa jusqu'à les plaquer au lit, puis passer une jambe par-dessus les hanches à peine couverte et s'assit sur l'autre homme. Lucius avait laissé échapper un souffle surprise mais s'était laissé faire, comme la nuit dernière, ce qui lui donna un délicieux sentiment de puissance. L'ancien gladiateur le regardait calmement, en attente du prochain mouvement.

«Veux-tu un secret?», demande Geta.

Chevauchant toujours Lucius, il se pencha, ses mains encadrant sa tête, et lui déclare sur le ton de la révélation :

«Nous sommes les maîtres du monde, nous pouvons faire tout ce que nous voulons.»

Geta savait très bien que son argument n'appellerait qu'à un jugement sévère du petit fils de Marc-Aurèle. Il souriait déjà en attente de l'inévitable laïus sur le devoir et la responsabilité qu'il allait subir. Lucius leva un sourcil mais, au lieu de chercher à répondre par des arguments philosophiques savants, il abattit la paume de sa main sur ses fesses.

"Oh! s'exclama Geta en rougissant. Cela ne peut pas être ta réponse à chaque fois !»

L'autre frappa doucement ses fesses pour le contredire et ils rient de cette réponse.

«Cela semble mieux fonctionner que la raison», répondit Lucius avec un sourire.

Geta le fit taire en l'embrassant encore, encore, et plus encore jusqu'à ce que le temps leur échappe. Il s'éloigna en se sentant comblé et confiant, sachant qu'ils se retrouveraient. Ce qu'ils partageaient n'était peut-être qu'une accalmie, car Rome était paisible et ensoleillée et qu'elle pouvait aussi bien brûler le lendemain. Il traverse la ville en sentant son cœur battre des ailes comme un oiseau fragile – un oiseau dont il voulait prendre soin. Pour lors, aucun nuage n'obscurcissait l'horizon, les dieux se tenaient silencieux, et l'instant s'étirait à n'en plus finir.


Merci d'avoir lu ! N'hésitez pas à laisser un petit mot :)

Certaines des répliques de Lucius sont tirées des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, d'autres de Sénèque ou inspirées d'Epictète, tous philosophes stoïciens. Je m'excuse pour toute imprécision concernant l'organisation politique de Rome.

Pas moyen de trouver Gladiator 2 ni ses personnages, ce site est à la ramasse complet en plus d'avoir une interface affreuse, sans déconner, allez sur AO3. C'est la troisième fois que je m'y prends pour arriver à poster un truc screugneugneu