-Mon royaume aussi grand, murmura Sarah, mon royaume aussi grand...

Elle ne se rappelait jamais de la suite. Ce n'était pas si compliqué pourtant. Quelques mots, deux vers à peine. Elle les avait lu tant de fois... Pourquoi lui échappaient-ils toujours ? Sa mère n'oubliait jamais une syllabe de ses textes. Même deux ans après la fin d'un tournage ou d'une représentation elle pouvait toujours répéter ses plus belles tirades. Sarah, elle, buttait sur les mots les plus importants qu'elle aurait jamais à prononcer de sa vie. Avec une telle mémoire, elle ne serait jamais actrice, mais les enjeux aujourd'hui était tellement plus important que ça. C'était la vie de Toby qui était en jeu, et pourtant la tête de Sarah était vide. Impossible de trouver le moindre mot qui fasse sens pour finir la tirade, et le Roi des Gobelins la fixait avec un sourire si terrible qu'elle en tremblait. Il l'ensorcelait de son regard, la défiant de réussir, lui promettant d'échouer. C'était un sourire victorieux. Dans l'esprit du Roi des Gobelins, Sarah avait déjà perdu. Ce regard proclamait qu'elle n'était rien et qu'elle n'avait jamais rien été.

Sarah avait envie de pleurer. Sauf qu'elle ne pouvait pas craquer maintenant. Elle devait se souvenir. Son royaume aussi grand... Que disait la suite ? Comment son royaume pouvait être aussi grand que celui du roi des Gobelins ? Sarah pouvait presque voir son reflet dans ses yeux, celui d'une pitoyable gamine en jean, portant une blouse ridicule et une veste plus ridicule encore. Une enfant se prenant pour une adulte et une héroïne. Elle était pathétique. Il fallait qu'elle soit bien sotte pour avoir cru remporter une quelconque victoire ici.

Elle n'était rien. Son royaume aussi grand ? Sa chambre était plus petite que la plupart des geôles du labyrinthe. Elle essaya quand même, la gorge serrée. Quelque chose remontait dans sa gorge et elle ne savait pas si c'était un cri, un sanglot ou un haut le cœur.

-Mon royaume aussi grand...

L'horloge sonna le premier des treize coups de minuit, puis le deuxième et ainsi de suite jusqu'au dernier coup fatidique. La boule de cristal que tenait Jareth explosa en un millier d'étincelles. Son sourire s'élargit.

-''Mon royaume aussi grand que le tien et mon pouvoir égale le tien''. Voyons Sarah, ce n'était pas si difficile ! Huit petits mots et ton frère était à toi. Mais j'imagine que tu devais le décevoir, comme tu as déçu ta mère et ton père. Évidemment, je n'ai jamais cru que tu y parviendrais, mais quelle déception tu dois être à tes propres yeux ! Enfin, soit. Mon royaume comptera un gobelin de plus. Donne-moi une minute pour m'occuper de son cas, puis je m'occuperais du tien.

Son regard glacial promettait un terrible châtiment pour son arrogance, mais il disparut dans un froissement de tissu avant que Sarah ait pu récupérer ses esprits assez longtemps pour le supplier d'épargner Toby. L'instant d'après, le sol de pierre se mit à s'effriter et se lézarder. Elle chercha du regard une échappatoire, mais n'eut pas le temps d'agir avant de soudain tomber à toute vitesse dans les ténèbres. Elle aurait voulu hurler, mais elle était trop terrifiée pour se rappeler comment.

Après une chute qui lui sembla infinie, Sarah atterrit brutalement sur un sol spongieux. Le choc lui coupa le souffle et elle n'eut que le temps de se redresser pour vomir tout ce que contenait son estomac. Quand elle réussit à réprimer une seconde vague de nausée, Sarah jeta un coup d'œil autour d'elle. Où qu'elle était, c'était toujours le Labyrinthe, mais ce lieu-ci ne lui était pas familier. Elle se tenait dans une sorte de jardin à l'orée de bois aux arbres noirs et torturés dans lequel plusieurs chemins s'enfonçaient. Le jardin lui-même n'était qu'un cercle d'herbes rases parsemé de quelques pierres trouées et de maigres buissons. Le sol s'enfonçait légèrement pour régurgiter de l'eau brunâtre dès qu'on appuyait un peu dessus. Le marais des puanteurs éternelles ne devait pas être loin. Il y avait une odeur méphitique autour de Sarah, mais elle venait peut être d'elle et pas du marais. En tout cas, elle se sentait répugnante. Elle ne savait même pas qu'on pouvait se sentir si sale.

Et si seule aussi. Sarah avait perdu Toby, à tout jamais, et probablement le chemin de sa maison avec.

Pour une fois, elle n'était pas désolée envers elle-même, mais furieuse. Tout était de sa faute. Peu importait à quel point Jareth avait triché, c'était son arrogance et son ignorance qui l'avait perdue. Elle s'effondra sur une pierre et attendit que le Roi des Gobelins vienne lui signifier son châtiment, en essayant de ne pas pleurer comme une petite fille.

Au bout d'un long moment, Sarah redressa la tête et se mit à réfléchir. Le Labyrinthe était un endroit étrange. Le ciel y avait presque tout le temps une teinte rouge oppressive. En treize heures de course frénétique, elle n'avait pas vu de soleil ou de lune qui auraient pu l'aider à s'orienter. Elle n'avait pas remarqué de changement de la luminosité ou d'autres choses indiquant un écoulement du temps. Sarah ne savait donc pas depuis combien de temps elle attendait, mais visiblement le Roi des Gobelins prenait un malin plaisir à la laisser attendre.

Peut être qu'il avait du mal à choisir ce qui serait le pire : la renvoyer directement chez elle ou lui montrer quel horrible petit monstre son frère était devenu. Sarah elle même aurait été incapable de lui dire quel sort elle préfèrerait. Cela reviendrait au même au final. Elle rentrerait chez elle pour trouver un lit d'enfant vide. À moins que le Roi des Gobelins ne l'abandonne ici pour y mourir.

Tout d'un coup, elle réalisa que c'était presque le sort qu'elle souhaitait le plus. Tout plutôt que de revoir ce petit lit vide et d'entendre ses parents rentrer pour demander où était Toby, ou pire encore, ne se rendant compte de rien. Dans certaines histoires, les enfants offerts au roi des Gobelins disparaissaient de la mémoire de leur famille. Pour ses parents, elle espérait que ce serait le cas, mais elle-même ne méritait pas de s'en tirer à si bon compte. Elle méritait le marais des puanteurs éternelles et pire encore. Elle était prête à accepter tout châtiment que le Roi des Gobelins jugerait bon de lui infliger pour son échec.

La seule chose qu'elle ne sentait pas capable de faire, c'était d'attendre seule plus longtemps.

-Ludo ?, demanda-t-elle d'une voix chevrotante. Hoggle ? Sir Didymus ?

Le vent seul lui répondit.

-J'ai besoin de vous, sanglota-t-elle finalement.

Sarah n'avait pas pleuré jusque là. Elle s'était juré de ne pas le faire, pas avant d'avoir récupéré Toby. Mais elle ne le récupérerait jamais et elle n'était plus capable de se contenir. De longs sanglots lui échappèrent tandis qu'elle se recroquevillait sur le sol boueux. Et une fois qu'elle eut commencé, elle se découvrit incapable d'arrêter de pleurer. Contrairement à Alice, ses larmes n'inondèrent pas le monde. Mais dans sa tête, c'était tout comme.

Toute à son chagrin, Sarah n'entendit pas le bruissement dans un buisson éloigné distant d'une vingtaine de pas. Cachés dans un bosquet, ses trois compagnons de route la regardaient avec pitié mais hésitaient à se dévoiler. Ils craignaient trop Jareth, qui allait vite se lasser de contempler son nouveau gobelin. Très vite, il allait venir jubiler devant Sarah et se rengorger de son chagrin avant de la renvoyer chez elle. Pour l'avoir aidé alors que les habitants du Labyrinthe étaient censés ralentir et faire se perdre les jeunes filles comme Sarah, leur châtiment serait pire encore.

-Sarah ?, marmonna Ludo. Sarah triste.

Hoggle lui envoya un coup dans le genou.

-Bien sûr qu'elle est triste, répondit-il d'un ton peu amène. Elle a perdu.

Cette fois, Sarah les entendit. Ses sanglots redoublèrent quand elle comprit que ses amis n'osaient pas la rejoindre de peur d'être assimilés à elle, et elle arrêta de les appeler. Sir Didymus se souvint finalement qu'il était chevalier et éperonna bravement sa monture pour la rejoindre.

-Ne pleurez pas gente damoiselle ! Dites-vous que vous êtes arrivée plus près du but que la plupart des concurrentes. Assurément, vous n'avez pas à rougir de votre défaite !

-C'est vrai, approuva Hoggle en osant s'approcher à son tour. La plupart abandonnent avant la fin de la troisième heure.

Il jetait quand même des regards inquiet partout autour de lui. Sarah s'arrêta de pleurer, fronça les sourcils et se tourna vers lui.

-Vraiment ? On peut abandonner ?

-Bien sûr. C'est dans les règles.

-Il n'y a pas d'honneur à abandonner, mais c'est possible en effet, confirma sir Didymus.

-Personne ne me l'a dit !

Ils échangèrent des regards gênés devant son regard choqué. Hoggle se ratatina un peu sur lui-même. Sarah lui faisait peur parfois, même si c'était son amie. Dans ses pires moments, elle avait l'air aussi dangereuse que Jareth quand elle était en colère.

-Bien sûr que nous n'avons rien dit, répondit-il le plus doucement possible. On ne pouvait pas. Ça aussi, c'est dans les règles.

-Et vous, gente damoiselle, êtes trop brave pour fuir avec couardise devant le danger. C'était inutile de vous parler de cette règle.

Sarah ouvrit la bouche pour protester et la referma. Peut être n'était-elle pas si lâche que ça. Elle n'avait pas fui et jamais vraiment pensé à le faire. Toby était plus important que sa peur. Au début, elle avait affronté le Labyrinthe parce qu'elle avait honte d'avoir abandonné Toby aux Gobelins, qu'elle savait que c'était mal et qu'elle ne voyait pas comment tout expliquer à ses parents. Mais elle avait fini par réaliser que Toby ne méritait pas sa rancoeur ou de souffrir juste parce qu'elle était une petite idiote. Elle avait continué pour le sauver, parce que c'était son petit frère et qu'elle avait découvert sans même s'en rendre compte qu'elle avait envie de l'aimer et de partager des choses avec lui. Sarah s'était imaginée toute la suite pour se donner du courage aux moments où tout semblait perdu. À son retour, elle aurait offert Lancelot à Toby. Tous les soirs, elle lui aurait lu ses histoires préférées pour qu'il s'endorme. Elle l'aurait tenu des heures contre elle pendant qu'il pleurait, sans souhaiter être ailleurs. Ses amis avaient raison. Lui dire qu'elle pouvait abandonner n'aurait rien changé. Mais peut être aurait-elle été moins rongée par la peur de l'échec.

-Ce n'est pas juste, protesta-t-elle puérilement. Je veux dire, que j'aurais eu une chance de gagner si j'avais su les règles. Au lieu de pleurer sur mon sort, j'aurais pu réaliser que j'étais brave d'essayer et me concentrer sur le fait de trouver de nouvelles idées. Mais c'est exactement pour ça que vous ne pouviez pas me le dire, n'est-ce pas ?

Ludo hocha la tête. Sarah sécha rageusement ses larmes.

-D'accord. Tout n'est qu'injustice ici et il faut faire avec. Combien il y a-t-il de règles que je ne connaissais pas et que vous m'avez caché ?

-Plus ou moins huit cent soixante douze, s'exclama joyeusement sir Didymus.

-Quoi ?

-Personne ne les connaît toutes, ajouta Hoggle, peut être même pas Jareth. Je ne les connais pas toutes et je suis là depuis très longtemps.

-Et il ne t'es pas venu à l'esprit de me dire les plus importantes ?

Il se recroquevilla à nouveau pour échapper à son regard.

-C'est interdit, répéta-t-il, c'est dans les règles. On peut donner des conseils seulement, et seulement s'ils peuvent être mal compris par l'humain qui demande de l'aide.

Sarah soupira. Bien sûr. C'était logique, à la manière tordue du labyrinthe. Elle réalisa qu'elle était si furieuse qu'elle n'avait plus envie de pleurer. Juste de détruire le Labyrinthe à mains nues ou d'y mettre le feu avec le Roi des Gobelins au centre du bûcher.

Jareth. C'était un nom stupide.

-J'ai failli gagner. J'aurais pu gagner si… Non, ce n'est même pas ça. J'ai failli gagné. Il me fallait juste un peu plus de temps et je l'aurais eu s'il n'avait pas triché, encore et encore. J'allais gagner, n'est-ce pas ?

-Peut être, mais pas avec cette attitude, répondit Hoggle. Tu n'aurais pas du le défier. Il n'aime pas ça.

-Et bien, il est assez vieux pour prendre sur lui et faire avec non ? Qu'est-ce que j'étais censée faire, applaudir et lécher ses bottes ? Qui s'abaisserait à ça ?

Hoggle baissa la tête pour regarder ses mains.

-Nous.

Sarah interrompu sa diatribe pour rougir de honte. Bien sûr, les Gobelins le faisaient. En plus, elle les comprenait et compatissait. Sarah aurait pu abandonner et partir à n'importe quel moment, mais eux étaient condamnés à subir Jareth pour l'éternité. Elle les plaignait, vraiment, mais elle était encore trop en colère pour s'excuser auprès d'Hoggle.

-Quelqu'un devrait vous introduire aux concepts de démocratie et d'élection. Vous ne devriez pas avoir à lui obéir comme ça, à lui et ses règles stupides.

-Si, c'est même une des règles. Les gobelins, vers, statues et autres citoyens du Labyrinthe doivent obéir à son maître. Tout comme les citoyens et les concurrents doivent respecter toutes les règles, même celles qu'ils ne connaissent pas. C'est écrit. Il y a un contrat dans le palais du Roi des Gobelins et tout le reste. Et si la concurrente ne respecte pas les règles ou ne respecte pas le Maître du Labyrinthe, il a le droit de tricher pour la punir.

-Et bien, c'est une honte. Je n'ose pas imaginer combien de personnes ont échoué parce que ce monstre a triché. Je veux bien accepter que la vie ne soit pas juste. Mais les règles devraient l'être ou si elles ne le sont pas, chaque camp devrait avoir le droit de tricher. Ce n'est même pas une question d'être juste, mais d'être sport. Il faut laisser une chance à la proie quand on chasse non ? C'est quoi l'esprit sportif selon lui, nous laisser concourir sans nous couper les jambes ? Ne répondez pas à cette question.

Hoggle referma la bouche et plaça une main sur celle de sir Didymus. Il était habitué aux diatribes de Jareth. Celles de Sarah ne lui semblaient pas bien différentes. Au moins Sarah n'agrémentait pas son discours de coups de pieds et d'insultes sur le physique, et elle ne menacerait pas sérieusement de le jeter dans le marais.

-Et tout ça pour quoi ?, demanda finalement Sarah quand elle se fut calmée. Pour avoir quelques gobelins de plus à ses pieds ?

Hoggle redressa la tête, soulagé. Au moins, il pouvait répondre à cette question.

-Et bien, le Labyrinthe a besoin d'être entretenu, essaya-t-il d'expliquer.

-Pour moi, ça ressemble à de l'esclavage.

Hoggle n'était pas bien sûr de savoir ce qu'était l'esclavage, mais il hocha de la tête pour lui faire plaisir. Sarah était une fille intelligente, elle devait le savoir bien mieux que lui. Et si elle était triste, il était prêt à approuver tout ce qu'elle dirait pour qu'elle se sente moins mal.

Ludo, lui, était loin d'avoir tout compris à la conversation mais il n'aimait pas non plus voir Sarah triste et il avait peur de la perdre. Il la prit dans ses bras et la rage qui habitait encore Sarah se dissipa. Elle lui rendit son étreinte, essuya une larme et se retourna vers Hoggle.

-C'est bien vrai alors ? Il va transformer Toby en gobelin ?

Elle posa sa question d'une toute petite voix et Hoggle eut envie de pleurer aussi, même si les gobelins ne pleuraient pas. Les sentiments n'étaient pas un problème familier aux personnes comme lui qui ne valaient rien du tout. Mais à cause de Sarah, il était en train de changer.

-Oui, reconnut-il.

Sarah recommença à pleurer. Hoggle se demanda pourquoi. Une vie au grand air, de la musique et de l'alcool, c'était tout ce que voulait un gobelin après tout. La vie de gobelin était agréable, et même celle des autres habitants du Labyrinthe, du moins quand Jareth ne les tourmentait pas.

-Dis-moi, reprit Sarah en le regardant avec une attention nouvelle, quelqu'un a souhaité que tu disparaisses quand tu étais bébé ?

C'était si vieux qu'il avait du mal à s'en souvenir. Il fronça les sourcils pour se concentrer pendant que Sarah attendait patiemment. Une idée commençait à germer dans sa tête, mais elle n'était pas sûre de savoir où elle la conduirait.

-J'étais plus vieux que ça, je crois.

-Qui t'a abandonné ?

-Ma mère, je pense. Mais c'était une putain incapable.

Sarah le saisit par les épaules mais réussit à s'empêcher de le secouer.

-Tu ne peux pas dire ça ! Je suis sûre qu'elle a essayé de toutes ses forces !

Un souvenir revint brutalement à Hoggle. Il aurait voulu que Sarah ne parle jamais de ça.

-Oui, elle a essayé, puis elle a abandonné au bout d'une heure. Elle a demandé si elle pouvait renoncer et a dit merci à Jareth quand il lui a dit oui. Il a raison, c'était une putain incapable et je mérite tout ce qu'on m'inflige. Je suis le gobelin dont personne n'a jamais voulu. Plus tard, je suis devenu un Nain et j'ai oublié. Mais maintenant je me souviens.

Sarah le prit dans ses bras et serra de toutes ses forces. Maladroitement, Hoggle lui rendit son câlin. Il aurait voulu qu'il dure une éternité, en se demandant si ça ressemblait à ça, l'étreinte d'une mère. Silencieusement, il remercia sir Didymus et Ludo de ne rien dire et de le laisser profiter de cette étreinte, mais ils savaient tous les trois qu'ils n'avaient plus beaucoup de temps. Jareth allait venir et leur prendre Sarah, à tout jamais.

-J'imagine que c'est le moment..., commença-t-il maladroitement.

Sir Didymus et Ludo commencèrent aussitôt à se rapprocher, mais Sarah secoua la tête. À contrecœur, elle s'écarta de Hoggle. Pas plus qu'eux elle ne voulait dire au revoir. Elle était consciente que c'est ce qu'ils s'apprêtaient à faire.

Et bien non. Elle s'y refusait. Sarah se sentit soudain emplie d'une détermination plus forte encore que celle qui l'avait soutenue pendant sa quête. Maintenant qu'elle avait tout perdu, il n'y avait plus de place en elle pour la peur ou les regrets. Ce qu'elle avait par contre, c'était une idé à tour, elle se tourna vers ses trois amis pour les regarder dans les yeux, puis elle posa une main sur la patte de Ludo et l'autre sur l'épaule de Hoggle.

-J'ai besoin de vous, une dernière fois. Il ne faut pas qu'il me trouve ici.

Ils la regardèrent avec incrédulité, se demandant si le Labyrinthe l'avait rendue folle. Cela arrivait, parfois. Mais Sarah n'était pas folle. Pour la première fois depuis qu'elle avait souhaité que Toby disparaisse, elle savait vraiment ce qu'elle faisait. Son idée cheminait dans sa tête et devenait un plan.

-Hoggle, sir Didymus, vous dites que les gobelins et ceux qui cherchent à récupérer un enfant sont obligés de suivre les règles. Mais qu'en est-il de quelqu'un qui a échoué? Est-ce qu'il est dit ou écrit quelque part qu'il doit obéir aux règles ?

Ils restèrent silencieux un long moment, récitant mentalement la liste des règles qu'ils connaissaient. Le cœur de Sarah battait à toute vitesse.

-Non, finit par répondre Hoggle. Les règles doivent être respectées jusqu'à ce que le concurrent ai perdu ou gagné. Quand la concurrente renonce ou échoue, Jareth la renvoie directement chez elle, alors il n'y a jamais eu à se poser la question. Il n'y a que toi qu'il n'a pas renvoyé de suite.

-Il veut jouer avec moi, constata Sarah en essayant de contenir son dégoût et son excitation. Il veut que je souffre encore un peu plus longtemps. Mais si les règles ne s'appliquent pas à moi pour le moment, ça veut dire que je peux faire ce que je veux et que vous pouvez m'aider sans vous occuper non plus des règles. Parce que vous avez le droit de m'aider maintenant, pas vrai ?

Sir Didymus pinça sa moustache, se retenant de sautiller partout. Il sentait le début d'une aventure. Hoggle lui, hésitait. Jareth lui faisait tellement peur que ses genoux tremblaient rien qu'à l'idée de le défier une nouvelle fois. Et en même temps... Après tout ce qu'il avait fait, c'était certain que le marais des puanteurs éternelles l'attendait, alors Jareth ne pouvait rien lui faire de pire. Une exécution après tout était un châtiment plus définitif, mais moins douloureux. De plus, Sarah était son amie. Elle voulait bien de lui alors que même sa mère l'avait rejeté, deux fois. S'il était condamné, il était dans la même situation de Sarah. Il pouvait faire ce qu'il voulait sans craindre les conséquences. Il interrogea du regard sir Didymus qui piaffait d'impatience, et Ludo pour qui la question ne se posait pas. Il se retourna vers Sarah.

-Dis-nous ce qu'on peut faire.

Son destin était scellé. Sarah lui sourit avec reconnaissance. Elle comprenait à comprendre le Labyrinthe et ce que l'aide qu'ils lui apportaient signifier. Mais peut être qu'elle ne commençait pas à comprendre trop tard. Elle avait lu assez de livres pour savoir que les êtres comme Jareth vivaient par et pour les règles. Tant qu'elle restait dans ce mince interstice où les règles ne s'appliquaient pas à elle, Sarah pouvait faire ce qu'elle voulait. À condition de ne pas abuser et de ne pas faire preuve d'orgueil, donc de mettre à profit les leçons qu'elle avait reçu.

-J'ai besoin que vous m'aidiez à me cacher. Je ne rentre pas chez moi

D'abord incrédules, ses amis se mirent à protester avec véhémence quand ils comprirent qu'elle était sérieuse.

-Vous n'êtes pas sérieuse ma dame, s'exclama sir Didymus, pourtant le plus brave d'entre eux. Votre quête est terminée, vous devez rentrer chez vous.

-Le Roi sera furieux.

-Sarah pas en danger, supplia Ludo.

La savoir en danger plus longtemps les terrifiait. Le Labyrinthe était leur maison et ils s'épanouissaient au milieu de ses bizarreries, mais ils savaient qu'il n'était pas fait pour les jeunes filles humaines. Elle n'avait survécu jusque là que par chance. Mais Sarah ne se rendit pas à leurs arguments.

-Je suis sérieuse. Je ne compte pas me mettre en danger, mais j'accepte celui-ci s'il me trouve. Il sera furieux, mais je n'en ai rien à faire. Ne vous inquiétez pas pour moi, je sais ce que je fais, plus ou moins. En tout cas, j'ai un plan, et c'est plus que ce que j'avais jusqu'ici, non ? Alors dites-moi, ça doit bien exister, un endroit où vous vous cachez quand il est furieux contre vous et que vous ne voulez pas qu'il vous trouve ?

Hoggle dansa d'un pied sur l'autre, les yeux fixés au sol. Sarah prit une de ses mains dans les siennes.

-S'il te plaît, Hoggle ? Je n'ai plus beaucoup de temps avant qu'il n'arrive.

Cette fois, Hoggle céda.

-Il y a quelques endroits oui, qu'il ne peut pas voir même avec ses boules de cristal. Mais ça ne sert à rien, Sarah. Ses gardes les connaissent et se précipitent pour y arrêter les gobelins assez bêtes pour croire pouvoir s'y cacher.

Sarah lui sourit d'un air rassurant.

-Ça me va très bien alors. C'est de lui que j'essaie de me cacher, pas des gobelins. Emmène-moi au plus proche de ces endroits, Hoggle.

-Je peux le faire, grimaça-t-il, mais Ludo n'y rentrera jamais. Toi si, si je te pousse assez fort.

Sarah sauta sur ses pieds, les éclaboussant tous d'eau boueuse. Elle serra Ludo dans ses bras une dernière fois, le cœur serré.

-Allons-y. Je te reverrais Ludo, c'est promis.

-Promis, Sarah.

Sir Didymus dégaina son épée.

-Alors je reste aussi. Je défendrais notre grand ami contre tous ceux qui oseraient s'en prendre à lui pour vous atteindre. Et même s'ils devaient nous arracher la langue, nous ne parlerons pas !

-Comment pourrais tu parler sans langue ?, grommela Hoggle. Ou dire où elle se cache si tu ne le sais pas ?

Il était jaloux. Il savait peut être où cacher Sarah, mais le courage de sir Didymus le ferait passer pour un héros aux yeux de la jeune fille qui savait pertinemment que lui était le pire des lâches. Et il dut regarder le cœur serré Sarah prendre sir Didymus et le serrer dans ses bras tout en lui murmurant quelque chose à l'oreille avant de le reposer au sol où il balaya le sol de son chapeau. Poseur. Heureusement, Sarah reporta son attention sur lui et il saisit la manche de sa tunique pour l'entraîner vers les bois et couper court à toute autre effusion d'affection. Il était tout aussi pressé d'avoir Sarah pour lui seul que d'échapper au Roi des Gobelins.

La jeune fille ne protesta pas. Elle était pressée elle aussi. Elle avait beaucoup à faire avant d'être inévitablement découverte par les gobelins que leur roi enverrait à ses trousses.

-.-.-.-.-.

Assis sur son trône à contempler son nouveau sujet, Jareth, Roi des Gobelins, anticipait un amusement tel qu'il n'en avait pas souvent eu ces siècles derniers. Cette petite Sarah l'avait plus divertie que n'importe laquelle des autres concurrentes qu'il avait rencontré depuis qu'il était le Maître du Labyrinthe. Elle était pitoyable et facile à manipuler, sans aucun doute, mais tellement amusante avec son dédain hors de propos et sa pugnacité. La plupart des concurrentes s'effondraient en larmes avant la fin de la cinquième heure, le suppliant de les laisser rentrer chez elles les mains vides.

Combien Jareth aurait aimé la réduire en miettes et se faire son esclave tour à tour ! Elle aurait été un merveilleux divertissement, capable de lui durer des siècles. Jareth l'aurait modelée comme il l'entendait. Quel dommage. Sur la fin, elle l'avait tellement déçu. Il était certain qu'elle allait céder et accepter tout ce qu'il lui exigeait d'elle. Il pouvait sentir le désir en elle, palpable et enivrant comme seul pouvait l'être celui d'une humaine, mais avec quelque chose d'inhabituel, presque de féerique. La petite garce avait même réussi à séduire quelques uns de ses sujets, ce que peu pouvaient se vanter d'avoir fait.

Et, qui l'eut cru ? Si son désir ne l'avait pas effrayée, Sarah aurait pu gagner. Elle avait échoué si près du but… Jareth ne savait pas s'il en était ravi ou frustré. Le jeu s'était terminé trop vite à son goût et il rêvait de goûter encore un petit peu à la peur et au désir de la jeune fille. C'était une bonne chose alors qu'elle ne lui ait pas encore tout à fait échappé. Tant qu'elle était dans son royaume, elle n'avait pas totalement échappé à ses griffes. Jareth frémit d'impatience et se pourlécha les lèvres à l'idée de la revoir et de toucher une dernière fois à cette tentation qu'elle exsudait. La dominer, juste un instant encore… Cela valait le coup de la faire mariner un peu plus longtemps. L'impatience et la peur de la jeune fille prolongerait le jeu encore un peu plus. Quel dommage que les règles l'empêchent de la garder prisonnière.

Jareth jeta un coup d'œil au sol où rampait son nouveau petit sujet répugnant. Dans son esprit, il joua avec l'idée de l'emmener pour agiter son échec devant les yeux de Sarah, avant d'y renoncer. Il voulait avoir la jeune fille rien que pour lui avant qu'il ne soit obligé de la renvoyer du Labyrinthe. Chaque instant comptait, vu qu'il ne retrouverait pas de sitôt une proie si intéressante.

Un coup d'œil à l'horloge lui signifia qu'il avait fait attendre Sarah assez longtemps. La douce petite chose devait être anéantie, humiliée et terrorisée. Jareth se réjouissait d'avance du spectacle. D'un geste de la main, il conjura un nouveau costume de cuir noir autour de lui et glissa hors de son trône. Trois pas, et la salle disparut, les murs de pierre faisant place à une muraille végétale. Il tourna à droite et se retrouva sur le bosquet marécageux où il avait laissé tomber Sarah pour ne pas qu'elle se blesse. Après tout, il préférait ses proies intactes, surtout quand il se retrouvait à court de temps pour jouer avec. Les achever d'un geste ou d'un mot n'en était que plus réjouissant.

Rien n'aurait pu entraver ses plans pour le reste de la journée, excepté un détail de taille. Le bosquet était vide. Sarah, nulle part en vue.

Jareth n'en croyait pas ses yeux. Elle osait le défier encore et disparaître. Il la tuerait cette fois. Il tordrait son petit cou jusqu'à ce qu'elle reste molle entre ses doigts et il l'abandonnerait là pour que ses os fassent partie du Labyrinthe. Rien n'apaiserait sa fureur.

-Sarah ?, tonna-t-il. Montre-toi Sarah !

Les buissons se desséchèrent et s'écartèrent sur son ordre, sans dévoiler la cachette de la jeune fille. Elle n'était pas assez idiote pour se cacher si près. De dépit, Jareth décapita un buisson d'un coup de sa canne d'argent. Un gémissement d'effroi le fit se retourner. Les compagnons de Sarah, eux, étaient assez stupides pour se cacher là où il pouvait les trouver. Jareth sourit froidement. Sa canne d'argent devint une épée si acérée qu'elle pouvait trancher une feuille en deux dans la largeur. Il allait dépecer ces idiots vivants.

Jareth contourna une grosse pierre et découvrit une ennuyante petite créature, une grosse créature ennuyante et un chien. La petite créature fit la révérence avec affectation tandis que la grosse bête tremblait de tous ses membres en essayant de se cacher derrière le chien. Jareth leur montra les dents, mais sir Didymus ne vacilla pas sous son regard. Il n'avait pas assez de bon sens pour ça.

-Où est-elle ?

-La gente damoiselle ? Je crains qu'elle n'ai été obligée de s'absenter.

Jareth tapa du pied sur le sol.

-Et bien, qu'elle se montre. Où est-elle ? Parle, ou sinon je consacrerai les trois prochaines années à te faire hurler de douleur sans jamais m'arrêter.

Sir Didymus secoua sa petite tête canine.

-Ce serait un grand honneur pour moi que de vous renseigner, majesté, mais je crains que notre amie mutuelle n'ai été très claire là dessus. Nous n'avons pas le droit de vous dire quoi que ce soit.

Dans un élan de rage, Jareth le souleva du sol et l'étrangla d'une seule main. De l'autre, il maintint à distance Ludo. L'inconscient semblait croire pouvoir le vaincre.

-Vous ne devez pas ?, cracha Jareth. Je suis votre roi, misérable vermisseau. Ton seul devoir est envers moi, pas envers cette petite chipie arrogante qui a échoué à récupérer son frère. Mais qu'il ne soit pas dit que je ne suis pas magnanime. Si tu parles, et vite, je ne romprait pas ton pitoyable petit cou. Je serais peut être même enclin à te laisser partir si je suis suffisamment satisfait.

Sir Didymus essaya bien de se débattre, mais la poigne de Jareth était trop forte. Une fois certain que son sujet avait compris la gravité de la situation, le roi des Gobelins le relâcha et le regarda tomber et rebondir sur le sol spongieux, salissant ses bottes au passage.

-Vous devez me croire, majesté, insista malgré tout le minuscule chevalier d'une voix rauque. Ma Dame a été très claire là-dessus. « Dis-lui », m'a-t-elle dit, « dis-lui que même si tu pouvais lui dire où j'étais, tu ne devrais pas le faire. Dis-lui que c'est contre les règles. »

Jareth fronça les sourcils, puis éclata de rire.

-Qu'est-ce qui est encore passé par la tête de cette péronnelle ? Quoi qu'elle croit pouvoir inventer, elle ne repoussera pas l'inévitable. Je suppose que cet idiot d'Hoggle est parti avec elle. Lui aussi paiera pour cette trahison. Me direz-vous où, cette fois ? Non ? Et bien, disparaissez de ma vue tous les deux. Je m'occuperais de votre cas après en avoir fini avec Sarah. Nul ne m'échappe longtemps dans le Labyrinthe.

Les deux créatures ne se le firent pas dire à deux fois et disparurent aussi vite que l'éclair.

Jareth resta seul. Il huma l'air un moment, mais Sarah était partie depuis trop longtemps pour que son parfum si particulier ait laissé une trace facile à suivre. Ses boules de cristal ne lui en apprirent pas davantage. Hoggle devait l'avoir conduite dans une de ces cachettes gobelines qu'il tolérait justement parce qu'elles étaient si faciles à débusquer. Tant mieux, si ils lui facilitaient la tâche. Elle serait facile à débusquer. Sarah était loin d'être maligne et elle le prouvait, une fois de plus. Il prendrait grand plaisir à lui prouver à quel point elle était décevante avant de la renvoyer pleurer dans le monde du dessus. Sentir sa peur et son désir une dernière fois... Il en frémissait d'impatience.

Après un dernier regard agacé autour de lui, Jareth quitta le bosquet pour retourner dans sa salle du trône. Au passage, il donna un coup de pied à Toby le gobelin pour l'inciter à quitter la pièce. Il lui faudrait le rebaptiser. Toby n'était pas un nom de gobelin. Cornichon lui irait mieux, ou peut être un de ces noms crasseux que les gobelins aimaient prendre comme Lortuk ou Vakot. À moins qu'il ne décide de lui laisser son nom pour se rappeler plus longtemps de sa victoire sur Sarah.

Un sourire cruel prit place sur son visage tandis qu'il convoquait sa garde pour débusquer Sarah dans son trou à rat. Au final, il l'épargnerait peut être pour avoir prolongé le jeu, même s'il lui faudrait moins de deux heures pour la tenir à nouveau entre ses mains. Oui ce n'était qu'une question d'heures.