Chapitre 27: Le Chef
«… Et je veux que vous sachiez que vos sacrifices n'ont pas été vains. Ils contribueront à forger une lumière assez puissante pour purifier le monde et créer le futur auquel vous aspiriez. Vous étiez... vous étiez un tremplin vers l'espoir, et ce n'est nullement une chose dont avoir honte.»
Les mots se putréfièrent dans sa bouche et lui brûlèrent la poitrine comme de l'acide. Agenouillé au bout du lit d'hôpital, les yeux clos, Komaeda hocha la tête avec révérence, les mains réunies comme une prière. Le Chanceux soupira profondément, comme s'il s'était désaltéré d'un verre d'eau glacée rafraichissant. Il ouvrit les yeux et son regard traversa Naegi sans le voir.
«Magnifique», dit le jeune homme.
Naegi voulait contester. L'oraison funèbre que Komaeda lui avait fait lire n'avait rien de magnifique. Les mots en eux-mêmes n'étaient peut-être pas si terribles, mais Naegi savait ce que Komaeda voulait dire et c'était abominable – comment pouvait-on faire si peu de cas du décès de quelqu'un? Les gens n'étaient pas des tremplins. Ce n'étaient pas des objets ou des outils qu'on utilisait et dont on se débarrassait sur un coup de tête.
Naegi était resté silencieux, mais Komaeda sembla tout de même lire dans ses pensées. Prenant appui sur le lit, Komaeda se releva et s'approcha pour être à la hauteur de la tête de Naegi qui reposait sur l'oreiller. Naegi serra la couverture contre lui comme pour se protéger.
«Tu ne te sens pas mieux, maintenant?» s'enquit Komaeda.
Fixant la forme de ses pieds sous la couverture, Naegi répondit: «Pas vraiment...
-Préfèrerais-tu dire que tout cela était complètement futile?» répliqua Komaeda. La question était brutale, mais son sourire et sa voix demeuraient aimables. «Qu'ils sont morts pour rien du tout et que ça n'avait aucune importance? C'est présomptueux à dire de ma part, je sais, mais ça me semble plutôt... froid.
-Ce n'est pas...
-Alors pourquoi est-ce qu'ils ont dû mourir, Naegi-kun?
-Ils n'avaient pas à mourir, dit-il. Il n'y avait pas de raison à leur mort. Ils n'auraient pas dû mourir.»
Son regard revint sur Komaeda et il eut le souffle coupé. Komaeda tenait quelque chose... un cadre photo. Et à l'intérieur, une photo de l'homme que Kuzuryu avait obligé à se tuer.
Komaeda lui mit la photo dans la figure. «Dis-lui ça, Naegi-kun. Dis-lui que sa mort n'a servi à rien. Dis-lui qu'elle n'avait pas de raison.»
Quand Naegi tenta d'émettre un son, seul un bruit éraillé s'échappa. C'était une demande impossible. Comment Komaeda pouvait-il attendre ça de lui? Sa langue pesait dans sa bouche, comme enflée et lourde, et rechignait à bouger. Les yeux au sein de la photo le transperçaient et il pouvait entendre les cris de l'homme en arrière-fond.
«Dis-lui que tout le monde s'en fichait de sa mort.
-Je ne m'en fiche pas! lâcha Naegi, l'ordre de Komaeda lui ayant délié la langue mieux que tout au monde.
-Alors donne-lui un sens, dit Komaeda. Ne la laisse pas devenir une autre note de bas de page de l'Histoire.»
Komaeda posa le cadre photo, remplaçant le regard obsédant du défunt par son propre regard hypnotisant.
«Il est mort pour toi, Naegi-kun. C'est pour ça qu'il était là, après tout. il essayait de t'aider. Il était prêt à mourir pour ça. Et s'il était prêt à mourir pour toi... est-ce vraiment une si mauvaise chose qu'il soit un tremplin pour ton espoir? N'est-ce pas ce qu'il aurait voulu?»
Naegi s'humidifia ses lèvres soudainement sèches. «Je ne sais pas.
-Tu n'as pas besoin de me répondre tout de suite, dit Komaeda. Tu as toute la nuit pour y réfléchir.»
De là où elle les observait, Tsumiki intervint: «Hum, en fait, ce serait mieux s'il dormait.»
Komaeda leva les mains comme pour s'avouer vaincu. «Bien sûr! C'était une expression. Je vais de nouveau le laisser à tes excellents soins, Tsumiki-san.»
Il fit glisser une fois son pouce sur la joue de Naegi, marmonna un au revoir, et s'en fut.
«Tu as besoin de quelque chose? demanda Tsumiki tout en le bordant. Ne t'en fais pas. Je vais rester là et je serai éveillée toute la nuit!
-Tu ne vas pas dormir? s'étonna Naegi. Ça ne doit pas être très sain. Je veux dire, ce n'est pas grave si tu essaies de t'occuper de moi alors que tu es épuisée?
-Je suis infirmière, chéri! rit Tsumiki. On fait tout le temps des quarts de nuit. Mais c'est si adorable de ta part de t'inquiéter pour moi.»
Oh, il avait affaire à cette Mikan. Il haussa mentalement les épaules. Autant continuer l'offensive de la veille.
«Bien sûr que je m'inquiète, Mikan. Tu tiens à toi.»
Le visage de Tsumiki fut parcouru d'un spasme, comme une vidéo saccadée qui ramait entre deux scènes. Elle parvint tout de même à faire bonne contenance et poursuivit: «Je t'ai apporté un cadeau.»
… Ça pouvait signifier tant de choses.
Mais c'était un cadeau agréable cette fois. Elle passa la main sous le lit, et ramena un lapin en peluche. Et celui-là n'était pas à l'image de Monokuma, en plus! Sous la surface de verre, un de ses yeux était fissuré en son centre. La fourrure du lapin était d'un gris terni, et un ruban d'un rouge encore plus fané avait été noué autour de son cou. Il sentait la naphtaline. Cela ne l'empêcha pas de s'en emparer et de le serrer contre lui.
«Merci, Mikan. C'est...»
Il hésita. Il le tenait à bout de bras devant lui pour mieux l'examiner, mais plus il le regardait, plus il avait une impression étrange. Il lui semblait... il lui semblait familier.
«Mikan, ça vient de mon ancienne chambre.
-C'était une des seules choses que nous avons pu sauver, dit-elle tristement.
-Et les photos?
-Je crois qu'elles ont toutes brûlé.»
Bien entendu. Sa chance s'assurerait que les choses qu'il voulait sauver seraient les premières détruites. Sa bonne humeur s'en trouva considérablement refroidie et il se laissa retomber dans son oreiller. Il passa un bras sur le lapin qui gisait sur sa poitrine.
«Maintenant, ferme les yeux et compte à rebours à partir de 100, d'accord?» A chaque nombre énoncé, Tsumiki lui caressait les cheveux. Ce qui aurait été apaisant, si elle n'était pas folle et si ce n'était pas le Désespoir Ultime. Mais il devait admettre qu'il était probablement plus en sécurité ici qu'avec Komaeda et sa nouvelle attitude dangereuse.
Le lapin serré contre sa poitrine, il ferma les yeux et laissa sa respiration se ralentir. Comme il avait passé son temps assis ou... dans le coma dernièrement, il ne s'attendait pas à trouver le sommeil facilement. Cependant, dès qu'il ferma les yeux, il s'avéra qu'il lui était difficile de les rouvrir, ses paupières lourdes se rabaissant à chaque tentative. Il se roula en boule, Tsumiki montant la garde près de lui alors qu'il s'endormait.
Il se réveilla trempé de sueur.
Les mains de Tsumiki empoignaient ses épaules tandis qu'elle le secouait pour le réveiller, mais dans le brouillard de son demi-sommeil, il ne pouvait voir que le Désespoir Ultime. Il hurla. Il se tordit, son pied jaillit, la frappa de plein fouet et la jeta à terre. Il roula dans la direction opposée, tentant de fuir avec l'énergie du désespoir...
«Makoto!»
Il se figea. Du sang coulait le long de son bras car il avait presque arraché la perfusion en se débattant.
«Je suis désolée, pardon!» gémit Tsumiki. Cela dit, ses excuses ne l'empêchèrent pas de se jeter sur le lit, de l'attraper et de le ramener en arrière. «Tu criais dans ton sommeil, alors j'ai essayé de te réveiller.
-Ah...ah oui?» Naegi se passa la main dans ses cheveux humides.
«De quoi rêvais-tu?»
Honnêtement, Naegi ne parvenait pas à s'en souvenir, mais il pouvait faire une supposition.
«De la même chose qu'hier.» Et que les jours précédents.
«Oh, Makoto.»
Soudainement, son dos fut soulevé du lit. Tsumiki l'avait englouti dans une étreinte étouffante, le berçant doucement d'avant en arrière. Naegi lui posa une main sur l'épaule, mais ne put se résoudre à faire quoi que ce soit d'autre.
«Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu faisais des cauchemars, mon chou?»
Il avait envie d'éclater d'un rire amer. «Pourquoi? Pour que tu effaces mes souvenirs de ce qui s'est passé?»
Tsumiki fronça les sourcils.
«… C'est ce que tu veux que je fasse?» demanda-t-elle.
… Elle n'était pas sérieuse, n'est-ce pas? Il la dévisagea. Si, elle était complètement sérieuse. Enohsima l'avait déjà fait subir à sa classe, mais il ne lui avait jamais traversé l'esprit que le Désespoir Ultime soit aussi capable d'effacer la mémoire. Il allait devoir faire preuve de prudence. Il était absolument hors de question qu'il donne à Tsumiki ou à qui que ce soit la permission d'effacer même les choses les plus traumatisantes et horribles de son esprit. S'il les laissait commencer, qui pouvait dire jusqu'où ils iraient?
Il répondit donc: «Non. C'était une question rhétorique.»
Tsumiki sourit légèrement et ses yeux rouges s'illuminèrent.
«Tu sais ce qui aide mes jeunes patients à dormir la nuit?»
Oh mon dieu. Il retint son souffle. Quelle chose terrible allait-elle suggérer maintenant...?
«Du lait et des biscuits!»
… C'était une réponse si ordinaire, si non-désespérante qu'il accepta immédiatement.
«Ok! Allons faire un petit tour.»
Quand Tsumiki tendit le bras pour lui prendre la main, il avait anticipé et sa main était déjà à moitié levée. Tsumiki adorait le mener en le tenant par la main. Même si c'était un endroit où il s'était déjà rendu à de nombreuses occasions et qu'il n'avait pas besoin d'aide pour trouver, et même si elle était occupée à faire rouler le pied à sérum de l'autre main. Mais il s'avéra qu'elle ne l'emmenait pas à la cafétéria ; quand elle avait parlé de faire un petit tour, elle avait voulu dire un petit tour à travers la pièce. Naegi fixa le fauteuil roulant auquel elle l'avait conduit, puis lui jeta un coup d'œil.
«… C'est obligé?
-Tu es mon patient. Je ne peux pas te laisser te surmener!»
Naegi soupira et se laissa tomber dans le fauteuil roulant.
En fait, c'était plutôt amusant. Malgré tous les accidents que sa malchance lui avait fait endurer, Naegi n'avait jamais connu de blessure assez sérieuse pour nécessiter un fauteuil roulant. Il s'était toujours demandé ce que ça faisait de se déplacer avec. S'il se renfonçait dans le siège et oubliait où il se trouvait et qui le poussait, il lui était facile de prétendre qu'il roulait à travers un vrai hôpital. Il était toujours plongé dans cet état d'esprit quand elle lui fit traverser la cafétéria jusque dans la cuisine, si bien qu'y voir Hanamura lui fit un petit choc.
«Hé? Qu'est-ce que c'est?» demanda le Chef. Il se tenait devant un comptoir, agitant un couteau au-dessus d'une planche à découper où étaient posés des légumes variés.
«Tout va bien, dit Tsumiki. Il est juste un peu déshydraté et sous-alimenté.
-Ah oui?» Le couteau émit un sifflement quand Hanamura fit un moulinet devant lui... n'était-ce pas dangereux de se gratter le menton avec un couteau? «Dois-je vous cuisiner un de mes ragoûts super-nutritifs reconnus mondialement? Garanti de combler presque tous vos besoins en minéraux et en vitamines!
-Juste du lait et des biscuits, ça ira, précisa Tsumiki.
-Là-bas.» Hanamura pointa son couteau. «Tu es sûre que tu ne veux pas faire faire à Naegi une diète spéciale pour prendre du poids?
-Non merci», dit Naegi. Il regarda Tsumiki, attendant qu'elle confirme.
«Je ne pense pas qu'on doive aller si loin pour l'instant», renchérit-elle.
Tout comme l'atelier de Soda, la cuisine d'Hanamura était un endroit immense. Au moins une douzaine de rangées de friteuses, cuisinières et fourneaux remplissaient la zone, et contre les murs s'alignaient des frigos et des placards. Hanamura ne travaillait pas non plus tout seul. Plusieurs soldats Monokuma – pas des robot, remarqua-t-il – préparaient de la nourriture ou arrangeaient de simples plats. Ils agissaient comme les robots d'une chaîne de montage, figés dans leurs actions et mouvements – c'était assez sinistre, pour être gentil. Cependant, ce n'étaient pas les seules âmes présentes. Il y avait quelques autres personnes. Et qui ne portaient pas de casque.
Il tira la manche de Tsumiki. «Mikan, qui sont ces gens?
-Hmm? Oh, ce sont juste des gens qui travaillent. Tu n'as pas besoin de t'en soucier.
-Il y a des gens qui travaillent pour vous?» De leur plein gré, voulait-il ajouter. Mais il ne pensait pas pouvoir donner vie à ce fragment d'incrédulité.
«Bien sûr. Tout le monde peut apprécier le Désespoir!»
Il se força à éviter d'y penser. Il ne pouvait pas y penser. Ils pouvaient se trouver là pour des tas de raisons différentes. Le Désespoir Ultime avait peut-être pris leurs familles en otage ou braqué un pistolet sur leur tempe et ne pas leur avoir laissé le choix. Il y avait de nombreuses explications en dehors de ce que suggérait Tsumiki. Il n'avait cependant aucune envie d'y penser et il se concentra plutôt sur les biscuits qu'il venait d'apercevoir. C'étaient des Monokumas – bien sûr que c'étaient des Monokumas – mais ils avaient l'air assez délicieux et il appréciait vraiment, vraiment, l'idée d'arracher d'un coup de dents la tête de l'ours. Cinq d'entre eux, remarqua-t-il, semblaient séparés des autres. Il n'en comprit pas la raison.
«Quel goût ils ont?» se demanda-t-il tout haut en tendant la main vers un de ces cinq biscuits. C'était un biscuit représentant un Monokuma entier, bien sûr, juste pour le plaisir de réaliser sa fantaisie. Un glaçage dur le recouvrait, lui évoquant un biscuit de pain d'épice.
Zunk!
La bouche de Naegi pendait, grande ouverte, attendant qu'il y laisse tomber le biscuit. Mais ce dernier n'était plus dans sa main. Il était contre le mur. Cloué sur place par un couteau de boucher. Le responsable, le Chef Ultime, avait toujours le bras tendu, conclusion de son geste de lancer. Tsumiki le regarda avec curiosité, pas du tout inquiète que le Chef venait tout juste de leur lancer un couteau.
… Pourquoi les Ultimes avaient-ils tendance à être aussi cinglés?
«Avril Lavigne! jura le Chef. Pas ceux-là!»
En dépit de la courte distance, Hanamura était écarlate quand il les rejoignit en courant. Il rassembla les quatre autres biscuits mis à l'écart et se pencha au-dessus d'eux d'un geste protecteur.
«Ceux-là sont empoisonnés, dit-il. Vous ne pouvez pas les manger!
-Pourquoi?» demanda Naegi.
Les deux Ultimes lui lancèrent un regard étrange.
«… Parce que le poison te tuera? répondit Hanamura.
-Non, pas ça. Pourquoi est-ce qu'ils sont empoisonnés?
-On va les laisser à l'armée demain, expliqua Hanamura. Ils seront si heureux de pouvoir enfin manger des sucreries... et puis soudainement cinq d'entre eux tomberont raides morts! Hahahahaha, les autres devront vivre avec le désespoir de savoir que même leurs repas ne sont pas sûrs.»
Les yeux de Tsumiki s'illuminèrent. «Tu crois que j'aurai un nouveau patient?»
Hanamura haussa les épaules. «Qui sait? Je ne suis pas un expert en poison. Bien sûr, si tu cherches un patient, pas besoin d'aller bien loin. Je me sens assez... en surchauffe. Peut-être que tu devrais m'enlever mes vêtements et...»
Un biscuit s'écrasa sur le visage d'Hanamura.
Brandissant un autre biscuit d'un air menaçant, Tsumiki poussa un cri strident: «Pas devant Makoto!»
Hanamura épousseta les miettes de sa chemise. «Mais je t'ai entendue pendant ton spectacle. Et Pekoyama-san m'a dit que tu...
-Non! Je ne te laisserai pas!»
Naegi ne pouvait pas voir le visage de Tsumiki à cet instant, mais il devait apparemment être bien terrifiant. Car Hanamura se protégea soudainement la tête et s'enfuit, Tsumiki sur ses talons. Naegi observa la scène avec un début d'exaspération.
Son regard revint sur les biscuits empoisonnés. Après avoir vérifié une fois encore que Tsumiki et Hanamura étaient occupés, il les remplaça discrètement par des biscuits normaux, et les fourra dans une poubelle voisine.
Tsumiki transpirait un peu quand elle revint. Elle se précipita immédiatement vers lui avec une plainte aigue.
«Oh, Makoto, j'espère que tu n'as rien écouté de ce qu'il a dit.»
Oui, c'était le moment idéal pour mentir.
«Je ne faisais pas vraiment attention.»
Tsumiki eut un sourire radieux. Elle se pencha alors vers lui et lui murmura à l'oreille:
«Ne mange ou ne bois rien de ce qu'il n'offre qu'à toi.»
Naegi ne put que se laisser retomber dans son fauteuil. Fantastique.
Il s'était attendu à ce que Tsumiki le reconduise à l'infirmerie dès qu'ils auraient obtenu leurs denrées, mais apparemment ça ne dérangeait pas l'Infirmière de manger dans la cafétéria. C'était un peu bizarre de se retrouver les deux seules personnes dans un endroit aussi grand et sombre, mais pour être honnête, il préférait ça à l'attention écrasante que lui portait parfois le Désespoir Ultime pendant les repas.
Naegi trempa un biscuit dans le lait chaud. C'était pas mal. C'était agréable.
Oh, depuis quand Hanamura était là?
«Coucou, le salua Naegi, voulant être poli. C'est toi qui les as faits?»
Hanamura poussa un profond soupir. Exagéré, selon Naegi. «Un chef réputé comme moi qui gaspille son talent sur ces... Oui. Oui, c'est moi.
-Ce n'est pas du gaspillage, dit automatiquement Naegi. Je veux dire, faire des biscuits, c'est toujours de la cuisine, non?»
Les yeux d'Hanamura s'écarquillèrent.
Oui, ça avait été une erreur.
«Sacrebleu!» Le chapeau du Chef faillit s'envoler sous la force de son exclamation. «Prendre de la pâtisserie pour de la cuisine? C'est... c'est impardonnable!»
Et maintenant il en avait presque l'écume aux lèvres. Naegi se rapprocha légèrement de Tsumiki, observant nerveusement Hanamura.
«Cuisiner et pâtisser ne sont pas la même chose! continua Hanamura. Cuisiner est un art. C'est amener tous ces petits ingrédients ensemble et construire quelque chose de beau. C'est suer sang et eau pour faire dorer juste comme il faut, ajouter juste la bonne quantité d'assaisonnement pour le mettre en valeur. C'est une histoire de créativité... Ce n'est pas de la pâtisserie. La pâtisserie, c'est suivre des instructions et mettre au four. Quand les gens mettent dans le même panier le Chef Ultime et le Pâtissier Ultime – ou, Dieu m'en garde, le Confiseur Ultime – c'est... c'est si désespérant.»
Vraiment? Vraiment? Il allait ressentir du désespoir avec ça?
«Mais, je vais te pardonner, Naegi-kun.» Hanamura levait le menton, comme si Naegi devait s'agenouiller pour le remercier de sa clémence. «Cela dit, je ne peux laisser passer une insulte aussi horrible... Et si je te montrais ce qu'est la cuisine? Des cours particuliers! Juste toi et moi aux fourneaux. Ça semble approprié, ne penses-tu pas?»
Naegi ne comprenait pas vraiment pourquoi Hanamura avait soudainement commencé à se peigner les cheveux.
Il haussa les épaules. «Ça me semble...»
Mais Tsumiki plaqua sa main sur sa bouche. «Non!
-Non? rebondit Hanamura. Je suppose que je ne peux pas te blâmer pour vouloir garder pour toi un si fringant jeune homme. Je parie que tu... IIK!»
Tsumiki le fusilla du regard, et Naegi grimaça quand elle passa une seconde fois le fauteuil sur le pied d'Hanamura.
«Je suis désolée Makoto, mais pourrais-tu prendre ta nourriture s'il te plaît? On retourne à l'infirmerie», dit Tsumiki. Derrière elle, Hanamura braillait et sautait à cloche-pied sur son pied indemne.
Naegi hocha la tête et se hâta d'obtempérer. D'après la réaction de Mikan, il semblait qu'il l'avait échappé belle.
Sur le chemin du retour, il décida de parler. «Mikan? Je ne sais pas trop ce qui s'est passé là-bas, mais merci d'avoir fait attention à moi.»
Elle eut un petit rire. «C'est tout à fait normal. Tu es mon petit Makoto!»
… Bien sûr.
«C'est bien de savoir que tu protèges mes arrières, continua-t-il. Je ne sais pas quelle aide quelqu'un comme moi pourrait apporter, mais je vais essayer de veiller sur toi, moi aussi.
-Tu n'as pas besoin de faire ça, idiot. Tu es le petit dernier de la famille.»
Je suis plus jeune d'une année! voulait-il protester. Il n'en fit rien. Parce que premièrement, ça ne changerait pas grand-chose. Deuxièmement, il ne voulait pas que ça arrive aux oreilles de Komaeda. Sinon qui sait, le Chanceux pourrait faire quelque chose de ridicule comme commencer à vouloir convaincre tout le monde qu'il était un nouveau-né.
«Est-ce que Enoshima veillait sur toi?» demanda-t-il.
L'allure du fauteuil roulant devint brusquement saccadée.
«N... non, dit Tsumiki, toute discrète et timide. Elle n'avait pas à perdre son temps avec quelqu'un d'aussi inutile que moi. Tout ce que je voulais, c'était qu'elle me remarque... et parfois elle me remarquait. Et parfois encore plus! Enoshima-san était si gentille...
-Ça ne m'a pas l'air très gentil», fit-il remarquer.
Tsumiki lui tapa sur la tête. «Ne parle pas de ta mère comme ça!»
Il décida d'ignorer cette remarque pour cette fois. «Est-ce qu'elle t'a déjà remerciée?
-Pourquoi est-ce qu'elle...?
-Même après tout ce que tu as fait pour elle? Ça ne semble pas très aimable.»
Tsumiki le dévisageait avec suspicion, à la limite de la colère, mais elle ne semblait pas capable de parler.
«Mikan, je sais que tu n'as sans doute pas envie de l'entendre, mais je crois qu'Enoshima-san ne faisait que t'utiliser...»
Crac.
Naegi porta une main tremblante à sa joue rougie. Il leva la tête, et tressaillit en remarquant que la main de Tsumiki était prête à le frapper une nouvelle fois.
«Comment... comment oses-tu?! Ma bien-aimée ne …. elle ne ferait jamais ça. Comment peux-tu dire une telle chose? Elle m'aimait! J'étais spéciale pour elle, je le sais!»
De profonds tourbillons envahissaient ses yeux. Tsumiki respirait bruyamment, et Naegi craignit qu'elle finisse par s'évanouir.
«Tu as tort! Tu as tort! Elle m'aimait! Arrête de dire des mensonges aussi horribles!
-Mikan...»
Et l'Infirmière tomba à genoux, sanglotant contre le dossier du fauteuil de Naegi. «Pourquoi dis-tu une chose pareille? C'est faux. Elle m'aimait. Elle m'acceptait. Elle me pardonnait. Elle me pardonne tout le temps.
-Te pardonnait?» Naegi se tordit dans son fauteuil. «De quoi?»
Pendant une seconde, ses sanglots s'interrompirent. Pendant une seconde, elle leva les yeux et Naegi se recula, horrifié par ce qu'il y vit.
«D'exister, ronronna Tsumiki. Elle me pardonnait d'exister.
-C'est ridicule! lâcha Naegi. Il n'y a pas de raison qu'on doive te pardonner quelque chose comme ça. Ceux qui disent ça... c'est eux qui devraient te demander pardon! Le fait que tu existes n'est pas une faute. Je suis content que tu existes! Et si j'entends qui que ce soit te dire ça... je les ferai s'excuser moi-même !
-T... tu... tu ferais... Ah. AhahahahahahahaHAHAHAHAHAHAHAHAH!»
Tsumiki se dressa, comme un ours sortant de l'hibernation. Ses yeux rouges étaient pareils à des lasers quand ils se fixèrent sur Naegi et son bras se leva...
Mais le coup ne s'abattit jamais.
Riant toujours hystériquement, toujours avec des larmes coulant sur son visage, elle s'enfuit à toute allure dans le couloir et le laissa seul.
Il attendit un peu, mais elle ne revint pas. Avec un soupir de regret, il entreprit de retourner à l'infirmerie. C'était plus difficile que ce qu'il avait pensé, comme il devait aussi traîner le pied à sérum avec lui.
(Il lui vint à l'esprit dès qu'il fut dans son lit qu'il aurait pu, vous voyez, se lever et les pousser tous les deux. Il n'avait pas vraiment besoin d'un fauteuil roulant).
Plus tard, au petit matin, des pleurs légers le réveillèrent. Il cligna des yeux endormis, puis tourna la tête. Tsumiki était à genoux à son chevet, le visage enfoui dans la couette. Naegi lui secoua l'épaule, et l'Infirmière releva la tête en reniflant.
«Pardonne-moi, Makoto. Je n'aurais pas dû te frapper et te dire ces méchantes choses. S'il te plaît, ne...» Tsumiki s'étrangla. «Ne me déteste plus!»
Naegi la regarda.
«Tu es mon amie, Mikan. Comment pourrais-je te détester?»
