Ok. Dans 4 chapitres cette histoire est intégralement corrigée et postée. On y croit.
Sursaut
Julian
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Une pinte, le ventre vide, ce n'était peut-être pas la meilleure idée qui soit. Mais Ilya et les mauvaises idées, c'est comme ces séries romantiques où les protagonistes finissent inévitablement par revenir l'un vers l'autre.
De toute façon, le type assis face à lui n'a pas l'air plus sobre.
— Err… oui, à l'occasion.
À l'occasion de ? Aucune idée. Il ne sait même plus à quelle question il répond. Est-ce qu'ils sont toujours en train de parler de leur boulot respectif ? Boulot dont Ilya rentrait, avant d'entrer spontanément dans ce bar. Il a vu le drapeau coloré, les néons et ses grandes gigues l'ont guidé d'elles-même à l'intérieur. C'est presque un accident, quand on y pense. Il a dérapé. D'une certaine manière.
La bière qu'il porte à ses lèvres est amère.
— Et toi, tu… ? reprend le rouquin.
Tu quoi ? Oh, il aurait dû écouter son interlocuteur, au lieu de rêvasser.. Comment est-ce qu'il peut espérer choper alors qu'il n'est pas capable d'accorder correctement ses neurones ? Le cervelet qui se tient dans son crâne était flingué bien avant qu'il ne commence à boire. Mais la bibine n'arrange définitivement pas la situation.
— Non, jamais le week-end, répond le type.
Bien. C'est… une réponse qui ne l'aide pas du tout.
— Cool.
— Pas vraiment. Les dimanches sont majorés.
Oh. Ok, ils parlaient bien boulot. Boulot le week-end, donc. Et justement, Ilya est rincé après le samedi qu'il a passé. Janvier était un mois calme et le début de février aussi mais, avec les vacances qui arrivent, ils se sont fait passer dessus. Sans mauvais jeu de mot. Il a mal au dos – pour changer – et il n'est plus capable de faire une soustraction de tête.
— Tu préfèrerais travailler le week-end ? l'interroge Ilya, ses lèvres contre son verre.
— À choisir ? Non. Je préfèrerais ne pas bosser du tout.
Mm. Oui, c'est entendable. Ilya n'est pas loin de défendre la même idée mais, sur le long terme, il ne supporterait sans doute pas de rester enfermé chez lui toute la journée. Enfin, il pourrait sortir, mais même dehors… S'il ne se fixe pas de but à atteindre, il s'ennuie. Il a besoin d'être challengé sans cesse, stimulé, d'épuiser son corps jusqu'à ce que le sommeil l'écrase tel une chape de plomb. Il n'a jamais su vivre autrement. L'ennui le gagne dès qu'il veut se reposer.
D'aucun dirait qu'il a un rythme de vie chaotique.
— Pas faux, reconnaît-il.
— Ça te saoule pas de passer ta vie au turbin pour toucher des miettes ?
Le type… Quel est son nom, déjà ? Ilya ne l'a pas retenu. Quel désastre. Mais le type, donc, pose sur lui un regard qui appelle à une réponse. Une vraie, et pas un truc vaseux passe partout qu'il utilise pour se sauver en cas de faux pas.
— Si, si, bien sûr, mais…
Ce n'est pas qu'Ilya n'est pas d'accord, ni qu'il n'aime pas parler capitalisme et lutte des classes. Seulement là, son cerveau tourne aussi vite qu'un escargot à contre sens dans un manège.
— Ce n'est pas comme si je pouvais arrêter de bosser du jour au lendemain, avance-t-il, avant de finir son verre cul sec.
— C'est tout le problème, confirme l'autre. Mais franchement, si on arrêtait tous de bosser du jour au lendemain, t'imagines comme ils seraient dans la merde, ces gus qu'ont jamais quitté leur bureau ?
— Mm, si, ce serait…
— Le bordel.
— Clairement.
Ilya se garde de faire remarquer que le principe qu'il décrit a déjà un nom : la grève. Oh, il aurait sans doute adoré cette discussion, s'il s'était retrouvé un soir au bord du fleuve, assis dans l'herbe, entouré de cadavres de bières et de paquets de chips éventrés. S'il n'avait pas choisi d'user sa santé en médecine, Julian aurait fait un formidable étudiant en socio, à sécher la fac pour courir hurler dans les rues. Mais la vie en a décidé autrement.
Enfin, ils doivent bien avoir un exemplaire du Manifeste du Parti Communiste à la librairie, non ? Il devrait le feuilleter entre deux encaissements.
Bon sang, il est venu ici pour boire et, dans le meilleur des cas, pour choper. Alors pourquoi est-ce qu'il se retrouve à parler travail ?
— Et tu ferais quoi, si on arrêtait tous de travailler ? tente-t-il.
— Je sais pas. J'ai jamais eu l'occasion d'y réfléchir.
Son interlocuteur gratte sa barbe de trois jours, pensif. Ilya le regarde faire. Caresse la sienne – ou en l'occurrence, son absence de barbe, fraîchement rasée. Faute d'avoir une toison fournie et égale, il préfère s'en débarrasser. Son torse est déjà bien assez couvert.
— Je partirai en mer, je pense, souffle enfin le type.
Ilya se redresse aussitôt.
— Tu sais naviguer ?
— Non, mais j'aurais le temps d'apprendre.
— Pourquoi la mer ?
— Je sais pas, j'aime bien. J'adorais quand on partait en vacances sur la côte avec mon père, quand j'étais petit. Mais je suis jamais monté sur un bateau. Ça m'a toujours fait envie.
La mer, Ilya connaît. Il se souvient encore des bras puissants de son propre père qui l'attrapait quand la houle faisait tanguer le pont. Sa poigne était plus forte que toutes les vagues du monde, et son rire…
Son rire, il ne s'en souvient pas. Le son s'est évanoui dans sa mémoire. Mais il sait que Pavel les surveillait toujours, lui et Pasha. Il a appris à nager sous sa surveillance.
Partir vivre en mer, est-ce que ce ne serait pas une merveilleuse idée ? Bien sûr, pour l'instant, c'est inenvisageable. Ilya n'est pas monté sur un bateau depuis la disparition de ses parents, il n'a pas l'argent pour en acheter un et il lui manque aussi le permis pour naviguer. Et puis, il y a Pasha. Il ne peut pas l'abandonner d'un coup avec des études à finir et un loyer à payer. Mais un jour, s'il en avait l'occasion…
Un instant, il caresse l'idée de partir vivre loin. Loin de cette ville. Loin de son boulot qui, sans le dégoûter, l'épuise. Loin de ses souvenirs.
Inévitablement, loin d'Asra.
— C'est… Un chouette projet.
Qu'est-ce qu'iel dirait, s'iel apprenait qu'il avait quitté la ville ? Est-ce qu'il serait triste ? Indifférent·e ? Rancunier·e ? Oh, iel n'en saurait sans doute jamais rien. Il faudrait que l'information circule de Lucio à Nadia, puis de Nadia à lea concerné·e. Et Ilya n'est pas sûr de prévenir le blond, s'il décidait de s'évader en mer.
— Mais tu sais ce qui serait encore plus chouette, là ?
Son approche est à l'opposé de la subtilité. Mais il n'a plus envie de penser. La bière lui fait des idées noires, et il sait comment s'en débarrasser. Il a juste besoin d'un… petit coup de main. Ou de queue, en l'occurrence.
La soirée se termine après une deuxième pinte. Dans un lit plus grand que le sien, qu'il quitte le dos en vrac. Ilya rentre alors que la nuit est tombée, globalement déçu de son plan cul, à peine soulagé de ce bref instant de plaisir. La rencontre lui laisse un arrière goût amer. Avant, il s'en serait contenté. Moqué. Il aurait oublié, comme il l'a toujours fait. Mais ce soir, le sexe a perdu tout son côté défouloir. Ce qui aurait dû lui vider la tête la remplit de questions.
Plutôt que de rentrer directement, Ilya marche au hasard dans les rues. Le bus passe encore à cette heure – il n'est même pas minuit. Mais il a besoin d'agiter ses jambes. De vider son corps. Alors il ignore le vent froid, les frissons sur sa peau encore collante. Il pense à la douche qu'il prendra en rentrant. La tête lui tourne, ses joues sont rouges de l'alcool bu qui ne redescend pas. Son pas se presse.
Il croise les gens qui rentrent chez eux. Ceux qui sortent et changent de bar. À quoi est-ce qu'elle ressemble, leur vie ? Dans leurs rires, leurs piercings et leur verre à moitié vide, Ilya essaye de deviner un quotidien qui s'éloignerait du sien. Il cherche une échappatoire. Ailleurs, sur un balcon plein de fleurs, à grandir entre le silence des nuits et les bras de ses parents, il aurait peut-être eu droit à une meilleure vie. Pas que la sienne soit si terrible, mais il se sent si… si quoi ? Est-ce qu'il y a un mot pour ça ? Cette impression d'être un tas de fêlures qui peine à tenir droit ? D'avoir été cassé trop tôt ? Comme une plante privée de tuteur qui pousse toute tordue. C'est irrattrapable, ça, non ? On ne peut pas redresser une tige une fois qu'elle s'est rigidifiée. C'est foutu. Et foutu pour foutu…
Sa cuisse le démange soudain. Irrité, Ilya la frotte, avant de réaliser que ce n'est pas sa peau qui gratte, mais son téléphone qui vibre. À vingt-trois heures passées. C'est sans doute Pasha qui l'engueule parce qu'elle s'inquiète pour lui. Ou alors…
Non, personne d'autre ne pourrait l'appeler à cette heure. Même s'il aimerait, parce qu'il ne peut pas s'empêcher cette saleté d'espoir de l'étouffer chaque fois qu'il reçoit un message.
Et pourtant. alors qu'il attrape son portable, ce n'est pas le nom de sa sœur qu'il lit sur l'écran.
Il se fige. C'est… Est-ce qu'il s'est cogné trop fort sur la tête de lit pendant qu'il se faisait ramoner le conduit ? C'est la seule explication valable. À moins que l'alcool ne lui soit définitivement monté à la tête. Sauf qu'il n'est pas à ce point ivre et que le téléphone continue de vibrer dans sa main.
Hébété, Ilya décroche.
— Asra ?
