Chapitre 11: Le poids des morts
Akinola aimait se dépenser et s'oublier dans le mouvement. Ses muscles et ses ligaments tractaient et mouvaient ses os avec la force de l'habitude. Il laissait son énergie et sa magie émerger de la nuit. Les éclats pourpres autour de lui dansaient avec sa jambe qui foulait l'air, son poing qui envoyait un coup dans le vide. Le soleil caressait sa peau alors que les gouttes de sueur glissaient derrière ses oreilles. Il avançait d'un mouvement souple vers la silhouette magique qui apparut en face de lui. Akinola s'approcha de cette simulation ennemie, son arme en main. Le métal de son épée était lourd entre ses doigts. Mais il connaissait le poids de sa lame depuis si longtemps qu'il s'agissait d'un compagnon de route. Un vent timide traversa les feuilles des dragonniers environnant. Seul son dans le silence de la matinée, le bruissement sonna le début de l'affrontement.
Alors qu'il avait réussi à défaire la silhouette qui disparut dans une poussière brune, Akinola intercepta le cliquetis d'une arme derrière lui. Il lança un sort de pétrification à la menace. En se retournant, il tomba sur son père, prêt à lui planter un couteau dans le dos. Son père était figé pour une fraction de secondes. Mais il se libéra en dénouant chacune des empreintes magiques autour de lui . Son père chargea dès qu'il reprit possession de ses mouvements. Mais c'était l'instant de faiblesse dont Akinola avait besoin pour le désarmer. Depuis qu'il avait eu l'âge de marcher, son père l'avait entrainé pour devenir le bras armé de la couronne. Il était son opposant le plus ardu. C'était son mentor. Il connaissait chacune de ses failles de soldat. C'était lui qui lui avait appris à les masquer et à les dépasser pour devenir l'homme qu'il était aujourd'hui.
Pour la première fois de sa vie, Akinola avait réussi à faire tomber au sol l'épée de son chef. Lorsque la lourde masse se fracassa sur le sable, son père éclata d'un rire gras. La sonorité était plus forte que les battements de son propre coeur. Akinola était si surpris d'avoir réussi à le battre qu'il n'explosa même pas de joie.
« Tu as fait exprès, Baba ?
— Moi ? Faire exprès ? Pas du tout ! Par contre, ce n'était pas fair-play de m'attaquer avec tes pouvoirs et ton arme en même temps …
— Parce que c'est juste de commencer un affrontement par derrière ? Je ne crois pas ! se défendit Akinola en ricanant.
— Petit insolent ! Tu montes déjà sur tes grands chevaux en me manquant de respect !
— Jamais ! Je tiens trop à ma vie ! »
Akinola évita une tape de son père avant d'être pris dans une embrassade. Sa grande main embrassait ses omoplates en une éruption ferme. Ce genre d'effusion physique était rare entre eux. Il savourait ce geste d'affection qu'il n'avait jamais osé demander de lui-même.
« Tu ne viens jamais dans mes quartiers aussi tôt, d'habitude. Qu'est-ce qu'il se passe ? Quelqu'un d'autre a été touché par les ombres ? »
Son père grimaça. Un mélange de peine et de dépit dansaient sur ses traits. Puis il déclara, sans appel:
« Il faut que je te montre quelque chose. S'il m'arrive le moindre problème, tu prendras ma place. Il faut que tu sois au courant de tous les faits et gestes des membres de la Cité. »
Ils avancèrent dans les dédales de couloirs d'un blanc crayeux qui les isolaient de la chaleur ambiante. Ils atteignirent les chambres des officiels du royaume.
Akinola se rendait compte à mesure qu'ils avançaient. Quelque chose clochait. Il avait l'impression qu'il s'approchait d'une source puante, glauque, pleine d'une noirceur qui lui donnait envie de vomir.
Le cliquetis de l'armure royale qui s'entrechoquait lors d'une course parvint à ses oreilles. Deux gardes se précipitèrent vers eux, alarmés.
« Chef ! Le grand musicien, Obi …
—Oui ? demanda son père inquiet.
— Il est mort. »
Son père devint livide et se précipita dans la chambre de l'Ancien. Akinola le suivit, choqué. Il pensait que ce membre du conseil était parti en voyage dans le royaume Mossi. C'était la version officielle tout du moins.
Lorsqu'ils entrèrent dans la chambre, l'odeur nauséabonde, cette énergie sombre qu'ils n'avaient qu'effleuré les étouffèrent avec une force qui choqua Akinola.
C'étaient les ombres qui avaient entraîné la deuxième reine dans un sommeil malveillant et implacable. Elles avaient fini leurs terribles desseins. Obi était mort. Dans ce tourbillon de noirceur, son corps squelettique était aussi raide qu'un bout de bois abandonné. Sa poitrine ne se soulevait plus. De ses yeux fermés, les anciennes larmes de sang avaient creusé son visage, ne laissant qu'une trainée semblable à un gisement grimaçant. Obi n'était plus animé d'aucune flamme. Les ombres l'avaient dévoré.
« Adegoke ! appela le roi de sa voix grave et tonitruante.
— Votre Altesse. » salua son père encore sous le choc.
Akinola suivit son mouvement, la tête emplie de questionnements et de panique. Kayin était juste derrière son père. En voyant la face préoccupé de son meilleur ami, il ne put s'empêcher de ressentir un maigre soulagement. Akinola n'était pas le seul à se sentir aussi perdu et impuissant.
« Obi… commença son père.
—Je sais, coupa-t-il court. Nous avons deux mois et demi.
— Pardon ?
— Nous avons deux mois et demi pour arrêter cette folie. Pour sauver Ibukun de la mort, déclara leur souverain avec un regard terne. Et les habitants du sud de la Cité.
— Que leur est-il arrivé ? demanda Akinola, alarmé.
—Fatumbi les a eus. »
Non. Ce n'était pas possible ! Akinola était familier d'une partie de ce quartier à présent. C'était pile la zone où se trouvait le restaurant et la maison de Famuyiwa. Sa famille avait été attrapée. Ses parents étaient-ils endormis ? Les rires et les jeux s'étaient-ils envolés de leur quartier ?
« Votre Altesse ! Des représentants du Sud de la ville attendent une audience ! » informa Innocent dès qu'ils les aperçut, le souffle court.
L'audience publique royale n'avait jamais été organisée dans une atmosphère aussi funeste. Du moins, Akinola n'en avait pas le souvenir. La tyrannie de l'ancien roi était un cours empli de faits maintes fois rapportés. Et même s'il lui arrivait parfois de se réveiller avec la peur que leur monde ne s'écroule ou que leur souverain vrille, son imagination ne l'avait pas préparé à la réalité hargneuse.
Mais à travers les innombrables couvres-chefs, les armures clinquantes et les reflets enjôleurs du Soleil, Akinola finit par la retrouver. Près de la porte d'entrée de la salle d'audience, non loin du temple de l'Orisha Yemaya, protectrice des océans, le blanc et bleu caractéristiques des divinateurs apparut dans un éclat. Il était impossible de ne pas remarquer sa fiancée.
Elle se distinguait de toutes les têtes environnantes et de l'hésitation qu'on retrouvait chez les jeunes diplômés.
Famuyiwa accompagnait la prêtresse en chef du temple d'Orunmila. Elle regardait droit devant elle, marchait en ces lieux avec une assurance qui impressionna Akinola. Elle ne se mouvait pas avec la lenteur et le regard papillon propre aux personnes qui n'avaient jamais mis un pied au palais royal.
Dans le même mouvement que sa cheffe, elle se pencha en avant pour saluer le roi. Le bruissement métallique des colliers d'or autour de son cou fut suffisant pour atténuer le brouhaha ambiant de la cour. La prêtresse en chef prit la parole.
« Aucune vision n'aurait pu nous préparer à l'épreuve qu'a subi le sud de la cité. La dernière fois que j'ai ressenti une telle désolation, c'était aux règnes de votre défunt père, déclara la vieille femme droite, de sa voix forte et monocorde.
— Expliquez-moi ce qu'il s'est passé.
— Permettez-moi de vous le dire votre Majesté, répondit Famuyiwa. Je ne viens pas uniquement comme prêtresse mais aussi comme représentante de mon quartier. Les ombres se sont propagées au Sud de la ville. Elles se sont attaquées à tous les adultes de plus de trente-cinq ans, laissant dans leur sillage des maisons vides et des enfants sans guide. Nous avons commencé à nous organiser pour loger les enfants laissés seuls mais les ombres de Fatumbi recouvrent les corps et les âmes de toutes les Grandes-flammes touchées. Nous ne savons pas ce qu'elles veulent ni quels sont leurs objectifs. Mais elle ne font pas de différenciations entre les faiseurs de sorts tels que nous et les autres créatures magiques comme les anthropomorphes ou les sirènes. Une seule question est sur toutes les bouches. Que devons-nous faire ?
— Nous n'avons pas beaucoup de temps.»
Akino fut surpris. Il s'attendait à ce que le Roi élude les questions, se rétracte ou cache l'affreuse vérité dont il avait été témoin plus tôt. Mais ce ne fut pas le cas. Il expliqua à toutes les personnes présentes qu'il n'avait que deux mois et demi. Sa Majesté annonça la mort du grand Obi. Sans artifice et sans grandiloquence. Une verité nue, cruelle qui enserra la poitrine d'Akinola de crainte. Son armure ne le protégeait pas.
Depuis que ses parents étaient arrivés à Lagos et que son frère s'était réveillé, Grace se sentait plus en sécurité. Ils étaient une ancre, un semblant de normalité autour de ses événements incongrus qui les avaient frappés. Revenir dans leur maison contribuait à cette sensation de stabilité. Même si leur voyage avait été modifié par cet événement, Grace était soulagé de ne pas avoir dû partir dans la précipitation. Elle voulait encore rester plus longtemps et découvrir son pays d'origine.
Elle avait l'impression de retrouver un peu d'elle-même en étant à Lagos. Elle éprouvait une envie irrépressible de se fondre dans le décor qui lui donnait presque envie de pleurer. Même si Grâce se sentait aussi bancale et brinquebalante qu'un meuble mal monté, elle se sentait moins mal qu'elle ne l'aurait cru. L'électricité coupait une fois sur deux dans leur rue. Mais Zaynab était là lorsqu'elle finissait ses cours. Elle lui avait présenté ses amies, lui avait montré ses coins préférés dans cette ville de géant.
La voix douce de son amour se répandait dans sa chambre lorsqu'elle relisait ses cours ou récitait des douas. Et Grace voulait sommeiller encore. Se perdre dans la profondeur de sa voix et la douceur de ses robes, se moquer et rire avec son frère de l'absurdité du monde.
Tous les soirs, ses parents, Will, Nick, des membres de famille éloignés ou d'anciens amis, Zaynab et sa nièce partageaient un repas. Dans ce tourbillon de fritures, de légumes et de plats concoctés avec amour, dans les rires de la nuits, les instants de gêne et de maladresse, Grace aimait.
L'une des ombres de ce tableau était l'absence d'Ayaba. Elles auraient dû se voir plus souvent mais depuis le retour de Will et Nick à la maison, son amie n'était pas réapparue. Pire, elle répondait encore moins à ses messages que lorsqu'elles étaient séparées par des milliers de kilomètres.
Grâce n'était pas particulièrement vexée par ce manque de réponse mais elle s'inquiétait. Depuis l'étrange crise de panique d'Ayaba, elle semblait préoccupée et prise dans un tourbillon de doutes que Grâce ne pouvait pas frôler.
Elle attendrait le jour où Ayaba aurait l'envie et le courage de lui parler.
Néanmoins, une part de Grace craignait que son attachement profond pour elle ne puisse jamais l'atteindre. Car entre les murs qu'on se forgeait pour être fort et les épreuves injustes de l'existence, sa présence lointaine et ses mots étaient peut-être aussi futile qu'un vent fugace.
Omilaye fixait les trois gosses qu'Oyeniran avait accueillis après les avoir trouvsé en pleurs juste devant leur maison. Amadi, Ade et Adisa avaient accouru dans leur restaurant par la force de l'habitude, incapables de savoir ce qu'ils étaient censés faire puisque leur grand-mère n'était plus là. Ils étaient encore sous le choc à cause des évènements.
Oyeniran discutaient avec le même entrain qui la caractérisait lorsqu'elle se trouvait en présence d'enfants. Sa soeur se comportait comme si elle allait monter sur scène pour chanter comme à l'accoutumée. Omilaye se demandait comment elle faisait pour feindre avec autant de justesse un semblant de normalité. Elle se sentait désarticulée et ne savait pas ce qu'elle pouvait faire pour se rendre utile.
Ayaba était enfermée dans sa chambre. Elle préparait sans doute ses affaires pour pouvoir retourner en Angleterre. Famuyiwa avait été envoyée au palais royal. Oyeniran semblait trouver en ces bambins une tâche assez importante pour ne pas sombrer dans la détresse ou la panique.
Omilaye se sentait hors de son corps, les silhouettes de ses parents piégées, gravées dans les parties les plus colorées de sa rétine, la faisaient trembler. Elle ne savait pas si c'étaient la peine ou la détresse qui secouait ses muscles.
Honteuse à l'idée de perturber la bulle de calme qu'Oyeniran créait, elle décida de se terrer dans sa chambre.
Enfin seule, raclant sa gorge qui avait trop crié et pleuré, Omilaye s'assit devant sa coiffeuse pour se refaire une beauté. Elle mélangea les couleurs de ses palettes,tantôt avec sa magie, tantôt avec ses mains. Le principe de toute cette entreprise était de créer un dégradé de coloris qui pourraient illuminer et parer son visage. Sublimer les cadeaux de la nature en y apposant un élan de créativité pour parfaire le beau. Cacher les imperfections pour redonner confiance. Oublier une fraction de secondes que le monde s'écroulait. Même si elle se brisait, perdre les apparences rendrait la situation encore plus critique. Cela signifirait que le réel l'avait façonné au point qu'elle s'oublie elle-même. Omilaye ne pourrait pas le supporter.
Alors qu'elle se maquillait, un souvenir lui revint en tête. Celui du poids de la Petite flamme contre son corps. Will avait été lourd contre elle. Cette faiblesse qui l'avait saisi alors qu'il se débattait dans l'eau lui avait donné froid dans le dos. Les ombres l'auraient tué sans état d'âme. Même dans la mer , elles hantaient tout individu qu'elles traquaient. Omilaye avait beau être une sirène, elle ne pourrait pas échapper à leur emprise si les ombres l'attrapaient à son tour.
« Omi ? demanda sa soeur au pied de sa porte.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je pense que je rouvrirai le restau demain. Les enfants seuls pourront s'y retrouver, les jeunes profs pourront leur faire cours… Tu voudras bien m'aider pour le service ?
— Bien sûr.
— Parfait. Je vais aller chercher Ayaba et les enfants pour le discours.
— Je vais le faire moi. Va te changer. » lui proposa Omilaye avant de remettre en place une peluche de ses cheveux qui s'échappaient de son foulard.
Dire qu'Oyenian parvenait à se tenir plus droite qu'elle alors qu'elle était plus jeune. Pourtant, elle avait toujours été la plus fragile d'entre-elles. Sa cadette avait grandi et Omilaye ne savait plus où se cacher.
Omilaye était faible mais elle pouvait le faire. Même si elle était incapable d'initiatives, elle soutiendrait sa soeur et les personnes qu'elle aimait.
Famuyiwa ne s'était jamais sentie aussi anxieuse à l'idée de faire des prédictions. De manière générale, elle les faisait dans le cadre d'un exercice. La sagesse poussait à ne pas vouloir changer les roues mouvantes du futur ou à ne pas s'attarder sur un passé révolu plein d'enseignements. Mis à part lors d'examens, c'était la première fois qu'elle tentait d'utiliser la roue du temps pour obtenir des informations capitales.
Le caractère vital des informations sur Fatumbi, sur cette âme perdue, incapable de trouver le repos, qui s'était attaquée à sa famille et à sa communauté toute entière, rendait chacune de leurs recherches dans le temps plus urgente.
Depuis que Famuyiwa avait quitté le palais pour rejoindre le temple, elle parcourait le temps avec ses camarades. Elle partageait la même salle des prophéties qu'Enitan.
C'était son tour. Au centre de la pièce, son opele luisait sous la puissance de ses pouvoirs et ses yeux roulaient dans leurs orbites alors qu'un vent magique s'élevait autour de lui. Il était parti dans les affres du temps. Fébrile, Famuyiwa le fixait, l'attendait alors que la date empoisonnée marquait son esprit. Deux mois et demi.
Que ferait-elle si ses parents périssaient ? Famuyiwa deviendrait la cheffe de famille, devrait s'assurer que personne ne sombrerait. Elle devrait protéger ses proches coûte que coûte. Enterrer ses rêves pour le bien commun. Devenir le pilier de la communauté qu'on attendait déjà d'elle. C'était elle qu'on avait envoyé au palais. Oubliant presque que sa famille avait été interdite d'exercer une quelconque fonction politique au sein de la cité. On ne pouvait pas faire confiance à la lignée de l'ancien bras armé de la famille royale.
Être prêtresse au temple d'Orunmila n'avait fait qu'augmenter tous les regards qui se posaient sur elle et qui attendaient qu'ils trouvent des réponses à leurs doutes et à leurs questionnements.
« Famuyiwa ! s'écria Enitan en poussant son fauteuil jusqu'à elle . J'ai enfin vu quelque chose !
— Quoi donc ?
— Une flûte, dans le monde des Petites flammes ! Utilisée lors d'une fête ! Je l'ai stocké dans cette fiole !
—Va tout de suite voir la cheffe pour qu'elle la décrive avant qu'elle ne s'envole !
— Oui ! Repose toi pendant que je fais ça ! Tu dois manger. » déclara-t-il en serrant sa main contre la sienne.
La pression douce de la main d'Enitan donna un peu de courage à Famuyiwa avant qu'il ne se téléporte pour finir sa mission. Elle regarda les suyas et le morceau de pain Agege qu'Enitan lui avait laissés sur la petite table dans le coin de la pièce. Elle pensa à suivre le conseil de son ami mais se rétracta à la dernière seconde. Famuyiwa ne pouvait pas manger alors qu'elle n'avait rien trouvé.
Sans hésiter une seconde de plus, elle se posta au centre de la pièce circulaire et serra son opele dans ses mains. Pour l'énième fois de sa longue journée, Famuyiwa voyagea à travers le temps. Et dans sa course magique à travers les temps, elle finit par voir.
Une fête étrange où Petites et Grandes flammes dansaient en harmonie. Un village secret perdu au fin fond de la brousse, loin des grandes villes des empires ou des royaumes alentour. Un pont où êtres dotés de magie et simples mortels pouvaient poser leurs bagages pour exister sans crainte. C'était une fête avant l'Effondrement et les horreurs de la colonisation.
Alors que les femmes dansaient à en perdre haleine, les hommes revinrent de leur récolte ou pêche habituel. L'un deux, fier comme un paon, tenait sous son bras un bol sur lequel était sculpté plusieurs effigies de l'orisha Ogun, dieu de la chasse.
Famuyiwa savait que ce bol avait un lien avec Fatumbi. Elle le sentait. Cet homme était l'un de ses ancêtres. Cet objet dans ses mains, elle en avait besoin. C'était une piste pour courir jusqu'à elle. Pour comprendre ce que cette âme voulait et pourquoi elle s'attaquait à la cité d'Ife.
L'annonce faite à la population avaut été l'une des plus difficiles à observer depuis qu'Akinola avait pris ses fonctions au sein de la garde royale. Pour la première fois, Kayin avait plus parlé que son père. Observer son frère d'armes, le prince - non- le futur roi, exercer cette fonction avait achevé les derniers espoirs d'Akinola. Il ne pourrait pas échapper à sa mission et à la place que lui réservait son père. À n'importe quel moment, le chef de la garde pouvait périr à son tour. Et le poids de sa lame se trouverait sur ses épaules. Akinola avait été entrainé pour exercer ces fonctions et commander une armée entière. À l'instar de Kayin, toute sa vie avait mené à cet instant. Chacun des coups qu'il avait porté, des ouvrages qu'il avait lus et des voyages qu'il avait été entrepris avaient pour objectif principal qu'il puisse se battre au moment voulu.
Il n'y avait plus rien à faire que de se jeter dans cet affrontement, faire confiance aux oracles et aux prêtres et croire en son peuple qu'il chérissait plus que tout.
Cette idée, ce chemin ardu qui les attendait tous effrayait tout de même Akinola. Et même s'il ne tremblait pas, les doutes et la crainte de perdre ceux qu'il aimait le suivait telles les ombres qu'ils tentaient de vaincre.
Sur le chemin du retour, éloigné du reste de la garde, Akinola se permit de poser une question à Kayin:
« Est-ce que tu crois que c'est une bonne idée d'en avoir autant dit à la population ? De faire confiance aux sorciers de la diaspora pour récupérer certains des artefacts liés à Fatumbi… souffla Akinola.
— Si nous ne pouvons pas comptés les uns sur les autres, nous ne pourrons pas nous en sortir, expliqua Kayin. Je crois que nous renfermer plus sur nous-même et répéter les erreurs de mon grand-père ne nous mènera nulle part. Nous devons fermer nos frontières pour éviter toute fuite ou propagation des ombres mais il faut ouvrir nos cœurs pour détruire Fatumbi. »
Le sourire serein malgré la peur que son ami lui lança poussa Akinola à taire les doutes qui l'assaillaient. Cela faisait moins d'une trentaine d'années qu'ils avaient rouverts leurs frontières aux royaumes voisins, aux sorciers de la diaspora et avaient permis les communications avec le monde des moldus. Et le danger les guettait à nouveau. Avaient-ils fait les bons choix ?
Du retour au palais, Akinola suivit son père avant de prendre avec lui le groupe qui se chargerait de poser des protections et de surveiller le sud de la cité.
Il passa dans la forgerie pour récupérer une de ses épées les plus affûtées. Cette lame brillante était l'une de celles qui répondaient le mieux aux sorts qu'il lançait. Avec cette arme aussi légère qu'une plume, Akinola se sentait en sécurité. En remontant les hautes marches le séparant du sous-sol étouffant de la salle des métaux, il tomba sur Famuyiwa.
Akinola n'avait pas pu parler à sa future fiancée depuis l'annonce qu'elle avait faite. Elle se tenait droite, face à l'une des gravures reléguées dans les profondeurs du palais. Même si aucun cheveu ou mouvement parasite ne dépassait de sa tenue, Akinola pouvait imaginer sa fatigue. S'il se sentait déjà perdre pied, qu'en était-il pour elle qui avait vu ses parents être attrapés par les ombres ?
« Famuyiwa, que fais-tu encore ici à cette heure ?
— J'étais venu déposer nos comptes-rendus de la journée avant de retourner au temple. Mais ces gravures m'ont arrêté. C'est le clan de mon père: les Babatunde. C'est la première fois que je passe par ici. »
Akinola se posta juste à côté d'elle et observa les gravures en bronze où l'on pouvait reconnaitre dans la sculpture fine, les traits de l'ancienne famille dirigeant la garde royale et les services secrets d'Ife. En se concentrant sur les détails et les traits des membres sculptés, il réussit à reconnaitre le père de Famuyiwa dans cette horde de têtes. Dire que c'était l'un des seuls survivants du massacre d'Eniola Zabini.
« Désolé…souffla Akinola.
— Pourquoi t'excuser ? demanda-t-elle, pensive. Tu n'étais même pas né et puis, la disparition de notre clan a permis de renverser plus facilement l'ancien tyran. Sans leurs morts, la cité n'aurait pas été aussi vivante.
— Je ne parlais pas de ça. Désolé pour tes parents. Je n'ai pas pu te le dire avec tout l'enchainement des événéments. Mais je voulais que tu saches que nous ferons tout notre possible pour arrêter Fatumbi. Sous les ordres des prêtres, mes hommes et moi-même irons partout où ce sera nécessaire.
— Merci… Nous trouverons les informations qui nous manquent. Nous les sauverons tous.»
Son affirmation ne laissait aucune place à la discussion, tel un mantra qu'on ne pouvait briser. Elle permettait sans doute à Famuyiwa de garder la tête haute. Avec cette force et cette assurance réconfortante qu'elle dégageait, on ne pouvait que se pousser à croire avec elle. Akinola acquiesca.
Ils continuèrent à fixer la gravure et ce fut lors de cette contemplation muette qu'une réalisation frappa Akinola.
« Mais c'est pour ça que tu n'as pas pu monter sur les marches lors de ton passage dans la salle royale !
— Ben oui. Ma famille ne peut plus occuper de postes politiques.
— C'est bien dommage.
— Ils ont tué trop de monde. Je pense que c'est une bonne chose. Mon père n'avait jamais voulu une de ses positions. Et puis, j'essaie déjà d'être une prêtresse correcte.
— Tu fais un travail remarquable, objecta-t-il.
— Tu dis ça uniquement pour me faire plaisir et rassurer ton père.
— Pas du tout. Je ne fais pas de compliments à beaucoup d'éléments. Tu devrais le prendre pour ce qu'il est.
— D'accord, chef, sourit Famuyiwa avec un air amusé. Tu n'es pas censé être déjà parti au sud de la cité ?
— Christian et Amadi passe toujours dix ans à se raser. Ils auraient dû être coiffeur au lieu de passer autant de temps à se pomponner franchement…»
Surpris par sa critique à peine déguisée et de son ennui qu'il n'avait pas pu masqué, Akinola se rambrunit. Mais Famuyiwa éclata de rire. Cette explosion inattendu attendrit Akinola. Il put presque s'excuser cet instant de relachement. Et il se rendit compte qu'il n'était pas si difficile de parler Famuyiwa lorsqu'il oubliait qu'ils étaient censés se marier.
Oyeniran nettoyait le jardin de la maison familial dans un besoin d'habitude qui la rassurait. Elle s'assurait qu'aucune ombre ne surgissait d'un terron ou de leurs girofliers. Le cours d'eau qui passait au milieu du jardin reflettait la lumière des étoiles. Les poissons habituels qui passaient dans les environs ne s'étaient pas montrés. Les ombres les avaient faits fuir. Elle tenta de les appeler à travers la surface mais aucun ne lui répondit.
Elle soupira et continua de balayer les bignones qui s'étaient perdus sur le sable. Le jaune de leurs pétales contrastait avec son pied fin cerné des sandales les plus simples qu'elle possédait pour effectuer son travail. Réfléchir à la réouverture du restaurant, s'occuper des trois triplets permettaient à Oyeniran de ne pas perdre la tête et de se focaliser sur l'essentiel. Maintenir leur petit quartier sur les rails et ne pas se morfondre lui permettait de ne pas s'effondrer. Elle ne pouvait pas accepter que la magie du restaurant s'endorme à la même vitesse que sa mère.
Oyeniran laissa une larme couler avant de se remettre au travail et de fermer les portes du restaurant à double sorts. Elle était épuisée par cette journée riche en émotions. Elle espérait qu'Ayaba était bien revenue dans sa chambre. Les petits s'étaient inquiétés de son absence. Alors qu'Oyeniran s'apprêtait à rentrer, sa cousine passa comme une flèche dans le couloir d'entrée.
Elle n'eut pas le temps de l'interpeler que son instinct l'obligea à se retourner. Un étranger se trouvait à quelques mètres.
Un homme approchait. Enserrant l'opele autour de son cou, Oyeniran fit apparaitre une boule de lumière dans sa main droite. Dans l'obscurité, Oyeniran reconnut la silhouette d'un garde royal. Il posa une amulette magique au dessus d'un mur duquel s'échappa un esprit grogneur avec lequel il débattit quelques instants. L'homme ne se disputa pas avec la créature comme elle s'y était attendu. Et lorsqu'il se retourna, elle reconnut Akinola. Oyeniran l'appela dans un demi-cri. Un appel presque timide dans la calme obscurité qu'elle n'osait briser dans son intégralité.
À sa grande surprise, il se retourna. Et si les ombres avaient un coeur, elles aurait abdiqué face au sourire timide qu'il lui lança.
« Qu'est-ce que tu fais encore dehors à cette heure-là? C'est dangereux… demanda-t-il, soucieux en parlant à voix basse.
— Quelqu'un doit bien nettoyer la cour. Le restaurant ne dois pas tomber dans la décrépitude, déclara-t-elle.
— Tu le rouvres ?
— Dès demain. Omilaye et Ayaba seront là pour m'aider. »
Akinola ne put masquer la surprise sur son visage. Son étonnement provoquait une sensation étrange en Oyeniran. Elle n'avait pas l'habitude de le voir aussi peu stoïque. Plus elle le connaissait, plus elle était amenée à découvrir ce qui se cachait derrière cette façade d'or et cette réalité l'effrayait un peu. C'était doux. Apprendre à le connaitre.
« Pourquoi tu fais cette tête ?
—Je suis juste admiratif… Vous êtes bien soeurs avec Famuyiwa.
— De quoi ? Je ne vais pas sur le champ de bataille… répondit-elle circonspecte.
— Mais tu rouvres ce restaurant, accueille des enfants, t'assures que tout le quartier se porte bien. C'est un autre type de bataille…»
Oyeniran n'avait jamais vu les choses de cette manière. Sa déclaration la laissait sans voix et elle préféra continuer à balayer pour ne pas se perdre dans ses pensées éparses. Akinola lui proposa de l'aider à porter les transats qu'elle souhaitait déplacer. Cela n'avait aucun sens. Elle pouvait utiliser un sort. Peut-être qu'Akinola le savait aussi. Mais elle fit semblant qu'elle en avait besoin. Pour pouvoir prolonger le temps et discuter avec lui. Oublier quelques instants la fragilité de leur monde.
« Famu n'est pas rentrée. Comment est-ce qu'elle va ? Elle aurait au moins pu passer à la maison pour manger. On s'inquiète.
— Elle travaille d'arrache pied. C'est l'une des prêtresses qui a vu l'un des objets liés à Fatumbi. Elle dort au temple d'Orunmila ce soir.
— Juste ! Je sais que tu as beaucoup sur tes épaules et que ce serait peut-être trop te demander, mais prends soin de Famu, demanda Oyeniran. Elle n'est pas infaillible. Personne ne l'est.
— Pas même moi ? lui demanda Akinola avec un sourire outré qui la secoua.
— Surtout toi ! lui rétorqua-t-elle en lui assénant une tape sur l'épaule. C'est pas parce que t'as des gros bras que Fatumbi ne peut pas t'attraper ! Allez, Soldat ! Continue ta ronde et fais attention à toi, surtout. Il ne faudrait pas te perdre.
— Je ferais attention. Ne te couche pas trop tard, Oyeniran. » souffla-t-il avant de réajuster son casque et de disparaître dans la nuit après une dernière salutation.
Même de loin, Oyeniran pouvait deviner l'éclat de son armure et de ses armes. Elle soupira à nouveau. Elle décida d'ignorer la douce langueur qui avait enlacé son coeur après cette brève discussion et la sonorité de son nom de la bouche d'Akinola.
Will avait un mal fou à réfléchir. Seul dans la salle d'eau, loin des discussions du salon et du brouhaha de la ville, il était coincé avec ses pensées. Il avait failli mourir. Il avait déjà frôlé la mort mais jamais celle-ci n'avait été aussi proche. C'était douloureux. Il avait encore l'impression d'être écrasé par le poids de l'eau.
Will avait peur. Il se sentait presque trembler et il lui fallut toute sa honte pour noyer les soubresauts et l'étau qui empoisonnait son esprit. Il ne voulait pas se montrer faible. Il ne voulait pas y repenser.
Il se répétait dans des affirmations mainte fois utilisées que ce n'était pas si terrible et qu'il s'en était sorti. Il pouvait même dire qu'il avait été chanceux. Les parents de Nick avaient été si reconnaissants qu'ils avaient augmenté sa paye et le laissaient rester dans leur grande maison pour sa convalescence.
Will tourna le robinet et l'eau coula de celui-ci sans discontinuité. C'était bien différent de chez lui ou le seau d'eau était devenu leur meilleur ami avec son colocataire. Il n'avait jamais pu s'offrir un matériel de la sorte ou un sol aussi brillant. Un mélange d'envie et de colère remonta, brûlant les muqueuses de sa gorge. Il ravala ce poison boueux qui l'étouffait.
Il se sentait étranger à lui-même, déphasé. Alors que Will commençait à se nettoyer avec le gant de toilette, laissant l'eau tiède et le savon doux purifier sa peau, une image lui revint.
Celle de longs cheveux argent venus le sauver des vagues et du courant menaçant. Une part de Will était certain qu'il n'était pas remonté seul avec Nick sous le bras. Le jeune homme avait l'impression d'avoir été sauvé.
Mais ses souvenirs étaient sans doute brouillés par les images de cette femme sur le parking, par ses rêves étranges qui ne cessaient de peupler ses nuits depuis son réveil.
Il rêvait d'une fête au coin du feu. Dans la nuit, d'étranges éclats illuminaient le ciel et des jeunes femmes dansaient. Leur assurance, leur volupté libératrice et leur travail plein d'abandon rendaient leur danse encore plus esthétique. Elles étaient belles. Tout simplement. Leur peau luisait des soins qu'elles avaient fait. Leurs canevas de noirceur rehaussés par le brillant et la vivacité de leur tenue étaient réchauffés par les flammes. Certaines laissaient s'échapper de leurs mains une étrange énergie vaporeuse mais personne n'avait peur. Entre les mains d'un des hommes qui revenaient des champs ou des eaux, se trouvaient un bol rond, fondu dans du fer avec une finesse que seuls de bons artisans pouvaient faire naître du néant. Le bol était plein de feuilles de basilic et de piments. On l'accueillit comme s'il était le sauveur du repas qui commençait à prendre vie.
C'était un fantasme trop beau. Trop doux. Trop flou pour qu'il ait pu exister dans un quelconque univers. Trop beau pour lui.
