Albert Spencer fit nerveusement quelques pas dans le couloir tout en relisant ses notes. Dans quelques secondes, il s'apprêtait à entrer sur le plateau de télévision pour tourner son émission qui, exceptionnellement, sera diffusée en directe. Il le savait, il avait été prévenu, il allait devoir parler du dernier gros dossier traité par son département ce qui le rendait légèrement anxieux.

Il ne devait pas commettre d'erreur, répondre correctement et calmement. Il ne devait pas hésiter, ni même bégayer, il devait garder sa neutralité de juge tout en se rangeant derrière les complaintes des téléspectateurs. Il allait devoir finement jouer sur les mots pour s'attirer la sympathie de tous.

L'une des assistantes vint le voir, lui expliquant qu'il devait bientôt faire son entrée sur le plateau alors, après avoir pris une profonde inspiration, il la suivit. Caché dans l'angle mort de la caméra, il attendit que l'animateur ait annoncé sa participation dans l'émission pour apparaitre, le sourire aux lèvres.

Dans un premier temps, ils échangèrent quelques banalités, se demandant mutuellement comment ils allaient, comment ils avaient vécu ses derniers jours. Ils passèrent cependant rapidement aux vifs du sujet pour ne pas faire attendre les téléspectateurs qui étaient tous impatient d'assister à ce moment de vérité.

« Le résultat du premier procès concernant le meurtre de cet enfant de Chester a soulevé un véritable problème. En effet, l'un des coupables a écopé de 20 ans de prison alors que le second n'a écopé que de 2 ans dans une maison de redressement parce qu'il est un mineur de moins de 14 ans. Qu'en pensez-vous ? Quel est votre avis sur la question ? » Lança la journaliste.

« Oui. La peine maximale pour un mineur de moins de 14 ans est de 2 ans dans un centre mais je serais assez d'accord pour amender cette Loi en allant jusqu'à 5 ans ou, éventuellement, redéfinir ce qu'est l'âge de la minorité criminelle. Cependant, il faut être prudent. Sans peine spécifique pour les mineurs, alors, tous les crimes de jeunes délinquants seraient régit par le droit pénal, ce qui est inenvisageable. » Répondit-il avec sérieux et sincérité.

Au vu des sourires et des pouces en l'air que lui lancèrent les rédacteurs et différents travailleurs sur la chaîne, il comprit que sa réponse avait été parfaite. Il reprit, bien plus soulagé, et son passage dans l'émission arriva à sa fin. Après un sourire ainsi qu'un petit signe de la main adressé à la caméra, il quitta le plateau pour rejoindre son assistante qui le complimenta sur ses interventions.

Il retourna dans le couloir où l'un des monteurs en scène vint le rejoindre pour lui annoncer que sa présence avait provoqué un pic de vision et que son nom était beaucoup cité sur les réseaux sociaux. Soucieux de l'avis que pourrait avoir les téléspectateur, Albert Spencer s'était précipité sur son téléphone pour faire un tour sur internet, découvrant ainsi les éloges, les félicitations et les compliments que lui faisaient tout le monde.

Un sourire fier se dessina sur son visage et il lâcha un discret soupir de soulagement. Il s'excusa platement auprès du monteur en scène quant au fait qu'il était attendu ailleurs, qu'il ne pouvait donc pas attendre la fin de l'émission pour la discuter avec eux puis il s'en alla rapidement.

Malette en main, il rejoignit l'entrée de la chaîne de télévision où tout un tas de journaliste, n'appartenant pas à cette firme, l'attendaient avec les caméras et les micros dans les mains. Revêtant son sourire politiquement correct, il attacha la veste de son costume pour se donner une allure un peu plus présentable puis il s'approcha d'eux, leur faisant silencieusement savoir qu'il acceptait de leur accorder un peu de son précieux temps.

« Ce procès à un peu redoré l'image du pouvoir judiciaire qui avait vivement été critiqué par le public ces derniers temps. Comment vous sentez-vous ? »

« Un commentaire à faire ? »

« Êtes-vous d'accord avec les manifestants ? Allez-vous abroger la Loi sur les mineurs ? »

« Ce que cette affaire nous a appris avant tout, juriste, comme journalistes, c'est qu'il ne faut pas juger avant un procès. Vous voyez, à la fin, c'est la justice qui doit triompher. Je n'ai fait que ce qu'il convenait de faire et j'ai toujours soutenu mes équipes. Merci beaucoup. »

Satisfait de sa réponse, il leva le poing comme l'aurait fait le gagnant d'une épreuve sportive. Il resta dans cette position quelques instants, laissant le temps aux photographes d'immortaliser sa pause puis, le sourire aux lèvres, il s'éloigna d'eux en laissant tout le loisir à la sécurité de les contenir.

« Attendez ! »

« S'il vous plait ! »

« Un autre commentaire ! »

« Monsieur Spencer ! »

Sans plus attendre, il se dirigea vers le parking du bâtiment où il sauta dans sa voiture pour se rendre au tribunal. Il devait assister à un séminaire mené par le juge en chef, il ne pouvait donc pas se permettre de le rater ou d'arriver en retard. Sa réputation de juge ne devait pas être délaissée au profit de tout ce qu'il comptait entreprendre.

En arrivant dans la pièce, il retrouva les deux juges qui travaillaient dans son département, assise l'une à côté de l'autre. Il constata qu'elles s'étaient considérablement rapprochées depuis l'arrivée de la brune ce qui lui arracha un léger sourire, Emma – qui avait l'habitude d'être seule dans sa bulle – allait enfin avoir quelqu'un sur qui compter, sur qui se reposer.

Il les salua, d'une simple signe de la main, et s'assit à l'un des bureaux restant. Il but quelques gorgées de la bouteille d'eau mise à sa disposition et remercia l'assistant du juge en chef qui leur distribua un dossier à chacun pour leur permettre de suivre le raisonnement. Leur laissant quelques secondes pour survoler les documents, l'homme alla finalement au micro pour commencer sa conférence.

« La France est un des pays qui fait respecter les droits de l'Homme et qui lutte avec acharnement contre toute les violences dans le cadre familial. La plupart des autorités judiciaires du pays jugent un agresseur coupable de violence domestiques dans les 24 heures suivant l'agressions signalée et lui imposent de sévères sanctions pénales. De plus, durant le procès, les contacts entre la victime et l'agresseur sont limités afin que la sécurité de la victime soit assurée et qu'elle puisse être assistée par un avocat. Toutes ces mesures ont été mises en place, par la simple et bonne raison, que la violence domestique doit être jugée comme un crime. Merci à tous. »

Toutes se mirent à applaudir comme un seul homme, appréciant l'explication qui venait de leur être fournis ainsi que le travail de recherche qui avait profondément été mené pour en arriver à ce final.

« Merci beaucoup, juge Danglars, pour cet éclaircissement et votre intervention. Est-ce que quelqu'un voudrait intervenir par rapport à ce qui vient d'être dit ? Des remarques ou des questions ? » Lança Emma qui avait été nommée pour le seconder.

Toutes les personnes présentes dans la pièce, essentiellement remplis d'homme, ignorèrent royalement sa demande et commencèrent à ranger leurs affaires pour s'en aller vaquer à leurs occupations. Alors qu'ils attendaient simplement le feu vert pour se lever, une main se leva dans les rangs.

« On vous écoute, juge Mills. »

« Et donc, dites-nous, que préconisez-vous ? Est-ce que vous souhaiteriez que l'on copie le système français ? Selon le ministère de l'Égalité des genre et de la Famille, 53,8% des familles américaines souffrent de violences domestiques. En 2017, un rapport du ministère de la Justice des Etats-Unis a révélé que 1,3 % des femmes et 0,9 % des hommes ont déclaré avoir été victimes de violence domestique au cours de l'année écoulée, environ 2,3 millions de personnes sont violées ou agressées physiquement chaque année par un partenaire intime, un conjoint actuel ou ancien, 90% des jeunes de moins de 18 ans tués par leur partenaire ou ex-partenaire sont des filles. En 2019, une étude a révélé que le nombre de femmes assassinées par un partenaire intime était passé à près de 4 par jour en moyenne. 87 000 femmes ont été tuées intentionnellement en 2017, 58% d'entre elles l'ont été par un partenaire intime ou un autre membre de la famille dont 8000 sur notre territoire. Ce n'est pas rien. Si on ajoute à ça, le nombre de cas qui ne sont pas officiellement déclarés, les chiffres augmentent considérablement mais ce qui est le plus désespérant dans tout ça, c'est que personne aujourd'hui n'est capable de dire quand les violences domestiques prendront fin. »

Elle ne faisait que relever les informations des diverses sources citées dans le document et pourtant, son intervention jeta un véritable froid sur l'assemblée. Ils se partagèrent tous des regards tendu, se demandant pourquoi elle avait l'audace de prendre la parole alors que la présentation était terminée. Personne ici n'avait le pouvoir de dire le moindre mot sur le travail fournit par le juge en chef alors ils étaient tous abasourdis que la nouvelle arrivante se permette de le faire.

« Prenons l'exemple d'une jeune fille qui souffrirait de violence domestique. L'hôpital et son école vont tous les deux faire un signalement à la police mais la famille va nier les accusations, dire que c'est une erreur. Dès l'instant où ils auront démenti, la police ne pourra plus intervenir et l'enquête prendra alors fin. En ce moment même, un nombre inimaginable d'affaires de violences domestiques sont classées sans suite pour ces raisons. C'est une réalité donc, comment limiter les contacts avec l'assaillant et sa victime et faire que l'agresseur soit jugé en 24 heures ? Est-ce vraiment réalisable ? »

Le juge en chef, qui était jusqu'alors fier de sa présentation, adressa un regard des plus noirs en direction d'Albert Spencer qui s'enfonça dans sa chaise pour se faire tout petit. Il était le supérieur direct de la brune, il était donc le mieux placé pour pouvoir l'arrêter et pourtant, en voyant la détermination dans son regard chocolat, il comprit, aucun de ses mots n'auraient d'impact sur elle pour le moment.

« Ce serait bien de travailler sur comment enquêter sérieusement sur les violences domestiques. Est-ce que Monsieur Spencer, par exemple, donne à ses juges les moyens nécessaires pour effectuer leur travail correctement ? »

Sa question, pourtant simple et légitime, souleva plusieurs problèmes sur lesquels personnes ne voulaient se pencher. Elle resta donc sans réponse et, dès que l'autorisation de sortir fut prononcée, ils ne se génèrent nullement pour faire des commentaires sur son action.

« Comment, de nos jours, les juges associées osent dire des choses pareils ? Quand un juge en chef fait une présentation en plus ! »

« Les jeunes recrues ne sont plus ce qu'elles étaient. »

« Monsieur Spencer forme vraiment cette juge ? »

« C'est incroyable qu'elle ait osé dire des choses pareilles alors que le juge en chef était là pour faire son exposé ! »

« Remettre en question les institutions, c'est inouï. »

« Je croirais rêver. »

« Quelle insolence. »

« Il n'y a plus aucun respect. »

Regina les écouta mais n'en avait que faire, elle savait pertinemment qu'elle n'avait manqué de respect à personne alors leurs complaintes ne l'intéressaient pas le moins du monde. La blonde fut la seule à venir lui adresser un mot gentil, lui assurant que son intervention avait été très intéressante et qu'il faudrait, tout à fait, se pencher sur les moyens fournis aux juges avant d'envisager une quelconque méthode de jugement.

Etrangement, savoir que quelqu'un se trouvait de son côté lui arracha un sourire mais elle le perdit aussitôt en voyant le regard que lui lançait le juge principal. Il n'avait pas besoin de mot pour lui faire comprendre sa colère, la petite veine qui menaçait d'exploser sur son front était suffisante. Sans attendre le moindre geste de sa part, elle termina de ranger ses affaires et le suivit jusqu'à son bureau où il explosa.

« Bon sang, qu'est-ce qui vous est passé par la tête ? Vous pensez que les présidents de tribunaux ont envie de se faire interpeler de cette manière durant les colloques ? Hein ? Vous ne savez pas quand il faut donner son avis ou quand il faut la fermer ? »

« On était tous réunis pour échanger nos points de vue, non ? » Souffla la brune qui commençait à en avoir assez de se faire crier dessus à chacun de ses gestes.

« Peut-être mais là, vous avez dépassez les bornes, il y a des manières de le faire ! »

« Même un collégien aurait fait une meilleure présentation que lui. Monsieur Danglars s'est contenté de feuilleter quelques livres, de prendre quelques informations sur différents sites internet. Le temps, c'est de l'argent : comme le dit ce vieux dicton. J'en ai bien trop dépensé aujourd'hui. »

« Comment pouvez-vous... »

« Les séminaires sont des lieux visant à partager des idées indépendamment de l'âge ou du rang. Je n'avais rien contre la présentation qu'il a faite mais je tenais à donner mon avis. »

« Justement, c'est bien le problème ! Ça vous amuse de semer le chaos comme ça ? »

Son téléphone se mit à vibrer dans la poche de sa veste et il soupira avant de l'attraper. Le nom du juge en chef s'afficha sur l'écran et son visage devint livide, il allait sans aucun doute subir ses foudres à la place de cette insolente. Il prit une profonde inspiration, afficha un sourire faussement amical et décrocha. Il n'eut pas le temps de dire le moindre mot que le cris traversèrent l'appareil pour résonner dans la pièce, il se décomposa et renvoya, d'une simple geste de la main, la jeune femme de son bureau.

La discussion dura de très longues minutes pendant lesquels il n'eut pas l'occasion de placer le moindre mot, il écouta, supporta, encaissa la colère de son supérieur qui se sentait humilié par l'intervention de la brune. Il accepta les cris sans piper mot et, une fois qu'il put raccrocher, il soupira, comme vidé de toutes son énergie.

Après les remontrances qu'il venait de recevoir, il n'avait pas le moins du monde envie de travailler alors il récupéra ses affaires et quitta simplement son bureau. Son ventre gargouilla, laissant savoir qu'il était peut-être temps de se nourrir. Au même moment, son téléphone se mit à sonner dans son manteau, il l'attrapa, inquiet de voir à nouveau le nom d'un de ses supérieurs s'afficher mais, en voyant celui du journaliste, il lâcha un léger sourire.

« Comment allez-vous Monsieur Glass ? Je suis toujours au tribunal. A déjeuner ? Non, je n'ai pas encore déjeuner. D'accord, je vais consulter mes messages. »

L'appel se termina et, la seconde suivante, il reçut une notification de message. Sidney Glass venait de lui envoyer le nom mais aussi l'adresse d'un restaurant avec le nom utilisé pour la réservation : Mendell. Il eut du mal à avaler sa salive en comprenant qu'il était sur le point de passer un certain cap et, la peur au ventre, il sauta dans sa voiture pour aller les rejoindre.

Arrivé à destination, son téléphone vibra à nouveau et il découvrit un message de Sidney Glass lui expliquant qu'il ne pouvait pas venir puisqu'il était coincé dans un bouchon à cause d'un accident, il lui souhaita tout de même un bon déjeuné et beaucoup de chance pour sa rencontre. Albert Spencer était parvenu à garder son calme en se disant que le journaliste serait là, il était tout de même un soutient de taille et, sans lui, l'homme n'était pas certain de pouvoir y arriver.

Il n'allait pas déjeuner avec n'importe qui, il allait partager la table de Greg Mendell, un député du parti de la Liberté. Ce n'était pas rien, cette simple rencontre pouvait être un tremplin pour sa carrière comme elle pouvait en marquer la fin définitive. Il avait tout intérêt à donner une très bonne impression à cet homme qui pouvait l'aider à réaliser ses rêves les plus fous.

Après s'être assuré que sa tenue soit parfaite, il entra dans le restaurant. Donnant le nom de la réservation à l'accueil, l'un des serveurs fit les gros yeux en voyant le nom complet sur l'écran de son ordinateur avant de le conduire un peu plus loin, dans un coin de la salle de réception, au niveau des petites pièces réservée à leurs clients VIP.

Le député, qui était déjà dans la pièce, l'invita à s'asseoir sur la seconde chaise présente autour de la table. Il avait profité de son avance pour commander tout un tas de très bon plat qu'il avait hâte de pouvoir goûter avec son invité mais, avant ça, il observa l'homme de haut en bas pendant quelques secondes.

« Les élections partielles vont avoir lieu en octobre. Vous seriez parfait pour représenter notre parti. C'est pour ça que j'ai demandé à Sidney d'organiser ce repas, je tenais à vous rencontrer en personne. » Annonça-t-il finalement, de but en blanc.

« Eh bien... J'ai travaillé au palais de Justice pendant plus de 22 ans, je suis plus habitué à porter une robe de juge dans un tribunal qu'à adopter et réviser les Lois. Je vous avoue qu'être à la Cour me correspond mieux que de siéger à l'Assemblée nationale. »

« Bien, j'ai appris quelque chose de très choquant récemment. Je peux vous poser une question ? »

« Bien évidement. »

« Il paraitrait que nous ne voyons que 1% des délits graves perpétrés par des mineurs dans ce qui est diffusé à la télévision. On dit que 15% relèverait de violence à l'école, de délinquance juvénile qui serait issu de foyer vivant dans une extrême pauvreté, de violence domestiques et de problème familiaux. »

« Je ne peux pas vous dire que l'analyse que vous faites là est à 100% vraie mais il est évident que la pauvreté et des conditions de vie difficiles peuvent en être la cause. Au tribunal, c'est souvent ce que nous constatons. »

« C'est une bonne chose, la révision des Lois pour la jeunesse relève des compétences de l'Assemblée nationale. Pensez à tout ce que vous pourriez faire pour ces enfants en y entrant, je crois que vous seriez plus utile pour eux au Congrès que dans une Cour de justice. Puisque les enfants sont majeurs à 18 ans et ont le droit de voter, vous nous serez très utile, nous allons avoir besoin de vous. La jeunesse doit absolument faire changer le paysage politique. Les jeunes de 18 ans ne représentent seulement 1 à 2% des électeurs mais, avec les adolescents, ils sont vraiment très présents sur internet. Leur pouvoir sur la toile est très important et ne doit pas être sous-estimé. Les affaires de délinquances juvéniles doivent devenir un enjeux d'Etat, il faut voir plus loin. C'est la justice qui doit triompher. Soyez combatif, comme vous l'avez été en interview mais à l'Assemblé nationale, pas au tribunal. La seule chose que vous devez faire, c'est prendre votre décision. De notre côté, nous nous occuperons du reste et je peux vous assurer que vous aurez plus de pouvoir en politique qu'à la Cour. »

Le juge baissa la tête et ravala – tant bien que mal – son sourire. Tous les efforts qu'il avait fournis depuis ces années étaient enfin en train de porter leurs fruits.