playlist du chapitre: «Forbidden friendship» de John Powell dans How to train your dragon
Si vous avez lu le chapitre 5 dès sa publication, j'y ai fait une minuscule modification. Pour rester cohérente par rapport à d'autres évènements prévus plus tard, j'ai déplacé l'accident de Joseph au début de la crue plutôt qu'à la fin. Comme quoi, même après 40 relectures, et un tableur pour suivre la chronologie, on peut encore s'emmêler les pinceaux.
Joseph se remit rapidement de sa noyade, et le médecin le jugea apte à reprendre ses fonctions après une semaine, quoiqu'avec la consigne de se ménager. A part une toux grasse et violente qui persista un bon mois, il ne garda aucune séquelle de l'incident. Aucune séquelle physique en tout cas. Moralement, c'était une autre histoire. Ce qu'il s'était avoué à lui-même le tourmentait, et il ne pouvait s'empêcher de ressasser la même question: dans quelle mesure trahissait-il son vrai père en voyant son maître comme un deuxième père, fut-ce dans le secret de son cœur? C'était une question futile, se répétait-il: la probabilité que Putiphar l'aime en retour comme un fils était parfaitement inexistante. Il n'était qu'un très bon serviteur pour lequel son maître avait une affection certaine, mais guère différente en nature de celle que Joseph lui-même éprouvait pour son chat. D'ailleurs, ne se trahissait-il pas un peu lui-même ainsi en se laissant aller à croire en des rêves aussi puérils ?
C'est peu de temps après cet accident, alors que sa cinquième crue chez Putiphar touchait doucement à sa fin qu'un nouvel évènement bouleversa sa vie. Depuis quelques temps, la maitresse était retombée dans une mélancolie plus noire et plus profonde qu'à l'accoutumée. Inquiet pour sa femme et pour son foyer, car l'indisponibilité de la maitresse se faisait étrangement sentir, Putiphar avait eu l'idée de prier son beau-frère de lui envoyer sa fille, promettant de la présenter à la cour de Pharaon. Zuleika avait toujours eu une affection marquée pour sa nièce, qui était, semblait-il, l'une des rares personnes capables de la tirer de la spirale terrible dans laquelle elle était tombée. Potiphera, qui n'avait pas beaucoup d'affection pour sa fille aînée, et désespérait de la marier – elle était très têtue, et à tout juste 16 ans, avait déjà refusé deux prétendants – avait été ravi de cette opportunité de se débarrasser d'elle. Joseph sortait des écuries quand la litière de la jeune fille entra dans la cour. Il n'était pas prêt.
Il avait gardé un excellent souvenir de la fillette à laquelle il avait enseigné l'algèbre, et qui lui avait si généreusement accordé son amitié. Il se doutait bien qu'elle avait grandi et changé durant ses deux longues années d'absence. Après tout, la fillette qui était arrivée chez son oncle trois ans et demi plus tôt était très différente de l'adolescente boutonneuse qui en était repartie. Il ne s'était pas attendu à voir revenir une jeune femme. Quand elle descendit de sa litière et salua très convenablement son oncle, Joseph dut retenir un petit hoquet de surprise. S'il n'avait pas su que c'était elle, il n'était pas certain qu'il l'aurait reconnue. Quand elle se tourna vers lui et lui adressa un sourire éblouissant en le saluant, il sentit son cœur manquer un battement, et il se corrigea: il aurait reconnu ses yeux dorés n'importe où. Elle était absolument ravissante. Il lui sourit en retour et s'inclina comme il était convenable qu'il fasse devant sa future maitresse. Il se gifla intérieurement. C'était seulement Asenath !
La jeune fille ne mit pas longtemps à retrouver ses marques. Son séjour était prévu pour durer: outre que son père n'était pas pressé de la voir revenir, elle hériterait un jour du domaine de son oncle, il était pertinent qu'elle s'y sente d'ores et déjà chez elle. Joseph lui-même était assez satisfait qu'elle soit sa future maitresse : Asenath, quoi qu'en disait son père, était intelligente, travailleuse, déterminée et empathique. Elle était déjà une très bonne maitresse de maison, et serait un jour une excellente maitresse pour ce domaine.
Elle passait beaucoup de temps à tenir la maison de son oncle, et à s'occuper de sa tante, mais elle avait toujours besoin de se dépenser. Cherchant sans doute à la préparer à son héritage, le maître autorisa sa nièce à parcourir le domaine à sa guise : elle était assez grande désormais pour être prudente, et tant qu'elle demeurait dans les limites du domaine, elle ne risquait rien. Fidèle à l'habitude qu'elle avait prise deux ans plus tôt, elle se mit à accompagner Joseph quand il allait régler un litige: elle rencontrait ainsi les fermiers. Elle passait aussi beaucoup de temps à l'intendance, où elle se familiarisait avec les comptes, et entre deux pages de calcul, elle câlinait volontiers le chat de Joseph. Le félin aimait beaucoup la jeune fille, qui était la seule personne en-dehors de Joseph et de Nani qu'il laissait le caresser: quand elle avait compris que le nom que Joseph utilisait pour le désigner signifiait simplement «le chat» dans sa langue natale, elle avait éclaté de rire, et avait rebaptisé l'animal sans demander la permission. Quand la bestiole avait refusé de répondre à une autre apostrophe que Khonsou, du nom d'une divinité lunaire, Joseph n'avait eu d'autre choix que de s'incliner. Il ne s'était pas formalisé pour autant: elle en avait l'air si contente.
Sa curiosité ne s'était pas atténuée, et elle posait toujours mille questions, si bien que lorsqu'elle accompagnait Joseph au-dehors, leurs trajets se transformaient souvent en leçon informelle. D'aucuns auraient pu s'étonner qu'on autorise la nièce des maîtres à passer tant de temps avec un esclave à peine plus âgé qu'elle, mais personne ne songeait à s'en offusquer. La rigueur et l'honnêteté du jeune intendant étaient connues de tous, et l'idée qu'Asenath put risquer quoi que ce soit avec lui en aurait faire rire plus d'un.
Pourtant, à mesure que les semaines passaient et sans qu'il comprenne pourquoi, Joseph se sentait de plus en plus troublé aux côtés de la jeune fille. Il sentait son parfum quand, penché sur la même tablette qu'elle, il lui montrait les comptes de la semaine, et il n'avait pas le souvenir d'avoir jamais senti une odeur plus exquise. Il faut dire que les Égyptiens avaient un goût du luxe et du raffinement autrement plus développé que son propre peuple, raffinement auquel il avait lui-même pris goût au fil des ans. Il la regardait parfois quand elle faisait les comptes et il trouvait la manière qu'elle avait de se mordiller les lèvres en réfléchissant parfaitement adorable, tout comme sa manière de froncer délicatement les sourcils lorsqu'il lui expliquait quelque chose.
Il n'aurait pu rêver d'une élève plus sérieuse: elle écoutait attentivement les leçons qu'il lui donnait, posait des questions tout à fait pertinentes sur la gestion du domaine. En échange, elle continuait le travail d'Huy en lui enseignant les subtilités de la culture égyptienne. Leur temps ensemble ne se passaient pas qu'en leçons, d'ailleurs. Souvent, fidèle au souvenir d'incorrigible pipelette que Joseph gardait, elle profitait de leurs sorties pour lui raconter tout ce qui lui était arrivée depuis son départ près de deux ans plus tôt.
Il lui prêtait une oreille attentive et parfois compatissante, et sur l'insistance de la jeune fille, racontait parfois lui-même quelques histoires. Elle l'assaillait toujours autant de questions sur tout ce qu'il avait vu dans sa vie, et il lui racontait quelques bribes de son passé, surpris de constater que certains souvenirs étaient moins douloureux qu'il ne l'aurait cru. Si on lui avait posé la question, il aurait sans doute répondu que le temps guérit bien des choses, mais en son for intérieur, il savait que c'était parce que c'était Asenath qui lui posait la question. Quand elle n'était pas avec lui, c'est-à-dire la majeure partie du temps, il pensait souvent à elle et à ce qu'elle dirait de telle ou telle situation. Le soir, quand il se couchait, il rendait grâce pour l'amitié qu'elle lui accordait, et son visage était souvent la dernière chose à laquelle il pensait avant de sombrer. Avec elle, il lui arrivait souvent d'oublier qu'il n'était qu'un esclave et que le nom du monde est souffrance.
Il lui fallut près de trois mois pour comprendre ce qui lui arrivait. Ce jour-là, Asenath l'avait accompagné dans un champ proche, et une fois n'est pas coutume, elle était restée d'humeur maussade une partie du trajet. Curieux, Joseph l'avait interrogée sur le chemin du retour, et elle avait soudain explosé de colère, d'une colère qui l'aurait terrifié si elle avait été dirigée contre lui. Elle avait reçu une lettre de son père, qui souhaitait introduire un prétendant. Asenath n'était pas convaincue par ce nouveau prétendant, qui avait plus du double de son âge. Mais ce n'était pas ce qui la contrariait tant. Potiphera avait ajouté à ses présentations de subtils reproches, rappelant à sa fille qu'il était de son devoir envers sa famille de se marier, et qu'elle était à la fois trop intelligente et pas assez belle pour se permettre de faire la difficile.
Même si Asenath aspirait au mariage et aux enfants, elle rêvait surtout d'une grande histoire d'amour, avec un homme si possible beau et jeune. Mais il semblait que les hommes jeunes et beaux préféraient épouser des potiches sans personnalité. Était-elle trop difficile en exigeant d'être aimée pour autre chose que sa dot et les connexions politiques de son père? En exigeant d'être aimée tout court? Joseph avait protesté: elle avait tout à fait le droit de fixer ce qu'elle désirait trouver chez un homme pour accepter de l'épouser. Après tout, c'est long, une vie entière à mépriser son conjoint. D'ailleurs, avait-elle besoin de se marier? Une héritière comme elle pouvait se permettre de rester célibataire et indépendante. Ce serait un choix pour le moins excentrique, mais personne ne pouvait l'obliger à se marier.
Il songeait encore à leur conversation en se couchant ce soir-là. Il avait pensé ce qu'il lui avait dit: elle avait le droit et les moyens de demeurer célibataire, et bien raison d'être exigeante sur cette épineuse question. Plus jeune, il l'aurait sans doute désapprouvée sans se poser davantage de question: une fille, selon l'éducation qu'il avait reçue, devait se soumettre aux choix que son père faisait pour elle. Mais à présent, il n'était plus si certain. On lui avait appris que les femmes n'avaient pas l'intelligence et la volonté des hommes, qu'elles étaient faibles, et que les laisser choisir revenait à les laisser courir à leur propre perte – «vois donc ce qui est arrivé à ta sœur Dina», lui avait-on dit. Déjà à l'époque, il avait trouvé cette rhétorique bancale: même s'il estimait que Shechem aurait dû demander la main de sa sœur dans les règles, il lui semblait que Dina aurait, d'une manière générale, été bien plus heureuse si les hommes autour d'elle lui avait demandé son avis. Il l'avait entendu sangloter tous les soirs pendant des mois après le massacre de Shechem, de son père, et de tous les hommes de leur peuple.
Désormais qu'il vivait en Égypte et qu'il observait quotidiennement la grande liberté des Égyptiennes comparée à celle des Cananéennes, il comprenait d'autant moins. Le mariage et la maternité demeurait l'idéal des Égyptiennes, et elles s'occupaient généralement des enfants et des affaires domestiques, mais elles n'étaient pas considérées comme inférieures à leurs époux. D'ailleurs, il n'était pas rare qu'elles soient à la tête de brasseries ou de domaines, ou qu'elles exercent la médecine et Joseph n'avait pas l'impression qu'elles s'y révélaient moins habiles que les hommes, ni que le pays courait à sa perte, bien au contraire. Comparé à celui de leurs homologues égyptiennes, le sort des épouses cananéennes, bien souvent mariées par leur père à des quasi-inconnus, exilées sans recours loin de leur famille, soumises à un époux qui avait pratiquement tous les droits sur elles, lui semblait aussi peu enviable que son propre sort d'esclave. Et plus il y songeait, plus il se disait que si Dieu lui accordait de se marier un jour, il espérait que son épouse le choisirait autant que lui la choisirait.
Il reporta son attention sur Asenath, priant pour que son père n'outrepasse pas la morale égyptienne en lui imposant un époux indigne d'elle. C'était une jeune femme tout à fait remarquable, et elle ne pourrait jamais être heureuse avec un époux qu'elle ne pourrait pas au moins respecter. L'homme qui aurait le privilège de l'épouser se devrait d'être exceptionnel, et il n'était pas certain de connaître, ne serait-ce que de réputation, un homme digne d'elle. Il tenta d'imaginer un tel prétendant, mais plus il l'imaginait, plus il se prenait à détester cet hypothétique inconnu. Il lui fallut quelques instants pour reconnaitre la jalousie qui brûlait dans son cœur, et soudain, il comprit. Il étouffa un grognement désespéré et se prit la tête entre les mains.
Le Ciel lui vienne en aide: il était amoureux d'Asenath!
Que les romantiques soupirent en chœur d'attendrissement, et que les allergiques à la guimauve soupirent d'agacement, je ne regrette rien. C'était beaucoup trop drôle d'écrire un Joseph qui n'a pas la moindre idée de ce qui lui arrive. Le prochain chapitre sera tout aussi rempli de guimauve, vous êtes prévenus.
(Grosse) note historico-biblico:
1. Oui, Joseph a des opinions probablement anachroniques, et beaucoup trop progressives
2. Pour ceux qui ne connaitraient pas, le rapt de Dina est l'objet du chapitre 34 de la Genèse. Dina est la fille de Léa, et la seule fille de Jacob nommée. La famille s'installe un moment près de la ville de Shechem (ou Sichem), et elle sort voir ses copines en ville, comme n'importe quelle jeune fille devrait avoir le droit de le faire. Là, le prince de la ville, qui s'appelle aussi Shechem, l'enlève et la viole, avant de demander à son père d'aller la demander en mariage pour lui à Jacob. Le père va négocier avec Jacob et ses fils qui finissent par accepter, à condition que tous les hommes de la ville se fassent circoncire. Mais alors que tous les hommes sont en convalescence, Siméon et Lévi viennent les massacrer, et récupérer leur sœur. Jacob les réprimande un peu, plus offensé par l'impact sur sa réputation que par les implications morales de ce massacre, mais ses fils lui répondent qu'ils ne pouvaient pas laisser leur sœur être traitée comme une prostituée. Certes, c'est à leur honneur d'avoir massacré le violeur plutôt que la violée, mais il y avait quand même un paquet d'innocents dans l'histoire (sur son lit de mort, Jacob leur coupera un bout d'héritage pour ce massacre).
L'avis de la jeune fille n'est même pas mentionné: était-elle heureuse? soulagée? désolée? désespérée? On l'ignore (je vous recommande à ce sujet la lecture de l'article «Dina, la fille audacieuse de Léa» de Joan Charras-Sancho dans la revue Réformés, disponible en ligne). La Genèse dit: "Sichem, fils de Hamor le Hivvite, chef du pays, la vit, l'enleva, coucha avec elle et la viola. Alors, de tout son être, il s'attacha à Dina, la fille de Jacob, il aima la jeune fille et ses paroles touchèrent le cœur de celle-ci." Je pense personnellement que ça s'est passé dans l'autre sens, dans une histoire à la Roméo et Juliette, où deux adolescents amoureux se laissent un peu emporter par leur passion, que Dina était tout à fait consentante, et que le seul consentement manquant dans l'histoire était celui de leurs pères respectifs, d'autant que Sichem est prêt à beaucoup d'efforts pour obtenir le droit de l'épouser. Mais qu'elle ait été consentante ou non, amoureuse ou non, il n'en reste pas moins que l'avis de Dina n'est pas jugé pertinent ni par les hommes autour d'elle, ni par le bibliste, car ce n'est pas le fait qu'elle ait subi un viol qui chagrine ses frères, mais le fait que leur honneur familial a été souillé.
Vous me direz peut-être "autres temps, autres moeurs", sauf que non. Malheureusement, comme Dina, des millions de filles et de femmes sont encore aujourd'hui privées de voix, mariées trop jeunes à des hommes qu'elles n'ont pas choisis, violées avec l'aval de leur famille, quand elles ne sont pas malmenées ou tuées pour avoir voulu vivre comme elles le désiraient. Je suis pleinement convaincue de ce que je fais penser à mon personnage, au risque de l'anachronisme, qu'un mariage où les époux ne sont pas égaux en droits et en devoirs, et que l'un des époux ne peut ni refuser, ni quitter, c'est une forme d'esclavage. En revanche, un mariage librement choisi avec la personne que l'on aime, c'est merveilleux
