Sarah était si épuisée qu'elle dormit à poing fermés sans rien entendre des chamailleries entre les nains et les gobelins qui occupaient la cachette. L'inconfort et le froid du sol ne la génèrent même pas. Elle, habituée au confort d'un édredon de plumes, entourée de ses peluches et de tous ses souvenirs d'enfance, dormit sur la terre nue pour la première fois de sa vie, vêtue d'un chemisier à présent plus brun que blanc et d'un jean troué. Elle n'en dormit pas moins bien. Il faisait chaud sous la terre, elle était fatiguée, et les chamailleries à l'autre bout de la grotte lui faisaient l'effet d'une berceuse. Sarah n'entendit même pas le retour des gobelins au service de Jareth, leur court échange avec Hoggle et les occupants de la cachette, ni leur sortie désordonnée.
En se réveillant, elle s'étira sans ouvrir les yeux, s'attendant à trouver sous ses mains son oreiller et Lancelot, sa peluche préférée. À la place, ses mains se refermèrent sur une poignée de terre. Il lui fallut une demi-seconde de plus pour se rappeler où elle était, pourquoi elle était là et quel crime elle avait commis. Quand ce fut le cas, Sarah se recroquevilla sur elle-même et fourra son poing dans sa bouche pour étouffer un sanglot.
-Sarah?, entendit-elle de l'autre côté de la pièce.
Hoggle, se souvient-elle. Son ami, l'un des rares dans ce monde d'en-dessous qu'elle ne comprenait pas et qu'elle détestait, ce monde qui lui avait ravi son frère pour le transformer en gobelin. L'espace d'une seconde, elle voulut pouvoir le détester pour ça, mais ce serait injuste. Hoggle était son ami, et elle avait besoin d'amis. Il ne méritait pas sa vindicte. Une seule personne la méritait dans le Labyrinthe, Jareth, pour lui avoir volé Toby.
Non, pas volé. Il avait gagné Toby, peut être pas à la loyale, mais il l'avait gagné quand même. Quand à Sarah, elle l'avait perdu par son arrogance, sa stupidité de gamine. Mais plus jamais. Sarah refusait d'être la même qu'elle était la veille au matin, avant de donner son petit frère à un monstre. Elle allait être mature. Elle allait grandir. Elle allait assumer ses erreurs. Et, même si c'était arrogant de le penser, elle allait récupérer Toby. Parce que Sarah n'était déjà plus la même. Sarah avait un plan. Et elle allait le mettre en œuvre, si elle arrivait à lutter contre la vague de douleur, de honte et d'humiliation qu'elle ressentait en pensant à son frère.
-Sarah?, insista Hoggle. Tu dors depuis longtemps. Il va falloir partir maintenant, si tu veux arriver avant la fin du délai avant le roi. Il ne faut pas le mettre en colère. Plus en colère qu'il ne l'est et Jareth en colère, c'est…
Il s'arrêta, à court de mots. Même les yeux fermés et le dos tourné, Sarah pouvait le voir en train de se tordre les mains. Quand à la colère de Jareth, elle commençait à imaginer l'ampleur qu'elle pouvait prendre.
-Laisse-la, ricana Bozie le gobelin avant qu'elle n'ait pu se décider à bouger. Elle fait semblant de dormir, mais elle tremble de peur ta Sarah. Je te parie qu'elle cherche un moyen de s'enfuir, mais, il n'y en a pas. On n'échappe pas à la colère du roi. Tu crois que ses genoux vont claquer quand elle sera devant lui? Ou ses dents?
Sarah ravala ses larmes et se redressa sur ses genoux, attentive à ne pas heurter le plafond de sa tête. Elle n'allait pas laisser un gobelin l'insulter comme ça. De toute manière, il se trompait. Sarah ne pensait pas à fuir. Elle était peut être terrifiée, mais elle ne fuirait pas. Et même si elle le voulait, elle comprenait bien que c'était vain d'espérer y arriver.
-Je suis prête, déclara-t-elle avec une assurance qu'elle ne ressentait pas. Je vais y aller tout de suite.
-Ah, elle est pressée maintenant? Elle croit pouvoir tomber à ses genoux et lui lécher les bottes pour se faire pardonner ses errances?
-Non. Je ne suis pas un gobelin geignard et servile.
Bozie s'étrangla sur sa salive, déclenchant l'hilarité des autres occupants de la cachette. Sarah rougit de honte en se rappelant qu'en insultant les gobelins, elle insultait aussi son frère.
-Pardon! Je…
-Ne t'excuse pas, l'interrompit Darrle. Les gobelins sont geignards et serviles, c'est un fait. Et les nains sont patauds et couards, et les fées persifleuses et égoïstes. C'est un fait.
-Et fières de l'être!, clama Loupi, qui était revenue pendant le sommeil de Sarah
-Mais Hoggle a raison, fille de la surface. Tu dois te presser. On ne fais pas attendre les rois. Surtout quand ils ont des gardes dehors.
Sarah hocha la tête. Elle était réveillée, mais se sentait toute ankylosée et à peine plus capable d'affronter la journée qu'elle avait devant elle. Elle ne savait pas combien de temps elle avait dormi. Probablement trop peu pour affronter quelqu'un comme le Roi des Gobelins sur son propre terrain, mais il allait falloir que ça suffise. Elle s'avança vers le groupe, mais un gargouillement l'arrêta. C'était son propre ventre qui la trahissait, à la vue du ragoût fumant sur la table des fugitifs. En entendant ce bruit qui résonna sur les parois avoisinantes, la naine lui jeta un regard de pitié.
-Prend un bol avant de partir. Tu es toute maigrelette, même un gobelin pourrait te souffler dessus et te faire tomber.
-Mais vite, supplia Hoggle. Jareth n'aime pas attendre, et tu dois…
-Laisse-la manger, idiot. Si elle s'évanouit en chemin, les gardes gobelins ne sauront pas comment la porter. Tu as envie qu'ils la traînent dans la boue jusqu'au palais? Ils le feraient, ces idiots, et Jareth rirait encore plus fort du spectacle.
La raison dictait de partir de suite avant d'énerver encore plus Jareth, mais l'estomac de Sarah pris la décision à sa place. Elle s'avança avec empressement pour s'agenouiller à côté de la table, salivant d'avance à l'idée de se remplir l'estomac. Le bol était petit, plus fait pour un gobelin ou un nain qu'une humaine, mais Sarah avait tellement faim qu'elle aurait accepté n'importe quoi. Elle porta une cuillère de l'épais liquide brun à sa bouche avant de s'arrêter net, saisie d'une peur atroce.
-C'est de la nourriture des fées. Est-ce que je ne vais pas me retrouver coincée ici en la mangeant?
Loupi, qui voletait autour d'elle lui tira méchamment les cheveux.
-Stupide mocheté! Tu es déjà coincée ici. Seul le souhait de Jareth peut te ramener chez toi à présent. Et il ne le fera pas.
-Pourquoi?
-Ce n'est pas forcément vrai, intervint un nain aux épais sourcils gris qui était resté largement silencieux jusqu'à présent. Si tu veux partir il te forcera à rester, si tu veux rester il te punira en te renvoyant. C'est comme ça qu'il agit. Jamais le roi ne donne ce qu'ils souhaitent à ses sujets. C'est le privilège des rois.
-C'est…, commença Sarah avant de s'interrompre pour ne pas prononcer le mot injuste, si visiblement dépourvu de signification en ces lieux. C'est mal. Un roi devrait être là pour sujets, les protéger et les aimer.
L'assemblée lui jeta un coup d'œil interloqué avant d'éclater de rire.
-Les rois servir leurs sujets, beugla Bozie plus fort que les autres. Elle est trop bonne celle-là!
Sarah se mordit les lèvres. Ce qu'elle disait n'était pas dépourvu de sens. C'étaient juste les habitants du Labyrinthe qui ne voyaient pas à quel point leur monde en était dépourvu. Par moments, Sarah avait l'impression d'être la seule personne à marcher sur ses pieds au milieu de personnes qui marchaient sur leur tête.
-Ce n'est pas parce que votre conception d'un roi est différente que la mienne est dépourvue de sens, insista-t-elle, un peu vexée.
-Alors le contraire est vrai aussi, rétorqua Darrle d'un ton sans réplique. Mange maintenant. Il est idiot de ne pas prendre des forces quand on veut faire quelque chose de stupide.
-J'imagine. De toute façon, je suppose que c'est trop tard pour m'inquiéter. J'ai déjà mangé de la nourriture du monde d'en-dessous, une pêche que Hoggle m'a donné.
-Une pêche?, s'étouffa Loupi. Il t'as donné une pêche et tu l'as mangée? Tu es vraiment stupide en plus d'être une mocheté? Tu ne sais pas…
D'un geste vif, Darrle emprisonna Loupi dans sa main, l'empêchant de parler d'un doigt stratégiquement placé. La fée se débattit, mais ne put échapper à son emprise.
-Il ne faut jamais écouter les fées trop longtemps, ou bien on finit aussi stupides et méchants qu'elles, décréta la naine d'un ton qui ne souffrait pas de réplique.
Satah hocha lentement la tête. Quelque chose lui échappait, mais elle n'était pas trop sûre de savoir quoi. Elle se tourna vers Hoggle, pour lui demander des éclaircissements. Il détourna le regard d'un air honteux. Bien sûr. Il lui avait donné la pêche. Dès ce moment là, Sarah s'était retrouvée dépendante du bon vouloir de Jareth, et son ami se sentait coupable à présent. Sarah se promit de le rassurer, mais pas là au milieu de ces inconnus qui mourraient d'envie de se moquer d'eux. D'ailleurs, sa soupe allait se refroidir.
Sarah avala enfin une gorgée de soupe. Elle fit aussitôt la grimace. Contrairement à certains garçons de sa classe quand elle était petite, Sarah n'avait jamais mangé de caillou ou de vers de terre, mais si on lui avait posé la question, elle aurait exactement décrit le contenu de cette soupe. Elle se força quand même à l'avaler jusqu'à la dernière goutte, à la fois pour ne pas insulter davantage et ses hôtes, et parce qu'elle mourrait de faim.
Le groupe de gobelins et de nains semble déçu qu'elle ne recrache pas son repas, mais ils n'essayèrent pas non plus de lui retirer son bol. Ils se contentèrent de grommeler jusqu'à ce qu'elle ait fini et reposé son bol. Ils parlaient trop bas pour que Sarah comprenne le moindre mot, mais ce n'était pas difficile de comprendre qu'elle avait dépassé les bornes de leur hospitalité
-Merci pour ce repas. Maintenant je vais…
-Attends, Sarah, la supplia Hoggle. Jareth, il a… C'est à dire, ses gardes ont laissé quelque chose pour toi. Un… cadeau.
Il pointa du doigt un paquet oblong posé dans un coin de la pièce. Sarah ne l'avait pas remarqué. Il était tellement crasseux qu'elle avait pensé à un tas de déchets, assorti à la cachette et à ses occupants. Sarah y jeta un coup d'œil dubitatif. Les présents de Jareth ne pouvaient rien vouloir dire de bon. Son instinct lui hurlait de refuser le présent et de le jeter le plus loin possible, de préférence après y avoir mis le feu. Pouvait-elle le faire, c'était une toute autre question.
-Suis-je obligée d'accepter ce cadeau?, demanda-t-elle à la cantonade.
Les gobelins et les nains se mirent à danser d'un pied sur l'autre, gênés.
-Puis-je le faire sans en subir les conséquences?, insista-t-elle.
-Ce n'est pas bien de refuser un cadeau du roi, marmonna Hoggle. Il pourrait se vexer.
-Mais?
-Ses cadeaux sont fait pour moquer et humilier, reconnut Darrle. On ne refuse pas à un roi le droit de se moquer de ses sujets.
-Je n'en suis pas une.
-Tu n'es pas une invitée non plus. Un roi respecte ses invités de marque. Il n'y a pas de respect dus aux envahisseurs et aux resquilleurs.
Sarah hocha la tête. Elle comprenait parfaitement. Si elle acceptait le présent, elle risquait une humiliation. Si elle le refusait, elle attisait la colère de Jareth à son égard, colère qui devait déjà être phénoménale. Sarah ne pouvait pas se le permettre, pas si elle voulait revoir un jour Toby, sous quelques forme que ce soit.
-Il t'as déjà humiliée, au cas où tu ne l'aurais pas compris, mocheté, siffla Loupi. Tu lui as demandé cinq heures avant de te présenter devant son trône, et il t'en as accordé dix.
Sarah écarquilla les yeux.
-Dix? Et depuis quand je dors? Cinq heures? Six heures?… Hoggle, tu aurais du me réveiller plus tôt!
Hoggle gémit en se tordant les mains.
-J'ai essayé deux fois de te réveiller, mais tu dormais trop bien.
-J'ai proposé de te mordre jusqu'au sang, mais il n'a rien voulu entendre. Tu n'avais qu'à...
Trois coups violents sur la porte interrompirent la fée et les firent tous sursauter, Sarah comprise. C'étaient les soldats de Jareth qui annonçaient la fin du délai qu'il lui accordait. Soit Sarah ouvrait la porte et se rendait sur ses deux jambes à la convocation de Jareth, soit elle s'y faisait traîner et subissait l'humiliation de sa vie. Elle commençait à comprendre suffisamment le fonctionnement monde d'En-dessous pour comprendre celle que Jareth venait déjà de lui infliger. En lui donnant dix heures au lieu de cinq, il sous-entendait qu'elle se surestimait et qu'il était assez bon prince pour lui offrir le vrai laps de temps dont elle avait besoin pour récupérer. Le présent dans son emballage sale n'était que la cerise sur le gâteau.
Il n'était plus temps de tergiverser. D'une main, Sarah envoya voler les verres, les cartes et les bols placés sur la table, puis elle posa dessus le ballot de tissu. C'était horrible, le tissu était imprégné d'alcool et de Sarah ne savait quoi d'autre au point que le tissu aurait presque pu tenir debout tout seul. Elle eut un mal fou à le dénouer, mais elle finit par y arriver et dévoiler une robe déchirée qui devait lui arriver jusqu'aux genoux sur le derrière, mais trop longue devant au point qu'elle risquait de marcher dessus et de s'étaler devant toute la cour de Jareth, d'un orange criard, avec des rubans roses vifs, et bien sûr en partie imbibée d'alcool, ce qui avait laissé des traces lie de vin sur tout le vêtement. Rien que son odeur soulevait l'estomac de Sarah.
Et ce n'était pas tout. Il y avait également dans le paquet une serpillière à frange toute poisseuse, un bocal de farine et un autre empli de mouches vivantes qui volaient dans tous les sens. Sarah se tourna vers les autres occupants de la la cachette avec un regard interrogatif. Loupi jeta un coup d'œil au paquet et se mit à rire tellement fort qu'elle tomba au sol où elle se mit à rouler en tapant de ses petits points sur le sol dans son hilarité. Sarah fut prise d'une envie de l'écraser d'un coup de pied. Hoggle avait raison. Les fées étaient toutes des pestes. Quand (si) Sarah rentrerait chez elle, son premier geste serait de jeter toutes les images de fées qu'elle avait accumulé au fil des ans dans sa chambre.
-Je comprends bien le but de la robe, déclara-t-elle à voix haute, mais que veut dire le reste?
-C'est très clair, quand on connaît l'humour du roi, répondit Darrle. La farine, c'est pour imiter le fard que se mettent des fois les nobles dames. À mon avis, la serpillière est censée être une perruque. Quand aux mouches…
Sarah fut prise d'un haut le cœur qu'elle eut du mal à contenir.
-Je suis censée les écraser me les coller sur le visage, c'est bien ça?
Les nains et gobelins hochèrent tous la tête pour acquiescer. Sarah s'attendit à de nouveaux ricanements, au lieu de quoi elle sentit l'ambiance de la pièce changer et l'air s'alourdir. À l'exception de Loupi, toujours trop occupée à s'esclaffer sur le sol, tous les autres occupants de la cachette regardaient maintenant Sarah avec compassion. Ils avaient été trop souvent eux-même la cible de l'humour détestable de leur roi pour continuer à la regarder avec indifférence. Cela ne voulait pas dire qu'ils étaient disposés à l'aider ou la traiter avec gentillesse, mais l'absence de moqueries aidait Sarah à ne pas craquer.
-Je n'ai pas le choix, n'est-ce pas?, soupira-t-elle en touchant la robe avec répugnance.
-Non. Oui. Qui sait?
-Parce que je ne suis pas citoyenne du Labyrinthe. Vous, vous seriez obligés d'obéir à la lettre, et de vous laisser humilier.
-C'est un de ses jeux préférés. Mais oui, peut être que tu peux dire non. Peut être que tu peux refuser de porter ces frusques, mais tu devras aussi accepter d'en payer le prix. Tout a un prix dans le Labyrinthe.
-Oui. Et ça aussi c'est une des règles.
Les occupants de la cachette hochèrent la tête à contrecœur. Deux autres coups retentirent sur la porte. Ce n'était pas difficile de deviner qu'il n'y aurait plus qu'un avertissement avant que les gardes ne forcent la porte pour forcer Sarah à les suivre.
-Tu aurais vraiment du laisser Loupi me réveiller, Hoggle, soupira-t-elle.
Le nain secoua la tête avec véhémence. La salive des fées était empoisonnée. Ce n'était pas pour rien que Jareth lui avait donné l'ordre d'exterminer celles qui se trouvaient à l'entrée du Labyrinthe.
-Pardon, Sarah, marmonna-t-il.
-Ce n'est pas grave, ou en tout cas c'est trop tard maintenant pour les regrets. Bien. Peut-tu dire à ces gardes que je suis en train de me changer et que si leur roi veut me voir dans les atours qu'il m'a offert, ils doivent m'accorder cinq petites minutesde préparation ? Nous marcherons plus vite pour compenser.
Son ami se précipita vers la porte. Le temps qu'il mettrait à discuter avec les gardes donnait au moins à Sarah le temps de réfléchir. Peut être était-il temps qu'elle arrête de se répéter qu'elle avait perdu, pour se souvenir qu'elle avait failli gagner. Et comment s'y était-elle prit? En réfléchissant, en improvisant, et en faisant confiance à ses amis.
-Darrle, vous pourriez m'aider à enfiler cette… chose? Et peut être me trouver un rideau, une nappe, ou quelque chose comme ça?
-Tu ne trouvera pas ça ici, Sarah. Mais… Tructi, tu as toujours cette horrible nappe que ta belle-mère t'a offert à ton mariage? Celle qui est trop grande pour entrer dans ton coffre?
Le gobelin qu'elle avait apostrophé poussa un profond gémissement et se tordit les oreilles.
-Non. Qu'on ne me parle pas de la nappe. Elle me hante!
-Attends un peu avant de gémir. Je crois que Sarah aimerait que tu la lui offre en cadeau.
-Vous voudriez ça?, demanda le gobelin avec un regard plein d'espoir.
-Est-elle aussi horrible que cette robe?
-Probablement plus.
-Alors je la prends. Vous pourriez me l'amener tout de suite? Non, ce serait trop court. Peut être alors nous retrouver quelque part sur le chemin du palais?
Le nain hocha frénétiquement la tête.
-Je dois pouvoir faire ça. Besoin d'autre chose?
Sarah lança un regard dubitatif au paquetage devant elle.
-Je ne vois pas ce qui pourrait me sauver du ridicule de me présenter dans une salle de trône vêtue de ça, et Jareth le prendrait mal si j'essayais. La nappe fera l'affaire.
Darrle hocha la tête.
-Alors file, Tructi. Et vous autres, sortez. Ce qui va suivre est une affaire de filles.
Tous les nains et une partie des gobelins se mirent à glapir et se pousser les uns les autres jusqu'à la sortie. Ceux, ou plutôt celles qui restèrent, n'étaient pas vraiment les gobelins que Sarah aurait identifiée comme appartenant au genre féminin. À ses yeux, les trois gobelines étaient toutes aussi laides et difformes que leurs congénères masculins, mais sans doute ne devrait-elle pas trop juger maintenant que Toby était un gobelin lui aussi.
-Enlève ces vêtements, ordonna Darrle. Nous n'avons pas beaucoup de temps.
Les gobelines l'aidèrent à enlever ses chaussures puis jetèrent son pantalon en boule dans un coin. Sarah faillit protester. Elle aimait ce pantalon, et son chemisier encore plus. Cependant, elle aurait du mal à les conserver dans un état correct bien longtemps dans le Labyrinthe. Sarah préféra donc abandonner cette bataille et se concentra sur le fait d'enfiler sa nouvelle robe, avec l'aide de deux gobelines montées sur la table.
Des ricanements fusèrent tout autour d'elle quand la robe fut passée. Sarah avait du mal à leur donner tort, même si ces ricanements ne l'aidaient pas à se calmer. Elle avait l'air horrible. La robe était trop étroite aux hanches, trop large à la poitrine, et vingt fois trop voyante. Sarah s'empressa d'en enlever quelques rubans, du moins ceux qui ne permettaient pas à cette abomination de tenir sur elle.
-Je ne pense pas que tu sois censé la modifier, remarqua Darrle, sans toutefois l'en empêcher ou se moquer de sa probablement vaine tentative de ne pas être la risée du palais.
-Il faut que je fasse quelque chose, protesta Sarah. Hors de question que j'apparaisse comme ça à la cour.
Une des gobelines, Sizz peut être, ricana.
-Toi, la cour du Roi des Gobelins t'as pas vue. Toute pareille au reste que tu seras!
Sarah se souvenait vaguement d'une salle de bal et de masques tournant autour d'elles, même d'une robe blanche comme elle avait rêvé toute sa vie d'en porter. Réaliser que ce n'était qu'une illusion, comme tout ce qui semblait beau ou bon dans le Monde d'En-Dessous ne lui fit pas grand-chose. Elle avait perdu toutes ces illusions sur la Féerie dont parlaient ses livres préférés. Elle était coincée dans un monde sale et mesquin, à des lieux des scènes magiques et romantiques des films où sa mère brillait comme une étoile.
Une anecdote de celle-ci lui revint soudain en mémoire. Sa mère adorait raconter comment, alors qu'elle débutait sur les plateaux d'Hollywood, une autre actrice, jalouse de sa beauté et de ses succès à venir avait saboté sa loge et déchiré la robe qu'elle était censée porter. La mère de Sarah ne s'était pas laissé démonter, avait acheté avec ses propres sous une robe dans une des boutiques les plus en vues de la ville, et avait remboursé sa dette rien qu'avec l'argent que la première semaine du film lui avait rapporté. Sarah adorait cette histoire. Elle n'avait pas d'argent et le Monde d'En-Dessous n'avait pas de boutiques de luxe, mais ça ne voulait pas dire qu'elle ne pouvait pas s'en inspirer.
Un unique coup retentit sur la porte. Le dernier avertissement, comme Sarah l'avait anticipé. Elle allait se retrouver à court de temps, mais pourtant elle ne pouvait se résoudre à se présenter comme ça devant Jareth.
-Aidez-moi à retourner cette robe. J'ai une idée.
Même sans miroir, Sarah eut l'impression qu'une fois sur l'envers, la robe était un peu moins horrible à contempler. Les coutures étaient peut être visites, mais les couleurs étaient un peu plus ternes, ce qui allait mieux à son teint. Après une courte hésitation, Sarah la retourna encore pour que le devant devienne le dos et vice-versa.
-Assez, l'arrêta Darrle alors qu'elle s'apprêtait à tenter autre chose. Le maquillage maintenant, puis la perruque. Et vous les filles, sortez ces mouches de leurs bocal.
-Non. J'ai une autre idée.
La naine et les gobelines grimacèrent.
-Le roi ne sera pas content si tu ne suis pas ses ordres.
-Est-ce qu'il y a une règle qui interdit de modifier et de faire sien ses présents? Alors je ferais ce que je veux avec.
À nouveau, les gobelines dansèrent d'un pied sur l'autre, désireuses de protester, mais incapables de dire non. Sarah n'allait pas dire que c'était du gâteau, elle n'était plus bête à ce point là, mais elle comprenait de mieux en mieux comment se faufiler dans les interstices laissés dans les innombrables et obscures règles du Labyrinthe. Présentement, elle se tenait dans l'un d'entre eux. Sarah n'était pas une citoyenne du Labyrinthe, ce qui voulait dire que Jareth ne pouvait pas lui donner d'ordre auquel elle serait obligée de répondre. Bien sûr, comme elle n'était pas une concurrente non plus, cela voulait dire qu'il pouvait lui faire ce qu'il voulait sans être tenu à obéir par des règles. Cela lui donnait un avantage, et cela la mettait en danger. Un mal pour un bien. Sarah ne pouvait sans doute pas espérer mieux.
Les caquètements des gobelines qui l'aidaient à ajuster sa robe s'estompèrent pendant que Sarah se concentrait. Juste avant de céder au sommeil et de s'endormir, Sarah avait eu une idée, une idée qui pouvait peut être la sauver. Et sinon, Jareth lui infligerait un des deux sorts qu'elle craignait plus que tout au monde, être renvoyée chez elle sans Toby, ou obligée de devenir une de ses sujettes et passer sa vie à devoir obéir à ce monstre.
Sarah avait une unique chance d'éviter ce destin, et seulement si elle avait assez de chance et qu'elle se montrait assez maline. Jareth ne se laisserait pas amadouer par des pleurs ou des supplications. Ce monstre y éprouverait juste du plaisir.
Seulement, comment se montrer assez maline pour convaincre un roi de la laisser faire ce qu'elle voulait? Sarah n'avait pas l'impression d'être une fille spécialement maline. Elle était incapable d'apprendre correctement un texte même pour sauver la vie de son frère, elle était mignonne et pas belle comme sa mère et orgueilleuse au point de devenir stupide, comme le Labyrinthe l'avait prouvé.
Ce qu'avait Sarah, par contre, c'était un père qui adorait jouer aux cartes, aux dés, au scrabble et à toutes sortes de jeu et pour qui il était inconcevable de jouer à un jeu sans en connaître parfaitement les règles. Il y en avait huit cent soixante douze dans le Labyrinthe. En tout cas, c'est ce que pensaient ses amis. Sarah n'avait aucune chance de les apprendre toutes par cœur, et elle avait prouvé qu'elle était nulle pour retenir ce qui devrait lui sauver la vie.
Sarah avait toujours détesté retenir les règles de ces jeux. Elle faisait des efforts, pour faire plaisir à son père, mais elle finissait toujours par se tromper, ce qui l'énervait profondément. La vie avait des règles, répétait-il toujours. Comment espérait-elle réussir dans la vie si elle n'était même pas capable de se souvenir des règles d'un jeu? Plusieurs fois, Sarah avait fini une partie les larmes aux yeux, parce qu'elle avait encore oublié les règles d'un jeu qu'il estimait d'une simplicité enfantine. Il se calmait toujours en voyant ses larmes, l'embrassait et lui disait qu'au moins elle n'avait pas triché, et qu'on avait quand même le droit de se tromper dans la vie. Il aurait détesté Jareth, qui mentait et trichait comme il respirait.
Juste après le divorce, le père de Sarah s'était calmé sur les règles des jeux. Il avait même instauré une nouvelle tradition, la soirée sans-dessus-dessous. Ces soirs là, Sarah choisissait un jeu et ils y jouaient jusqu'à ce qu'elle tombe de sommeil. Sarah adorait, parce que même si tricher restait interdit, ils avaient tous les deux le droit d'ajouter ou d'enlever autant de règles qu'ils le souhaitaient avant de commencer la partie. Avec le droit de lancer les dés du haut de l'escalier ou l'obligation de remplir sa bouche de cacahuètes en passant à la banque, le monopoly devenait enfin amusant.
Malheureusement, la tradition s'était arrêtée aussi brutalement qu'elle avait commencé, quand son père avait rencontré Irène. Elle détestait le bruit qu'ils faisaient lors de ces soirées. Après la naissance de son frère, Sarah s'était vue interdit de faire tout bruit qui pouvait empêcher Irène de se reposer et Toby de dormir, et son père s'était éloigné d'elle pour se consacrer à sa nouvelle famille. Ces soirées là manquaient terriblement à Sarah.
Un vacarme à la porte interrompit ses pensées alors qu'elle terminait d'ajuster sa tenue. Sarah s'empara de la serpillière qu'elle avait refusé de toucher jusque là et sortit avec les autres. Elle découvrit des gobelins armés jusqu'aux dents en train de frapper Hoggle et les autres nains et gobelins, minus Tructi qui avait apparemment réussi à profiter du capharnaüm pour s'éclipser. Le sang de Sarah ne fit qu'un tour dans ses gens s'étaient peut être moqués d'elle, mais ils l'avaient quand même aidé. Elle se précipita pour s'intercaler entre eux et les gardes. Après un instant d'hésitation, ceux-ci firent un pas en arrière. Ils n'avaient pas du recevoir l'ordre de la frapper, elle.
-Hoggle, qu'est-ce qui se passe?
Bozie le gobelin cracha au pied de Sarah.
-Que des ennuis qu'elle apporte celle-là! La chasser à coup de pieds qu'on aurait du!
-Les gardes disent qu'on doivent tous les suivre, chuchota Hoggle en se collant contre Sarah. Même les gobelins, même les nains, même la fée.
-Parce qu'on a aidé une fu-gi-ti-ve, expliqua Bozie en parlant avec une lenteur exagérée comme pour s'assurer qu'elle comprenne. Tous coupables qu'on est. Jareth va tous nous jeter dans le Marais.
Le concert de gémissements et de cris reprit de plus belle, rejoint par les gobelines qui avaient aidé Sarah à s'habiller.
-Silence!, cria Sarah pour réussir à s'entendre et à réfléchir.
Darrle lui jeta un regard noir.
-Silence toi-même! On n'aurait jamais du t'aider. C'était évident que tu n'apportais que des ennuis.
Les autres poussèrent des cris d'approbations. Les gardes adoptèrent une attitude menaçante, pointant leurs armes d'un air mauvais vers le groupe.
-Silence vous même!, glapit un gobelin grimpé sur un autre pour se donner l'air plus imposant. Tous que vous allez me suivre! Tous que le roi il veut voir. Celui qui veut pas, un trou qu'on lui fait!
Sarah déglutit. Les lances avaient l'air très pointues. Elle avait vaincu l'armée gobeline du château très facilement la dernière fois, mais seulement parce qu'elle avait avec elle Ludo et son armée de pierres. À présent, elle n'avait ni l'un ni les autres.
-Mieux vaut les suivre, murmura-t-elle. Je vais réfléchir à un moyen de vous sortir de là.
-Réfléchis déjà à comment te sortir toi-même de là, mocheté!, cria Loupi. Moi, je me tire.
Elle s'envola d'un puissant coup d'ailes. Sarah crut qu'elle était sauvé, et fut même presque soulagée pour l'odieuse petite créature, jusqu'à ce qu'un gobelin de la garde fasse un pas en avant et ne porte à sa bouche une petite sarbacane. Un filet miniature en jaillit. Prise dedans, Loupi tomba au sol en hurlant des insultes. Un garde la mis dans sa poche et referma celle-ci, étouffant les cris de la fée.
-Mettez le feu à la cachette!, cria le capitaine gobelin à ses hommes en profitant que Sarah et les autres soient trop choqués pour réagir. Cassez-tout, sur ordre de Jareth!
Des cris joyeux lui répondirent. Impuissante, Sarah ne put que contempler les gardes briser les bols, déchirer les cartes et évacuer les derniers occupants. Quand elle fut vide, ils y jetèrent des fioles de verre où nageait un liquide rouge-brun. Les fioles se brisèrent au sol, libérant un incendie dévastateur. Les gardes observèrent leur œuvre avec un regard satisfait, puis poussèrent Sarah et les autres dans la direction du palais. Sarah obéit comme les autres, avec l'impression d'être toute engourdie.
-Je suis désolée, murmura-t-elle.
Elle ne récolta que d'autres crachats à ses pieds. Même Hoggle ne la regardait plus en face. Des larmes baignèrent son visage, alors qu'elle s'était interdit de pleurer. Sarah les essuya brutalement, sa détermination raffermie par ce spectacle odieux .
Sa maison lui manquait. Son frère lui manquait. Son père lui manquait. Les soirées de je de son enfance lui manquaient. Mais aujourd'hui, pour la première fois de sa vie, Sarah allait apprendre par cœur les règles d'un jeu. Elle n'allait pas tricher. Elle doutait que quiconque arrive à tricher face à Jareth, et elle ne se risquerait pas à tricher face à un homme qui mettait le feu aux maisons de ses propres sujets. Par contre, elle allait faire comme son père le lui avait appris. Sarah allait jouer avec ses propres règles. Et elle avait jusqu'à l'arrivée devant le trône de Jareth pour décider quelles étaient ces règles.
