Après le duel sur la falaise
Elle avait bien senti son cœur s'arrêter pendant quelques secondes, alors qu'elle était projetée dans le vide. Par un heureux miracle, sa main avait touché une racine qui émergeait de la paroi rocheuse et ses doigts s'étaient aussitôt crispés autour de cette souche salvatrice. Par contre, elle utilisait la main qui était au bout de son bras blessé. La douleur suprême d'être suspendue au-dessus du néant à l'aide d'un membre handicapé, l'anxiété et le désespoir de ne pas savoir si on viendrait la secourir, puis le soulagement d'entendre des voix, d'entendre son nom, d'être soulevée hors du gouffre, la joie de voir les troupes alliées s'approcher pour leur prêter enfin main forte!... tant d'émotions en si peu de temps! Mais l'adrénaline du combat n'était pas de sitôt retombée, car il leur fallu encore poursuivre Milady et le Masque de Fer.
Est-ce pour ces raisons qu'elle ne s'était pas attardé sur la mort – tant attendue! - de son rival?
Un fois l'émoi et la pagaille passés, ce ne fut qu'à bord du navire qui les ramenait sur la terre ferme qu'elle réalisa qu'elle n'avait pas pensé à Manson.
La dernière image de lui remontait au moment où il l'avait tenue en joue. Elle avait ressenti une sorte de honte, d'écrasant échec…elle ne pouvait quand même pas mourir de la même façon que François! Par la l'arme du même assassin! Par cette même personne qui la narguait, qui lui prouvait qu'il était plus fort, plus intelligent, plus méritant de vivre qu'elle! Elle avait fermé les yeux pour mieux fermer son esprit, juste pour ne pas que la dernière chose entrevue avant le trépas ne soit le visage de ce maudit scélérat. Mais dès que le tintement provoqué par la lame contre le médaillon avait retenti, c'était comme si elle avait été hypnotisée et subit une amnésie temporaire.
Elle avait pourtant passé six années à fomenter des plans pour l'occire, à choisir chacun des mots qu'elle prononcerait lorsqu'elle le retrouverait. * Elle avait passé les derniers jours à s'imaginer, avec une flamme ravivée – une flamme, non, un brasier! – elle s'imaginait la victoire finale sur son Némésis. De nombreux rictus, mélanges de haine et de délice, s'étaient glissé sur ses lèvres alors qu'elle s'était mentalement vue le transperçant de son épée, l'explosant de son mousquet ou assistant à son exécution publique!...
Rien de tout cela n'était arrivé.
Elle n'avait même pas vu son cadavre. Elle s'était contentée de croire au récit qu'on lui avait conté: on avait retrouvé son corps fracassé sans vie.
Alors qu'elle se tenait sur le pont du navire qui s'éloignait de l'ile, elle regardait le château-fort qui fumait encore suite à l'explosion. Manson était là, dans les ruines. Pas de funérailles, pas de pierre tombale pour se souvenir de lui. Il était mort comme le chien qu'il était.
Un coin sa bouche se releva avec pure satisfaction avant de retomber aussitôt.
Elle tourna la tête vers les autres soldats: on parlait de Milady et du Masque de Fer. On mentionnait très peu le nom de Manson. Pire encore, certains ignorants mentionnaient l'aide qu'il avait apportée lors de la disette de sel, prononçant des mots comme 'il a été manipulépar les deux autres'!
Ne voyaient-ils pas la culpabilité de ce félon? Bon débarras!
Le coin de sa bouche se releva à nouveau, et retomba aussitôt.
Pourquoi ce manque d'enthousiasme? N'avait-elle pas espéré ce momentmaintes et maintes fois? N'était-ce pas là la raison de toute sa nouvelle vie? Le résultat escompté après tant d'efforts et de sacrifices?
Elle avait pourtant supplié d'Artagnan de la laisser le tuer. Aurait-elle éprouvé plus de satisfaction si elle avait été la seule, l'unique responsable de son trépas? Si Manson était mort à la pointe de son épée, et non en allant se briser au bout d'une chute mortelle, cela aurait-il fait une différence? Elle arrêta ses pensées pour réfléchir profondément à la question. L'important n'était-il pas qu'il soit anéanti, qu'il ne fasse plus jamais mal à personne? Oui, certes!
Mais elle? Que ressentait-elle à ce moment précis? Une sorte d'apathie loin de ce qu'elle avait rêvé. Elle s'était imaginée triomphante, rayonnante, jubilant, criant de joie à la mort de son ennemi. Ce sentiment avait-il été vécu, réalisé? Oui! Absolument! Mais il n'avait duré que quelques secondes seulement. L'instant suivant, c'était le retour de cette espèce de vide. Comme avant. Rien n'avait changé.
Pourquoi?
Elle se força à sourire alors qu'elle se visualisait commençant un nouveau chapitre où l'allégresse et le bonheur seraient prédominants, complètement libéréedu ressentiment qui la tenaillait depuis cette nuit fatidique.
Elle soupira sa déception. Elle savait la réponse. Il y avait longtemps qu'elle l'avait comprise dans sa tête, mais elle s'était entêtée à croire dans son cœur qu'il en serait autrement.
Parce que François ne reviendrait jamais. Que Manson soit mort ou non.
Il avait peut-être prouvé sa présence éthérée en la protégeant: le médaillon brisé, qui avait servi de bouclier à la lame vicieuse, en était-il la preuve? Aramis devra se contenter de ce sentiment à jamais: était-ce vraiment un geste de son défunt amoureux, ou une simple coïncidence qui n'avait rien à voir avec l'homme qu'elle avait aimé? Pourquoi n'y avait-il pas une façon d'avoir une vraie réponse?
Elle regarda à nouveau le médaillon. Après le duel, elle avait eu de tendres pensées pour François, pour ce qu'ils avaient partagé et qui ne seraient que des souvenirs. Maintenant, elle se demandait si elle n'avait pas perdu tout son temps à poursuivre du vent. Poursuivre le souvenir de quelqu'un qui n'avait pas demandé à être vengé de son vivant et qui, de son au-delà, n'avait pas non plus fait cette requête. Peut-être le vide qu'elle ressentait en cet instant même était-il François lui-même qui lui prouvait que tout cela n'aurait servi à rien. Que la mort de mille Manson n'apporterait pas plus de joie dans son cœur…
NON.
Le mot sonna en elle comme un tambour, un tonnerre. Non. Elle n'avait pas perdu son temps. Car une part de sa colère s'était transformée en détermination. Son entêtement l'avait poussée hors d'une vie toute tracée qu'on lui aurait imposée et dont elle ne voulait pas. Manson avait été le catalyseur pour transformer Renée en Aramis. Une moue dégoutée fut le signe du désagrément que lui provoquait la simple pensée de remercier Manson!
Elle jeta un regard par-dessus son épaule et vit ses précieux amis et ses compagnons d'armes. Elle vit des gens qui étaient autrefois ses ennemis et qu'elle pouvait maintenant qualifier d'alliés. Elle vit le roi et son frère: tous deux l'avaient chaudement remerciée de leur avoir sauver la vie; elle était dans les grâces royales! Qui pouvait se glorifier de tels honneurs? Sa propre vanité lui arracha un sourire hâbleur.
Elle posa la main sur la garde de sa rapière et regarda l'horizon, son visage éclairé par une fierté renouvelée.
Prendre la place de François, c'était comme lui donner un nouveau souffle. Et franchement, être Aramis, c'était vraiment une belle vie.
(*) «Buenos diaz. Je m'appelle Renée. Tu as tué mon fiancé. Prépare-toi à mourir»
