Du haut de ses quarante-huit mètres, l'imposante ossature couvrait le hangar à dirigeables. Les poutrelles d'acier s'y entrecroisaient pour former de longues voûtes et Thorn pouvait presque voir les efforts mécaniques en dessiner les profils, un équilibre parfait entre les forces de traction et de compression, l'élégance de l'ingénierie structurelle à son apogée.
Indifférents à la mécanique des structures, les ouvriers s'affairaient à charger les valises des Animistes dans des chariots. Les Animistes s'affairaient à leur tour à reprendre leurs bagages pour réorganiser leurs affaires, laissant les objets s'enfuir de leur propre chef, les pourchassant sur le quai pour les fourrer à la hâte dans de nouvelles valises, jusqu'à ce que les ouvriers les leur arrachent des mains à nouveau, relançant ce cycle chaotique encore et encore.
La grande horloge suspendue au-dessus du quai dominait les lieux, rappelant que seul le temps, ici, commandait les départs. Treize minutes avant le décollage du long-courrier. Sept-cent-quatre-vingts secondes avant de séparer Ophélie de sa famille. Comme un affreux goût de déjà-vu. Il l'avait déjà arrachée à son Arche natale deux-cent-soixante-dix-neuf jours plus tôt et il lui imposait cette épreuve à nouveau, dans une version dont la symétrie n'atténuait pas la cruauté.
Il s'était tellement fourvoyé à l'époque. Si seulement il avait eu le bon sens de faire demi-tour à l'instant où ses yeux s'étaient posés sur elle. Même si Ophélie avait consenti à ces nouveaux adieux - le temps de remplir leur contrat avec Farouk - sa détresse n'en était pas moins réelle. L'imperceptible pli entre ses sourcils, le léger pincement de ses lèvres, le discret scintillement de ses yeux humides. Il n'avait jamais eu le moindre talent pour comprendre les émotions des autres, mais il commençait à suffisamment connaître Ophélie pour lire la tristesse sur son visage comme dans un livre ouvert.
Et pourtant, s'il avait eu le pouvoir de revenir dans le temps, sur ce quai d'Anima, aurait-il vraiment fait demi-tour? Il n'était pas certain d'avoir suffisamment de grandeur d'âme pour renoncer au temps passé en sa compagnie.
Sur le quai, le dirigeable était déjà suspendu entre ciel et terre, flottant lourdement à cinq mètres au-dessus du sol, majestueux comme une baleine échouée. Sa coque ventrue percée de fenêtres rondes s'ouvrait sur des passerelles de métal qui emporteraient bientôt la famille d'Ophélie. Seule sa tante Roseline restait, mais elle était déjà rentrée avec Berenilde. S'occuper du tyran miniature qui servait de cousine à Thorn allait lui prendre toute son énergie et elle n'aurait pas beaucoup de temps à accorder à sa propre nièce.
Thorn regarda les Animistes, se forçant à observer les visages perchés au sommet des silhouettes agitées. Eux aussi étaient tristes, pas besoin de posséder une grande intelligence émotionnelle pour le deviner. Ils savaient pourtant qu'Ophélie leur reviendrait bientôt. Cela avait été leur principal sujet de conversation au déjeuner d'hier. Ophélie pourrait tenir un stand à la fête des Toquantes, Ophélie assisterait au baptême de son neveu, Ophélie serait là pour la réouverture de son musée, et ainsi de suite.
Thorn avait déployé des trésors de patience pour supporter la présence (et la conversation) de sa belle-famille. La perspective de leur départ imminent avait aidé. Le fait que Berenilde leur propose de rester à Jötunheim jusqu'au lendemain avait failli le faire sortir de ses gonds. Mais il avait résisté à l'envie de les jeter dehors manu militari et enduré leurs questions indiscrètes (avait-il fait bon usage de son nouveau pouvoir de lecture ?), leurs remarques grossières (comment un homme sensé pouvait-il ne pas aimer les gaufres !), et leurs enfants bruyants et inutiles (le jeune Hector lui avait préparé de nouveaux gants, il l'excluait donc de cette catégorie). Ophélie elle-même avait eu l'air agacée par cette invasion généralisée du château.
En dépit de ses quelques tentatives pour s'intéresser aux discussions de ses invités, Thorn avait été incapable d'en suivre le fil. Son esprit revenait sans cesse à Ophélie. À ce rêve qui lui avait semblé si réel. Et à son lamentable échec pendant la leçon de lecture. Les deux souvenirs le remplissaient d'une honte indescriptible. Heureusement, ses obligations à l'intendance lui avaient permis de fuir Ophélie et sa famille pendant les trois quarts du temps qu'ils avaient passé à Jötunheim.
Un coup de sifflet strident résonna, annonçant le départ imminent du dirigeable. Les bruits s'intensifièrent : des adieux précipités, des recommandations jetées à la hâte, des larmes étouffées. Un instant, Thorn se demanda si Ophélie n'allait pas changer d'avis et embarquer, ici et maintenant, dans un soudain regain de discernement. Avec un grondement sourd, le dirigeable s'éleva lentement dans l'air, emportant avec lui toute l'agitation du quai. En moins d'une minute, les vingt-et-un Animistes avaient quitté la Citacielle, mais Ophélie était restée.
Les ouvriers firent coulisser les hautes portes métalliques sur leurs rails pour refermer le hangar et le silence retomba sur le quai. Sans l'ombre massive du dirigeable, la vue sur la forêt en contrebas s'était dégagée, avec l'aube et le ciel immense en toile de fond. Le soleil rasant se reflétait sur la verrière, projetant des éclats dorés aux formes géométriques sur le sol pavé. Au milieu de ce chatoiement, Ophélie se tourna vers Thorn et lui adressa un demi-sourire. Si ses yeux n'avaient pas été aussi tristes, il aurait presque pu croire qu'elle était soulagée par le départ de sa tempétueuse famille.
- Voulez-vous que je vous raccompagne à votre cabinet ? lui proposa-t-il.
- Je préfèrerais rentrer au château, je me sens épuisée.
Thorn hocha la tête. Qui ne serait pas épuisé avec des parents pareils? Il s'abstint cependant de tout commentaire et se dirigea vers le fiacre qui les attendait. Au bout de quelques pas, il se ravisa pourtant.
- La rue des remparts n'est praticable qu'à pied, mais la vue y est imprenable. À votre rythme, cela nous prendrait approximativement vingt-sept minutes pour revenir à Jötunheim. Qu'en pensez-vous ?
- À mon rythme ? demanda Ophélie en riant. Si c'est à mon rythme alors d'accord.
Il ne comprenait pas toujours ce qui la faisait rire, mais c'était toujours bien mieux que de la voir si triste. Il congédia le cocher et guida Ophélie vers la ruelle escarpée.
- Merci d'avoir accueilli ma famille, reprit-elle. Je sais qu'ils sont … envahissants.
- C'est le moins qu'on puisse dire.
Elle rit encore, et Thorn sentit son estomac se soulever comme lorsqu'il faisait de la balançoire, enfant. Il n'avait pas ressenti cela depuis ses huit ans, mais il était agréable de se laisser envahir par les sensations de ce souvenir-là.
- Je dois admettre que ce n'était pas si affreux, consenti-t-il. Et jamais aucun membre de votre famille n'a essayé de vous tuer, cela leur confère un avantage non négligeable sur ma propre famille.
Le regard qu'Ophélie lui lança était empreint de commisération et il se détesta d'avoir mentionné les Dragons et les Chroniqueurs. Comme s'il ne suscitait déjà pas assez la pitié de sa femme. Il repensa avec horreur à leur première leçon de lecture. La présence des Animistes ne leur avait pas permis de tenir la deuxième session la veille, mais il n'y réchapperait pas ce soir.
Le rempart serpentait maintenant entre le vide et les murs d'enceinte des demeures cossues du quartier des Mirages, mais Ophélie était happée par l'horizon. Les cheveux au vent, le nez levé pour voir par-dessus le parapet, elle ouvrait grand des yeux que la lumière du matin rendait incandescents.
- La vue est extraordinaire! Pourquoi les courtisans se privent-ils des panoramas du Pôle?
- Les courtisans désirent ce que Farouk désire, et Farouk n'a jamais aimé cette Arche. Il a son climat en horreur. Ses paysages l'indiffèrent. Il a toujours préféré se retrancher derrière un monde factice construit de toutes pièces par ses descendants. C'est pour cela que la Citacielle a été bâtie. Pour ne rien avoir en commun avec le Pôle, pas même des fondations.
- Je comprends mieux. Je me demandais ce qui avait pu justifier une telle prouesse. Une simple ville fortifiée aurait sans doute été suffisante.
Thorn se senti rougir. Il avait déjà eu cette conversation, ou presque. Heureusement, Ophélie était maintenant penchée sur le petit muret qui les séparait du vide pour observer le lac. Mieux valait orienter la conversation sur l'hydrographie.
- Le lac Armsvartnir, lui indiqua-t-il en s'accoudant à ses côtés pour observer la surface immobile, encore engloutie par l'ombre dense de la forêt.
- J'ai passé tous mes étés dans la région des Grands Lacs, sur Anima. Depuis notre … heu … depuis notre échange de dons, les souvenirs me reviennent beaucoup plus facilement. Des souvenirs de plus en plus anciens … J'ai l'impression de revivre une multitude de mois de juillet à la seule vue d'un lac.
Thorn tourna un instant son regard vers elle. Il subissait sa mémoire comme un fardeau autant que comme un don, indissociable de son identité. Qu'en était-il pour Ophélie? Les choses devaient être différentes quand on avait une majorité de souvenirs heureux. Était-ce une source de réconfort ou de profonde nostalgie?
- Ma famille louait un chalet tous les étés, continua-t-elle, nous faisions du canot, de la pêche … Mes petites sœurs ont toujours adoré attraper des poissons pour les relâcher juste après. Peut-on pêcher dans l'Armsvartnir ?
- Le Pôle n'a pas une grande tradition de pêche, avoua-t-il. Je ne saurais même pas comment procéder. Pêchez-vous au harpon? A l'épuisette?
- Dans ma famille on pêche avec une canne à pêche, répondit-elle avec un sourire amusé. Je vous apprendrai si vous voulez, une fois que nous aurons fini les leçons de lecture.
Ce qu'il avait lu sur ce genre de pratiques lui paraissait horriblement ennuyeux - sans parler de la perspective de devoir toucher des poissons vivants - mais l'idée de passer la journée au bord de l'eau avec Ophélie n'était pas déplaisante. Était-ce vraiment quelque chose qui lui plairait à elle? Il n'était pas certain qu'elle ne soit pas encore en train de plaisanter.
- C'est étrange vous ne trouvez pas? repris Ophélie. Nos arches sont très différentes, mais leur lacs sont tout à fait semblables. Est-ce que tous les lacs se ressemblent?
Thorn pensa aux molécules d'eau, identiques où que l'on soit sur le globe depuis la nuit des temps. Le cycle de l'eau de l'ancien monde avait subsisté à la déchirure, un processus toujours inexpliqué à ce jour. Certaines des molécules d'eau de ce lac s'étaient peut-être trouvées sur Anima quelques siècles auparavant. Invariablement, la nature trouvait un moyen de relier ce que les hommes avaient divisé.
Il ne voulait pas ennuyer Ophélie avec ses réflexions décousues sur la physique de l'atmosphère défiant la géopolitique, il se contenta donc d'une réponse concise:
- Je ne sais pas, je n'ai pas visité toutes les arches.
- Lesquelles avez-vous visitées? demanda Ophélie avec curiosité.
- En plus du Pôle et d'Anima? Seulement L'étoile et Babel. L'administration inter-familiale audite la comptabilité du Pôle chaque année, le seul endroit que j'ai exploré sur L'étoile, c'est la cour des comptes.
- Et Babel?
- J'y ai fait mes études universitaires. Les meilleures écoles sont implantées à Babel, ma tante m'y a envoyé pour me préparer à un poste de haut fonctionnaire.
- Il n'y a pas d'écoles au Pôle?
- Non. La plupart des nobles confient leurs enfants à des précepteurs. Les autres n'ont pas les moyens. La poignée de jeunes gens qui peuvent et qui veulent faire des études supérieures vont à Babel. Comment cela se passe-t-il à Anima?
- Nous allons à l'école publique, répondit-Ophélie d'un air songeur, comme si cela tombait tellement sous le sens qu'elle n'avait jamais vraiment réfléchit à la question. C'est gratuit. Et obligatoire pour tous. Les familles se chargent quand même de former leurs enfants au maniement de leurs dons.
- C'est un bien meilleur système.
Thorn ne put s'empêcher d'imaginer ce genre d'école au Pôle. Les enfants de la noblesse étudiant avec les enfants des domestiques et des ouvriers. Tous recevant les mêmes enseignements. Ce serait idéal. S'il survivait à son projet actuel, et s'il était toujours intendant après ça … Ophélie le ramena à l'instant présent:
- Qu'avez-vous étudiéà Babel?
- J'y suis allé pour obtenir un diplôme de comptabilité et gestion des administrations, répondit-il en levant les yeux aux ciel, incapable de dissimuler son désintérêt pour le cursus que Berenilde l'avait obligé à suivre. J'ai couvert la totalité des trois ans de formation durant l'été qui a précédé mon départ. J'ai profité de mon séjour à Babel pour étudier la médecine, la topologie algébrique, les probabilités et l'astronomie.
- Vous avez un diplôme de médecine? demanda Ophélie, incrédule.
- Non. La mise en pratique n'était pas faite pour moi.
Thorn n'aurait su dire ce qu'il avait trouvé le plus abominable entre le contact physique avec de parfaits inconnus ou la nécessité d'écouter les patients se plaindre à longueur de journée. Deux jours de stage avaient suffi à le convaincre qu'il était tout à fait inadapté à ce genre de carrière.
- Quoi qu'il en soit, il n'y a pas de lac à Babel, reprit-il, revenant à la question qui intéressait vraiment Ophélie. L'arche n'est en réalité qu'un archipel d'ilots flottants. L'alimentation en eau n'est assurée que par la pluie et par des dispositifs qui captent l'humidité de l'air et la condensent dans d'immenses réservoirs.
- J'aimerais voir ça de mes propres yeux!
Elle avait l'air si intéressée, enthousiaste même.
- Vous pourriez. Je pourrais vous y emmener. Quand nous aurons terminé les leçons de lecture et de pêche.
- J'aimerais beaucoup, répondit-elle dans un sourire qui le traversa de part en part.
Un silence s'installa entre eux mais, pour une fois, cela n'avait rien d'inconfortable. Le vent du Pôle écarta un instant les mèches folles du visage de la jeune femme et Thorn fut une nouvelle fois frappé par l'adoration qu'il lui portait. Il jouait à un jeu beaucoup trop dangereux. Il ne pouvait pas se permettre de tomber plus amoureux qu'il ne l'était déjà. Il ne pouvait pas lui faire de promesses qu'il serait incapable de tenir. Dans moins de trois mois il faudrait qu'elle soit repartie, ni leçon de pêche ni voyage à Babel ne repousserait cette échéance.
Il commençait à la connaitre suffisamment pour savoir que ce n'était qu'une question de temps avant qu'elle ne se mette en danger en s'immisçant dans ses projets contre Dieu. Qu'une question de temps avant qu'elle n'enquête d'une manière ou d'une autre, et ne tombe entre les griffes de l'individu qui aurait immanquablement remplacé Melchior parmi les initiés. Depuis qu'ils avaient signé le nouveau contrat de Farouk, Thorn avait réfléchi au problème sous tous ses angles. Il avait beau étudier la question, il ne voyait pas d'autre solution. Dès qu'il aurait acquis les bases de la lecture - ou établi le fait qu'il n'en été simplement pas capable - il faudrait qu'il renvoie Ophélie sur Anima. De grès ou de force. Et il faudrait qu'il le fasse en effaçant tous ce qui pouvait la relier au Pôle, en tranchant tous les liens qui avaient pu exister entre eux. Il faudrait qu'il annule le mariage.
Ophélie se redressa et lui fit face. Tout accoudé qu'il était, il se trouvait à sa hauteur et pouvait observer les taches d'or dans ses yeux noisette. Elle était encore là, ancrée en lui, cette pulsion, cette envie irrépressible de prendre son visage entre ses mains et de l'embrasser. Un peu plus que cela même. Un appétit tout aussi fort que la dernière fois qu'il l'avait embrassé sur une muraille, comme si elle ne l'avait pas giflé, comme si elle ne lui avait pas clairement dit, et à plusieurs reprises, qu'elle ne voulait pas de lui. La perspective de la renvoyer chez elle n'aurait pas dû être si difficile. Pourquoi fallait-il que la simple idée soit insupportable?
Ophélie rompit le silence.
- Nous ferions mieux de repartir ou nous allons largement dépasser les vingt-sept minutes.
- Si nous partons maintenant, nous en avons encore pour vingt-quatre minutes, l'informa-t-il.
- Allons-y alors, je compte sur vous pour me montrer le chemin.
Ils avaient passé le reste du trajet à parler de l'école publique d'Anima. Ophélie, avec sa perspicacité habituelle, lui en avait décrit le fonctionnement, agrémentant son récit d'anecdotes sur ses anciens camarades de classe et leurs professeurs. Le système scolaire animiste était ingénieux, mais pour le moins perfectible. La discipline était manifestement un problème lorsqu'on enseignait à des groupes de préadolescents capables de donner vie aux objets à la moindre émotion. Le programme scolaire n'était pas non plus ce que Thorn avait en tête dans l'idéal, surtout en mathématiques. C'était tout de même une belle réussite pour une petite arche comme Anima.
Sans qu'ils s'en rendent compte, ils avaient ralenti l'allure et mis six minutes de plus que prévu pour rejoindre Jötunheim. Ophélie ne lui avait pas reproché son manque d'exactitude, mais elle avait encore ce petit pli entre les sourcils qui laissait penser à Thorn qu'elle était triste, à nouveau.
- Je suppose que vous devez repartir, lui dit-elle une fois franchie la porte d'entrée. Je vous ai mis en retard pour votre journée à l'intendance.
- C'est sans importance, je n'ai pas de réunion aujourd'hui. Je pourrais travailler depuis mon bureau au château si … si cela peut vous … Je vais travailler ici, cela me fera gagner le temps du trajet.
C'était un mensonge. Mais cet imbécile de ministre du Commerce pourrait revenir demain s'il tenait vraiment à parler des importations de fruits exotiques. Rester à Jötunheim pour la journée n'était clairement pas le genre de décision qui allait l'aider à garder ses distances avec Ophélie, mais il pouvait faire une exception, pour aujourd'hui.
Elle leva vers lui de grands yeux étonnés.
- Merci. Je me sentirai moins seule si vous êtes là, même si vous travaillez. Le château est tellement silencieux maintenant qu'ils sont partis.
Thorn s'interdit tout commentaire sur le niveau sonore des animistes et se contenta d'une tentative de sourire qu'il espérait convaincante. Il n'était pas très doué pour ça. En revanche, il venait d'avoir une idée pour changer les idées d'Ophélie.
- Je ne crois pas que ni Mikhaïl ni Andreï vous ait montré la bibliothèque. Elle se trouve dans mes appartements, mais vous pouvez y venir quand vous voulez.
Il prit la direction de l'aile Est mais s'arrêta en réalisant qu'elle était restée dans le hall. Devant son regard interrogateur, elle bafouilla:
- Oh, vous voulez dire maintenant? D'accord, je vous suis.
À l'instar de son bureau à l'intendance, la bibliothèque de Jötunheim était un endroit familier où Thorn trouvait un certain apaisement. Chaque livre y avait sa place, rigoureusement classé par thèmes et par auteurs, une organisation méticuleuse qui, en soi, contribuait à sa sérénité. Cette harmonie contrastait vivement avec l'approche de Berenilde, qui rangeait ses livres en fonction de leur taille et de la couleur de leur reliure, une méthode qui ne manquait pas de l'agacer au plus haut point. Cette réflexion rappela à Thorn que, lors de sa visite sur Anima, il n'avait pas réussi à identifier quel pouvait être le système de classement dans la bibliothèque de famille d'Ophélie. Il devrait lui demander. Pour le moment, elle balayait des yeux les hautes étagères avec une expression indéfinissable. Elle était bien trop petite pour atteindre n'importe quel auteur précédant la lettre F, il faudrait qu'il installe une échelle coulissante.
Ses griffes se hérissèrent soudain au contact d'un système nerveux étranger. Le chat. Il était arrivé avec les affaires d'Ophélie et Thorn n'avait pas eu le cœur de le jeter immédiatement dans les douves. L'animal poussait sa mansuétude au-delà de ses limites en venant se frotter contre sa cheville dans un ronronnement bruyant. Thorn le repoussa fermement du talon de sa botte, tentant de ne pas penser aux poils qu'il allait inévitablement disséminer dans toutes les pièces.
- Andouille vous a adopté on dirait!
Ophélie avait retrouvé le sourire, le chat échapperait aux douves pour le moment. Elle remonta ses lunettes d'un geste machinal et entreprit de consulter les titres à sa hauteur, frôlant les reliures du bout de ses doigts gantés. Thorn saisit un ouvrage au hasard pour se donner une contenance et cesser de scruter sa femme comme un psychotique. Il aurait dû être à l'intendance depuis vingt-deux minutes déjà, pour préparer la réunion avec le ministre du Commerce. À défaut, il aurait dû être au téléphone dans son bureau de Jötunheim en train d'annuler ladite réunion (qui allait, sans quoi, commencer dans huit minutes). Il était sur le point de se résoudre à reprendre le cours de sa journée lorsqu'Ophélie repris la parole.
- Je m'attendais à ne trouver que des traités de mathématiques, observa-t-elle, comme dans votre bibliothèque chez Berenilde.
- Ah. Non. Les livres que j'ai laissés chez Berenilde sont ceux qui m'ont servi pendant mes études. Ceux-ci sont ceux que j'ai lus sans raison particulière.
- Que vous avez lus pour le plaisir, donc, conclut-elle avec un sourire en coin.
- On peut dire ça.
- Et ceux qui sont dans ma chambre ?
- J'ai fait une sélection de ceux qui pourraient vous plaire, comme vous vous intéressez à l'Histoire.
- Ils me plaisent, vous avez visé juste.
Thorn sourit à son tour, sans trop d'effort cette fois. La jeune femme avait repris son exploration, l'air absorbée mais visiblement ravie de ses découvertes.
- Il y a de grands classiques, on trouve certains de ces romans sur Anima, observa-t-elle en parcourant les rayonnages. J'ai lu celui-ci! Et j'ai étudié celui-là à l'école. Celui-là aussi, je l'ai beaucoup aimé, ajouta-t-elle avec enthousiasme, saisissant un volume pour en feuilleter les pages. C'est assez déconcertant, je me souviens de chaque phrase …
- «Le jardin des ombres», lut Thorn sur la couverture.
- Je n'aurai plus la surprise de découvrir quel secret familial cachait le jardin d'Alice, mais c'est agréable de me remémorer la manière dont elle s'en libère.
- Elle s'en libère? répéta Thorn, sceptique. Je dirais plutôt qu'elle fuit devant la difficulté. Elle a hérité du cottage et de ce jardin et elle les laisse en friche, c'est du gâchis.
Ophélie haussa les sourcils, manifestement prise au dépourvu.
- Prétendez-vous ne pas voir le symbolisme? Le jardin labyrinthique, ce n'est pas qu'un lieu, c'est son histoire, le passé de sa famille.
- J'y vois plus un symbole de son psychisme instable, rétorqua Thorn. Lorsqu'elle se laisse guider par ses émotions, elle se perd. L'enquête qu'elle mène, c'est la preuve que la rationalité et la détermination sont le seul moyen d'obtenir des réponses concrètes. Tout le livre est une réflexion sur la manière dont les déchirures familiales impactent les générations suivantes lorsqu'elles ne sont pas révélées au grand jour.
- Exactement! s'exclama Ophélie. Donc partir, c'est un moyen de tourner la page, de ne plus se laisser enfermer par des événements qu'elle ne peut plus changer.
- Fuir un problème ne le résout pas.
- Vous ne pensez pas que lâcher prise est parfois la meilleure solution? lui demanda-t-elle en levant sur lui ses grands yeux.
Thorn retint un soupir. Il n'était plus certain qu'ils soient encore en train de parler du roman.
- Peut-être, admit-il. Je ne fonctionne pas comme ça, c'est tout.
Ophélie le regarda avec un sourire en coin.
- Vous voyez tous les problèmes comme des combats à mener, pas vrai?
- Je n'ai pas la possibilité de tourner le dos à mon histoire familiale, répondit-il doucement. Vous pensez qu'Alice s'est libérée, mais si elle lâche prise, que lui reste-t-il?
- Elle-même. Parfois, il suffit d'être soi. Sans compter le jardinier, ajouta-t-elle d'un ton espiègle.
- Le jardinier? Quel usage aurait-elle d'un jardinier sans jardin?
- Elle est amoureuse de lui, ça me semble évident.
- Je ne pense pas qu'elle soit amoureuse, répondit Thorn, déconcerté. Ils ne parlent que de botanique…
- C'est métaphorique voyons! Vous n'êtes pas très doué pour lire entre les lignes! C'est fascinant, nous avons lu le même livre, mais nous l'avons compris de manières si différentes.
Thorn la fixa un instant, puis détourna les yeux.
- C'est fascinant, en effet, acquiesça-t-il avant de changer de sujet. Avez-vous lu «La rose des vents»? C'est du même auteur.
- Je ne l'ai pas lu, mais je serais ravie que nous échangions nos impressions une fois que ce sera fait, lui assura-t-elle dans un sourire.
Elle le taquinait. Cela ne faisait aucun doute. Étrangement, Thorn n'en était pas particulièrement ennuyé. Il lui tendit«La rose des vents», impatient de voir ce qu'elle en ferait. Un coup d'œil sur la pendule lui indiqua qu'il était désormais bel et bien en retard à une réunion sur les fruits exotiques. Thorn se résolut à prendre congé d'Ophélie. Lorsqu'il lui jeta un dernier regard avant de quitter la bibliothèque, elle avait pris place sur un fauteuil beaucoup trop grand pour elle, les jambes repliées dans une position qui aurait fait pâlir Berenilde. Elle était déjà plongée dans le livre, caressant distraitement le chat pelotonné sur ses cuisses.
À quel moment la vie de Thorn avait-elle basculé pour qu'il soit jaloux d'un chat? Il allait lui être extrêmement difficile de tenir quasiment trois mois sans faire quelque chose de stupide, comme laisser ses doigts s'égarer dans les cheveux d'Ophélie, ou l'embrasser sans son consentement sur une muraille, ou – ce qui serait inédit dans l'histoire de sa propre bêtise – lui avouer combien il l'aimait.
