Chapitre27 : Les Masques que l'on Porte

Le groupe avançait dans le silence à travers les bois, les ombres des arbres dansant sous la lumière pâle de la lune. L'air était frais, presque froid, et les bruits de la forêt semblaient s'évanouir dans la nuit, comme si même la nature retenait son souffle après la bataille contre les Trollocs. Arno marchait à l'arrière, observant ses compagnons, toujours amusé par le contraste frappant entre leurs personnalités. Moiraine, stoïque et déterminée, ouvrait la marche avec une grâce silencieuse, tandis que Lan, toujours aussi impassible, veillait à leur sécurité, ses yeux scrutant les alentours pour détecter le moindre danger.

Les jeunes garçons et Egwene, fatigués mais toujours sur leurs gardes, suivaient de près. Rand, Mat et Perrin n'avaient pas dit un mot depuis qu'ils avaient quitté les ruines du village, leurs visages marqués par la peur et l'incertitude. Egwene semblait la plus résiliente du groupe, ses yeux toujours pleins de détermination, malgré la fatigue évidente.

"Eh bien, quelle belle petite troupe," marmonna Arno pour lui-même, un sourire amusé aux lèvres. "Il ne manque plus que la musique dramatique de fond et c'est parfait."

Le groupe finit par s'arrêter dans une petite clairière. Moiraine, sans dire un mot, s'agenouilla près d'un rocher et commença à préparer un feu avec une simple incantation, créant une petite flamme qui dansait au centre du campement improvisé. Lan, fidèle à lui-même, restait à l'écart, veillant sur les environs comme un loup solitaire, toujours prêt à se jeter dans le combat au moindre signe de danger.

Le silence régnait, oppressant mais aussi apaisant après la frénésie du combat contre les Trollocs. Arno, assis sur une vieille souche d'arbre, observait le groupe en silence. Il savait que c'était le moment. Il avait partagé des batailles avec ces gens, mais il y avait encore une distance, un mur invisible entre eux. Et pour avancer ensemble, il devait briser ce mur.

Il soupira doucement, levant les yeux vers le ciel étoilé avant de se tourner vers ses compagnons. "Bon, les amis, je pense qu'il est temps qu'on parle un peu plus sérieusement."

Tous les regards se tournèrent vers lui, un mélange de surprise et de curiosité dans les yeux des jeunes et même dans ceux de Lan et Moiraine. Arno n'était pas souvent celui qui engageait les discussions sérieuses. Il préférait les blagues, le sarcasme, tout ce qui pouvait éviter les conversations lourdes. Mais là, il sentait qu'il fallait franchir un cap.

"Écoutez, je sais qu'on vient de passer une sale soirée à découper des minotaures zombies. Ça rapproche, c'est sûr. Mais il y a encore des trucs que vous ne savez pas sur moi, et j'ai l'impression que si on veut continuer cette petite aventure ensemble, il vaut mieux que je mette tout sur la table."

Il fit une pause, sentant la tension monter, avant de continuer. "Ça va pas être un joli spectacle, je vous le dis tout de suite. Mais vous méritez de voir ce que je cache sous ce masque."

Les regards se firent plus attentifs. Moiraine, malgré son air distant habituel, pencha légèrement la tête, intriguée. Lan, fidèle à lui-même, restait silencieux mais ses yeux fixaient Arno avec plus d'intensité. Les jeunes, eux, semblaient à la fois curieux et mal à l'aise. Ils ne savaient pas à quoi s'attendre.

"Avant de commencer," dit Arno en se levant lentement, ses doigts jouant avec le bord de son masque, "je tiens à préciser que tout ce que vous allez voir n'est pas de ma faute. Si vous avez des questions sur mon dermatologue, je vous répondrai après."

Avec un geste lent et délibéré, Arno retira son masque. L'air frais caressa la peau défigurée de son visage. Sa peau, brûlée, cicatrisée, marquée par des années de souffrance et de combat, était visible pour la première fois depuis leur rencontre. Des cicatrices profondes zébraient son visage, donnant l'impression qu'il avait survécu à des brûlures ou à une torture inimaginable. Sa peau était irrégulière, presque cartilagineuse, et son teint oscillait entre le pâle et le rougeâtre. Ses yeux, cependant, brillaient toujours du même éclat vif, comme s'il n'avait jamais vraiment laissé sa douleur le dominer.

Le silence qui suivit fut palpable. Moiraine et Lan restèrent impassibles, même si leurs regards trahissaient une certaine surprise. Les jeunes, eux, réagirent comme prévu. Rand détourna légèrement le regard, mal à l'aise face à la vue. Mat écarquilla les yeux, incapable de cacher sa surprise, tandis que Perrin, toujours introspectif, fixait Arno avec une étrange combinaison de respect et de tristesse.

Egwene, cependant, resta fixée sur lui, ses yeux grands ouverts mais sans aucun jugement dans son regard. Elle ne détourna pas les yeux, observant Arno avec une compassion silencieuse.

Arno, sentant l'atmosphère se tendre, brisa à nouveau le silence avec une pointe d'humour. "Bon, alors ? Qui a envie de dire que j'ai une tête à faire peur ? Allez, ne vous retenez pas."

Mat, fidèle à sa nature, se racla la gorge et lança, presque malgré lui, "Eh bien... je... c'est... C'est différent, c'est sûr." Sa maladresse provoqua un léger sourire de la part d'Arno, mais aussi de ses compagnons.

"Différent, oui, on va dire ça," répondit Arno avec un sourire triste mais sincère. "Maintenant, asseyez-vous bien, parce que l'histoire de comment j'en suis arrivé là, elle va vous retourner."

Il s'assit à nouveau sur sa souche d'arbre, son masque toujours dans la main, tandis que le groupe se resserrait autour de lui, prêt à entendre une histoire qui semblait bien plus sombre que tout ce qu'ils avaient imaginé.

Arno se leva un peu plus droit sur la souche d'arbre, jouant distraitement avec son masque alors que tous les regards restaient rivés sur lui. Le moment était venu d'expliquer, de raconter ce que peu de personnes savaient réellement sur les sorceleurs et leur origine. Il inspira profondément, tentant de garder une touche d'humour malgré la gravité du sujet.

"Bon, alors... pour vous donner une idée d'où je viens, il faut remonter à un événement qu'on appelle la Conjonction des Sphères." Il marqua une pause, observant les visages attentifs du groupe. "Imaginez un joyeux bordel cosmique. Plusieurs mondes, plusieurs réalités... tout s'entrechoque dans un chaos absolu. Et voilà que des créatures, des monstres d'autres dimensions, se retrouvent coincées dans mon monde. Des bêtes terrifiantes, pas du genre à grignoter des herbes pour survivre."

Il fit un geste vague avec sa main, mimant une explosion. "Et c'est là que tout part en vrille. Les humains, eux, ne sont pas équipés pour ça. Pas du tout. Ils ne savent pas comment se battre contre ces créatures. Alors, ils ont fait ce que les humains font de mieux : ils ont créé quelque chose pour régler le problème. Nous."

"Les sorceleurs," murmura Rand, les yeux fixés sur Arno.

Arno hocha la tête. "Exactement. Sauf qu'on ne naît pas sorceleur. Non, ça serait trop facile. Les sorceleurs sont fabriqués. Et croyez-moi, le processus n'a rien de plaisant. Les ordres de sorceleurs, comme celui auquel j'appartiens, l'École de l'Aigle, prennent des enfants. Certains sont donnés volontairement, d'autres... disons qu'ils n'ont pas vraiment le choix. Ensuite, ces gamins sont soumis à quelque chose qu'on appelle l'Épreuve des Herbes."

Il jeta un coup d'œil à Perrin, qui écoutait en silence, ses yeux scrutant chaque mot qu'Arno prononçait. "L'Épreuve des Herbes, c'est... comment dire ? Un rituel qui consiste à injecter une série de potions et d'herbes toxiques dans le corps des enfants. Ces potions modifient l'organisme, le transforment, le rendent plus fort, plus rapide, plus résistant." Arno marqua une pause, regardant chacun d'eux dans les yeux.

"Mais le truc, c'est que la majorité des gamins ne survivent pas à ce traitement. C'est une loterie où la plupart des tickets sont des tickets perdants. Littéralement. Si tu perds, tu meurs. Simple." Il accompagna ses mots d'un sourire ironique, comme pour alléger un peu l'horreur de ce qu'il venait de décrire.

Mat grimaça. "Ça a l'air... brutal. C'est une sorte de test, c'est ça ? Comme... une épreuve pour voir qui est assez fort pour devenir sorceleur ?"

Arno haussa les épaules. "Brutal est un mot trop gentil. C'est plus une expérience qu'autre chose. Et oui, c'est une épreuve, mais pas pour savoir qui est 'assez fort'. C'est plus une question de chance que de force. Si ton corps peut supporter les transformations, tu survis. Sinon... tu finis enterré quelque part dans un champ. Et là, les survivants, comme moi, deviennent des mutants. Des chasseurs de monstres."

Egwene fronça légèrement les sourcils. "Mutants ? Mais tu as dit que tu avais une sorte de régénération, non ?"

Arno hocha la tête avec un sourire triste. "Ouais, c'est là que je suis un peu une exception. En plus des transformations habituelles – la force, la vitesse, l'endurance – j'ai eu droit à un petit bonus. Un cadeau de la part des dieux du destin, peut-être. J'ai hérité de cette capacité de régénération. En gros, je peux me faire couper en deux, et mon corps se remettra toujours en place. Pratique, surtout quand on chasse des monstres. Mais..." Il passa un doigt sur l'une des cicatrices sur son visage, "ça ne veut pas dire que ça ne laisse pas des traces. Vous voyez ça ?" Il désigna son visage défiguré. "C'est la part du cadeau que tu préfères oublier."

Moiraine, qui jusqu'ici écoutait en silence, intervint pour la première fois. "C'est un pouvoir rare. Même parmi les Aes Sedai, la régénération complète n'est pas quelque chose que nous maîtrisons aisément. Ton don est unique, même pour un mutant."

"Unique, ouais. Mais les autres sorceleurs, eux, ils n'ont pas cette chance. Ils doivent compter sur autre chose pour compenser : la magie, les potions, tout un arsenal de trucs que je ne toucherais pas si je n'étais pas forcé. Moi, j'ai juste à me faire découper en morceaux et à attendre que ça se remette." Il sourit de manière désinvolte, mais son ton laissait entrevoir une amertume dissimulée.

Lan, jusque-là silencieux, croisa les bras. "Et ceux qui survivent... ils deviennent comme toi ? Chasseurs, mutants, mais rejetés par ceux qu'ils protègent ?"

Arno hocha lentement la tête. "Exactement. Les sorceleurs existent pour protéger les humains des monstres, mais ironiquement, les humains nous détestent autant que les créatures qu'on tue. Ils nous appellent mutants, abominations, monstres. Peu importe combien de vies on sauve, aux yeux de la plupart des gens, on reste des parias. Des êtres à éviter, à fuir."

Rand serra les poings, visiblement troublé par cette idée. "Mais tu les protèges. Tu les sauves des monstres. Pourquoi te traitent-ils comme ça ?"

Arno sourit tristement, croisant les bras sur sa poitrine. "Parce qu'on leur rappelle ce qu'ils ne veulent pas voir. On leur rappelle la laideur du monde, les horreurs qui se cachent dans l'ombre. Et surtout, on leur rappelle que pour survivre, il faut devenir quelque chose de plus... que simplement humain. Et ça, ça les terrifie."

Egwene, toujours attentive, murmura doucement. "Ça doit être difficile... de porter ce fardeau."

Arno haussa les épaules, jouant avec son masque qu'il tenait encore dans la main. "C'est comme ça. On s'y habitue, avec le temps. On apprend à vivre avec. Et puis, au final, on se rend compte qu'on n'a jamais vraiment eu de choix. C'est notre rôle. Et même si personne ne nous dit merci, on continue. Parce que c'est ce qu'on fait. On chasse les monstres, qu'ils soient des bêtes ou des humains."

Mat, cherchant visiblement à alléger l'atmosphère lourde, lança avec un sourire nerveux : "Eh bien... au moins, tu as ton humour. C'est déjà ça, non ?"

Arno éclata de rire, un rire franc et léger malgré la gravité de tout ce qu'il venait de raconter. "Exactement, gamin. Si je n'avais pas mon humour, je serais devenu fou il y a bien longtemps. Ça, et la régénération, bien sûr. On finit par en tirer un certain plaisir. Parce qu'une fois que tu sais que tu peux te faire trancher en deux et revenir, plus grand-chose ne te fait peur."

Il regarda ses compagnons, chacun réagissant à sa manière, mais il pouvait voir qu'ils comprenaient. Peut-être pas totalement, mais ils avaient un aperçu de ce qu'il était. Ils savaient maintenant ce qu'était un sorceleur, ce que cela coûtait d'en être un.

Arno marqua une pause, observant ses compagnons. Les flammes du feu crépitaient doucement, projetant des ombres dansantes sur les visages attentifs de Moiraine, Lan, et les jeunes. Il savait que son histoire les avait déjà touchés, mais il en restait encore beaucoup à dire. Bien plus que les simples faits. Il y avait les sacrifices, ceux qui, malgré son humour et sa légèreté apparente, pesaient lourd sur ses épaules.

Il posa son masque à côté de lui, le regard perdu dans les flammes, et reprit son récit d'une voix plus calme, presque résignée.

"Je vous ai parlé de l'Épreuve des Herbes, de ce que ça fait à nos corps. Mais il y a une autre chose qu'on n'évoque pas souvent : ce que ça fait à nos esprits." Il passa une main sur son visage défiguré, son doigt suivant les contours irréguliers de sa peau comme s'il redécouvrait ces cicatrices. "La plupart des gamins qui survivent à cette horreur ressortent différents. Physiquement, bien sûr, mais aussi... mentalement. On devient des outils. Des armes. Des choses façonnées pour tuer."

Il se redressa, croisant les bras sur sa poitrine comme pour se protéger de ce qu'il allait dire ensuite. "Mais le plus grand sacrifice qu'on fait en devenant un sorceleur, c'est pas nos corps. C'est notre humanité. On est plus vraiment humains après ça. Du moins, c'est ce que les autres nous font sentir."

Le silence autour du feu était presque palpable, chaque mot d'Arno pesant plus lourd que le précédent. Les jeunes garçons, surtout Perrin, semblaient absorber chaque détail, réalisant que ce qu'Arno vivait n'était pas qu'une question de pouvoir, mais aussi une question de perte.

"Le visage que vous voyez là," dit Arno en désignant son visage brûlé et marqué, "c'est le prix que j'ai payé. Mon corps se régénère, c'est vrai. J'ai cette 'chance', comme je l'ai mentionné. Mais vous savez quoi ?" Il sourit, un sourire amer et douloureux. "Chaque fois que mon corps se régénère, il laisse une trace. Ces cicatrices ne disparaissent jamais. Peu importe combien de fois je guéris, chaque coup, chaque blessure, laisse un souvenir."

Il regarda ses mains, qui avaient aussi leur lot de cicatrices et de brûlures. "Ça fait mal, tout ça. Je sais que je plaisante beaucoup sur ma régénération, sur le fait que je peux me faire trancher en deux et revenir comme si de rien n'était. Mais la vérité, c'est que ça fait mal. Toujours. Et même si mon corps guérit, la douleur reste."

Egwene, les yeux grands ouverts, murmura presque involontairement, "Alors... tu souffres tout le temps ?"

Arno laissa échapper un rire sans joie, secouant la tête. "Ouais. Tout le temps. Mais vous savez quoi ? On s'y habitue. Enfin, plus ou moins. À force de se faire planter, trancher, exploser... on finit par s'attendre à la douleur. Mais ce qui fait le plus mal, c'est pas les blessures." Il regarda Moiraine, puis Lan, avant de fixer à nouveau les flammes. "Le plus douloureux, c'est d'être rejeté par ceux qu'on protège."

Il laissa cette phrase flotter dans l'air, le silence retombant lourdement sur le groupe. "On est des mutants, comme je l'ai dit. Des monstres, pour certains. Les gens qu'on sauve... ils nous fuient. Ils ont peur de nous. Ils disent qu'on est pas humains. Et ils ont peut-être raison. Après tout, quand tu passes des décennies, voire des siècles à tuer des monstres, à voir la mort encore et encore, tu changes."

Moiraine, jusqu'à présent silencieuse, prit la parole, sa voix douce mais empreinte d'une certaine autorité. "Tu dis que vous êtes créés pour protéger les gens, mais ils vous rejettent. Comment arrives-tu à continuer malgré tout ?"

Arno sourit tristement. "C'est là que réside le plus grand sacrifice, je suppose. On continue parce qu'on sait que, si on ne le fait pas, personne ne le fera. Si les sorceleurs disparaissent, les monstres prennent le dessus. Et malgré tout ce qu'on endure, malgré la douleur, malgré le rejet... on fait le boulot. Parce que c'est ce qu'on est censé faire."

Il se passa la main dans les cheveux, réfléchissant à la meilleure manière de formuler ce qu'il allait dire ensuite. "C'est un sacrifice constant, tu sais. Tu te bats, tu te relèves, tu souffres... et tu continues, encore et encore. Parce que si tu t'arrêtes, ça signifie que tu as laissé les monstres gagner. Et je refuse de laisser ça arriver."

Lan, jusqu'alors silencieux, hocha la tête, un respect discret dans son regard. Il comprenait probablement mieux que quiconque les sacrifices d'un guerrier, même s'il n'avait jamais vécu ce qu'Arno avait enduré.

"Mais je vais être honnête avec vous," reprit Arno en les regardant tous tour à tour. "On se dit souvent qu'on fait ça pour les autres, qu'on le fait pour protéger les innocents. Mais la vérité, c'est que ça devient plus personnel que ça. Après un certain temps, on fait ça pour soi. Parce qu'on n'a rien d'autre."

Il marqua une nouvelle pause, laissant cette idée s'installer dans l'esprit de ses compagnons. "Être un sorceleur, c'est accepter d'être seul. Toujours. Même quand tu es entouré, tu restes seul. Parce que personne ne peut comprendre ce que ça fait. Personne ne peut vraiment se mettre à ta place."

Perrin, qui était resté silencieux jusque-là, murmura, "Tu veux dire que... tu es toujours seul ?"

Arno acquiesça lentement. "Ouais. Toujours. Les sorceleurs, on ne forme pas des liens. Pas vraiment. Parce qu'au fond, on sait qu'on finira seuls. Et pour moi, c'est encore pire, parce que je suis pratiquement immortel. Je vais voir tout le monde autour de moi disparaître, mourir, tandis que je resterai. C'est la réalité de ma situation."

Egwene, avec une compassion silencieuse, ajouta, "Ça doit être... si difficile."

Arno haussa les épaules, essayant de minimiser l'ampleur de ce qu'il venait de dire. "Eh, c'est comme ça. C'est notre destin. On l'accepte ou on sombre. Et moi, je préfère l'accepter avec une blague à la clé. Ça rend les choses un peu plus supportables, tu sais ?" Il sourit, un sourire plein d'amertume mais aussi de résilience.

"Alors oui, j'ai fait des sacrifices," conclut-il en regardant chacun d'entre eux. "J'ai perdu mon humanité, j'ai perdu ma place dans le monde des hommes. Mais je suis toujours là. Je me bats toujours. Et tant qu'il y aura des monstres à tuer, je continuerai. Parce que c'est ce que je fais. C'est ce que je suis."

Le silence retomba une fois de plus, mais cette fois, c'était un silence respectueux. Ses compagnons semblaient comprendre, même s'ils ne pouvaient pas totalement saisir l'ampleur de ce qu'Arno avait vécu. Il avait perdu tellement de choses, mais il s'était accroché à ce qui restait. À son humour, à sa volonté de continuer malgré tout. Et cela, d'une manière ou d'une autre, les rapprochait.

Arno tourna à nouveau son regard vers le feu, ses pensées lointaines. "Alors voilà. Vous savez tout, maintenant. Pas de secrets. Juste un homme avec un masque, des cicatrices, et un sens de l'humour douteux."

Il s'efforça de sourire, même si une profonde tristesse se cachait derrière ses yeux.

Un long silence suivit la conclusion du récit d'Arno. Le groupe était absorbé dans leurs pensées, leurs regards fixés tantôt sur le feu, tantôt sur le visage défiguré d'Arno. Les flammes crépitaient doucement, mais aucun d'eux ne semblait prêt à briser cette quiétude pesante. Ils étaient plongés dans une réflexion profonde, chacun réagissant à sa manière à la confession du sorceleur.

Rand fut le premier à parler, sa voix basse, empreinte d'une sincérité déconcertante. Ses yeux bleus, souvent pleins d'incertitude, étaient maintenant marqués par une nouvelle forme de compréhension.

"Je ne peux même pas imaginer... ce que ça doit être. Mais je comprends une chose : tu n'as jamais eu le choix." Il leva légèrement les yeux pour croiser ceux d'Arno. "Je crois que je sais un peu ce que ça fait, d'être poussé dans un destin que tu n'as pas choisi. C'est terrifiant."

Le jeune homme semblait vulnérable en cet instant, et Arno le sentit. Rand n'était pas qu'un simple villageois, il portait quelque chose de bien plus lourd sur ses épaules, quelque chose qu'Arno avait déjà deviné sans en connaître les détails. Il hocha la tête avec compréhension, sentant une sorte de lien silencieux se tisser entre eux.

"Ouais, gamin. Le destin peut être un véritable enfoiré parfois. Mais tu apprendras à le gérer. Ou à lui foutre un coup d'épée quand il t'énerve trop." Arno ajouta cette dernière phrase avec un sourire, essayant de redonner un peu de légèreté à l'échange. Rand esquissa un faible sourire, bien qu'il soit encore plongé dans ses pensées.

Mat, lui, avait écouté l'histoire avec des yeux écarquillés, visiblement impressionné par la dureté du récit. Il avait toujours été celui qui essayait de détendre l'atmosphère avec une blague ou une remarque, et cette fois ne fit pas exception, même si on pouvait sentir une nervosité sous-jacente.

"Eh bien... au moins, tu as la régénération, c'est... pratique. J'veux dire, moi aussi, je me fais souvent mal, mais je suis assez content de ne pas avoir à tester cette loterie des herbes, hein ?" Il tenta de rire, mais son rire s'éteignit rapidement lorsqu'il réalisa que la gravité de la situation ne s'y prêtait pas.

Arno ne put s'empêcher de sourire, non pas moqueusement, mais avec un certain amusement face à la maladresse sincère de Mat. "T'en fais pas, gamin. Si t'avais passé l'épreuve, tu serais mort avant même d'avoir fini de poser des questions sur les règles du jeu. Mais c'est pas grave, tu as d'autres talents." Il cligna un œil à Mat, essayant de le rassurer. Ce dernier, bien que légèrement gêné, apprécia la tentative de désamorcer la tension et hocha la tête.

Perrin, comme toujours, était plus silencieux, mais son silence avait une lourdeur inhabituelle. Ses sourcils étaient froncés, son regard fixé sur les flammes du feu de camp, mais son esprit semblait voyager bien au-delà. Il ne prononça pas un mot pendant de longues minutes, mais Arno pouvait deviner que son récit avait éveillé quelque chose en lui.

Finalement, Perrin leva les yeux vers Arno, son visage marqué par une profonde réflexion. "Je pense... que je comprends mieux ce que tu ressens que je ne l'aurais imaginé," dit-il d'une voix douce. "Je ne suis pas... comme toi, pas un sorceleur, mais j'ai aussi l'impression de devenir quelque chose d'autre. Quelque chose que je ne comprends pas encore."

Arno acquiesça lentement, reconnaissant la lutte intérieure de Perrin. Il avait remarqué quelque chose de particulier chez le jeune homme depuis leur première rencontre, une sorte de conflit interne qu'il n'avait pas encore réussi à cerner. "Tu n'as peut-être pas encore découvert ce que tu deviens, mais je peux te dire une chose : peu importe ce que c'est, tu apprendras à vivre avec. Peut-être pas facilement, mais tu y arriveras."

Perrin baissa la tête, toujours absorbé par ses pensées, mais il sembla trouver un certain réconfort dans les paroles d'Arno.

Egwene, elle, avait été silencieuse tout au long du récit, ses yeux suivant chaque mot, chaque geste d'Arno avec une attention particulière. Contrairement aux garçons, elle n'avait pas été intimidée par l'apparence du sorceleur. Au contraire, il y avait une lueur de compassion dans ses yeux, une compréhension silencieuse de la souffrance qu'Arno avait endurée.

Finalement, elle prit une profonde inspiration et dit doucement : "Ce que tu as vécu est... horrible. Mais ce que je vois, c'est que tu as survécu à tout ça. Et même si tu dis que tu as perdu ton humanité... je pense qu'elle est encore là. Sinon, tu ne serais pas ici avec nous, à nous protéger, à nous raconter ton histoire."

Ses mots étaient simples, mais pleins de vérité. Arno, qui n'était pas souvent habitué à recevoir des paroles de réconfort, baissa légèrement les yeux, touché par la sincérité d'Egwene. "T'as peut-être raison, gamine. Peut-être que je suis pas totalement perdu après tout."

Il se laissa aller contre le tronc derrière lui, reprenant une posture plus détendue, mais ses yeux trahissaient une émotion qu'il ne laissait pas souvent paraître.

Lan, comme à son habitude, resta en retrait, ses bras croisés, observant Arno avec cette même intensité silencieuse. Il n'avait pas besoin de mots pour exprimer ce qu'il ressentait. Son regard et son attitude suffisaient à montrer le respect qu'il portait à Arno.

Lorsque leurs regards se croisèrent, Lan hocha simplement la tête, un geste discret mais puissant. Pour un guerrier comme lui, qui comprenait les sacrifices et la solitude du combat, ce simple hochement de tête disait tout ce qu'il fallait.

Arno répondit par un léger sourire et un haussement d'épaules. "Je vois qu'on se comprend, Capuchon." C'était tout ce qui devait être dit entre eux. Ils partageaient quelque chose de tacite, une compréhension profonde des sacrifices qu'exigeait la vie de combattant.

Enfin, Moiraine, toujours calme et analytique, était restée concentrée tout au long du récit, son regard perçant fixant Arno comme si elle cherchait à comprendre chaque détail, chaque implication de ce qu'il avait dit. Elle était fascinée, non pas seulement par l'histoire d'Arno, mais par ce qu'elle représentait en termes de pouvoir et de magie.

"La Conjonction des Sphères..." murmura-t-elle pensivement, comme si elle cherchait à relier cela à ses propres connaissances du tissage de la Source Unique. "Ce que tu décris est un phénomène magique d'une ampleur que je n'ai jamais étudiée. Et l'Épreuve des Herbes... cela ressemble à une forme de canalisation de l'Essence dans ton monde, mais appliquée d'une manière cruelle et brutale. Comment un tel processus peut-il fonctionner sans détruire complètement l'être humain ?"

Arno haussa les sourcils, un peu surpris par l'approche scientifique de Moiraine. "Franchement, je me le demande toujours. Les sorceleurs, on n'est pas vraiment les créatures les plus naturelles du monde. Il y a des jours où je me dis que les alchimistes qui ont inventé tout ça devaient être sacrément fous. Mais voilà, on est là. On fonctionne. À moitié cassés, peut-être, mais on fonctionne."

Moiraine hocha la tête, absorbant ses paroles avec une curiosité intellectuelle palpable. "Ton monde et le nôtre partagent peut-être plus de similitudes que je ne l'aurais cru. La magie, la manipulation des forces invisibles, tout cela transcende les frontières des dimensions."

Arno sourit, amusé par l'intensité de sa réflexion. "Tant que tu ne me demandes pas de devenir ton cobaye pour une quelconque expérience magique, on s'entendra bien."

Moiraine répondit par un sourire en coin, une expression rare chez elle, mais qui montrait qu'elle appréciait l'esprit vif d'Arno.

Alors que le silence retombait, il était clair que le groupe voyait Arno sous un jour nouveau. Non plus simplement comme un guerrier immortel avec un humour décalé, mais comme un homme qui avait fait d'innombrables sacrifices pour protéger un monde qui le rejetait.

Arno laissa le silence s'étirer encore un instant, regardant chacun de ses nouveaux compagnons dans les yeux. Il n'y avait plus rien à dire pour le moment. Chacun semblait mesurer la profondeur de ce qu'il venait de partager, non seulement par ses mots, mais aussi par les cicatrices visibles et invisibles qu'il portait en lui.

D'un geste lent, presque cérémonieux, il saisit son masque et le ramena devant son visage, le replacant avec soin. Le tissu glissa sur sa peau brûlée, cachant à nouveau ce qui faisait de lui une figure à la fois redoutable et brisée. "Ce masque," dit-il en ajustant les sangles derrière sa tête, "je le porte pour plus qu'une simple raison pratique. Il me protège des regards, des jugements, mais surtout, il me rappelle ce que je suis devenu. Les gens n'ont pas besoin de voir ce que j'ai enduré. Mais moi, je n'ai pas le luxe de l'oublier."

Le masque en place, il poussa un léger soupir. "Alors voilà, vous savez tout. Enfin... tout ce qui est important. Je ne suis pas un héros, et je ne cherche pas à en être un. Je suis juste un homme qui connaît les monstres, qu'ils soient faits de chair et de sang, ou qu'ils se cachent dans les cœurs des hommes."

Il croisa les bras et se redressa légèrement, comme pour marquer une distance entre lui et la notion d'héroïsme. "Je ne m'attends pas à ce que vous me voyiez comme un sauveur ou un modèle. Je suis juste quelqu'un qui fait ce qu'il a à faire, parce que personne d'autre ne le fera à ma place."

Le silence qui suivit était chargé de respect. Moiraine, Lan, Rand, Mat, Perrin et Egwene le regardaient avec une nouvelle perspective, non plus simplement comme un allié opportuniste tombé dans leur monde par hasard, mais comme une force sur laquelle ils pouvaient compter. Il n'était pas un héros vêtu de gloire, mais une arme forgée par la douleur et le sacrifice.

Moiraine, toujours la plus analytique du groupe, hocha la tête d'un geste mesuré, comme si elle acceptait pleinement cette nouvelle compréhension. "Nous ne cherchons pas des héros, Arno. Mais des alliés. Et tu es exactement cela. Quelqu'un qui sait ce que cela coûte de se battre contre les ténèbres."

Lan, fidèle à lui-même, se contenta d'un simple hochement de tête, son regard brillant d'un respect silencieux. Il n'avait jamais eu besoin de grands discours pour exprimer ce qu'il ressentait. Arno savait qu'ils étaient sur la même longueur d'onde. Des guerriers solitaires, chacun portant son fardeau avec la dignité qu'exigeait leur existence.

Rand, malgré son jeune âge, semblait comprendre l'ampleur du sacrifice d'Arno. Il acquiesça lentement, comme s'il voyait dans ce sorceleur une version déformée de lui-même, quelqu'un à qui le destin avait imposé un chemin sans retour. "Merci de nous faire confiance," dit-il simplement.

Mat, ayant déjà fait ses tentatives maladroites d'humour, resta silencieux, mais il envoya un sourire timide dans la direction d'Arno, probablement reconnaissant que le sorceleur n'ait pas trop insisté sur ses blagues. Quant à Perrin, il semblait toujours absorber le poids de l'histoire, ses yeux plongés dans le feu comme s'il cherchait une vérité plus profonde dans les flammes.

Egwene, elle, ne pouvait retenir une certaine compassion. "Tu as peut-être fait ces sacrifices, Arno, mais tu es ici avec nous maintenant. Et c'est tout ce qui compte. Peu importe ce que tu as perdu, tu restes humain à mes yeux. Même si tu portes ce masque."

Arno inclina légèrement la tête en sa direction. Ses paroles, bien qu'empruntes de compassion, lui rappelaient que malgré tout ce qu'il avait enduré, il n'avait pas totalement perdu son humanité. "Eh bien, gamine, je vais garder ça en tête. Peut-être que je ne suis pas totalement foutu, alors."

Il se redressa enfin, détendant ses muscles, puis, avec un geste théâtral, il fit une révérence exagérée. "Et puis bon, c'est aussi pour éviter de faire peur aux enfants. C'est pas bon pour la réputation d'un sorceleur de les faire fuir à chaque fois qu'on enlève son masque." Il accompagna ses mots d'un clin d'œil, retrouvant son ton léger.

Cette dernière réplique fit sourire Mat et même Egwene, malgré la gravité de la conversation précédente. Arno avait cette capacité à faire basculer l'atmosphère de lourde à légère en un instant, et pour cela, ils étaient reconnaissants.

Ils étaient tous assis autour du feu, dans un silence respectueux mais non pesant. Le lien qui les unissait s'était renforcé, comme s'ils avaient partagé plus qu'un simple moment, mais une vérité fondamentale sur le monde dans lequel ils évoluaient désormais. Arno n'était pas juste un chasseur de monstres ; il était une preuve vivante des sacrifices nécessaires pour affronter l'obscurité.

Le sorceleur regarda une dernière fois chacun d'eux, sentant que quelque chose avait changé, quelque chose de tangible dans la façon dont ils le regardaient désormais. Il était devenu plus qu'un étranger tombé par hasard dans leur quête. Il était maintenant un allié, un pilier sur lequel ils pourraient compter.

Avec un dernier regard vers les flammes, il murmura pour lui-même, à peine audible pour les autres : "Bon, et maintenant, où est-ce qu'on va ? Je suppose qu'il est temps que je découvre ce fichu Dragon Réincarné... avec un peu de chance, c'est pas un type avec une obsession pour les licornes."

Cette fois, même Lan esquissa un sourire discret. Arno, malgré son passé tortueux, avait réussi à faire ce que peu pouvaient : transformer la douleur en force, et la solitude en alliée.