Vendredi 9 août, 19h36, bureau de l'intendant du Pôle, Citacielle
Depuis que la famille d'Ophélie avait quitté le Pôle – c'est-à-dire depuis 59 heures et 36 minutes – Thorn n'avait pas fermé l'œil. Il avait toujours entendu Berenilde affirmer que le mariage marquait la fin de la passion, et pourtant, les cinq premiers jours du sien contredisaient cette théorie de manière éclatante. Dès qu'il fermait les yeux, il rêvait de son épouse, et dès qu'il était éveillé, ses rêves venaient le hanter. Impossible de se concentrer sur la lecture dans ces conditions. Ni sur quoi que ce soit d'autre, au passage. Thorn avait donc choisi de ne plus dormir du tout. Même si la privation de sommeil lui était familière (il lui était arrivé de ne pas dormir pendant treize jours d'affilée pour monter un dossier de subvention aux exploitations minières), il savait au fond de lui que cette solution n'était pas entièrement viable à long terme.
Pourtant, quel choix avait-il ? Toute sa stratégie pour démasquer Dieu était basée sur la lecture du Livre de Farouk. Au fil du temps, c'était même devenu un peu plus que cela, il s'en rendait compte. « Si quelqu'un peut y arriver, c'est bien vous. » Elle croyait - sincèrement - qu'il allait y arriver. Il ne voulait pas seulement réussir, il voulait être à la hauteur des attentes d'Ophélie. Il ne voulait pas seulement « être quitte », il voulait lui être indispensable. Il était pourtant encore bien loin de faire ses preuves en tant que liseur.
La montre à gousset de Thorn s'agita dans sa poche. Elle s'était réparée d'elle-même sous l'effet de son tout nouvel animiste, et elle semblait maintenant se manifester avec beaucoup d'initiative pour lui rappeler le passage du temps. Agaçant, mais utile. Consultant les aiguilles d'or, Thorn prit conscience qu'il fixait la tache d'encre de son bureau, sans rien faire, depuis maintenant sept minutes.
Il soupira, ouvrit le tiroir du haut - celui qui contenait sa pipe et sa tabatière - pour le refermer immédiatement, résistant à l'envie de fumer. Il avait décidé d'arrêter depuis vingt-deux jours maintenant. Depuis que Berenilde lui avait fait remarquer que l'odeur pourrait incommoder Ophélie. C'était une idée idiote, initiée avec un calendrier calamiteux. Rien de cela ne changerait les sentiments d'Ophélie à son égard et il le savait parfaitement. Il ferma toutefois le tiroir à double tour et se leva pour ranger la clé dans l'armoire la plus éloignée.
En revenant à son bureau, Thorn croisa son regard maussade dans le miroir de la penderie. Ophélie n'était jamais revenue le voir depuis le soir de sa dernière – et néanmoins désastreuse – représentation au théâtre. Il ne pouvait pourtant pas s'empêcher de laisser la penderie ouverte dès qu'il était seul, dans l'espoir de la voir surgir dans l'une des tenues incongrues dont elle avait le secret.
À la seule évocation de ce souvenir, les images jaillirent de sa mémoire et Thorn se remémora les moindres détails de sa robe de chambre en laine, de ses bottines mal lacées et de son pyjama un peu trop grand, taillé dans une fine soie couleur crème. À l'époque, elle ne semblait pas consciente de tout ce que ces vêtements laissaient deviner d'elle. Elle ne semblait de toute façon jamais consciente de l'effet qu'elle avait sur lui.
Oui, il se souvenait très précisément de cette nuit-là. Il se souvenait l'avoir accueillie sous la menace d'un canon de pistolet, recouvert de sang des pieds à la tête, le nez cassé, incapable de remettre de l'ordre dans son bureau avec un minimum de méthode … Il se souvenait que rien de ce qu'elle avait vu ou entendu ce soir-là n'avait effrayé Ophélie.
Mercredi 14 août, 06h24, bureau de l'intendant du Pôle, Citacielle
A force d'acharnement, Thorn avait constaté quelques progrès au cours des dernières leçons. Pour la première fois, il avait réussi à obtenir de vraies visions. Il lui faudrait pourtant redoubler d'efforts s'il voulait parvenir à ses fins. Lire le Livre de Farouk nécessiterait de remonter le passé au fil de plusieurs siècles. On était bien au-delà des trois secondes de souvenirs qu'il parvenait laborieusement à lire au contact des pièces du jeu d'échecs.
Encore quatorze heures et six minutes avant la prochaine leçon. 846 minutes à attendre. Thorn espérait qu'elle lui raconterait sa journée, il lui arrivait toujours des choses incroyables. Ou peut-être était-ce seulement la manière dont elle les racontait qui les rendait intéressantes. Il espérait qu'il arriverait à la faire sourire une nouvelle fois. À l'impressionner par ses progrès peut-être? Elle n'était pas facilement impressionnable …
Pressant ses paumes contre ses paupières, Thorn chassa ces pensées pour se concentrer sur les problèmes immédiats de l'intendance. Il ouvrit l'épais dossier qui l'attendait depuis vingt-quatre minutes. Son secrétaire lui en avait dressé les grandes lignes : les familles historiques (des Mirages à 78%) ne parvenaient plus à garder leur personnel. Sans rire. S'ils avaient eu la décence de leur verser un salaire digne de ce nom, les domestiques seraient restés. On en revenait toujours aux chiffres, c'était aussi simple que cela. Ces plaintes tombaient malheureusement dans ses attributions et il allait devoir faire un rapport pour le conseil des ministres.
Thorn balaya avec contrariété les témoignages rassemblés. 121 lignes de jérémiades par ici, 283 lignes de jérémiades par-là, … Même Berenilde avait rédigé un courrier. Il finit de parcourir la liasse de lettres insipides et commença son rapport. Par pur souci d'exhaustivité, Thorn agrémenta le compte rendu par un état des lieux des salaires minimums légaux imposés sur dix-huit des autres arches et par un extrait de loi sur les syndicats ouvriers - directement issu de la bureaucratie de l'Étoile. Voilà qui devrait calmer les ardeurs des mécontents. Peut-être même donner des idées à d'autres, allez savoir. Ce ne serait pas le premier rapport à fuiter du conseil des ministres, le tout était de trouver le bon interlocuteur. Ou la bonne interlocutrice.
Sujet suivant, dossier suivant : les candidatures pour le poste vacant de ministre des Élégances. Non pas qu'on lui demande son avis sur le Baron Bogdan (un Mirage qui savait manifestement mener sa barque, choisi par Farouk avant même les auditions), mais il devait vérifier les déclarations fiscales des six candidats (toutes frauduleuses, il en mettait sa main à couper). Thorn ne put retenir un soupir exaspéré. Il y avait tellement de sujets plus utiles qui nécessitaient son attention. Pour commencer, le manoir du précédent ministre des Élégances venait d'être cambriolé et personne ne semblait s'en émouvoir. Tout avait été vidé, la totalité des 101 pièces. Qui pouvait avoir mené une telle opération sans être remarqué ou dénoncé ? Dans quel objectif ? Thorn était presque certain que c'étaient les pouvoirs de la « grande liseuse familiale » qui avaient effrayé les initiés, mais ces derniers n'avaient manifestement pas conscience de l'étendue des capacités de sa femme. Ophélie serait capable de trouver des indices dans la carcasse à nu du maudit manoir si on lui en donnait l'occasion. Ce qu'il n'avait pas l'intention de faire. Hors de question de la mettre encore en danger inutilement. Peu importait qui avait mis un terme à l'existence de Melchior, une fois que Thorn aurait fait tomber la tête du réseau – ce prétendu Dieu – le reste s'écroulerait comme un château de cartes.
En attendant, le lieutenant de gendarmerie n'avait pas levé le petit doigt pour ouvrir une enquête et il avait lui-même dû intervenir pour que six malheureux gendarmes se relaient jour et nuit devant le manoir. Stefan avait traîné des pieds autant qu'il le pouvait, prétextant la disparition de l'un de ses brigadiers. Il avait toutefois fini par se plier aux ordres de l'intendant qui, malgré son impopularité, restait son supérieur hiérarchique. Thorn n'avait quand même pas usé de son autorité pour faire escorter Ophélie par un escadron. D'une part, parce qu'elle aurait détesté ça. D'autre part, parce qu'elle aurait posé des questions. À la place, il avait fait jouer le réseau de Vladislava et chargé trois autres invisibles de renforcer sa surveillance.
Il y avait tout de même des limites à ce qu'il pouvait déléguer. Il se chargeait toujours d'assurer la sécurité de sa femme la nuit, lorsqu'elle était à Jötunheim. Bien qu'elle soit inaccessible, il aimait la savoir près de lui, se réjouissant à la perspective de lui voler quelques minutes le lendemain, et les jours qui suivraient.
Vendredi 16 août, 21h50, château de Jötunheim, 86 rue des chroniques, Citacielle
Thorn restait toujours dans son bureau après les leçons avec Ophélie. Son odeur y flottait encore de longues minutes, jusqu'à ce qu'il se décide à ouvrir les fenêtres pour s'aérer la tête et espérer se mettre au travail. Son odeur ne ressemblait à rien de ce qu'il connaissait. Elle n'avait rien à voir avec les illusions olfactives des courtisanes, senteurs de rose, de jasmin, de lilas ou d'autres fleurs banales qui agressaient l'odorat et donnaient mal à la tête. Ophélie avait sa propre odeur, et elle était délicieuse. Depuis quelques jours, elle sentait aussi le beurre et le caramel, et quoiqu'il ne sache pas trop comment interpréter cela, le mélange n'était pas désagréable.
Aujourd'hui pourtant, Thorn ne s'autorisa pas à se laisser enivrer par le parfum entêtant de sa femme. Dès qu'elle eut fermé la porte, il se rua sur la fenêtre la plus proche et sortit son grand nez aux vents d'altitude. Il essaya de calmer sa respiration et de se concentrer sur le paysage qui se déployait sous ses yeux : la forêt embrasée par le soleil rasant de cette nuit d'été, le vol d'un rapace au loin, … le ronronnement du chat qui était venu le rejoindre sur le rebord de la fenêtre … Rien de tout cela ne parvenait à chasser sa panique.
Le manoir de Melchior avait été vidé de toutes ses poignées. Quand cela était-il arrivé ? Ces imbéciles de gendarmes n'avaient rien vu et c'est Thorn en personne qui avait constaté les dégâts, ce matin, lors de son inspection. Il n'y avait plus de doute sur les intentions des cambrioleurs, c'était bien une lecture qu'ils craignaient. L'étau se resserrait autour d'Ophélie. Et Ophélie ne savait toujours pas utiliser les griffes. Et Ophélie lui cachait quelque chose.
Elle avait été sur le point de lui dire, elle l'aurait sans doute fait s'il avait insisté, ne serait-ce qu'un peu. La vérité, c'est qu'il avait eu peur. Peur qu'elle lui dise qu'elle en avait assez, qu'elle voulait partir dès maintenant, qu'elle ne supportait plus de vivre avec lui et ses griffes répugnantes.
Il faudrait bien qu'elle les fasse siennes pourtant. Ophélie représentait une menace aux yeux des initiés et, au Pôle ou ailleurs, il faudrait qu'elle soit en mesure de se défendre.
Vendredi 23 août à 11h03, bureau de l'intendant du Pôle, Citacielle
Lorsque l'opératrice lui annonça que sa tante cherchait à le joindre, Thorn cessa de respirer jusqu'à entendre le déclic caractéristique dans le combiné.
- Que se passe-t-il ? débita-t-il d'une voix étranglée.
- Thorn, c'est une calamité ! Tu-ne-vas-pas-le-croire !
Il sentit instantanément tous ses muscles se détendre. S'il était arrivé quoi que ce soit à Ophélie, ce n'est pas le terme « calamité » qui serait sorti de la bouche de Berenilde. Pas avec ce ton-là du moins.
- Je suis certain que je vais le croire, ma tante.
- Ma cuisinière est partie ! Disparue ! Sans un mot ! Le jour même où je reçois mon très cher neveu et son adorable épouse !
Thorn ne voyait pas en quoi c'était un problème. Définitivement pas son problème. Il essaya tout de même de se montrer conciliant.
- Voulez-vous que je demande à Mikhaïl de vous prêter main-forte pour la journée ?
- Thorn, l'objectif même de ce dîner est de montrer à Ophélie que notre cuisine est plus raffinée que leur cuisine. Ce n'est pas en utilisant son cuisinier que je vais la convaincre !
Il lutta intérieurement pour ne pas raccrocher immédiatement et retourner à ses affaires.
- J'imagine que demander de l'aide à la tante de mon adorable épouse n'est pas non plus une option. Avez-vous considéré la possibilité de cuisiner vous-même ? proposa-t-il du ton le plus sarcastique possible.
- Maintenant tu es grotesque!
- Je ne vois simplement pas en quoi je peux vous être utile.
- Ne peux-tu pas dépêcher un des cuisiniers de la tour ? Il y a au moins une vingtaine de domestiques en cuisine, ça ne fera certainement aucune différence.
- Ils sont 46 cuisiniers et aide-cuisiniers, pour être exact. Et je ne vais certainement pas faire ça.
- Très bien, il ne me reste plus qu'à supplier Archibald pour qu'il m'envoie l'un des cuisiniers du Clair de Lune! Il acceptera juste pour le plaisir de faire enrager sa sœur, mais leur blanquette de lynx est toujours décevante. Leur seul talent se résume aux cocktails –
- Je vois que vous avez la situation bien en main, à ce soir ma tante.
- Thorn, attends une minute, il y a autre chose dont je voulais te parler.
- Je vous écoute.
Elle marqua une courte pause, et Thorn soupçonna qu'il s'agissait d'un sujet qui la préoccupait un peu plus que sa démonstration de cuisine. Elle poursuivit d'un ton onctueux, typique d'une Berenilde en pleine représentation.
- Notre nouvelle ambassadrice va organiser une réception en l'honneur du premier mois de Victoire, au Clair de Lune. Ophélie viendra, c'est sa marraine, elle n'aura pas d'autre choix que de venir, ajouta-t-elle d'un ton entendu. Archibald sera là, il est de toutes les réceptions ! Farouk fera sûrement une apparition -
- Donc toute la cour sera là, conclut Thorn sèchement.
- Je sais que tu n'aimes pas ce genre de mondanités, mais tu es son cousin et -
- Vous m'avez convaincu à « Ophélie viendra », l'interrompit-il avant qu'elle ne se lance dans un argumentaire poussif et inutile.
- C'est parfait, souffla Berenilde, manifestement soulagée. Puis-je compter sur toi pour être un tant soit peu civil ? La place d'Ophélie à la cour n'est pas encore assurée et -
- Ne m'en demandez pas trop ma tante, coupa-t-il, de plus en plus agacé par la tournure de cette conversation.
Ophélie n'aurait plus à subir les aléas de la cour bien longtemps. Quant à lui, il s'estimerait déjà pleinement satisfait s'il parvenait à rester civil au dîner de ce soir, dont la totalité des quatre convives appartenait à sa famille.
Vendredi 23 août à 23h12, château de Jötunheim, 86 rue des chroniques, Citacielle
À peine eut-il claqué la porte de son bureau que toute énergie le quitta. Il pivota, hésitant à revenir sur ses pas pour rejoindre Ophélie là où il l'avait laissée - hébétée au pied des escaliers du hall - et la supplier de l'excuser. À la place, il enfonça son front dans le chambranle de la porte.
Peut . on . être . plus . stupide ?
Il avait été sur le point de l'embrasser. Pas de manière subtile, qui plus est. Pourquoi s'était-elle laissé faire ? Pensait-elle qu'elle y était obligée de par son statut d'épouse ? Était-il devenu une brute en plus d'un imbécile ?
Au fond de l'esprit de Thorn germa l'idée – risible – qu'elle avait peut-être changé d'avis. Peut-être avait-il finalement réussi à se montrer sous son meilleur jour ? Peut-être leurs conversations fugaces avaient-elles fini par la convaincre qu'elle pourrait s'accoutumer à lui ? C'était improbable. Les sentiments amoureux ne répondaient à aucune logique. Ils existaient ou ils n'existaient pas, point. L'amour ne naissait pas de la construction d'un bon argumentaire. Et soyons honnêtes, il n'avait de toute façon pas beaucoup de bons arguments.
Dans un enchaînement de mouvements réflexes, Thorn alla s'asseoir à son bureau. Il ne prit pas la peine d'ouvrir un quelconque dossier, inutile de prétendre que le moindre travail pourrait être accompli cette nuit.
La soirée n'avait été qu'une longue démonstration du terrible époux qu'il avait imposé à Ophélie : un mari incapable de tenir une conversation en soirée, un intendant haï au point où elle risquait d'être importunée dans chaque ascenseur, un Dragon violent qui n'hésitait pas à avoir recours à son pouvoir familial dans un lieu public, un homme incapable de résister à ses plus bas instincts.
Le seul aspect positif de la soirée, c'est qu'il était désormais certain qu'Ophélie avait bel et bien hérité de ses griffes. Il n'était pas sûr qu'elle-même s'en soit rendu compte, mais Thorn les avait perçues, ténues, fugaces, mais bien réelles - lorsque ce malotru de Mirage l'avait bousculée. Il faudrait qu'il lui apprenne à s'en servir, mais une fois qu'elle aurait eu le déclic, ce serait rapide.
Oui, inutile de ressasser ses erreurs. Il fallait qu'il se recentre sur l'essentiel : assurer la sécurité d'Ophélie. Pour atteindre cet objectif, trois étapes primordiales : 1) lui apprendre à se servir de ses griffes ; 2) annuler le mariage et 3) la renvoyer chez elle.
L'annulation du mariage était une simple procédure administrative. La renvoyer chez elle allait être plus douloureux, mais, après tout, il avait une bonne résistance à la douleur. Cela mettrait un terme aux leçons de lecture, mais il pourrait continuer à s'entraîner seul et assumer seul les conséquences d'un probable échec. L'apprentissage des griffes était plus ardu, tout d'abord parce que le pouvoir des Dragons répugnait Ophélie. Ensuite, parce que cela nécessiterait de lui adresser à nouveau la parole. Ce dernier obstacle lui semblait insurmontable après son attitude de ce soir. Peut-être fallait-il lui laisser un peu de temps pour se remettre de cette calamiteuse soirée, lui montrer qu'il n'avait pas l'intention de persévérer dans ses tentatives déplacées. Tout en se haïssant pour sa lâcheté, Thorn décida d'attendre le 28 août - date à laquelle il s'était engagé à enlever son plâtre - pour lui parler de l'apprentissage des griffes.
Mercredi 28 août, 21h18, salle du Conseil ministériel, 1er étage de la Tour de Farouk, Citacielle
Le conseil des ministres s'éternisait depuis maintenant 138 minutes. Le tout nouveau ministre des Élégances aimait décidément s'écouter parler. En d'autres circonstances, Thorn aurait frénétiquement consulté l'heure, impatient que ce calvaire arrive à son terme, pressé de retourner à Jotunheim juste pour le plaisir d'être au même étage qu'elle. Pourtant, la montre à gousset était restée dans sa poche, aussi morne que son propriétaire. À peine avait-il eu l'énergie de présenter son rapport sur la première grande chasse des déchus. Il avait passé des heures entouré de carcasses pour préparer cette réunion, mais son auditoire n'en avait déjà plus cure. L'éventualité d'une pénurie était écartée, les détails leur importaient peu.
Depuis, l'ordre du jour s'égrenait mollement en arrière-plan de ses pensées. Il n'aurait rien accompli de sa journée. Son seul objectif aujourd'hui était de convaincre Ophélie d'apprendre à utiliser ses griffes. Il n'avait même pas réussi à lui en parler. Pire que ça, il lui avait fait de la peine, il lui avait laissé croire que sa présence à Jotunheim était une gêne pour lui, qu'elle n'avait en rien contribué à son plan. En réalité, elle avait tout changé. Sans elle, il n'aurait pas eu une seule chance. Sans elle, il n'aurait même plus l'envie d'essayer.
Le conseil des ministres arriva – enfin – à son terme et Thorn quitta la salle des conseils en trombe, sans un mot ni un regard pour les marionnettes attablées autour de la grande table ovale. Sept minutes de marche à travers les couloirs, escaliers et roses des vents achevèrent de le jeter dans le désarroi.
Ce qui le tourmentait par-dessus tout, c'était l'idée qu'elle soit fâchée au point de ne plus vouloir le voir. Il savait qu'elle devait partir un jour ou l'autre, mais il comptait sur sa présence au château pendant encore vingt jours, au minimum. Et, durant ce laps de temps, il comptait avoir au moins 400 précieuses minutes à partager avec elle.
Lorsqu'il entra finalement dans son bureau la tête lui tournait. Vingt-et-un jours de privation de sommeil commençaient à avoir des effets. Il aurait dû réfléchir à un plan, au lieu de cela, il ne pensait qu'au bras d'Ophélie entre ses mains. La vue de son poignet, si fin. Le contact de sa peau, si douce. La chaleur de l'eau qui les avait reliés quelques instants.
Soudain, il n'eut plus qu'une envie : être avec elle. Il saurait trouver les mots, il saurait la convaincre de lui redonner une chance, d'apprendre ce qu'il pouvait lui transmettre, de rester un peu plus, …
Sans s'en rendre compte, il avait ouvert sa penderie. Il n'avait pourtant pas de manteau à y ranger un 28 août. Dans le miroir de la porte, son reflet lui faisait face, les sourcils froncés, les yeux cernés, l'air hagard.
« Avez-vous essayé de passer les miroirs ? » lui avait-elle demandé. Il n'avait pas essayé, en effet. L'idée lui avait paru absurde jusqu'à présent. Elle lui semblait tout à fait raisonnable à cette heure. La fatigue devait affecter son raisonnement plus qu'il ne s'en était aperçu. Il approcha sa main de la surface de verre, maintenant un demi-centimètre de distance. À la lumière de cette nouvelle possibilité, il n'était plus qu'à cinq millimètres de la chambre d'Ophélie. Il ferma les yeux. Que faisait-elle à cette heure ? Lisait-elle un roman sur l'un des fauteuils ? Écrivait-elle à sa famille sur son bureau ? Se préparait-elle pour la nuit dans la salle de bain attenante ? Dormait-elle déjà ? Thorn n'avait pas la moindre idée du nombre d'heures de sommeil nécessaires pour le commun des mortels.
La tête lui tournait. Il rouvrit les yeux pour les poser sur le visage austère et balafré qui lui faisait toujours face. Il était clairement en train de perdre la raison. Il visualisa le miroir qu'il avait installé dans la chambre d'Ophélie, 210 centimètres de haut, 90 centimètres de large, suspendu 20 centimètres au-dessus du sol. Des dimensions parfaites pour que lui-même puisse en émerger sans difficultés. C'était sans doute présomptueux. Mais qu'avait-il à perdre ? Il cessa de réfléchir et enjamba le cadre du miroir.
Mercredi 28 août à 21h33, château de Jötunheim, 86 rue des chroniques, Citacielle
Ses yeux se posèrent sur l'horloge ornée de nacre qu'il avait choisie pour la chambre d'Ophélie. Il était exactement 21 heures 33 minutes et 25 secondes.
Il lui fallut une seconde pour sortir de sa stupéfaction et réaliser son succès. Une seconde plus tard, l'euphorie laissa place à l'incompréhension la plus totale alors que ses yeux balayaient la scène dans laquelle il avait émergé. Assise en tailleur sur le tapis de sa chambre, bouche bée, Ophélie l'observait, entourée d'une marée de poignées de porte et de robinetteries. À 21 heures 33 minutes et 28 secondes, Thorn fit enfin le rapprochement avec les poignées disparues du manoir de Melchior. À 21 heures 33 minutes et 29 secondes, il laissa la rage l'envahir pleinement à la vue de l'ex-ambassadeur, nonchalamment installé sur un fauteuil, ses chaussures poussiéreuses posées sur la méridienne, laissant ses empreintes sur le tissu aux tons pastel.
