NEUVIEME CHAPITRE – Feel Me Tonight [X]
Avril 1987
S'arracher à la scène fut probablement l'une des épreuves les plus difficiles de la jeune existence de Yume. Une épreuve qui lui fit monter les larmes aux yeux alors qu'elle saluait une dernière fois le public gonflé d'énergie et ultra réceptif. Alors qu'elle détachait la sangle de sa guitare, elle se retourna pour quitter la scène en dernier, arrachant des cris enthousiastes à la foule. Son enveloppe charnelle avait été possédée ce soir par une part d'elle-même qu'elle ne se connaissait pas. Une part violente et puissante qui n'avait fait qu'attendre cet intense charnière de sa vie. Ce moment où tout bascula en elle, où une implosion irradiât chaque cellule de son corps, pour se révéler, se réveiller enfin. Yume avait l'impression d'avoir dormit toute sa vie, d'avoir vécu chaque instant comme un cauchemar lointain et étrange dont elle venait à peine de s'extirper, du haut de ses dix-neuf ans. Comme si, pour la première fois, elle était enfin la personne qu'elle devait être. La femme qu'elle était destinée à devenir. Elle aurait voulu ne jamais avoir à quitter cette scène, ne jamais avoir à cesser de jouer.
L'adrénaline pulsant dans ses veines faisait battre son cœur si fort, trembler ses jambes et embrouillant son cerveau qui n'était plus qu'une crépitation de couleur et d'information bruyante. C'était à peine si elle arrivait à respirer, son corps ayant été mise à rudes épreuves pendant ces infernales quarante-cinq minutes de concert, elle se retrouvait à bout de souffle, des courbatures dans chacun de ses muscles, y compris ceux dont elle ne soupçonnait même pas l'existence.
La tête dans les nuages, l'esprit encore égaré sur cette scène et dans les cris de la foule excitée, Yume ne se rendit même pas compte que son corps avait suivi le mouvement de ses quatre camarades, et qu'elle avait rejoint les loges. Se plantant dans l'entrée, elle se sentit se figer en comprenant que cet instant de grâce venant juste de prendre fin…
« Les gars, vous avez été fantastiques, tous ! Non, merveilleux ! Non, splendide ! Non, je trouve même pas les bons mots ! »
Yoshiki criait, pour couvrir les bruits du public qui se faisaient entendre jusqu'ici, et probablement aussi à cause de ses tympans bourdonnant après avoir jouait si fort.
« Je crois que c'est un des meilleurs concert qu'on ai jamais donné ! Déclara Toshi qui alla s'effondrer dans le canapé, après s'être saisit d'une bouteille d'eau fraîche, ayant grand besoin de s'hydrater et de calmer sa gorge.
- Tu crois !? Moi, j'en suis sûr ! De loin, même. Il y avait une telle énergie, j'en reviens toujours pas !
- Yume-chan, ça va ? Demanda Taiji. »
Le bassiste en bon fêtard qu'il était, s'était presque précipité sur le mini-frigo que comportait la loge -grand luxe, d'ailleurs-, pour sortir un pack de bière qu'il s'était empressé de commencer à distribuer à ses camarades, un immense sourire aux lèvres. Mais en arrivant devant la jeune femme, il constata l'air déconfit sur son visage, elle qui avait affiché une expression pleine de joie et complètement folle tout au long du concert, véritable contraste avec son air neutre ou renfrognait qu'elle prenait toujours en temps normal.
« Yume-chan, tu pleures ? Demanda doucement le bassiste en constatant la perle d'eau salée, qui glissait lentement sur sa joue pâle. »
Yume fut ramenée à la réalité par le ton inquiet et inhabituellement doux du bassiste au look de biker. Reculant d'un pas sous la surprise, elle porta sa main à ses joues pour constater leur humidité, et s'empressa de les essuyer en reniflant discrètement. Taiji avait eu la délicatesse de ne pas parler trop fort, pour ne pas ameuter tout le monde. Yume esquissa un léger sourire à l'intention du bassiste qui lui rendit son sourire en lui tendant une bière. Lentement, elle s'en saisit, un peu hésitante, avant d'aller poser sa guitare sur un socle. En plein shot d'adrénaline, Yume tremblait brutalement et eut un mal fou à ouvrir la canette.
« T'as été fantastique, Yume-chan, ajouta Taiji avec ce sourire toujours un peu taquin qu'il pouvait avoir.
- Oui, Yume-chan, j'en viens à toi, intervint Yoshiki en se rappelant au bon souvenir de la demoiselle. Pour une première, tu as tout déchiré ! Je ne doutais pas que tu serais génial, mais là… Je ne veux plus jamais t'entendre dire que tu n'es pas capable de faire quoi que ce soit.
- … »
De la bouche de Yume, aucun mot ne réussis à sortir à ce moment-là. La jeune femme était encore complètement perdue et à la fois bien présente, complètement spectatrice de ce qu'il se passait autour d'elle.
Mais on toqua finalement à la porte de la loge, détournant leur attention de la jeune femme dont le système interne était de toute évidence en plein redémarrage. À nouveau, on vit apparaître la tête de Hide passer la porte avec son sourire mutin, les yeux brillants, transpirant encore de la chaleur de la salle, comme eux tous. Yoshiki lui fit signe de rentrer, et Hide passa franchement la porte.
« Encore une fois, je ne serais pas long, promis.
- Tu reste pas fêter ça avec nous, Hide-san ? Demanda Yoshiki.
- J'aimerais bien, mais je dois aller prendre la relève. R.E.M-kun est seul avec Kazuki-chan. Je voudrais pas qu'il le rende dingue.
- Bois au moins une bière ! Insista Taiji, qui lui tendit la dernière du pack.
- D'accord, vite fait. Mais d'abord… »
Hide attrapa Yume par les épaules pour la tourner vers lui et vint la prendre dans ses bras. À son regard, qu'il avait pourtant à peine eut le temps d'apercevoir, il comprit que l'esprit de sa jeune sœur était encore sur cette scène. Cependant, il n'était pas sûr d'un jour l'avoir vu dans cet état, entre l'allégresse totale et l'incompréhension. De toute évidence, quelque chose se passait en elle, et elle ne parvenait pas encore à bien l'intégrer ou même à bien le comprendre. La jeune femme eut peine à reprendre suffisamment le contrôle de son corps pour rendre son étreinte à son frère, les bras engourdis, enserrant la bière qu'elle avait dans la main entre ses doigts.
« Je savais que tu étais faite pour ça… J'ai bien cru que tu allais rendre complètement fou le premier rang !
- Comment ça se fait que tu ne l'as jamais recruté dans ton groupe ! T'avais une telle perle à porter de main et tu la laissé trainer ? Franchement ! S'exclama Taiji.
- J'ai bien essayé mais elle a jamais voulu !
- Ben heureusement pour nous ! Entre Yume-chan et Hide-san, si vous étiez tous les deux dans le même groupe, sur la même scène… On peut tous remballer nos instruments, personne n'aurait pu faire le poids ! Répliqua Yoshiki.
- … »
À croire que Yume ne savait plus parler. Hide la relâcha gracieusement, sentant le malaise de Yume, et s'empressa d'ouvrir la bière que Taiji lui avait tendu.
« Bon, on finit nos bières, on range et on va fêter ça !
- Par curiosité, vous allez où ? Interrogea Hide, curieux, après avoir avalé une longue gorgé de sa bière.
- Shibuya, dans un izakaya qui s'appelle Senryo, à l'angle de la rue Cerulean et de la rue centrale de Shibuya, tu connais ?
- Je crois voir. C'est la devanture verte, à côté d'un yakiniku ?
- C'est ça !
- Ouais, c'est un des rares izakaya de Shibuya où on est pas encore interdit.
- Pareil, c'est là-bas qu'on va faire nos after parfois, d'ailleurs.
- Moi, je dois y aller… »
La voix de Yume, enfin se fit entendre, quoi qu'à peine audible, au milieu de ce brouhaha et de ces jeunes hommes bruyants, encore tout excités et parlant fort. Au cinq regard surpris et interrogateur, qui la fixèrent tout à coup, elle eut l'impression de devoir se justifier.
« J'ai pas pu avoir mon soir de congé. Et je suis déjà en retard d'un quart d'heure. Je dois y aller, réalisa-t-elle en fixant l'horloge. Est-ce que je peux vous laisser…
- Bien sûr, on va s'occuper de ranger, t'inquiète pas, décida Yoshiki en affichant son sourire bienveillant. »
La demoiselle attrapa aussitôt sa guitare qu'elle rangea dans sa house et partie à la recherche de ses quelques affaires. Récupérant cigarettes, et veste. Elle ne prit même pas le temps de se changer, ni même de se démaquiller ou d'arranger sa coiffure. Elle se contenta d'enfoncer un peu plus son chapeau sur sa chevelure clairs. Elle s'alluma rapidement sa cigarette et jeta la sangle de la housse de sa guitare sur son épaule. Elle les salua d'un bref geste de la main et se précipita en dehors de la loge, dans laquelle elle mourrait de toute façon de chaud à mesure que les secondes passées. Dans le couloir, elle put constater que le bruit s'était calmé, probablement que le public avait commencé à se disperser, maintenant que le concert était bel et bien terminé.
Cependant, à peine eut-elle le temps de passer la porte et de faire deux pas, qu'elle sentit son bras être saisit, pour la retenir. Elle se retourna et aperçu le regard clair de son frère, qui referma la porte de la loge derrière lui. Sourcils légèrement froncés, l'air déterminé, regard appuyé, Hide s'apprêtait clairement à lui faire une nouvelle leçon de moral dont elle n'avait aucune envie. Pas ce soir. Pas maintenant. Pas après ce qu'elle avait vécue.
« N'y vas pas.
- Arrête, il faut que j'aille travailler, grogna la jeune femme, un tremblement qu'elle ne sut maîtriser dans sa voix, qu'elle voulait pourtant déterminée.
- Non. On s'en fout, tu trouveras un autre boulot. N'y vas pas. Tu sais que je déteste que tu fasses ce job, et je sais que tu le déteste aussi. Ne te gâche pas cette soirée, ce moment brillant de scène, en montant sur une scène où tu te sentiras mal. Pas ce soir, en tout cas !
- Hide, on a besoin d'argent. T'arrêtes pas de dire qu'on est serré financièrement, sans arrêt.
- Je m'en tape ! On vendra des trucs s'il faut, en attendant. Mais s'il te plaît, ne va pas te gâcher cet instant que tu viens de passer entre toi, une scène et un public. Ne gangrène pas ce souvenir. Il est trop précieux, trop important… »
Elle le fixa l'air sévère, et d'un mouvement d'épaule, se libéra de cette prise, alors que Hide faisait un geste d'agacement face à cette réaction, n'insistant cela dit pas plus. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu'elle avait entendu, il espérait maintenant qu'elle finirait par écouter, que ses paroles finiraient par faire leur petit bonhomme de chemin. Et pousser encore plus la chose n'aurait servi qu'à la braquer un peu plus.
D'un pas pressé, elle traversa le couloir et rejoignit la petite salle de concert, baissant la tête, la clope au coin de ses lèvres. Elle s'insinua dans les quelques irréductibles encore présents qui discutaient du concert. Elle n'eut même pas la présence d'esprit de tendre l'oreille pour savoir ce qu'ils en disaient. Grâce à sa petite carrure, elle put passer discrètement, s'esquiva promptement au pas de course. Passant la lourde porte qui se voulait insonorisée, et après avoir grimpé les quelques marches, se retrouva dans la rue. Mais quelques personnes étaient restées aussi devant la salle, fumant et discutant. Et cette fois, elle aurait beau faire, sa guitare sur le dos son maquillage et sa coiffure de scène encore arborés, elle n'aurait pas pu passer inaperçue. Mais la tête encore pleine de bruit et d'interrogation qu'elle ne maîtrisait pas, elle ne fut pas attentive à ce point… Elle fut rapidement stoppée dans son élan :
« Hé, c'est la guitariste ! Merde, c'est quoi son nom déjà ? Yume-san ? Hé, Yume-san ! »
Elle se figea à nouveau, et se retourna lentement pour faire face à l'interpellant, le visage surpris.
« Bravo, super concert ! C'était puissant !
- Je… merci… ?
- On avait des doutes sur la nouvelle guitariste, mais franchement… Incroyable les solos ! Et votre énergie ! C'est sûr qu'on sera présent au festival de la semaine prochaine ! »
Yume se retrouva sans voix à nouveau, scrutant ces inconnus qu'elle ne connaissait ni d'Eve, ni d'Adam qui… la félicitait ? Vraiment ? Elle ne redescendait pas de son petit nuage et rien n'était vraiment fait pour la faire redescendre là. Il lui fallut plusieurs secondes pour se demander s'ils se moquaient d'elle ou bien s'ils étaient sincères. Mais le sourire franc et l'émotion qu'ils dégageaient… c'était quelque chose qu'elle n'avait jamais ressenti à son égard. Ce soir, Yume se sentait à la fois perdue, en pleine interrogation avec elle et étrangement apaisée pour la première fois de sa vie. Aussi, décida-t-elle d'accueillir le compliment. Elle se tourna, complètement vers eux, l'air encore un peu ébahi, alors qu'ils s'approchaient sans gêne aucune.
« Vous avez encore de l'énergie après ça ? Demanda un premier jeune homme.
- Vous étiez dans quel groupe avant ? On a jamais entendu parlé de vous ! Intervint un deuxième.
- Heu, je… je n'étais dans aucun groupe. X est mon premier…
- Et bien franchement, impressionnant jeu de scène, on dirait que vous avez fait ça toute votre vie !
- Vous avez l'intention de rester dans X ? Demanda un troisième avec un important sérieux.
- Je… Oui… pourquoi ?
- Yoshiki-san a une sacrée réputation. Si vous arrivez à le supporter, c'est soit que vous êtes une carpette, soit que vous avez un sacré caractère. Et vu votre jeu sur scène, j'ai envie de miser sur la deuxième option. En tout cas, le jour où vous en aurez marre de lui, appelez-moi, j'aurais une proposition à vous faire pour que vous rejoigniez mon groupe, UNITED, lâcha le troisième en lui tendant déjà une carte de visite. »
Yume écarquilla les yeux, surprise, louchant sur la carte de visite avec un peu d'effroi.
« Merci, mais ce ne sera pas nécessaire, catégorisa la jeune femme d'un ton ferme.
- Deuxième option, donc. C'est bien ce que je pensais, répliqua le jeune homme, un peu présomptueux avec un sourire amusé. Prenez-la quand même, juste au cas où. Si jamais Yoshiki-san en vient à se séparer d'un talent comme le vôtre, je veux m'assurer d'être votre premier choix, si vous cherchez un nouveau groupe.
- Je suis flattée sincèrement, mais je n'ai pas l'intention de laisser Yoshi-kun se débarrasser de moi aussi facilement. Gardez votre carte.
- Sûre ?
- Certaine.
- Alors si vous restez dans X, j'imagine qu'on sera amené à se revoir, en festival ou autre. Si vous changez d'avis, la proposition reste ouverte. »
Elle le dévisagea longuement. Le jaugeant des pieds à la tête. Elle devait avouer qu'elle ne s'y attendait pas à celle-là. Se faire débaucher à peine après son premier concert, il y avait de quoi être sincèrement encouragée. Pour autant, Yume ne parvenait à envisager aucun de ses projets musicaux en dehors de X. À l'heure qu'il était, elle ne parvenait à n'envisageait aucun projet, la tête pleine. Elle n'arrivait décidément pas à se remettre.
« Encore une fois, ce ne sera pas nécessaire. Si vous voulez bien m'excuser, je dois y aller, je suis déjà en retard, marmonna la blonde entre ses dents, se retournant pour s'apprêter à reprendre son chemin.
- Encore bravo pour ce soir, dans tous les cas ! Vous pouvez être fière ! »
Elle entendit ces paroles qui inexplicablement lui allaient droit au cœur. Yume s'efforça de reprendre sa route, se faufilant dans les rues sombres de la nuit tokyoïte, jusqu'à arriver à la station de métro la plus proche. Métro dans lequel elle se faufila aussitôt. À cette heure-ci, les lignes commençaient à être sérieusement dépouillé de leurs usagé. Si bien qu'elle fut presque seule dans sa rame. Encore sous shot d'adrénaline, elle ne s'assit même pas, malgré les nombreux sièges vides. S'agrippant presque avec désespoirs à la barre verticale en fer au milieu de la rame, les jambes tremblantes, ses doigts parcourant la barre de fer comme s'il s'agissait du manche de sa guitare éprise d'un solo entêtant qu'elle ne réussissait pas à se sortir de la tête. Son pied ne pouvait s'empêcher de taper sur le sol. Et pourtant son esprit était toujours un épais brouillard cacophonique. Toute pensée dans sa tête, ne parvenait pas à s'imprégnait, comme si elles se battaient les unes avec les autres. Elle n'arrivait plus à poser son esprit calmement, et cela occupa tellement sa tête, qu'elle manqua de rater son arrêt, descendant à la dernière minute, alors que les portes s'apprêtaient à se refermer. Comme elle n'était pas en avance, elle marcha rapidement dans les rues avant de rejoindre la boîte de strip-tease, passant par la porte de derrière. Elle jeta un coup d'œil rapide, à sa montre qui indiqua qu'elle avait plus de quarante cinq minutes de regard. Cette fois, c'était sûr, Yôji allait lui faire la peau. Sa tendance à arriver en retard, avait pris des propension exponentielles ces dernières semaines, à cause des répétitions avec X, mais cette fois-ci, elle savait que le patron allait sévèrement lui souffler dans les bronches. Pourtant, elle n'était clairement pas d'humeur à supporter une crise de nerf ce soir. Elle se jeta sur la première coiffeuse qu'elle trouva de disponible dans les loges de la boîte de strip-tease, et posa sa guitare et se hâta de retirer son manteau.
« Yume-chan, c'est à cette heure-ci que tu arrives ? Demanda Aiko, l'une des strip-teaseuses, en dessous rouge, perchée sur ses haut-talon aiguilles qu'elle était. Yôji est furieux ! Il est à deux doigts de mettre ta tête à prix !
- Je sais, je sais… Avec un peu de chance, j'arriverais à l'esquiver suffisamment longtemps, souffla la blonde, alors qu'elle en était déjà à retirer son legging de cuir, portant déjà sa deuxième tenue de scène dessous.
- Ne compte pas là-dessus. Il est d'une humeur exécrable.
- Yumeko-chan ! Tu te fous de la gueule de qui !? »
Les deux jeunes femmes sursautèrent violement, en entendant la voix bourrue du maître des lieux. Yume inspira profondément, fermant les yeux pour essayer de se remettre de la mini-crise cardiaque qu'il venait de lui infliger. Aiko prit la tangente aussitôt. Tout en continuant de retirer les couches de vêtements en trop sur elle, elle se retourna vers son patron, qui cette fois avait l'air vert de rage. Elle avait raté son heure habituelle de passage, il allait péter les plombs d'ici pas tard, si elle ne se dépêchait pas.
« Je me dépêche.
- Mais putain, c'est quoi ces cheveux !? Et ce maquillage !? C'est quoi ce bordel que tu nous fais !?
- T'as pas voulu me donner ma soirée de congé, alors je fais ce que je peux, grogna-t-elle.
- Non, mais c'est pas vrai ! T'es une vraie plaie ! Démerde-toi comme tu veux, tu passes dans trois minutes ! »
Se sentant pressée comme un citron alors qu'elle détestait ça, Yume le fusilla du regard, tandis qu'il s'éloignait de ce pas énervé et tendu qu'il avait toujours.
« Quel con, grogna-t-elle. »
Elle termina de retirer ses couches de vêtement, à la hâte. Enfin en sous-vêtement, elle vérifia que ses bas qu'elle avait enfilé au préalable sous sa tenue de scène tenaient bien à ses porte-jarretelles et sortie sa guitare de sa housse, passant la sangle sur son épaule, après avoir retirée son chapeau et se dirigea vers l'entrée de la scène en trottinant, où Yôji l'attendait de pied ferme. Machinalement, elle se saisit du câble jack relié aux amplis et le brancha à son instrument.
« Tu me fais encore une fois ce coup-là, et je peux t'assurer que tu passeras un sale quart d'heure !
- Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, j'avais besoin d'un soir de congé, t'as refusé.
- Tiens-toi à carreaux si tu veux pas t'en prendre une à ta sortie de scène ! T'as vraiment déconné sur ce coup-là ! T'étais censé passé il y a une demi-heure !
- Est-ce que j'ai vraiment l'air d'en avoir quelque chose à foutre !? »
Cette fois, il paraissait réellement fou de rage. Yume sut qu'elle avait poussé le bouchon trop loin à l'expression déformée de son déjà hideux et bouffi visage. Elle ne l'avait jamais vu aussi en colère, et pourtant malgré la menace, et la tension au-delà du palpable, elle était toujours perchée dans son monde. Pour l'heure, elle savait qu'il n'y aurait aucune représailles dans l'instant présent, trop appâté par le fric qu'il était, il ne prendrait pas le risque de marquer une de ses filles avant qu'elle ne se montre sur scène. Et Yume, pour la première fois de sa vie, vivait dans le présent. Elle se préoccuperait du reste plus tard.
Elle leva les yeux vers la scène qui l'attendait et sur laquelle elle devrait monter dans un instant, quand la fille actuellement en train de s'exhiber dessus en aurait finie. Et tout à coup, le sentiment d'allégresse qu'elle ressentait et dont elle ne parvenait pas à se défaire jusque-là, s'estompa pour laisser place à une violente angoisse. Les paroles de Hide résonnèrent tout à coup dans sa tête, s'insinuant dans ses pensées prenant le dessus un peu plus au fur et à mesure que les secondes défilaient, la rapprochant un peu plus de l'instant fatidique où elle s'exhiberait à son tour. Tout à coup, monter sur cette scène qu'elle détestait pour faire toutes ces choses salaces avec sa guitare, lui paru au-dessus de ses forces. La chanson s'acheva et la danseuse revint vers eux d'un pas lent et lascif, sous les applaudissements, les sifflements et les cris un peu animal des clients. Elle passa devant eux, non sans que Yôji ne puisse s'empêcher de l'observer de haut en bas comme il aurait regardé un goûter. Et puis, il se tourna vers la blonde, qui fixait la scène avec plus de dégoût que jamais, s'attendant à la voir s'élancer d'elle-même. Mais son corps, son âme et même sa raison firent qu'elle n'amorça pas le moindre mouvement. La main accrochée au manche de sa guitare, si fort, que ses articulations en devinrent blanches.
« Yumeko-chan, c'est à toi.
- …
- Yumeko ! Bouge ton cul ! »
Il la poussa alors sur la scène, la privant de toute possibilité de se désister. Pourtant, ce soir-là, Yume décida de prendre le choix. Elle avait connu une scène ce soir, et elle y avait vécu un moment incroyable, fort, important… Et voilà qu'elle devait monter sur celle-ci pour aguicher des mecs libidineux qui allaient la toucher, la dégoûter un peu plus d'elle-même et la dégoûter de la scène… ? Non ! Hide avait raison, elle ne pouvait pas empoisonner le souvenir qu'elle avait créé ce soir avec une scène avec ça. Elle n'y arriverait pas, elle ne parvenait pas à s'infliger ça. Elle recula d'un pas, faisant un demi-tour sur elle-même, se retrouvant face à Yôji qui tentait visiblement de l'assassiner du regard. Ce regard ne l'aide pas à aller dans le sens qu'il avait l'air de vouloir. Ce fut plus fort qu'elle. Plantant ses yeux noirs dans les siens, elle se saisit du câble jack de sa guitare et le retira avant de le jeter avec véhémence au sol. Yôji réagit à ce geste avec violence. Comprenant qu'elle ne donnerait pas ce spectacle, il l'attrapa par le bras la faisant sortir de la scénette. Sa main partie toute seule, frappant la joue pâle et encore maquillée de la jeune femme, renvoyant sa tête sur le côté, avant de la jeter dans la loge. De justesse, Yume se rattrapa, avant de tomber au sol.
« Sale petite conne ! Pour qui tu te prends !? S'écria-t-il, faisant sursauter toutes les filles présentent. Que l'une d'entre vous ailles sur scène pour remplacer cette petite idiote. Maintenant ! »
L'une des filles se pressa de répondre à la demande en trottinant, tandis que toutes les autres, trop occupées à observer la scène brutale qui se déroulait sous leurs yeux, ne bougèrent qu'à peine, sinon pour mieux voir ce qu'il se passait. Yume tenait sa joue douloureuse et rouge, l'air éberluée, le regard noir.
- Ça, tu l'emporteras pas au paradis, Yôji. Je peux te le garantir !
- Je t'emmènerai avec moi en enfer pour le coup que tu viens de me faire, salope !
- Merveilleux ! Je pourrais enfin te tuer encore et encore jusqu'à la fin des temps, ça me fera du bien !
- Sale petite merdeuse ! Tu crois que tu vas t'en sortir comme ça !?
- Je crois surtout que tu vas me le payer de m'avoir giflée, vieux porc ! »
Le poing de Yôji s'abattit sur la mâchoire de la jeune fille, qui cette fois, sous la violence du coup, tomba au sol. Arrachant des cris de surprise et de peur de la part des autres danseuses, qui ne surent comment réagir.
« Dégage ! Dégage ou je te fais bouffer ta guitare de merde ! Et remet plus jamais les pieds dans mon établissement !
- Ma paye, marmonna-t-elle, grimaçant en s'appuyant sur ses mains pour se redresser, visiblement encore sonnée.
- Pour le préjudice et le manque à gagner, tu peux t'asseoir dessus !
- Tu peux pas faire ça !
- J'ai dit "dégage" ! »
Le coup de pied dans le ventre qu'il lui asséna fut suffisant pour que Yume ne proteste pas plus. Et puisque de toute façon, Yôji retourna à sa tâche, surveillant la fille montée sur scène pour s'assurer que la blonde n'avait pas contaminer les autres filles avec ses idées de rébellion. Aiko s'approcha d'elle pour venir l'aider à se relever, mais la guitariste refusa catégoriquement son aide. Il lui fallut cela dit plusieurs minutes pour reprendre ses esprits et réussir à se relever avec sa guitare. Pliée en deux de douleur, elle cracha un peu de sang, sans cérémonie, se foutant bien de tâcher quoi que ce soit. Elle s'essuya la bouche. Réellement endoloris, parce que Yôji portait de grosses chaussures épaisses, elle rangea doucement ses affaires, se tenant le ventre, prenant le temps de se rhabiller, sous l'œil médusé des autres filles. Et une fois à nouveau vêtue, elle ne chercha pas son reste et quitta l'établissement.
Il s'avéra que Yume eut juste le temps de prendre le dernier métro menant jusqu'à Shibuya par la ligne Yamanote. Les quelques passagers encore présents l'observèrent avec appréhension. Jeune fille aux cheveux crêpés et décolorés, portant un maquillage outrageusement imposant, du cuir, et des vêtements déchirés, et s'étant visiblement battu à en juger par l'état de sa joue et de sa lèvre fendue, dont elle essuyait quelques gouttes de sang de temps en temps, avec sa main. Yume n'avait jamais rien eu d'une gentille fille polie, propre sur elle et douce. Mais ce soir, plus que jamais, Yume ne voulait pas être ce genre de fille, elle voulait être la personne en colère, rebelle et choquante qui avait toujours sommeillée au fond d'elle. Elle avait toujours admiré Hide, capable d'être cette personne, et assez audacieux pour l'exprimer. Et après ce qu'elle avait vécu ce soir, elle se sentit prête à tout pour pouvoir être elle aussi cette personne qui ne demandait qu'à exploser et à s'exprimer.
Arrivant à Shibuya, Yume se dirigea presque machinalement dans les rues, sachant étrangement très précisément où elle allait. Remontant la rue centrale de Shibuya sur une centaine de mètre, après avoir pris la sortie ouest de la gare de Shibuya. Elle se retrouva devant la devanture verte de cet izakaya et s'insinua à l'intérieur, parfaitement déterminée. Sans difficulté aucune, comme ils étaient bruyants, fumeurs et excités, elle repéra facilement la table de ceux qu'elle cherchait. Yoshiki et Toshi lui faisait dos, tandis que Pata et Taiji semblèrent la voir arriver, faisant un signe à leur leader, alors qu'ils se calmèrent un peu en la voyant arriver. Yoshiki se retourna sous le signe de tête de Taiji, qui tirait sur sa clope. Elle se planta à la table des X, qui devint étrangement silencieuse à son arrivé.
« Yume-chan, tu… commença le batteur un peu surpris.
- Débrouille-toi comme tu veux, le coupa-t-elle en posant son regard le plus assuré sur lui. Je veux monter sur scène pour jouer ta… notre musique à tous les cinq, toute ma vie ! »
