Journal personnel de Jiu de Sama. Jour 385, an 18.

Alors... cryptage activé... encodage en cours... C'est tout bon.

Je sais qu'ils ne comprendraient pas... mais... j'aimerais vraiment pouvoir rester sur Oumana. Ça fait depuis notre retour de la Terre qu'on enchaîne les missions, et j'aimerais vraiment rester à terre. Au moins quelques mois. Voir les saisons passer, le temps changer. Voyager, c'est excitant, on ne sais jamais de quoi demain est fait... mais justement, j'ai l'impression de passer à côté de la vie... parce que la vie, c'est pas juste de nouvelles choses chaque jour. C'est aussi la routine. Les petits changements du quotidien... Ça me manque, de m'occuper d'un potager... d'une basse-cour... de récolter les fruits à l'automne... et tout le reste... On était pas là quand Sama est partie, ni quand Jarek s'est marié, ou quand ses enfants sont nés. On est pas là... Chaque fois qu'on revient, y a de nouveaux quartiers, et de nouvelles choses, et on reste jamais assez longtemps pour s'y habituer... J'aimerais être normal. Juste pour un moment...

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«Ça va, là-haut?»
«Oui, quartier-maître. La simulation se passe bien.» répondit Obadan'kan, un peu coincé dans l'étroit poste de tir.

A côté de lui, sa grande carcasse écailleuse serrée dans le siège moulé du canon rotatif, Koda s'appliquait à abattre des cibles imaginaires sur l'écran.
L'artilleur se recentra sur son élève.

On lui avait dit que la femelle était à peine adulte et qu'elle allait sûrement encore grandir. Le poste de tir avait été conçu pour des Lanthiens, plus petits que lui d'une bonne tête. C'était déjà un peu juste pour lui. Il n'osait imaginer ce que ça donnerait quand elle aurait atteint sa taille adulte.
Quelque inconfortable que fût l'assise, Koda tirait avec enthousiasme, grondant et feulant aux petits points orange qu'étaient ses ennemis simulés.

Il avait fallu une éternité pour lui faire comprendre la dizaine de gestes nécessaire à mettre le canon en état de marche, et il n'espérait même pas lui apprendre les manœuvres de réparation et de débogage, mais en ce qui concernait purement le tir, elle était plutôt douée.

Ce qu'il lui manquait en expérience, la Unas le compensait en intuition, et plus d'une fois, elle avait réussi à abattre une cible en anticipant un changement de trajectoire imprévisible.

Obadan'kan avait essayé de comprendre comment l'esprit de son élève fonctionnait via la télépathie, en vain. Ses perceptions, sa manière d'analyser et de comprendre le monde étaient tellement différentes des siennes, qu'il ne parvenait pas à partager son expérience par ce biais. Alors, il lui avait montré, encore et encore, ce qu'il fallait faire, puis il l'avait laissé essayer.
Et ç'avait fini par venir. Pas du tout de la manière dont il l'aurait voulu, mais c'était venu. Et ça lui suffisait.
Koda était à présent capable de grimper dans la tourelle et de l'utiliser au moins aussi bien qu'un bon tiers des artilleurs de bord. C'était plus qu'il n'en demandait. Elle était maline, et avide d'apprendre. Le reste viendrait avec l'expérience.

Tendant le bras, le wraith arrêta la simulation pour en afficher les résultats.
«Mieux. Mais attention à ne pas dériver sur la gauche. Tu comprends? Gauche?» expliqua-t-il, agitant sa main dans la bonne direction pour appuyer son propos.

«Oui. Trop gauche. Compris. Moi encore?» opina-t-elle.
«Oui, vas-y. Je reviens bientôt.» approuva-t-il, relançant la simulation avant de se laisser glisser le long de l'échelle.
Que c'était bon de se déplier!
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Avec un dernier geste victorieux, Tom enregistra son rapport. Quatre systèmes scannés. Quelques ressources minières potentielles dans un champ d'astéroïdes, deux planètes dotées d'une atmosphère et de vie végétale, mais rien de plus. Pas de Portes, pas de peuples, ni de ruines. A croire que personne n'avait jamais mis les pieds dans ce coin de la galaxie. Même les Travellers ne semblaient pas connaître cet endroit oublié de tous.

Est-ce que ça signifiait qu'ils avaient le privilège de nommer ces planètes? Voilà qui pourrait occuper un peu l'équipage le temps du trajet retour, qui devrait leur prendre une dizaine de jours.
«Ubris, j'ai une mission pour toi.»
«Oui, je vous écoute, capitaine Giacometti.» nota l'IA, se matérialisant dans un scintillement devant lui.

«Je veux que tu organises un vote pour l'équipage. Pour choisir comment nommer les planètes qu'on a découvertes.»
«D'accord. Tout le monde peut proposer un nom?»
«Oui, ou voter pour un déjà proposé qui lui plaît.»

«Entendu. Puis-je aussi participer?»
«Bien sûr.» répondit-il, faisant mine de ranger son bureau en poussant deux-trois choses de côté.
«Merci, mon capitaine!» rayonna l'hybride numérique, de son sourire littéralement lumineux.
«Avec plaisir.»

«Et la dénomination des systèmes solaires, dois-je aussi en prendre les votes?»
«Bonne idée! Vas-y.» approuva-t-il.
«A vos ordres.»
Dans un scintillement, elle disparut.

Satisfait, il quitta son bureau. A chaque jour suffisait sa peine.

«Jiu, je te passe le commandement.» nota-t-il sur son communicateur.

«Bien reçu. Bonne soirée.» répondit son ami, le bruit de fond lui laissant deviner qu'il était déjà sur le pont.
Tom changea la fréquence.
«Liu, tu as quelque chose de prévu ce soir, ou je peux venir t'emmerder?»
«Ramène ton cul et on verra qui fera le plus chier l'autre.» répondit son amie, son rictus féroce presque audible.

Souriant, il prit la direction de ses quartiers. Avant tout, sortir de cet uniforme et se laver !
«Bah, alors? Je croyais que tu voulais venir me faire chier?» le houspilla une voix depuis sa chambre, moins de dix minutes plus tard.
«Douche d'abord!» beugla-t-il depuis sa salle de bain.
La porte séparant les deux pièces s'ouvrit, laissant un courant d'air frais entrer.

«Ravie de voir que tu as tes priorité et que je n'en suis pas une.» persifla Liu.

Il se contenta de secouer sa main mouillée dans sa direction, la faisant battre en retraite.

«Et ferme la porte!»
«Sinon quoi?» se moqua-t-elle.

Menacer de la tremper n'avait aucun sens, c'était SA chambre qui serait trempée avec.
Avec un soupir, il sortit un instant de sous la brume d'eau chaude pour fermer le battant, qui évidemment se rouvrit à peine dix secondes plus tard sous le rire de son amie.

Résigné, il se contenta de se rincer, avant de s'enrouler dans une serviette.

«Je t'ai manqué à ce point depuis ce matin pour que tu ne puisses pas attendre dix minutes?» s'enquit-il, ignorant la femme vautrée sur son lit pour aller fouiller dans son placard – histoire d'y trouver une tenue confortable et suffisamment propre pour pouvoir être portée.

«Parfois, la meilleure défense est l'attaque.»

Il grogna un vague assentiment, reniflant une tunique avant de la jeter au sol avec une mine dégoûtée. Pas celle-ci!
Il en trouva une seconde qui ne sentait ni le rance, ni la sueur, ni aucune odeur douteuse, et récupérant la serviette enroulée autour de ses reins, se sécha avant de l'enfiler.

Même s'il ne pouvait se prétendre surpris, il sursauta quant même quand, ayant entortillé en queue de rat un de ses nombreux vêtements traînant au sol, Liu lui claqua le postérieur.

«Aïe!» protesta-t-il, se retournant pour l'assassiner du regard.

«Quoi?»
Avec un grincement, il préféra finir de s'habiller plutôt que de répondre.

«Tu as faim?» s'enquit-il, alors qu'il enroulait ses cheveux dans le linge humide.
«Un peu, et toi?»
«Pareil.»

Le temps qu'il se redresse, elle lui tendait les mains.

Il l'aida à se relever, gardant ses paumes dans les siennes.

Elles étaient chaudes, presque calleuses bien que toujours douces, et très familières. A l'image de leur propriétaire, et de l'énergie délicieuse qu'elle lui transmettait.

Liu était douce et féroce, sérieuse et volage, égocentrique et généreuse. Elle était merveilleuse et sublime. Il comprenait pourquoi elle avait tant de prétendants, où qu'elle aille.
Grande, élancée, musclée, le teint halé, les traits hauts et symétriques, le port aussi noble que souple, elle était belle. Flamboyante de caractère, et pourtant approchable, sympathique et d'abord aisé.

Liu savait qui elle était, et ce qu'elle voulait, et ça aussi c'était séduisant. Parfois un peu trop séduisant, puisqu'il avait dû déjà renvoyer à quatre reprises des membres d'équipage incapables de comprendre qu'aucune relation qu'ils aient pu avoir avec le quartier-maître de bord, ne leur donnait de passe-droit hiérarchique. Ni aucune privauté sur la dite quartier-maître, d'ailleurs.

Un gargouillis bruyant le décida à arrêter le don.

«Allez, maintenant, allons te faire manger, madame.»

«Mmmh. J'espère qu'il reste du pain aux noix. Menu en a fait cet après-midi et ça sentait tellement bon!» s'enthousiasma Liu, ouvrant la marche avec entrain.

Abandonnant son linge sur un fauteuil déjà envahi de vêtement sales, il la suivit.

.

«Capitaine, les scanners ont capté quelque chose.» annonça Veril.
«Sur l'écran principal.»

Les courbes colorées des scanners longue portée envahirent l'écran principal. Tom les détailla.

«Ubris, tu nous analyses ça?»

«Il semblerait qu'il y ait une concentration anormalement élevée de matériaux cristallins à haute résonance dans ce système.»
«Le genre qui peuvent servir à usiner des cristaux de contrôle?» s'enquit-il, intéressé.

«C'est possible.»

«OK, changement de cap, on va aller voir ça.»

«A vos ordres, capitaine.»
Le temps qu'ils approchent de la gigantesque ceinture d'astéroïdes entourant le système, Léonard les avaient rejoint sur le pont, amenant avec lui les fréquences exactes qu'ils devaient chercher pour espérer trouver des cristaux adaptés.
Ils passèrent rapidement la ceinture, au contenu inintéressant, pour se diriger vers le cœur du système, scannant, une première planète, minuscule, glacée et rocheuse, puis une seconde, géante gazeuse aux tempêtes éternelles, avant d'arriver dans la zone habitable du système, guidés par leurs capteurs, de plus en plus scintillants de données.

«Huitante pourcent de la masse de cette planète est composée de silicium, capitaine.» annonça Léonard, visiblement ravi.

«Ce truc est une grosse boule de verre?» demanda-t-il, se levant pour venir observer à travers la baie vitrée la planète d'un bleu cristallin qui miroitait devant eux.
«Vulgairement dit, mais oui.» acquiesça l'ingénieur en le rejoignant.

«C'est magnifique.»
Léonard opina, absorbé par le sublime spectacle.

«Capitaine, il y a de grandes quantités des composés sélectionnés dans cette zone.» intervint Ubris, matérialisant un hologramme de la planète sur lequel clignota un point orange.

«On va aller voir ça. Jiu, mets-nous en orbite géostationnaire.»

«Compris.»
Bientôt, ils surplombaient ce qui faisait penser à un océan, mais n'en était pas un, la masse violine étant simplement une étendue gigantesque de cristaux à la composition légèrement différente de celle qu'elle bordait.

«Présence d'atmosphère, mais non respirable. Aucun signe de vie détecté.» indiqua Ubris.

«OK. On va prendre le Jumper deux. Léonard, vous nous accompagnez?» s'enquit-il.

Le regard outré de l'ingénieur lui apprit à quel point sa question était stupide.
Avec un sourire, il se contenta de remettre le pont à Liu, convoquant l'équipe d'exploration alors qu'il se rendait lui-même au vestiaire à scaphandres.
Équipé, il attendit que Léonard finisse de se battre avec son propre scaphandre, puis accompagna l'ingénieur jusqu'au Jumper où les attendaient les autres, les caisses de matériel de prospection déjà rangées dans la zone cargo.

Un rapide check-up plus tard, Tom prit les commandes, plongeant vers la planète scintillante.

Ils allaient d'abord survoler la zone détectée par Ubris afin d'en faire des scans plus précis, puis ils se poseraient pour une prospection à pied.
Les premières données commencèrent à affluer, alors qu'ils survolaient des montagnes entièrement formées de masses de cristaux bleutés, recouverts de plus petites formations cristallines de toutes les couleurs qui en moutonnaient les flancs.

«On dirait presque une forêt.» nota Niobanne, qui les avaient rejoint dans le cockpit.

«C'est vrai.» opina-t-il.

Vue de près, la planète ressemblait au diorama d'un joaillier fou.
«Tom Giacometti, pouvez-vous faire un second passage autour de cette formation?» s'enquit Léonard, tout entier concentré sur les scans.

Faisant virer le petit vaisseau, le jeune capitaine s'exécuta, survolant au plus près des pointes cristallines d'un orange profond, hautes de plusieurs centaines de mètres.

«Ici!» statua l'ingénieur, pointant une zone perdue dans l'ombre des gigantesques roches.

Scannant la zone, cette fois à la recherche d'une zone d'atterrissage, Tom s'éloigna un peu, rejoignant une zone relativement plate à quelques centaines de mètres de là.

«Équipez vos casques.» ordonna-t-il, arrêtant les moteurs.

Le dernier scaphandre pressurisé, ils purent sortir, découvrant un panorama sublime, tout en nuances translucides et en éclats scintillants. Un monde minéral aux formes mathématiques et régulières, miracle de physique et de chimie. Sublime, mais dangereux, empli de surface glissantes comme des miroirs et d'angles aigus tranchants comme des scalpels.

«Attention où vous posez les pieds.» nota-t-il, s'avançant prudemment, suivi des autres. «Ninaï'kan, Soleil, vous gardez le Jumper. Les autres, on prend le matériel, et on suit Léonard.»
«A vos ordres.»

Il leur fallut presque une heure de marche prudente pour atteindre leur objectif, une zone un peu plus grise et terne que le reste, à laquelle jamais il n'aurait prêté attention si Léonard ne s'en était pas si obstinément soucié.

Lorsque l'ingénieur commença à tourner en rond, collant presque son scanner portatif au sol, Tom su qu'ils étaient arrivés.

«Jialym, aidez Léonard à installer ses appareils. Je vais aller voir ce qu'il y a par là-bas. Niobanne, essayez de monter sur les cristaux là-haut pour voir ce qu'il y a derrière.» ordonna-t-il, gesticulant en direction d'une formation verte qui semblait avoir poussé d'un des gigantesque cristaux oranges tombé au sol, brisé à mi-hauteur.

La femme opina, s'éloignant prudemment, pendant qu'il faisait de même dans la direction opposée, escaladant tant bien que mal des éclats tranchants de cristaux brisés, colonisés par de plus petits minéraux, qui les mouchetaient tels des lichens.

Il grattouillait une de ces formations étranges lorsque sa radio grésilla.
«Capitaine, vous devriez venir voir ça...»