TW : dépression

Fond musical : Pour écrire ce chapitre, j'ai surtout écouté le premier mouvement de la Dante Symphonie de Liszt, qui s'intitule « Enfer », et le trope « Thank you » dans Mass de Bernstein.

Ceci dit, je l'ai beaucoup édité, et là j'ai surtout écouté « The drink of Despair », « Journey to the Cave » et « Inferi in the Firestorm », de Nicholas Hooper, dans Harry Potter et le Prince de Sang-mêlé et « Obliviate » d'Alexandre Desplat dans Harry Potter et les Reliques de la mort.


Le nom du monde est souffrance.

Quand il se réveilla, il était couché sur le ventre sur une mauvaise planche, dans une minuscule pièce aussi sombre que mal aérée. Le trou dans le mur – on ne pouvait pas appeler ça une fenêtre – était bien trop étroit pour laisser entrer l'air et la lumière. Lentement, il tenta de se redresser, mais il renonça immédiatement, avec un glapissement rauque de douleur. Le léger mouvement avait suffi à réveiller ses muscles engourdis, et soudain, son corps n'était plus qu'une vaste ecchymose. Très lentement, il parvint à tourner suffisamment la tête pour apercevoir son dos. Le peu qu'il en vit lui arracha un haut-le-cœur : chaque parcelle de son dos était couverte de profondes lacérations. Une bonne âme lui avait apposé un cataplasme, mais le pansement ne faisait clairement plus effet depuis longtemps.

Les évènements précédant son évanouissement lui revinrent brutalement en mémoire, et avec eux, une douleur bien pire que celle qui irradiait de son dos, qui lui coupa le souffle. S'il avait pu, il se serait recroquevillé, et aurait éclaté en sanglots, mais la douleur terrible qui irradiaient de ses côtes l'en empêchait, et il lui semblait qu'il n'avait plus de larmes à verser.

Son pè… non, claqua une voix sèche dans son esprit, son maître. Putiphar ne l'avait jamais affranchi, ne l'avait jamais adopté. S'il avait un jour contemplé ce projet, il ne l'avait de toute évidence jamais sérieusement envisagé. Et lui, Joseph, n'avait jamais été autre chose qu'un esclave, une bête de somme aux yeux de son maître. Il avait cru que Putiphar l'estimait, l'appréciait, lui faisait confiance. Il avait cru la liberté à la portée de sa main. Il avait cru en l'avenir radieux qu'il avait entrevu en rêves. Il avait cru que ce bonheur lui était promis et il s'était cru un fils dans la maison et dans le cœur de son maître. Il s'était bercé d'illusions. Tout cela n'était que du vent ! Le nom du monde est souffrance. Comment avait-il pu l'oublier ?

Combien de temps il resta là, en proie à ses mornes pensées, il l'ignorait. La douleur était si profonde, si intense qu'elle le privait presque de tous ses autres sens. Au bout d'un moment, la porte s'ouvrit sur un homme grand et musclé, qui portait une dague à la ceinture : un garde, probablement. L'homme parut surpris de voir Joseph réveillé, mais il entreprit d'appliquer un nouveau cataplasme dont la fraicheur soulagea un peu les douleurs du jeune homme. Joseph, hébété, se laissa faire sans réagir. Le regard vide, il laissa l'homme l'aider à se soulager dans un sceau, et à boire un bol de bouillon. Comme un enfant, il se laissa docilement recoucher et sombra bientôt à nouveau dans les ténèbres.

Plusieurs fois, l'homme repassa changer les pansements du jeune homme et le nourrir, mais Joseph mais était trop abattu pour poser des questions. A travers les grommellements de l'homme, il comprit qu'il était à la prison de Memphis, la capitale, qui se trouvait à environ trois heures de marche du domaine. L'homme, qui s'appelait Paneb, en était le geôlier. Comment Joseph était arrivé là encore en vie était un mystère : il avait perdu tant de sang ! Pendant trois jours et trois nuits, lui apprit Paneb, il était demeuré inconscient, délirant de fièvre, et l'on avait sérieusement craint pour sa vie. Craindre était un grand mot, d'ailleurs. Personne ne l'aurait pleuré. Peut-être, songea Joseph, aurait-il mieux valu qu'il meurt.

Pourquoi était-il encore en vie ? Pourquoi Putiphar ne l'avait-il pas achevé ? Avait-il cru finalement à l'innocence de son esclave ? Mais alors pourquoi l'envoyer dans cette prison ? Il comprenait parfaitement que son maître n'avait pas eu d'autre choix que de se séparer de lui : quel homme, que époux digne de ce nom, choisirait publiquement de croire un esclave aux dépends de sa propre épouse ? Mais si Putiphar l'avait cru innocent, pourquoi l'avait-il traité ainsi ? Pourquoi l'avait-il regardé avec une telle haine ? Pourquoi avait-il essayé de le tuer ? Les premiers jours, il continua timidement d'espérer. Peut-être son maître, apprenant qu'il était réveillé, viendrait le visiter ? Peut-être lirait-il alors dans les yeux de Putiphar qu'il avait toujours son estime et son affection ? Il aurait volontiers repris cent coups de fouet pour avoir la certitude qu'il comptait toujours aux yeux de son maître.

Mais à mesure que les jours passaient, l'espoir diminuait jusqu'à ce que finalement, il s'éteigne complètement. Alors Joseph comprit : Putiphar ne l'avait jamais aimé, ne l'avait jamais seulement estimé. Il n'avait été qu'un outil commode, qu'on jette quand il devient défectueux, un animal qu'on abat quand il mord la main qui le nourrit. C'était par hasard que Putiphar lui avait laissé la vie sauve : il s'était simplement complètement désintéressé de lui, et il ne se souciait plus de savoir s'il était vivant ou mort. Et malgré cela, Joseph aurait tout fait, tout accepté pour que celui qu'il considérait comme son deuxième père lui accorde à nouveau de la valeur. Mais il n'était rien, comprit-il. Il n'était rien, et il ne valait rien. Il avait cru s'acheter par son travail une place et une dignité, mais il s'était leurré : il y avait longtemps qu'il n'était même plus un homme.

Oh, que n'était-il mort de ses blessures ? Pourquoi le Seigneur n'avait-il pas repris sa vie ? Pourquoi ne lui avait-Il pas accordé le repos et la consolation, songea-t-il souvent au cours des mois qui suivirent. Il avait crié vers le Seigneur, les premiers jours, mais seule la brise lui avait répondu. Dieu l'avait-il oublié ? Oui, c'était sans doute cela, finit-il par se convaincre. Il avait cru rester fidèle au Dieu de ses pères, mais il s'était oublié. Il avait oublié que sa servitude était une punition pour ses fautes passées. Au lieu d'accepter humblement sa pénitence, il avait tenté d'échapper à sa condition, à la place que le Seigneur lui avait assignée. Malgré lui, il avait suivi d'autres dieux, il avait détourné les yeux de son Seigneur, et loin de Lui, il avait choisi la richesse et l'honneur. Bien qu'esclave, il avait cru pouvoir décider lui-même de la fin de sa pénitence. Dans son orgueil, il avait oublié que les vertus du maître ne conviennent pas plus à l'esclave que les roses aux lapins ! Parce que son maître le gâtait, il avait perdu toute prudence. Un être plus prudent n'aurait jamais oublié ni sa place, ni ses manières comme il l'avait fait. Il serait resté humble et soumis, et n'aurait jamais séduit sa maitresse comme lui-même l'avait fait malgré lui. Un être plus pieux n'aurait pas oublié son père et ne se serait pas laissé distraire par les belles images proposées par le Malin.

Il avait péché, et Dieu s'était détourné de lui. Il lui cachait Sa Face. Oh, maudit soit le jour qui l'avait vu naître ! Périsse la nuit qui avait dit « un fils est conçu » ! Mieux aurait valu pour lui de naître sans jamais respirer que de vivre pour déplaire au Seigneur. Dieu le délaissait, et Dieu le renonçait. Tant que le Seigneur avait été avec lui, il avait peut-être compté pour quelque chose. Mais désormais, il était seul, absolument seul, sans aucune consolation. Chaque nuit, il revoyait la haine dans les yeux de Putiphar. Parfois, il rêvait d'Asenath, et c'est dans ses yeux à elle qu'il lisait la haine et le dégoût. Il se réveillait alors désespéré. Il avait cru aux serments d'amour de la jeune fille. Mais il avait aussi cru que Putiphar l'aimait, et pourtant, celui-ci l'avait cru coupable et l'avait renié. Pourquoi Asenath serait-elle différente ? Et l'idée qu'elle puisse le mépriser le tuait à petit feu.

Son âme était triste, triste à en mourir, et sans Paneb, il se serait sans doute laissé mourir de faim et de désespoir. Conditionné par ses années d'esclavage à faire ce qu'on lui disait, il obéissait sans discuter quand le geôlier lui ordonnait de manger et de boire. Il ignorait pourquoi le geôlier avait pris la peine de le soigner, et s'efforçait de le maintenir en vie. Autrefois, il se serait interrogé, et son esprit aiguisé aurait imaginé quelques hypothèses avant d'identifier la plus plausible. Désormais, son esprit était si englué dans son désespoir qu'il n'avait même plus la curiosité de se poser la question.

Etrangement peut-être, la prière était la seule chose à laquelle il avait encore la volonté de s'accrocher. Il n'était rien, il n'était qu'un esclave, un avorton inutile et insignifiant, il était normal que le Seigneur l'oublie. Cela ne le dispensait pas pour autant de la promesse faite à son père autrefois de n'adorer que le Seigneur, Roi de l'Univers. Chaque matin, chaque soir, presque par automatisme, il récitait les prières que lui avait enseigné Jacob. Rendre grâce cependant lui était devenu difficile, impossible, même. Autrefois, le chant d'un grillon le soir, le rire d'une jeune fille, un rayon de soleil à travers le feuillage ou une gorgée d'eau fraîche, tout avait été raison de rendre grâce. Mais désormais, le monde était plongé dans les ténèbres, et la gratitude facile d'autrefois lui manquait. Il ne lui vint jamais à l'idée que ce n'était pas un châtiment mais une mise à l'épreuve. Il n'était pas digne d'être ainsi testé.

D'une certaine manière, plus encore que dans la prière, c'est dans le travail qu'il trouva son salut. Tout prisonnier qu'il fut, il n'était qu'un esclave, et personne ne semblait disposé à le laisser l'oublier. Sitôt que Paneb estima ses plaies suffisamment cicatrisées, il le renvoya de l'infirmerie à un cachot partagé avec d'autres prisonniers, et le mit au travail. Les prisonniers étaient souvent envoyés gagner leur pain sur les chantiers de Pharaon, mais Joseph était encore bien trop faible pour supporter un tel labeur. A la place, on le mit à la cuisine, où il avait la charge de piler l'orge, de pétrir le pain et de brasser la bière qui constituaient l'ordinaire des prisonniers. C'était une tâche harassante, mais il s'en acquittait avec rigueur, par habitude plus que par désir de plaire à qui que ce soit. Cela lui demandait juste assez de concentration pour qu'il soit distrait de ses pensées noires, et assez d'énergie pour qu'il mange sans se poser de questions avant de s'écrouler sur la planche qui lui servait de paillasse. Il dormait alors comme une masse, et les cauchemars s'espaçaient, un peu.

Sans que Joseph n'en prenne conscience, Paneb l'observait. Le geôlier n'avait d'abord pas ressenti de compassion particulière pour l'esclave qu'on avait mené en sang à sa prison quelques mois plus tôt. Il avait su, bien sûr, que l'esclave avait été condamné par son maître au fouet et à la prison pour avoir tenté de violer sa maitresse, et il avait songé le seigneur Putiphar bien miséricordieux de laisser la vie à ce criminel. Il était courant que les prisonniers arrivent dans sa prison après avoir été battus, et il leur accordait généralement quelques soins, car il s'enorgueillissait d'être quelqu'un de bien, mais il n'était pas dans ses habitudes de jouer la nourrice auprès des criminels. Il considérait généralement que s'ils mourraient de leurs blessures, c'est qu'ils l'avaient cherché. Mais l'esclave avait brièvement ouvert les yeux, ses yeux bleus comme ceux d'Horus, et Paneb avait su, sans doute possible, qu'il devait vivre, coûte que coûte. Pourquoi cet esclave en particulier, il l'ignorait, mais il savait intuitivement que si le jeune homme mourait, ce serait une catastrophe, et c'est à lui, Paneb, qu'on en demanderait des comptes dans l'Au-delà. Paneb n'était pas particulièrement religieux, et estimait généralement que les dieux ne se préoccupaient pas beaucoup des petits de ce monde mais comme tous les Égyptiens, il était superstitieux, et ne prenait pas à la légère ce genre de prémonition : quitte à attirer sur lui l'attention des dieux, il préférait que ceux-ci n'aient rien à lui reprocher.

A mesure que les blessures de l'esclave guérissaient et que le temps passait, Paneb avait commencé à s'interroger. Ce n'était pas sa place de rendre la justice, ou de remettre en question la parole de ses supérieurs, mais tout de même : était-il possible que ce prisonnier ait été condamné à tort ? Il lui semblait trop consciencieux, trop obéissant, trop humble, et trop triste pour avoir commis un tel crime. Bien sûr, il n'était pas impossible qu'il ait commis son crime sous l'emprise de l'alcool– Paneb savait bien combien l'alcool peut changer les manières d'un homme – mais il y avait dans le regard du gamin une tristesse, un désespoir plus profond que le simple regret d'avoir fauté. Il y avait dans son regard le vide de la trahison.

C'était par ailleurs un prisonnier facile. Il faisait ce qu'on lui disait sans jamais se plaindre. Il faut dire qu'il ne parlait pas : en un an, Paneb comptait sur les doigts de ses deux mains les fois où il avait entendu la voix du jeune homme. Il tenait la cuisine d'une propreté immaculée, et il ne déclenchait pas de bagarres. Parfois, des gardes ou des prisonniers de plus haut rang que lui – c'est-à-dire à peu près n'importe qui – tentaient de passer leurs nerfs sur lui, le prenant pour une proie facile. Il encaissait les coups sans protester, sans se défendre, sans même tenter de se protéger, et sans rien dire, posait simplement son regard bleu et triste sur les agresseurs. Cela suffisait à stopper les coups : chaque fois, les agresseurs reculaient et s'éloignaient, penauds, comme autant d'enfants grondés par leur mère. Cela avait suffi à forger une réputation de sorcier au jeune esclave, même s'il ne semblait pas se rendre compte.

Un peu moins d'un an avait passé depuis le couronnement du jeune Pharaon et l'arrivée de Joseph en prison, et à dire vrai, Paneb, qui aimait finalement bien ce garçon, s'inquiétait. Le prisonnier ne parlait pas, ne souriait jamais, riait encore moins. Il se tenait voûté, et ses yeux se vidaient peu à peu d'expression. Au début, Paneb avait cru y lire des éclats fugaces de colère, puis une immense tristesse. Désormais, il avait constamment le regard vide. C'était un prodige qu'il demeure aussi efficace alors que la vie semblait lentement le quitter.

Il était rare que les prisonniers reçoivent des visites de l'extérieur. Ce n'était pas interdit, mais les familles des détenus avaient souvent mieux à faire que visiter leur proche déshonoré, et déshonorant. Les gardiens profitaient généralement de l'occasion pour se faire graisser la patte, et toutes les familles n'avaient pas les moyens de payer le pot-de-vin. Paneb lui-même autorisait souvent les rares visites à ses prisonniers, mais une partie de ceux-ci étant des prisonniers de marque, qui avaient déplu au souverain, il ne se privait généralement pas pour réclamer une compensation, qui rebutait les plus avares ou les moins riches. Quand la sœur de son beau-frère se présenta, environ un an après l'arrivée du jeune homme, et lui demanda de la laisser voir l'esclave, Paneb accepta cependant sans se faire prier. Curieux, il lui demanda pourquoi elle prenait tant de peine pour un prisonnier. Qu'il l'ait commise ou non, la faute pour laquelle il était condamné était terrible.

- Oserais-tu priver une mère éplorée de son seul fils ? demanda-t-elle, méfiante.

- Ce garçon n'est pas ton fils, tu n'as pas d'enfant, rétorqua Paneb, amusé.

- C'est vrai que je ne l'ai pas porté, reconnut-elle. Mais je le connais comme si je l'avais fait, et je me soucie de lui.

- Ignores-tu ce qu'il a fait pour être enfermé ici ? Pourquoi te tracasser pour un tel homme ?

Si les regards pouvaient tuer, Paneb était certain qu'il serait mort sur le champ.

- Je sais parfaitement ce qu'il a fait, et aussi ce qu'il n'a pas fait, répondit la femme d'une voix impérieuse. Et si tu le connaissais comme moi, tu ne douterais pas non plus de son innocence. Allons, ni toi ni moi ne pouvons rendre justice, mais tu peux accorder à ce pauvre garçon un moment de répit : tel que je le connais, il se tuerait à la tâche si tu ne l'obligeais pas à aller se coucher.

Paneb dut reconnaitre que c'était vrai. Il était de moins en moins convaincu de la culpabilité de ce jeune homme mutique qui travaillait du matin au soir sans jamais s'arrêter. Il pouvait bien lui accorder une petite récompense. Au pire, on dit qu'un bienfait n'est jamais perdu : les dieux l'en récompenseraient peut-être dans l'Au-delà. D'un signe de tête, il fit entrer la femme dans la prison. Il la fit entrer dans la pièce qui servait de parloir, et alla chercher l'Hébreu.


Joseph était occupé à sortir du four le pain quand Paneb vint le chercher, et lui ordonna de le suivre. Il obéit. Il ignorait ce que voulait le geôlier, mais il savait qu'il valait mieux ne pas discuter. Peut-être le geôlier voulait-il le réprimander. De quoi, il l'ignorait, mais à dire vrai, cela ne l'intéressait même pas. Justifiée ou non, il supporterait la remontrance sans broncher. Avec un peu de chances, le geôlier prendrait son silence pour de l'insolence, le giflerait assez fort pour lui cogner le crâne contre un mur, et ce serait la fin et le repos tant attendu. La vie avait un goût de cendres, ces jours-ci.

Il ne marqua aucune émotion quand Paneb s'arrêta devant une porte, l'ouvrit, et poussa le prisonnier à l'intérieur en indiquant qu'il lui laissait une demi-heure. Une demi-heure pour quoi, songea-t-il en relevant les yeux. Il croisa alors le regard de Nani. Un an avait passé, et il lui sembla que la gouvernante de Putiphar avait bien vieilli. Il baissa immédiatement les yeux. Pourquoi Nani était-elle là ? Était-elle venue se moquer de lui ? était-elle venue lui faire des reproches ? Il sentit l'angoisse monter dans sa poitrine alors que sa respiration s'accélérait. Mal rasé, les épaules basses, les côtes saillantes, il était pitoyable.

- Oh, mon pauvre garçon, qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? dit Nani avec une douceur qui ne lui était pas habituelle.

La douceur et la compassion dans sa voix furent trop pour Joseph. C'était comme la première respiration après s'être presque noyé : nécessaire, vitale, et pourtant douloureuse comme un fer chauffé à blanc. Il tomba à genoux, et éclata en sanglots. Les larmes qu'il avait été trop hébété pour verser durant l'année écoulée semblaient toutes vouloir sortir en même temps.

- Je ne l'ai pas fait, Nani. Je te jure que je ne l'ai pas fait. Je ne l'ai pas fait, je suis innocent, je ne l'ai pas fait, répéta-t-il, incapable de s'arrêter.

- Je sais bien, mon petit, répondit la vieille femme en le serrant sur son cœur. Je le sais bien. Je suis désolée de ne pas avoir pu venir plus tôt.

Elle le berça sur sa poitrine. Combien de temps resta-t-il secoué par d'incontrôlables sanglots, à répéter « Je ne l'ai pas fait » comme une litanie, il n'aurait su le dire. Au bout d'un moment qui lui parut à la fois très long et très court, cependant, il se reprit.

- Tu me crois vraiment ? Tu crois vraiment que je suis innocent ? demanda-t-il, incertain.

- Bien sûr ! Personne sur le domaine n'a jamais cru que tu avais agressé Zuleika. Tu n'es pas stupide ! C'était évident que tu faisais tout ce que tu pouvais pour échapper à ses avances.

- Tu savais ?

- Que la maitresse te faisait de l'œil ? Mais mon petit Joseph, tout le domaine le savait ! Tu sais bien que rien ne reste jamais secret longtemps, et elle ne faisait pas vraiment d'effort pour être discrète. Oh, je ne me pardonnerai jamais de ne pas être venue te mettre en garde plus tôt.

Il lui sembla que son cœur tombait dans sa poitrine.

- Tout le monde savait ? balbutia-t-il. Mais pourquoi personne n'a rien dit ?

- Mais parce que tout le monde pensait que le maître s'en rendrait compte et y mettrait bon ordre ! Tu ne demandais pas d'aide, nous pensions tous que tu irais lui en parler ! J'aurais dû me douter que tu n'avais aucune idée de quoi faire, et que tu n'oserais jamais en parler au maître. Je regrette chaque jour de ne pas l'avoir fait moi-même. J'aurais dû savoir que cela se finirait mal.

- Cela n'aurait rien changé, marmonna-t-il. Il ne t'aurait pas cru. Il ne m'aurait pas cru. Je pensais que… Cela n'a plus d'importance, soupira-t-il.

- Il aurait dû te croire ! Enfin, il te traitait comme un fils ! Il t'appelait son fils !

- Il n'aurait rien dû du tout, la coupa Joseph, le cœur lourd. Peu importe comment il m'appelait, ou comment je croyais qu'il m'appelait. Je ne suis pas son fils. Je ne suis qu'un esclave, Nani. Je ne suis rien ! Je ne vaux rien ! Et il ne me doit rien, termina-t-il tristement.

Elle l'obligea à la regarder dans les yeux.

- Ecoute-moi attentivement, Joseph, articula-t-elle très clairement du ton qu'elle prenait habituellement pour réprimander un mauvais ouvrier. Tu n'es pas rien, et tu le sais. Tu étais un bon serviteur, un excellent intendant, et tu aurais été un maître exceptionnel. Putiphar a très mal agi envers toi. Après tout ce que tu as fait pour lui, tout ce qu'il te laissait croire, il n'aurait jamais dû te condamner comme il l'a fait sans même t'interroger, ni te laisser la possibilité de te défendre. Ce que tu as fait pour le domaine, nul autre que toi n'en aurait été capable ! Putiphar aurait dû le reconnaître. Il aurait dû t'accorder ta liberté, et il aurait dû te croire.

Joseph secoua la tête.

- Peu importe, Nani. Peu importe ce qu'il aurait dû ou pu faire. Il ne l'a pas fait, c'est tout. Je ne suis qu'un esclave, il ne me devait rien, et il ne me doit toujours rien. Et s'il dit que je mérite la prison, alors c'est tout ce que je mérite.

- Ce n'est pas vrai, et tu le sais très bien. Ce n'est pas parce que tu es un esclave que tu ne mérites pas la justice. Les fermiers veulent ton retour, ils veulent justice pour toi ! certains parlent de se révolter, tu sais ?

- Non ! protesta Joseph. Dis-leur de ma part de ne pas se révolter. J'ai outrepassé ma place, j'ai endossé un rôle qui n'était pas le mien, et j'en paie le prix, il n'y a rien d'autre à dire. Une révolte serait essuyée dans le sang. Je n'en vaux vraiment pas la peine. Dis-leur de prendre leur mal en patience. Dis-leur d'écouter mon remplaçant, de penser à leurs familles.

Nani eut un petit reniflement dédaigneux, mais Paneb cria à la porte que le temps était écoulé.

- Je ne peux pas rester plus longtemps, mon petit Joseph. Je ne pourrai pas venir souvent, mais je reviendrai te voir, je te le promets. Et mets-toi ça dans le crâne : tu vaux quelque chose, et il y a toujours des gens en ce bas-monde qui pensent du bien de toi. Tout le monde au domaine attend anxieusement de tes nouvelles.

- Ne prenez pas de risque pour moi, insista Joseph. Je n'en vaux vraiment pas la peine.

- Nous verrons. Prends soin de toi, et pour l'amour des dieux, mange un peu plus. Tu ressembles à un poulet déplumé, affirma-t-elle en l'étreignant une dernière fois avant de se diriger vers la porte.

Il eut un pauvre sourire en entendant l'expression familière.

- Merci, Nani, dit-il en la regardant sortir.