Segment 5 – Ou la mort
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Warrius.
Warrius ne tirerait pas sur lui.
— 'tain, ils lui ont filé un croiseur ?
Osman avait bondi sur ses pieds, bouche bée, le visage levé vers l'écran tactique et les données qui s'y affichaient. « Identification finalisée », psalmodiait l'IA. « Croiseur de classe Ryu, pavillon terrien, appartenance Union Fédérale, admission au service actif 2971-7-014. » Le dernier-né de la Flotte. Ils l'avaient donné à Warrius.
— Conduite de tir verrouillée, captain ! Quels sont vos ordres ?
Il ne tirerait pas, se répétait Harlock en boucle. Warrius ne tirerait pas sur lui.
Les mots restaient bloqués dans sa gorge.
— Quels sont vos ordres, captain ? répéta Osman.
Le point d'interrogation du radio s'étrangla dans les aigus. Panique naissante, déduisit Harlock. Le formuler lui fit l'effet d'une douche froide. Il était le capitaine, se morigéna-t-il. Il se devait de montrer l'exemple !
Il vida lentement l'air de ses poumons. Il était le capitaine et il ne laisserait filtrer aucune faiblesse.
— On poursuit la séquence. Préparez-vous au warp, et levez les boucliers.
Il faudrait les baisser juste avant le saut, mais en attendant cela enverrait un signal clair : il ne céderait pas.
— Boucliers levés ! assura Tochiro. Puissance disponible soixante-trois pour cent !
— Seulement ?
Le petit ingénieur lui répondit d'un sourire contrit.
— Il y a un court-circuit sur un des répétiteurs bâbord, mais t'inquiète ! Je redistribuerai l'énergie en manuel si besoin… Trois minutes, pour le warp.
Harlock hocha la tête. Warrius ne tirerait pas.
Il le sèmerait en warp.
Sur l'écran tactique, le losange qui symbolisait le Karyu se teinta brusquement en rouge.
— Arcadia, cracha la radio, ici le Karyu. Attention pour un tir de semonce.
Pause. C'était Warrius. Warrius ne pouvait pas tirer.
— … Harlock, bon sang ! Coupe tes moteurs avant qu'il ne soit trop tard !
Non.
Harlock ancra son regard sur les panneaux en plexiverre sous les écrans de contrôle.
Non.
Les baies d'observation n'offraient que les ténèbres du vide, effrayantes et attirantes, lugubres et magnifiques. Les étoiles l'attendaient là-bas. Leur scintillement l'aspirait.
La barre vibrait contre ses paumes.
— Tochiro, le warp ?
— Moins de deux minutes !
Le Karyu ouvrit le feu.
Je ne céderai pas, Warrius.
« Putain d'enfoiré ! » jura Osman.
L'éclat du laser déchira la nuit.
Le coup se perdit sur l'avant tribord. Son énergie se dispersa en poussières incandescentes.
— Une minute ! cria Tochiro.
— Le prochain est un tir d'arrêt, avertit la radio.
Qu'il en soit ainsi.
Harlock évalua ses chances. Les émotions parasites se muèrent en froids calculs. Des chiffres. Des trajectoires. Une courbe de navigation optimale.
Il vira de bord.
— Pour une salve avec la tourelle une, attention !
Si Warrius tirait, alors lui aussi.
— Coup au but ? interrogea Tochiro.
— Vise ses canons.
Il n'escomptait pas percer les défenses du croiseur, mais un tir direct perturberait sa manœuvre… et lui octroierait les secondes dont il avait besoin pour plonger en hyperespace.
— Tourelle une, feu !
Trois canons. Trois coups.
Il n'escomptait pas percer.
Malgré la distance, le flash de la décharge de plasma sur le bouclier magnétique du Karyu illumina la passerelle de l'Arcadia de reflets indigo.
— Touché !
L'exclamation triomphale sonna à ses oreilles de manière presque incongrue. De qui provenait-elle ? Tochiro ? Osman ?
Warrius…
Les caméras numériques zoomèrent sur le croiseur. Il n'escomptait pas percer. Et pourtant… Lorsque les dégâts générés s'affichèrent sur la gauche de l'écran tactique, une vague de fierté inattendue le submergea. L'Arcadia était la meilleure. Avec elle il irait jusqu'au bout de l'espace.
« Saturation du bouclier effective », énonçait l'IA. « Brèche détectée dans la coque primaire, destruction du système visé estimée à quatre-vingt-trois pour cent. » Ces canons-là seraient désormais inopérants.
Parfait.
Harlock se représenta les équipes de lutte contre les sinistres à bord du croiseur, leur mise en place pour sécuriser les locaux touchés, les comptes-rendus qui remontaient en passerelle et qui, peut-être, saturaient les officiers de quart. Il imagina Warrius qui se préoccupait des blessés, Warrius dont la priorité allait toujours à ses hommes. Warrius dont l'attention s'était – forcément – détournée de lui.
Depuis sa console, Tochiro leva le pouce.
Une fenêtre de quelques secondes.
Et il allait la saisir.
— Baissez les boucliers ! ordonna-t-il.
En plein combat, c'était peu ou prou du suicide. Mais si le Karyu ne réagissait pas assez vite, si lui-même était assez agile…
Sur le panneau des paramètres moteurs, un voyant passa au vert.
— Enclenchez le warp !
L'espace visible se brouilla en même temps que les moteurs hyperspatiaux de l'Arcadia entraient en action avec un grondement crescendo. Le changement de mode de navigation perturba les compensateurs inertiels, la gravité tressauta deux ou trois secondes. C'était habituel en début de séquence. Harlock corrigea son équilibre par réflexe.
Puis il bascula brutalement vers l'avant.
— Impact en tranche arrière ! glapit Tochiro. On s'est pris un missile !
Warrius. Maudit sois-tu, Warrius !
« Attention », informa simultanément l'IA de sa voix monocorde. « Insertion warp anormale. Trajectoire instable. » Harlock se raccrocha à la barre. Ça n'aurait aucune incidence en hyperespace, mais le geste le rassura.
— Rapport des dégâts ! lança-t-il.
— Les générateurs warp se sont désynchronisés, perte de puissance rapide sur tribord ! répondit Tochiro. J'ai perdu le contact avec les compartiments machine !… Pit' ! Pit', tu me reçois ?
L'Arcadia vibra de la poupe à la proue, comme soumise aux coups de boutoir d'un bélier dément.
— On va s'faire éjecter ! avertit Tochiro.
Le petit ingénieur pianotait frénétiquement sur son clavier. Impuissant, Harlock suivait sur sa console l'évolution des paramètres de vol. Saut instable. Trajectoire non maîtrisée. Hyperespace en cours d'effondrement. L'ouverture de la fenêtre warp avait été perturbée par l'explosion. Un vaisseau moins robuste aurait été disloqué dans l'instant. Warrius l'avait-il anticipé ? Avait-il tiré pour détruire ?
— Rematérialisation en espace conventionnel dans dix secondes ! Attention pour un top… Top !
La vue extérieure se figea sur un tapis d'étoiles immobiles.
Le calme envahit la passerelle. Une seconde, deux secondes… Harlock expira. Ses épaules se relâchèrent. La tension accumulée se dispersa. Un peu.
— Tout le monde va bien ? Tochiro, on est où ?
— On a fait trois point trois parsecs en SE vingt-trois. Et je… Ah, ça y est ! J'ai récupéré la connexion avec la machine !
Les haut-parleurs grésillèrent.
— … déchirure au niveau des réacteurs conventionnels, mais le blindage interne a tenu. On a eu deux départs de feu dans des armoires électriques, dégâts mineurs, les drones ont pris en charge, et on a failli perdre le confinement lors de la désynchro.
Silence. Le débit du chef machine était haché.
— … c'est maîtrisé, à présent. Les constantes sont revenues à la normale.
Deuxième silence. De son siège, Osman lâcha un « pfiouh » soulagé.
Harlock se mordit la lèvre inférieure. Trois parsecs, c'était trop près du Karyu. S'ils ne bougeaient pas, Warrius les retrouverait sans mal.
Et il ne lui donnerait pas ce plaisir.
La diffusion était réglée sur « général » ; sa prochaine phrase serait entendue partout dans le bord. Son équipage était réduit, mais tous sauraient qu'il ne reculait jamais.
Il s'avança.
— Ça veut dire qu'on peut planifier un autre saut dès maintenant, chef ?
