Pas de trigger warning particulier.

playlist du chapitre:

- «The Oasis» de Alan Silvestri dans Ready Player One, et «Once there were dragons» de John Powell dans How to train your dragon 3 pour la première partie,

- «Wounded» de John Powell dans How to train your dragon et«Death of the first-born» de Hans Zimmer dans Le Prince d'Egypte pour la deuxième partie,

- et «Holding on » des Piano Guys pour la fin.


Le maître et la maitresse revinrent quelques jours plus tard de leur voyage. Joseph les vit arriver de loin, peu de temps avant que le soleil ne se couche. Le maître, Putiphar, avait été capitaine de la garde de Pharaon. Comme son père avant lui, il avait fidèlement servi son roi, jusqu'à ce qu'une vilaine blessure à la jambe ne le rende inapte au combat, et ne l'oblige à se retirer deux ans plus tôt. Pharaon lui avait alors accordé la charge, plus honorifique qu'autre chose, de Grand Intendant, qui ne l'obligeait à se rendre au palais qu'un ou deux jours par semaine. Agé d'une cinquantaine d'années, c'était un homme grand, au visage taillé à la serpe, et si l'âge et sa nouvelle oisiveté avaient forci sa silhouette, il conservait des mouvements puissants et empreints d'assurance.

Son épouse, qui s'appelait Zuleika, était sensiblement plus jeune que lui. Plus petite que son époux, elle avait une silhouette svelte, des attaches fines, des traits fiers, le regard froid et le port altier. Elle avait de grands yeux bruns, habilement soulignés par son maquillage, et les quelques bijoux qu'elle portait témoignaient d'un goût raffiné. En un mot, c'était une très belle femme, mais en l'apercevant, Joseph sut immédiatement qu'il ne l'aimerait pas. On ne lui demandait pas son avis, cependant, et de toute façon, il ne voyait pas pourquoi il aurait souvent affaire à elle.

Plusieurs jours s'étaient écoulés sans que Joseph ne voie les conséquences de son petit examen improvisé, plusieurs jours durant lesquels il avait travaillé sans que Huy ne fasse appel à lui. Aussi fut-il un peu surpris, le lendemain du retour des maîtres, quand, une fois le repas du matin terminé, Nani passa comme à l'accoutumée distribuer les tâches du jour, et lui dit d'un ton maussade:

- Joseph, Huy veut que tu l'accompagnes aujourd'hui. Va le rejoindre tout de suite dans son office.

Joseph acquiesça d'un hochement de tête silencieux et obéit. L'office de l'intendant était un petit bâtiment de la cour, situé entre la cuisine et les quartiers des serviteurs. Quand Joseph entra dans la petite pièce, Huy s'y affairait déjà.

- Ah, Joseph, je t'attendais. Tiens, aide-moi donc à remplir ce panier.

En silence, Joseph obéit, plaçant dans le panier stylets, tablettes d'argile et tout le matériel nécessaire pour prendre des notes. Il avait presque fini quand la porte s'ouvrit sur le maître. En le reconnaissant, Joseph se mit en position servile, un genou à terre, le dos courbé, les yeux baissés, mais le maître ne lui accorda pas un regard. Il était insignifiant.

- Eh bien, Huy, tu avais une requête à me soumettre?

- Oui, maître, répondit l'intendant. Comme tu le sais, je me fais vieux. Mon esprit est toujours vif, mais inexorablement, ma vue baisse, mes doigts se raidissent, et mes jambes ne me portent plus aussi bien qu'avant. Avec ta permission, je voudrais prendre ce jeune esclave comme assistant.

- Lui? répondit Putiphar en se tournant vers le jeune homme.

Le maître avait une voix chaude et agréable. C'était la voix d'un homme habitué à commander, et surtout à être obéi. Une voix qui force le respect. Joseph sentait son cœur battre la chamade. Il avait conscience de l'honneur que lui faisait Huy en le proposant à cette position, mais était-il bon qu'il se fasse remarquer si vite? Luttant pour ne pas trembler de terreur, il supplia intérieurement le Seigneur de le guider.

- Relève-toi, esclave, ordonna Putiphar. Et lève les yeux, que je les vois.

Joseph obéit et fixa un point sur le mur afin de ne surtout pas croiser le regard du maître. Il n'avait pas le souvenir d'avoir jamais été aussi anxieux. Le maître lui saisit le menton et l'examina, l'obligeant à le regarder dans les yeux.

- Comment t'appelles-tu? demanda-t-il en lâchant enfin l'esclave.

- Joseph, seigneur, répondit-il, soulagé d'entendre que sa voix ne tremblait pas.

- Je ne me rappelle pas de toi, reprit le maître avec une moue. Depuis combien de temps es-tu chez moi?

- Quelques jours seulement, maître.

- Quel âge as-tu?

- 17 ans.

- 17 ans, répéta le maître, pensif. Huy, n'est-ce pas un peu tard pour commencer la formation d'un scribe?

Pour la commencer, certainement, mais vois-tu, il est déjà presque formé. J'ai pris la liberté de le tester, et je suis très satisfait de son niveau: il lit et écrit bien, et il calcule mieux que les autres. Avec ta permission, je voudrais qu'il m'assiste dès aujourd'hui dans les inventaires.

Putiphar sembla réfléchir un instant, sans cesser de toiser le jeune homme, qui baissa à nouveau les yeux, mal à l'aise.

- Ma foi, déclara-t-il après un temps de silence, cela ne peut pas faire de mal d'essayer. Prends-le à l'essai deux semaines, et nous aviserons ensuite. Quant à toi, esclave, gare à toi si je découvre que tu as exagéré tes capacités.

Joseph, terrifié, hocha frénétiquement la tête et Putiphar partit.

- Ça va aller, mon garçon? demanda gentiment Huy.

- Oui, maître, répondit-il dans un souffle.

- Appelle-moi Huy, comme tout le monde. Et ne t'en fais donc pas tant. Putiphar est impressionnant, mais c'est un maître bon et juste. Il n'y a aucune raison que tu ne réussisses pas ce test.

La quinzaine passa vite. Huy l'emmena dans l'entrepôt où l'on stockait l'orge, et lui fit compter et marquer chaque boisseau. Il lui fit calculer la productivité des champs, et lui expliqua comment estimer quelle part de la récolte serait transformée en pain ou en bière, et quelle part serait vendue. La quinzaine se transforma en un mois, et comme Putiphar n'aborda plus la question, Joseph en conclut qu'il avait réussi le test. Huy emmenait désormais Joseph partout avec lui, au grand désappointement de Nani, vexée d'avoir perdu si vite un si bon ouvrier. Joseph lui-même était plutôt satisfait de cet échange, même si Huy ne ménageait pas son jeune assistant, loin de là.

L'intendant se reposait beaucoup sur lui la journée, et si le jeune homme n'était pas réquisitionné pour servir à table quand les maîtres recevaient, Huy n'hésitait pas à le faire travailler jusque tard le soir pour écrire les rapports et mettre à jour les comptes. Joseph cependant n'était pas dérangé par cette charge de travail: il travaillait dur, certes, mais le travail était gratifiant, et il était ravi d'apprendre tout ce que son tuteur avait à lui enseigner. Du reste, cette charge de travail lui évitait de trop penser à sa situation. Il y avait même quelques avantages collatéraux.

Pendant les premières semaines, Joseph avait partagé le dortoir des autres esclaves. Cependant, entre les soirs où Huy le gardait jusqu'après le coucher du soleil, et ses fréquents cauchemars, quelques-uns des esclaves les plus audacieux étaient allés se plaindre à Nani que Joseph les empêchait de dormir. Or, il y avait un petit grenier au-dessus de l'office de l'intendant. Joseph y tenait à peine debout, mais il y avait la place pour y installer un matelas. Le maître, averti de la situation, et sur la recommandation d'Huy, qui estimait que Joseph méritait d'être récompensé pour son travail, avait donc tranché en attribuant à Joseph le réduit. Joseph, qui avait d'abord craint d'être puni quand son maître l'avait interpellé, en avait bégayé de reconnaissance. Ce n'était certes rien comparé à ce qu'il avait connu chez son père, mais il était ravi de bénéficier d'un espace personnel où il pouvait dormir sur ses deux oreilles, et prier Dieu à voix haute.

Plusieurs mois passèrent. Huy était manifestement très satisfait de son jeune assistant, et se faisait une joie de lui enseigner tout son savoir. Une fois la récolte terminée, il consacra une heure chaque jour à enseigner au jeune homme l'écriture des hiéroglyphes: Joseph ne voyait pas bien l'intérêt de ces leçons. Il faut dire qu'il n'en avait guère l'usage au quotidien, les hiéroglyphes étant réservés aux décrets de Pharaon, à la correspondance officielle, et aux textes sacrés. Pour ne rien arranger, il existait près de mille hiéroglyphes, dont une partie non négligeable n'avait pas vraiment d'équivalent en hiératique. Néanmoins, Huy semblait trouver ce savoir indispensable, aussi Joseph s'appliquait et obéissait sans discuter. Il avait toujours aimé apprendre, de toute façon.

Huy lui enseignait également, au fil de leurs activités, les bases de la géométrie, certaines notions de calcul avancées, et d'une manière générale, toutes les ficelles du métier d'intendant. Joseph apprenait ainsi à prévoir le rendement d'une année, planifier les activités agricoles, marchander avec les fournisseurs, arbitrer les litiges mineurs entre serviteurs ou fermiers – le maître intervenait en cas de litige majeur, mais c'était à l'intendant de veiller à ce que les choses ne dégénèrent pas à ce point. Il profitait également de leurs trajets sur le domaine pour détailler au jeune homme l'histoire du domaine ou lui expliquer la culture égyptienne, et les dieux d'Egypte. Ce fut lui qui lui expliqua pourquoi ses yeux bleus impressionnaient tant les Égyptiens, et semblaient parfois terroriser les autres esclaves: non seulement les yeux bleus étaient rares en Egypte, mais surtout, leur couleur était associée au dieu Horus et à l'immortalité. Beaucoup d'Egyptiens pensaient que les dieux se servaient des personnes aux yeux bleus comme de messagers pour observer le monde. En entendant cela, Joseph n'avait pu s'empêcher de sourire.

- Moi, un envoyé des dieux égyptiens?

- Et pourquoi pas? avait répliqué Huy, piqué. Tu es peut-être étranger, mais tu es certainement un protégé de Thot, car je jure que je n'ai jamais vu personne apprendre plus vite que toi à écrire ou à compter.

- Pardonne-moi, Huy, je ne voulais pas t'offenser. Mais si ce que tu es dit est vrai, alors les dieux d'Egypte ont bien mal choisi, car Elohim est le seul Dieu que je connais et que j'adore.

- Elohim? Je ne connais pas ce dieu, rétorqua sèchement Huy.

- C'est le Dieu du Ciel et de la Terre, l'Eternel, le dieu de mon peuple, expliqua doucement Joseph. C'est à Lui que j'appartiens, et je ne peux adorer que Lui, car c'est un dieu jaloux. Alors tu vois, je ne peux être un envoyé ni d'Horus, ni de Thot.

Ce fut la seule fois que Joseph lui parla de son Dieu, et Huy ne le mentionna jamais plus. Le jeune homme avait bien vu que son tuteur était troublé, mais c'était ainsi, et il n'y pouvait rien: il n'adorait qu'un seul Dieu. Le trouble du vieil homme le convainquit cependant de prêter davantage attention aux mythes égyptiens. Même s'il n'avait aucune intention de se tourner vers qui que ce soit d'autre que l'Eternel, il ne parviendrait jamais à gagner le respect de ses pairs s'il ne comprenait pas quand les autres mentionnaient leurs dieux.


Une année passa ainsi, rythmée par les travaux des champs et les leçons de Huy: c'était un secret bien mal gardé que le vieil homme ne se formait pas tant un assistant qu'un successeur. Le maître lui-même avait donné sa bénédiction à ce plan, et ne cachait pas qu'il était curieux de voir jusqu'où Joseph était capable d'aller si on lui en donnait les moyens.

Putiphar n'avait tout d'abord pas prêté grande attention au jeune assistant que son fidèle intendant s'était choisi. Il était toujours utile de savoir qu'un de ses esclaves savait lire et écrire, mais il ne le considérait pas comme autre chose qu'un outil commode et autonome, qui prenait discrètement des notes, accroupi dans un coin. Il avait rapidement révisé son opinion. Certes, le gamin semblait terrifié en sa présence, et ne parlait jamais sans qu'on ne l'y ait autorisé, mais il était doté d'une mémoire prodigieuse, ainsi que d'une capacité exceptionnelle à effectuer de complexes calculs de tête, si bien que Huy le sollicitait souvent durant les entretiens bi-hebdomadaires qu'il avait avec son maître. A mesure que le temps passait, l'intendant en venait à demander son opinion au jeune assistant, et ses remarques et suggestions étaient souvent si ingénieuses et pertinentes, et témoignaient déjà d'une si bonne connaissance du domaine que Putiphar, intrigué, avait bientôt pris l'habitude de demander lui-même son avis à Joseph. Très vite, les conversations bi-hebdomadaires entre Putiphar et son intendant étaient devenues des conversations à trois, et si Joseph attendait encore respectueusement qu'on l'y invite pour prendre la parole, c'était une formalité dont Putiphar envisageait sérieusement de le dispenser une fois pour toute.

Putiphar, qui savait que son vieil intendant souhaitait se retirer bientôt, s'était d'abord montré dubitatif: comment un esclave si jeune, étranger de surcroît pourrait-il valoir quoi que ce soit ? Habitué à faire confiance à Huy, cependant, il avait donné son accord de principe, assorti d'une menace en l'air à l'encontre du gamin. Trois mois après le début de cet arrangement, il était évident aux yeux du maître que l'intendant s'était montré remarquablement clairvoyant. Joseph était un administrateur-né, et serait bientôt prêt à prendre la relève de son instructeur. Déjà, Huy commençait à déléguer ses tâches au le jeune homme. Joseph se montrerait-il dignede cet honneur ? Ou risquait-il de tirer avantage de la situation, aux dépends de son maître? C'est ainsi que Putiphar décida de risquer un pari. Soit l'esclave profiterait de la situation pour tenter une évasion, et alors Putiphar saurait qu'il ne pouvait pas lui faire confiance. Soit l'esclave se révélerait fidèle, et Putiphar y gagnerait un intendant d'autant plus compétent, et à moindres frais.

- Sais-tu monter à cheval, Joseph? demanda un jour Putiphar.

- Non, maître, reconnut le jeune homme.

Il y avait des chevaux en Canaan, mais Jacob n'en possédait pas. Putiphar eut une petite moue.

- Tu n'iras pas bien loin sans cheval. Le domaine est vaste, et tu perds trop de temps à te déplacer à pied. Va voir Khéty dès que tu auras fini tes devoirs ici pour arranger des leçons. Huy, je veux que tu le libères deux demi-journées par semaine, jusqu'à ce que Khéty estime son niveau suffisant. Quant à toi, Joseph, ne me déçois pas.

C'est ainsi que Joseph apprit à monter et à s'occuper des chevaux. Sa longue expérience des animaux chez son père l'aida. Un cheval était certes autrement plus fougueux que les dromadaires qu'il avait montés, ou que les moutons dont il s'était occupé, mais il avait fréquenté suffisamment de boucs en rut pour connaître les bons comportements face à un animal agacé. Jeune et souple, il atteignit en quelques mois(1) un niveau convenable, mais Khéty, le palefrenier, était un professeur difficile à satisfaire, qui exigeait le meilleur de ses élèves. Il fallut de longs mois avant qu'il ne s'estime satisfait du niveau du jeune homme, et qu'il l'autorise à approcher seul les chevaux du domaine.

Joseph lui-même n'était pas certain de comprendre pourquoi son maître tenait tant à lui faire enseigner l'équitation: bien sûr, il ne comptait pas s'enfuir – pas encore, du moins: où serait-il allé? même avec des provisions et toutes ses connaissances, il n'était pas de taille à affronter seul la traversée du désert. Mais tout de même, était-ce bien raisonnable d'accorder à un esclave comme lui un cheval, sans compter l'accès aux provisions? Il avait fini par conclure que Putiphar vérifiait s'il était digne de succéder à Huy, puisque c'était manifestement l'intention du vieil homme, et il devait reconnaître qu'il était assez flatté de cette perspective.

Le Nouvel An, qui coïncidait avec le début de la crue du Nil, avait abondé cette hypothèse. Putiphar et Zuleika avaient fait rassembler tous les serviteurs et esclaves du domaine pour les étrennes.(2) Joseph s'était vu offrir par son maître une sacoche contenant tout le matériel nécessaire à un scribe, depuis l'écritoire en bois aux calames, en passant par le couteau à papyrus et le mortier à pigments – un cadeau utile, certes, mais loin d'être anodin pour un simple esclave comme lui. Le maître n'avait rien dit, mais à la manière dont il avait distingué le jeune homme, il avait rendu clair aux yeux de tous que Joseph avait sa faveur, et qu'il serait probablement promu l'année suivante. Ce ne fut cependant que quelques jours avant le festival qui marquait le début des moissons, environ un an après son arrivée, que Huy confirma son hypothèse.

Je compte bientôt me retirer, car je commence à être trop vieux pour accomplir certaines tâches. Je t'ai enseigné presque tout ce que je sais, il ne te manque que l'expérience. De ce que j'ai entendu, tu monteras assez bien désormais pour aller seul là où je suis trop vieux pour me rendre. Je vais progressivement te déléguer mes responsabilités, si le maître l'accepte, et le jour où je me retirerai, dans quelques mois, Putiphar te nommera intendant. Ce sera une bonne situation pour toi, ta place sera assurée.

Cette déclaration bouleversa Joseph plus qu'il n'aurait cru. Il s'obligea à sourire et à remercier humblement Huy de l'honneur qu'il lui faisait en lui accordant sa confiance, et si l'intendant entendit le sanglot qui lui nouait la gorge, il le mit sur le compte de la gratitude et non du chagrin. Joseph tenta de se concentrer sur ses tâches restantes, en vain. Heureusement, le jour baissait, et la période était relativement calme. La maison se préparait à célébrer le festival du début de la moisson. Dans un effort de volonté, Joseph s'obligea à terminer son travail avant de demander la permission de se retirer.

Il monta dans son réduit, et une fois seul, laissa le chagrin le submerger. Pour la première fois, la vérité le percutade plein fouet: il était esclave, il n'avait plus de famille, et il ne reverrait jamais la maison de son père. C'était étrange, car il le savait depuis le jour où il avait quitté la maison, et pourtant, ce n'était qu'à présent qu'il le comprenait. Comme un enfant, il avait espéré que son père viendrait le chercher, que ses frères viendraient le libérer, que tout cela n'aurait été qu'une méchante plaisanterie, pour lui faire apprendre sa leçon, et que tout pourrait redevenir comme avant. C'était un espoir vain et puéril. Il était temps de grandir. Même si, par extraordinaire, quelqu'un venait le chercher, il avait trop changé, il avait trop souffert, et rien ne serait plus jamais comme avant. Mais personne ne viendrait le chercher.

Huy voulait son bien en voulant le faire nommer après lui, mais sans le savoir, il l'obligeait à voir la réalité en face: même si Joseph était bien traité, bien nourri, et semblait-il, estimé de son maître, il n'était qu'un esclave, à peine plus qu'un objet – le cheval qu'il montait avait plus de valeur que lui-même! Il était un étranger en exil, sa famille le croyait mort, ou le détestait, et il était seul, absolument seul, sans aucune consolation. Mais non, pas tout à fait, lui souffla une petite voix obstinée. Il lui restait le Seigneur. Cela ne le consola pas vraiment, et recroquevillé sur sa couche, c'est en sanglotant silencieusement qu'il s'endormit.

La nuit ne fut pas reposante, peuplée de cauchemars. En rêve, il vécut à nouveau tous les pires moments de son existence, et au milieu de ses pires souvenirs, il lui semblait être emmuré vivant, ou en train de se noyer. Il se réveilla comme à son habitude au lever du soleil, encore épuisé, une migraine terrible battant sous son crâne. Il s'obligea à se lever et à aller déjeuner, mais la seule odeur du pain, du lait caillé et de la bière quand il entra dans le réfectoire lui leva le cœur. Il ressortit avant d'être malade. Tremblant de fatigue, il but au puit de la cour avant de retourner à l'office de l'intendant. L'air était déjà chaud et lourd, le ciel presque blanc, renforçant son malaise. Il devait se ressaisir, il avait du travail, et le maître avait clairement laissé entendre que s'il n'était pas à la hauteur de la tâche, il serait fouetté et envoyé travailler aux champs! Mais sa migraine était si intense qu'il peinait à tenir son calame, et il lui semblait que les chiffres dansaient sous ses yeux sans qu'il parvienne à en comprendre le sens. Quand Huy arriva enfin, Joseph s'obligea à se redresser pour le saluer, mais celui-ci déclara en le voyant:

- Qu'est-ce que tu crois faire dans cet état? Retourne immédiatement te coucher.

- Je dois t'accompagner aux champs, protesta mollement Joseph.

- Mon garçon, je me suis débrouillé sans toi pendant des années. Je suis vieux, pas impotent, et toi, tu ne m'es d'aucune utilité dans cet état. Regarde-toi, tu es pâle comme un linge, et tu as l'air sur le point de t'évanouir. File te coucher, je dirai à Nani de passer te voir. Je t'interdis de travailler tant que tu ne seras pas remis.

Joseph ne protesta pas davantage. Sa migraine ne faisait qu'empireret le moindre bruit résonnait aussi fort à ses oreilles qu'un coup de tonnerre. Presqu'à tâtons, il monta l'escalier étroit qui montait à son réduit, et s'allongea sur sa couche où il finit par tomber dans une torpeur fiévreuse.

Il n'était pas certain de combien de temps s'était écoulé quand il entendit la porte de l'office s'ouvrir.

- Huy? appela une voix jeune que Joseph ne reconnut pas.

Il laissa échapper un grognement

- Huy? Tu es là?

Il entendit des pas monter l'escalier, et dans un effort presque surhumain, il parvint à se redresser.

- Huy? Oh! tu es qui, toi? demanda une petite silhouette sombre vêtue de blanc.

- Joseph, son assistant, répondit-il d'une voix pâteuse, trop dolent pour retourner la question.

- Mais il est où, Huy? répéta l'enfant d'une voix boudeuse.

- Parle moins fort, s'il te plait, supplia Joseph en se massant les tempes. Huy est parti voir les champs avec Bekh.

- Pardon. Tu es malade? Tu dois te reposer, alors, chuchota l'enfant avant de tourner les talons.

Joseph se laissa retomber sur sa couchette sans se poser de questions, et replongea dans sa torpeur. Il en réémergea quelques instants plus tard quand quelqu'un posa délicatement sur son front un compresse fraiche imbibée d'eau de rose, et lui massa doucement les tempes. Très vite, il sentit la migraine refluer. Encore dans un demi-sommeil, il ouvrit les yeux et croisa un regard doré.

- Est-ce que tu es un ange? demanda-t-il, confus, dans sa langue maternelle.

- Chut, répondit l'ange en égyptien. Tu dois te reposer.

Il referma les yeux et plongea enfin dans un sommeil réparateur.


Le soleil avait largement dépassé son zénith quand il se réveilla à nouveau. Sa migraine avait complètement reflué, et quelqu'un avait déposé près de lui un bol d'eau fraîche et une écuelle contenant des tranches de concombre, du lait caillé et un morceau de pain. Il murmura une prière d'action de grâce, et fit honneur au repas. A présent que la migraine avait disparu, il était affamé. Une fois son repas terminé, il descendit. L'heure était trop avancée pour qu'il rejoigne Bekh et Huy dans les champs – il aurait d'ailleurs été bien en peine de les retrouver - mais il y avait toujours à faire dans l'office de l'intendant. L'occasion était parfaite pour avancer le rangement de la pièce. En effet, au grand malheur de son assistant, Huy était incapable de ranger ses affaires. S'il prenait généralement soin de ses encres et autres pinceaux, il avait tendance à empiler ses documents sans ordre ni logique. Le jour où son supérieur lui avait fait entièrement réécrire un rapport particulièrement complexe et urgent qu'on avait finalement retrouvé le lendemain au fond d'un casier, un Joseph passablement excédé avait arraché la permission de mettre en place son propre système de tri. Huy avait accepté avec une mauvaise grâce évidente, à la condition que le rangement ait lieu en dehors de leurs heures de travail. Autant dire que Joseph n'avait pas encore eu le temps de s'en occuper. Il savait néanmoins déjà comment il souhaitait procéder: la tâche ne lui demanderait pas un trop gros effort intellectuel, et l'après-midi serait peut-être suffisante.

Quand il arriva dans la pièce, il fut surpris d'y trouver une toute jeune fille, qui lisait un rouleau que Joseph identifia comme Le Conte du paysan éloquent, que Huy considérait comme sa plus précieuse possession. Elle releva la tête en l'entendant, et Joseph reconnut la propriétaire des yeux dorés. Ce n'était donc pas un ange, mais bien un être de chair et de sang.

Avant qu'il ne se soit remis de sa surprise, elle avait sauté sur ses pieds:

- Ah, tu es réveillé! dit-elle en battant des mains. Tu vas mieux? Je commençais à me faire du souci. Je m'appelle Asenath, fille de Potiphera, au fait. Toi, c'est Joseph, c'est ça? Dis, c'est vrai, ce que disait Nani, que tu as les yeux d'Horus, s'extasia-t-elle.

Joseph hocha la tête en confirmation, subjugué par le débit infernal de la fillette. C'était donc la nièce de ses maîtres. Il savait que Potiphera était l'époux de Hames, la défunte sœur de la maitresse, et qu'il avait trois enfants : Asenath, née de sa première épouse, et Nesyamon et Ankhou, qu'il avait eus de sa seconde épouse, Nefereth. Quand Huy avait mentionné la fille aînée de Potiphera, Joseph avait imaginé une Zuleika miniature, ce qui n'était pas très flatteur: Joseph n'avait pas souvent affaire à la maitresse, mais elle lui faisait l'effet d'une femme froide et orgueilleuse. Asenath était de toute évidence très différente de sa tante, avec un visage de lutin, et une énergie débordante. Elle était aussi très jeune, et n'avait sans doute pas plus de douze ans.

- Merci de tes soins, petite maîtresse, dit-il en s'inclinant légèrement.

- C'est normal, répondit-elle d'un ton désinvolte. Tu avais l'air tellement mal, je ne pouvais pas te laisser tout seul! Ma belle-mère aussi a souvent des migraines, j'ai l'habitude de la soigner.

- Tout de même, rares sont ceux qui se donneraient de la peine pour un simple esclave comme moi, dit-il, sincèrement touché par la gentillesse sans fard de la petite.

- De toute façon, si ce n'avait pas été moi, Nani l'aurait fait. Elle est passée te voir il y a une heure, mais tu dormais.

Joseph imaginait mal Nani lui masser les tempes à l'eau de rose mais sa visite expliquait l'assiette, et il se promit d'aller la remercier avant le souper.

- Loin de moi l'idée de te chasser, petite maitresse, mais que fais-tu ici? Cette pièce est bien poussiéreuse, et je suis certain qu'il y a des endroits plus confortables dans la maison.

Elle fit une grimace qui arracha un petit rire au jeune homme.

- Je m'ennuie dans la maison, il n'y a rien à faire. Mes parents, mon oncle et ma tante parlent affaires et politique, Nesyamon fait la sieste, et Ankhou n'est qu'un bébé! Huy m'a dit l'an dernier que je pouvais venir lire dans son office si je m'ennuyais. Personne ne s'intéresse vraiment à moi, les adultes veulent seulement que je ne sois pas dans leurs pattes. Peut-être que toi non plus, tu ne me veux pas dans tes pattes, conclut-elle, dépitée.

- Tu ne me déranges absolument pas, assura Joseph, et c'était vrai: la joie de vivre de la fillette était étonnement rafraichissante. Seulement, je prévoyais de trier les archives, et je ne voudrais pas que tu sois dérangée par la poussière.

- Je peux t'aider? s'il te plaît, s'il te plaît, s'il te plaît! supplia-t-elle.

- Je suppose, accepta Joseph, un peu surpris. Mais seulement si tu es sûre que ton père ne s'y opposera pas. Autrement, nous aurons tous les deux des ennuis.

- Il se fiche bien de ce que je fais, tant qu'il n'a pas à s'occuper de moi, assura-t-elle d'un ton désinvolte.

Joseph lui montra alors comment il comptait classer les documents (par sujet, puis par date), et ils se mirent joyeusement au travail. S'il avait craint qu'Asenath ne soit un obstacle à son travail il en fût vite détrompé. La petite fille était aussi travailleuse que bavarde, et à eux deux, ils parvinrent au bout du rangement, alors qu'elle lui racontait sa vie, pépiant comme un oiseau. Elle racontait avec enthousiasme une anecdote impliquant leur vieux chien, son petit chat et sa belle-mère (elle parlait si vite qu'il n'était pas certain d'avoir saisi tous les détails), tandis que Joseph marquait soigneusement à l'encre les casiers de l'étagère quand Huy revint.

- Tiens, jeune Asenath, tu es arrivée, dit-il en la reconnaissant.

- Huy, s'exclama-t-elle en se jetant au cou du vieil homme.

A ce moment, une voix féminine l'appela au dehors. Elle se raidit, et fit une grimace dépitée si comique que Joseph ne put retenir un éclat de rire. Elle se redressa, embrassa vivement la joue de Huy, puis celle de son assistant qui rougit jusqu'aux cheveux de surprise, avant de se sauver.

- Mon garçon, tu as meilleure mine que ce matin. Mais à ce que je vois, tu n'as pas chômé, déclara Huy, les lèvres pincées, en voyant les documents soigneusement rangés dans l'étagère.

- Je me sentais vraiment mieux, mais il était trop tard pour te rejoindre, se justifia Joseph. Et puis, j'ai reçu de l'aide.

- Oui, je vois que tu as fait la connaissance de la petite Asenath. Elle vient souvent se réfugier ici. Attends-toi à la voir souvent.

Il ne la revit cependant pas de la semaine. Huy et Joseph passèrent l'essentiel de leurs journées aux champs, à prendre différentes mesures pour anticiper la moisson qui s'annonçait.

Le jour du festival passa en célébrations. C'était une fête majeure pour les Égyptiens, si bien que même les esclaves avaient congé pour l'occasion, et Huy avait invité Joseph à partager le repas avec lui-même et son épouse. Joseph s'était inquiété: était-il bien convenable qu'un esclave, étranger de surcroît, partage formellement le repas d'un homme libre?

- Joseph, mon garçon, tu te fais beaucoup trop de soucis, l'avait rabroué Huy. Personne ne s'offensera. Crois-tu que Mina me pardonnerait si je revenais seul? Nos filles sont installées trop loin pour venir nous voir, et elle se fait déjà une joie de te nourrir.

C'est ainsi que Joseph se retrouva, une fois le rassemblement du matin dispersé, à suivre son tuteur jusqu'à chez lui, à quelques centaines de mètres de la maison. Il y fut reçu par une femme accorte, d'un certain âge qui l'accueillit comme un petit-fils perdu depuis longtemps en le serrant contre elle. Puis elle l'examina, déclara qu'il était trop maigre, et le fit asseoir de force avant d'empiler devant lui toute sorte de bonnes choses. Joseph la remercia confusément, gêné d'arriver les mains vides, pendant que Huy servait des gobelets de bière forte. Joseph avait craint que le repas ne soit tendu, mais de toute évidence, il s'était inquiété pour rien: Huy lui avait si souvent parlé de son épouse qu'il avait l'impression de déjà la connaître, et la réciproque était vraie. Le repas se déroula très agréablement, et c'est légèrement ivre que Joseph reprit le chemin de la grande maison un peu avant le coucher du soleil. Pour la première fois depuis qu'il avait quitté sa famille, il n'avait pas songé à eux de la journée, se rendit-il compte. Pour la première fois, il s'était franchement amusé, et pour la première fois, il ne s'était pas senti étranger. Peut-être avait-il une chance d'être heureux dans ce pays, songea-t-il avec espoir en montant l'escalier qui menait vers son réduit.


1 Alors j'avoue tout, je ne connais rien à l'équitation, je ne suis absolument pas certaine que ce soit possible. Mais bon, c'est Joseph. Il est insupportablement doué pour tout ce qu'il entreprend.

2 Je ne suis pas certaine que les maitres offrissent effectivement des étrennes à leurs dépendants, mais on a la preuve que Pharaon offrait des cadeaux à ses ministres pour l'occasion. J'extrapole pour servir mon récit