Un chapitre pas très agréable mais nécessaire, je pense, pour faire le point sur qui sait quoi et qu'est-ce qu'on va raconter aux autres à propos de tout ce qui s'est passé dans les chapitres précédents :)
Chapitre 21
Scénarios
Dans la chambre, tout, ou presque, était blanc. Après cette orgie de couleurs démentes dans laquelle elle avait trop longtemps vécu, Alifair trouvait cela reposant. Ce lit d'hôpital était un délice : quel moelleux ! quelle propreté ! La propreté, justement, était peut-être ce qui lui apportait le plus de plaisir : se sentir bien lavée, pouvoir prendre une douche chaude quand elle le voulait, et utiliser de vraies toilettes, quel luxe ! Porter des protections hygiéniques qu'elle pouvait changer régulièrement et un pyjama tout neuf et tout propre. Contempler ses mains assainies, désinfectées et guéries par la magie. Manger de la nourriture cuisinée et boire de l'eau potable. Avoir chaud. Se sentir en sécurité. C'était comme une résurrection.
« Essaie de finir ton assiette, conseilla Roman.
– On croirait entendre les guérisseurs », observa Alifair.
Le personnel soignant semblait en effet décidé à lui faire reprendre tout le poids qu'elle avait perdu pendant son séjour dans l'outre-monde et ne cessait de lui enjoindre de manger dès que quelque chose de comestible se trouvait à proximité.
« Ils n'ont pas tort, remarqua Roman.
– Mais c'est dégueu, la bouffe d'hôpital », protesta Alifair en fronçant le nez pour la forme.
En réalité, depuis quatre jours qu'elle se trouvait là, elle avait l'impression d'être la cliente privilégiée d'un restaurant gastronomique. Elle savait bien qu'elle finirait par se lasser du poisson blanc, des petits pois-purée et des yaourts nature ; mais, après un long régime de joncs fibreux et de pseudo-sangsues plus ou moins cuites, son palais redécouvrait avec allégresse les saveurs les plus simples.
« Alors, mange au moins ça », insista le sorcier en sortant de son sac une boîte de biscuits au chocolat faits maison.
Les yeux d'Alifair s'écarquillèrent de gourmandise et elle rafla prestement la boîte pour la poser sur son plateau. Elle prit toutefois le temps de terminer son assiette de jambon blanc aux brocolis vapeur avant de s'attaquer aux biscuits ; ç'aurait été péché de gaspiller toute cette bonne nourriture.
« C'est Ron qui les a faits, précisa Roman en souriant devant le manège de la Moldue.
– Ah oui ? » s'étonna cette dernière.
Le jeune sorcier haussa les épaules d'un air modeste.
« Roman m'a appris, précisa-t-il. Si elle le savait, ma mère n'y croirait pas… »
Elle ne serait pas la seule, jugea Alifair en considérant les biscuits avec circonspection. Crickey lui déconseillerait sûrement de tenter l'expérience : toutes deux se souvenaient très bien de ce qui s'était passé la dernière fois que Ron s'était approché d'un chaudron dans le laboratoire de la maison Faraday. Et Rogue, qui avait amplement eu l'occasion d'évaluer les talents de préparateur de son élève, persiflerait qu'il serait très stupide de sa part d'avoir survécu à une téléportation dans un autre monde pour mourir empoisonnée de cette façon. Alifair n'était pas certaine que Harry lui-même prendrait le risque. D'un autre côté, il s'agissait de pâtisseries, non de potions magiques. Et puis, ces temps derniers, son estomac avait enduré pire. Elle piocha un biscuit en s'efforçant de garder un visage détendu pour ne pas vexer Ron et le croqua prudemment.
« Oh, nom d'une pomme !
– Quoi ? J'ai loupé la cuisson, c'est ça ? s'inquiéta le jeune sorcier.
– Ch'est-crop-bon ! » s'exclama Alifair en enfournant avidement le reste du biscuit.
Ron en rosit de fierté jusqu'à la racine de ses cheveux flamboyants.
« Fais attention de ne pas t'étouffer, la mit en garde Roman tandis qu'elle attaquait un deuxième biscuit. John ne me le pardonnerait pas », ajouta-t-il à mi-voix.
Il n'était venu la voir qu'une seule fois ; d'après ce que Roman avait cru comprendre, ça ne s'était pas très bien passé. Depuis, John se contentait de prendre des nouvelles par son intermédiaire en feignant de n'y accorder aucune importance. Roman entrait dans son jeu d'autant plus volontiers que John se montrait particulièrement irritable ces temps-ci.
« Vous êtes allés voir Sirius ? s'informa Alifair.
– Hier, répondit Ron. J'y retournerai tout à l'heure, j'ai promis de prendre sa lettre pour Harry.
– Pauvre chou ! Ça a dû lui faire un sacré choc quand il l'a appris, ils étaient tellement proches, Sirius et lui, commenta la Moldue d'un air attendri. Enfin, je suis sûre que Crickey lui a annoncé la chose en douceur…
– C'est surtout à Kreattur que ça a dû faire un choc, observa Ron, et Alifair pinça les lèvres.
– Il faut éclaircir ces questions juridiques très vite, déclara-t-elle, préoccupée. Je ne sais pas ce qui s'est passé exactement entre Kreattur et Sirius, mais je crois que Kreattur ne l'aimait pas beaucoup.
– Et c'était réciproque ! renchérit Ron en prenant à son tour un biscuit. Il a dû faire une attaque en apprenant que son ancien maître n'était pas mort et qu'il restait peut-être toujours à son service ! Mais j'imagine qu'Hermione est sur le coup, elle trouvera bien un moyen de régler le problème.
– Hermione, c'est ton amie qui étudie le droit magique, c'est ça ? releva Roman.
– Ouais, c'est ça », confirma évasivement Ron, les oreilles rougissantes.
Une fois ou deux, déjà, le jeune sorcier avait laissé échapper ce nom avant de se mettre à rougir, puis à grommeler, et de détourner la conversation. Roman devinait qu'il y avait là-dessous quelque douleur, mais il n'insistait jamais : c'était à Ron de décider s'il souhaitait en parler ou pas.
« Comment on peut ne pas aimer Kreattur ? Ça, ça me dépasse, commenta rêveusement Alifair.
– On voit que tu ne l'as pas connu autrefois », répliqua Ron.
Le monde était vraiment petit, s'émerveilla Roman pour la énième fois. Combien y avait-il de chances pour qu'Alifair rencontre, dans cet autre monde où elle avait atterri par pur hasard, un sorcier que plusieurs de ses proches connaissaient fort bien ? Et combien de chances qu'elle tombe du même coup sur la Vélane grise du lac Prespa ?
« Cette femme est un aimant à catastrophes, avait commenté John d'un ton aigre peu après son unique visite à l'hôpital. C'est là son seul talent mais il faut reconnaître qu'elle le maîtrise redoutablement bien. »
Commentaire injuste s'il en était que Roman, tout en gardant sagement le silence, avait attribué à la frustration de son équipier. Il fallait dire qu'en peu de temps, John avait eu plusieurs grosses couleuvres à avaler.
« C'est vraiment dommage que Dumbledore ne soit plus de ce monde, relança Ron. Je parierais que, lui, il aurait trouvé une explication à tout ça. Comment une Moldue disparue à Godric's Hollow depuis deux semaines et un sorcier passé à travers l'Arche de la Mort il y a trois ans peuvent-ils soudain réapparaître dans un coin perdu d'Albanie ? C'est dingue !
– Tu sais ce qu'on dit : j'ai vu de la lumière, alors je suis entrée, sourit Alifair. Avec la bestiole qui nous collait au train, on n'a pas trop réfléchi quand on a vu cette espèce de portail spatio-temporel se matérialiser devant nous, Sirius et moi : on a foncé. Ce n'est qu'après coup que j'ai réalisé ce que c'était, d'ailleurs. Une chance que les Moldus aient inventé la SF : on est à l'aise avec ce genre de concepts, se rengorgea-t-elle. Mais je reconnais que si Sirius n'avait pas eu l'idée de lancer un SOS avec sa baguette, on y serait encore, en haut de cette colline, nuança-t-elle avec modestie.
– Et le monstre ne vous a pas suivis ? questionna Ron qui ne se lassait pas d'entendre cette histoire.
– Le portail a dû se refermer trop vite pour lui. Panne d'alimentation, sans doute : c'est qu'il en faut, de l'énergie, pour ouvrir ce genre de trou de ver. Je me demande d'où elle pouvait bien venir, d'ailleurs… En tout cas, heureusement que la bestiole n'a pas pu passer parce que le T-Rex de Jurassic Park, à côté, c'est de la rigolade ! »
Roman admirait en silence l'aisance avec laquelle son amie dévidait la version officielle de sa réapparition miraculeuse. Depuis son intervention dans l'affaire Greyback, il la savait douée pour le mensonge, mais il ne pouvait s'empêcher d'en être impressionné. Le baratin fluide d'Alifair, avec son jargon moldu, avait de quoi emporter la conviction d'auditeurs plus sceptiques que Ron. Dans un style plus sobre, Sirius Black s'en tenait à une version semblable de l'histoire, ce qui renforçait sa crédibilité. Et, de toute manière, quelle raison l'un et l'autre auraient-ils de mentir ?
« Tu sais, Ron, ils sont excellents, tes biscuits, lança Alifair d'un ton léger, mais ils donnent un peu soif. Tu crois que tu pourrais nous dégoter une tasse de thé ? Voire un chocolat chaud ?
– Il y a une cafétéria au rez-de-chaussée, indiqua Roman qui avait compris l'intention de la Moldue. Rien de tel que du thé pour sublimer ce petit goût de cannelle… Quelle bonne idée tu as eue d'en ajouter à la recette ! »
Les oreilles roses de plaisir, Ron sortit prestement à la recherche de boissons chaudes sans s'apercevoir que, derrière lui, tout sourire désertait brusquement le visage d'Alifair.
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« Jonathan Hind, je te présente les doyennes du clan de la rivière Blanche. »
Rogue s'inclina profondément devant les deux Vélanes. À première vue, elles auraient pu être les sœurs de Stoya, nées dans un ordre indéfinissable, voire toutes en même temps ; mais, bien sûr, Stoya pouvait avoir trente-cinq ans comme soixante-quatre ou cent-vingt-deux. Ses congénères possédaient le même visage lisse et serein, les mêmes yeux saphir, la même chevelure blond de lune ; elles dégageaient toutefois quelque chose de sauvage qui lui évoqua fugitivement les rapaces des montagnes planant en cercles loin au-dessus des simples mortels. Elles portaient toutes deux de superbes fourrures et avaient le front ceint d'un ruban, vert pour l'une, jaune pour l'autre. Devant leur dignité austère, Rogue ne pouvait s'empêcher d'être intimidé, bien qu'il le cachât de son mieux.
La doyenne au ruban vert prononça quelques mots d'une langue mélodieuse.
« Elles te saluent, traduisit Stoya. Elles s'excusent des désagréments que t'a causés notre congénère déchue. »
Ne sachant que répondre, Rogue s'inclina derechef. Tous les regards se tournèrent ensuite vers celle qu'il était désormais convenu d'appeler Eurydice. Elle se tenait en retrait derrière le sorcier, l'air coupable comme une petite fille prise la main dans le pot de confiture. Les doyennes l'examinèrent en silence, puis celle au ruban jaune prit la parole.
« Elle ne vient pas de leur clan, traduisit Stoya. Mais c'est l'une des nôtres et, si elle est revenue de ses erreurs, elles sont disposées à la prendre en charge.
– Elle en est revenue, déclara Rogue à voix basse. Elle en a même fait table rase. »
Il avait du mal à croire qu'il venait de prononcer ces mots. De toute manière, il avait du mal à croire ce qui s'était passé ces quatre derniers jours. Dès l'instant où cette main abîmée, répugnante de saleté, s'était posée sur son bras, il n'avait plus eu le choix : il avait sondé l'esprit de la Vélane grise. Il n'en revenait toujours pas d'avoir fait preuve d'une telle témérité. La faute de Black, sans aucun doute : il avait toujours eu le don de faire perdre à Rogue son sang-froid.
Nul piège mental ne protégeait plus les pensées de l'ancienne stryge du lac Prespa ; son esprit était aussi limpide qu'un lac à la surface paisible. Rogue y avait lu la crainte que lui inspiraient ces inconnus à l'air hostile qui la menaçaient de leurs baguettes, la douleur dans sa jambe blessée, le soulagement que ses amis et elle aient échappé au monstre. L'image du monstre, justement, était assez précise pour soulever l'estomac du sorcier ; il s'en était rapidement détourné pour explorer ses souvenirs plus anciens, découvrant les privations et les souffrances endurées dans cet environnement si étrange, mais aussi la chaleur de son affection pour ses compagnons d'infortune. Black, en particulier, occupait une place prépondérante dans les pensées de la Vélane, mais c'était une piste que Rogue avait choisi de ne pas suivre. Il avait préféré remonter encore le fil des souvenirs jusqu'au jour de leur rencontre, puis au temps où Eurydice survivait seule, perdue au milieu d'un marécage putride, puis… Rien. Il semblait qu'elle avait ouvert les yeux un matin sur ce décor dément pour y commencer son existence, telle une fleur à peine éclose. Il n'y avait rien avant ça. À croire que le feu magique avait également détruit sa mémoire.
« Je pense qu'elle est inoffensive », admit-il à contrecœur.
Depuis sa réapparition, la Vélane grise n'avait pas manifesté la moindre aptitude à la magie. En être témoin de la part d'autrui ne la surprenait pas, mais elle paraissait inconsciente de détenir le moindre pouvoir. Rogue se demandait parfois si Viesnaya n'avait pas vu juste en suggérant que le feu avait consumé sa magie. C'était un non-sens, et pourtant…
La doyenne au ruban jaune s'adressa directement à Eurydice, sans que Stoya se donne la peine de traduire. La Vélane grise ne répondit pas mais elle prit une mine résignée. Quand la doyenne au ruban vert ouvrit les bras, Eurydice risqua un regard hésitant vers Stoya qui hocha la tête pour l'encourager. Ensuite, elle se tourna vers Rogue.
« Elles ont décidé de l'accepter, expliqua Stoya. Si elle accepte de les suivre, naturellement. »
En l'absence de la directrice, Rogue s'était retrouvé seul avec la Vélane grise pendant ces quatre jours. Il était évident qu'elle le craignait, ce qui convenait parfaitement au sorcier. Pour autant, il lui revenait de veiller à son bien-être, tâche aisée à accomplir car elle n'était pas difficile – il se souvenait encore de la façon dont son visage s'était illuminé quand il lui avait fait couler un bain moussant, comme s'il lui offrait un cadeau d'une magnificence rare. Avait-elle fini par lui faire confiance ? C'était difficile à croire, pourtant elle attendait manifestement son avis.
Mal à l'aise, Rogue imita le hochement de tête de Stoya. Eurydice soupira, puis avança timidement vers la doyenne au ruban vert ; celle-ci referma les bras sur elle pendant que sa sœur drapait d'une épaisse fourrure les épaules de la Vélane grise.
Cette scène rappelait à Rogue les adieux d'Eurydice à ses compagnons. Après qu'ils s'étaient tous mis – difficilement – d'accord sur ce qu'il convenait de faire, Crickey, Viesnaya et Shacklebolt étaient repartis pour Londres. Si l'on voulait éviter que la Vélane grise retourne en prison, elle ne pouvait faire partie des rescapés officiels ; or, tout le monde s'accordait à vouloir lui offrir une deuxième chance ; Rogue lui-même manquait curieusement d'arguments pour s'y opposer. Stoya avait proposé de plaider sa cause auprès des clans vélanes de Bulgarie, qu'elle connaissait bien : d'après elle, les matriarches ne tourneraient pas le dos à une sœur dans le besoin. Dans l'intervalle, elle proposa de l'héberger chez elle.
« Je vais devoir m'absenter plusieurs jours. Je dirai à Nikki qu'il s'agit d'un déplacement pour raison familiale, ce qui n'est pas totalement faux. Mais il faudra que quelqu'un reste avec notre ressuscitée : je n'ai pas envie de découvrir ma maison réduite en cendres à mon retour. »
Son regard saphir s'était attardé sur Rogue. Celui-ci ne voyait pas ce qu'il pourrait faire si le feu de la Vélane grise se réveillait ; il n'en restait pas moins qu'à part lui, personne ne pouvait jouer les anges gardiens à demeure. Black se porta volontaire, mais il était si faible qu'Eurydice l'aurait terrassé rien qu'en lui soufflant dessus.
« Ça ne colle pas avec notre scénario, avait objecté la Moldue. Il faut qu'on réapparaisse ensemble, Sirius et moi, sinon ce sera encore plus dur à expliquer. »
Ensuite, elle avait serré Eurydice très fort contre elle.
« T'en fais pas, mon ange, Johnny veillera bien sur toi. Il a pas l'air, comme ça, mais il fait ce qu'il faut. Même si ça ne lui plaît pas. »
Rogue était sûr qu'elle avait fait exprès de murmurer juste assez fort pour qu'il l'entende. Quand Black avait à son tour pris la Vélane grise dans ses bras, il avait ressenti une pointe de… Quoi, exactement ? D'agacement ? De jalousie ?
« Je te retrouverai, avait promis Black à Eurydice de sa voix grondante. Quand la situation se sera un peu tassée, je viendrai te voir…
– Et d'ici là, rien ne vous empêche de vous écrire, avait tranché Stoya avec impatience. Allons-y, maintenant, avant que quelqu'un n'arrive ! »
Elle était partie seule de son côté pendant qu'Eurydice et Rogue s'envolaient sur le balai de Roman. Comme convenu, ce dernier était resté caché à proximité de la chapelle jusqu'à l'arrivée des secours magiques, alertés par un sortilège de Black.
Pendant tout le trajet, Rogue avait craint de sentir les serres de la Vélane maléfique s'enfoncer dans sa chair, à moins qu'elle se contente de le jeter du balai. Mais non : Eurydice était sagement restée agrippée à sa taille, serrant juste un peu plus fort quand il prenait un virage en épingle à cheveux ou plongeait en piqué. Chez Stoya, elle s'était montrée aussi docile et soigneuse qu'une enfant bien élevée.
D'une taille comparable à celle des doyennes, elle avait le visage plus marqué par la vie ; pourtant, elle arborait toujours cet air enfantin, constata Rogue en l'observant pendant que Stoya rabattait sur sa tête le capuchon de la cape.
« Le trajet sera long, mais personne ne s'approchera de trop près, lui assura-t-elle. Vous passerez par les bois et les montagnes : les gens de ces régions savent qu'il vaut mieux laisser les Vélanes des clans tranquilles si elles-mêmes décident de ne pas se mêler à eux. Gardez votre visage dans l'ombre si vous croisez quelqu'un et tout devrait bien se passer. »
Eurydice plongea la main dans la poche de la robe que Stoya lui avait donnée et en sortit un objet qu'elle tendit à Rogue : un miroir de poche au verre brisé. Croyant qu'elle lui demandait de le réparer, il tapota de sa baguette la petite glace circulaire qui retrouva aussitôt son état originel. Eurydice continua pourtant à lui tendre le miroir.
« Je crois qu'elle te fait un cadeau, glissa Stoya, amusée.
– Pourquoi ? Ce n'est pas moi qui l'ai hébergée sous mon toit », répliqua Rogue avec embarras.
De part et d'autre d'Eurydice, les doyennes le contemplaient d'un air solennel. Eurydice, elle, le fixait avec insistance de ses grands yeux d'un bleu de porcelaine terni. Rogue poussa un soupir fataliste.
Elle n'avait pas été longue à comprendre comment communiquer avec lui : quand elle voulait lui dire quelque chose, elle en formait une image mentale sur laquelle elle se concentrait pour qu'il la déchiffre. La plupart du temps, Rogue l'ignorait ou feignait de l'ignorer : pour rien au monde il ne voulait l'encourager à renouer avec les arts mentaux. Cette fois, il fut bien obligé de se plier à ses désirs. Plongeant ses yeux dans les siens, il se glissa dans ses pensées… pour se retrouver face à un visage sale et amaigri qu'il ne connaissait que trop bien. Sous sa tignasse répugnante, la jeune femme souriait largement en brandissant le miroir sous le nez d'Eurydice afin qu'elle puisse s'y regarder. Troublé, Rogue s'empressa de regagner sa propre tête.
« C'est le sien ? Vous voulez que je le lui rende ? » demanda-t-il dans un murmure.
Eurydice confirma d'un signe de tête. À la connaissance de Rogue, mis à part les hardes pouilleuses qu'il s'était empressé de brûler dans la cheminée de Stoya et une cicatrice fraîche à la jambe, ce miroir était tout ce qu'elle possédât au monde. Avec douceur, il repoussa la main qui tenait l'objet.
« Gardez-le. Ça lui fera plaisir. »
Eurydice afficha un discret sourire, contente peut-être de conserver le miroir, ou de faire plaisir à son amie. Puis elle se remit à le fixer avec insistance. Cette fois, le visage émacié de Black apparut à côté de celui de la Moldue, plus répugnant encore que sur son avis de recherche quand il s'était évadé d'Azkaban, et Rogue s'attarda encore moins longtemps dans l'esprit d'Eurydice. Sa pensée par elle-même n'était guère parlante, mais le sorcier en devina le sens sans peine.
« Nous leur dirons que vous allez bien, promit-il. Que vous êtes entre de bonnes mains. »
Eurydice hocha de nouveau la tête, la mine un peu triste : ils lui manquaient, comprit Rogue. Roman aurait su quoi dire, ou faire, pour la réconforter ; lui pouvait seulement rester là à la regarder en silence, stupéfait de la compassion qu'elle éveillait soudain en lui.
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« Toujours aucune nouvelle de Kingsley ? » s'enquit Alifair après que la porte se fut refermée sur Ron.
Roman secoua la tête.
« Non, et personne n'a essayé d'appeler de l'étranger pendant que Ron ou moi étions sortis. »
La Moldue se mordit la lèvre.
« Je n'aime pas ça, marmonna-t-elle. Ce n'est pas bon signe… »
Kingsley était dans un sale état quand il avait repris, au côté de Crickey et Viesnaya, le Portoloin spécial qui devait le ramener à Londres à temps pour son rendez-vous.
« Je pourrais me faire examiner sous un faux nom par un médicomage d'ici, avait-il expliqué après avoir avalé leur ultime gorgée de solution de Force. Mais cela créerait la panique au ministère si je ne revenais pas à l'heure dite, surtout sans explication, et Merlin sait que nous n'avons pas besoin de ça en ce moment… Je demanderai à Hestia de passer me voir au besoin, Sainte-Mangouste n'aura pas à le savoir. »
Tout en accompagnant Roman qui avait entonné un chant destiné à redonner de la vigueur à Kingsley, Viesnaya remplissait les poches du Ministre avec les pierres marquées de runes de force qui leur avaient servi pendant l'opération de sauvetage. Aux coups d'œil fréquents qu'elle lui jetait, Alifair avait compris que l'état de Kingsley préoccupait beaucoup la sorcière. La Moldue partageait son inquiétude : bien que le Ministre ne présentât aucune blessure visible, il était encore pâle et faible, et son bras semblait le faire souffrir quoiqu'il n'en dît rien. Alifair avait donc insisté pour que Crickey rentre avec eux, consciente que Viesnaya pourrait avoir besoin d'aide s'il perdait à nouveau connaissance.
« Lari ou Crickey nous auraient prévenus si quelque chose n'allait pas », assura Roman d'un ton confiant.
Alifair n'en était pas certaine, au moins en ce qui concernait Crickey. Elle avait certes demandé à l'elfe de leur donner des nouvelles dès que possible ; demandé et non ordonné, ce qui faisait toute la différence. Crickey ferait tout pour la préserver pendant sa convalescence, quitte à la priver des informations qu'elle jugerait perturbantes.
« Au moins nous savons qu'ils sont arrivés sains et saufs, rappela Roman. Peut-être n'y a-t-il tout simplement rien d'autre à dire ? »
C'était vrai : le soir même du sauvetage, Roman avait reçu un appel d'une drôle de vieille dame leur annonçant, de la part de Viesnaya, que tous trois avaient pu regagner Londres sans problème. La vieille dame, qui devait être environnée de chats à en juger par les miaulements que Roman distinguait en arrière-plan sonore, n'en savait pas davantage, ce qui semblait beaucoup la frustrer.
Oui, peut-être n'y avait-il rien d'autre à dire, songea Alifair sans y croire vraiment. Il était très improbable que Crickey ne saisisse pas l'opportunité d'une conversation téléphonique pour s'enquérir de l'état de sa maîtresse ; elle aurait même dû appeler Roman tous les jours pour en suivre l'évolution. Sauf si elle craignait que, par l'entremise du sorcier, Alifair lui pose des questions auxquelles elle ne souhaitait pas répondre.
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« Le charme magique d'Eurydice ne s'est pas complètement évanoui, observa malicieusement Stoya après le départ de ses trois congénères. À moins que tu sois devenu plus tendre, John ? »
Rogue ne répondit que par un grognement inarticulé. Se retrouver en tête-à-tête avec la directrice, dans son salon spartiate aux tonalités grises et blanches, le déstabilisait. Son propre appartement avait fait l'objet d'une personnalisation des plus sommaires, pourtant il lui semblait d'une grande extravagance par comparaison avec celui de Stoya. Planchers nus, meubles en bois clair très simples, murs peints de teintes neutres assorties au linge de maison : tout ici était d'un dépouillement extrême, à peine tempéré par un ou deux bouquets de fleurs séchées et quelques représentations de paysages minéraux. Cette austérité était-elle le propre de la directrice, ou s'agissait-il d'un trait commun parmi les Vélanes ? Le sorcier n'aurait su le dire.
« Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant que tout est réglé ? l'interrogea Stoya.
– Retourner à Londres, je suppose, soupira Rogue. Il faut bien que le Ministre entérine la fin de ma mission secrète. À moins qu'il ait l'obligeance de m'envoyer le formulaire par hibou express…
– Après tous ces événements et ton bref passage à l'hôpital, je peux admettre que tu ne repartes que demain, concéda la directrice, et qu'il te faille le reste de la semaine pour rendre ton rapport aux Britanniques. Est-ce que nous aurons le plaisir de te voir au bureau lundi prochain, ou tu comptes poser un congé pour ne pas avoir à reparler tout de suite de ta présence indue dans un lieu protégé par des scellés magiques ? »
Rogue ne sourcilla même pas.
« Est-ce que Weasley est toujours là ? » se contenta-t-il de répliquer d'un ton neutre.
Il avait failli s'étrangler en apprenant, au détour d'une conversation avec Roman, la présence du plus jeune fils d'Arthur et Molly en tant qu'auxiliaire au TNT. Après Black, il ne manquait plus que ça ! C'était juste avant son unique visite à l'hôpital magique de Budapest où les rescapés venaient d'être transférés, à la demande de quelqu'un qui avait des relations en Hongrie depuis l'affaire Greyback, et ça ne l'avait pas aidé à garder son calme.
« Tu ne pourras pas l'éviter éternellement, tu sais », remarqua Stoya.
Les narines de Rogue frémirent, mais il préféra changer de sujet.
« Qu'est-ce que tu comptes dire aux autres à propos de tout ça ? s'enquit-il.
– Rien du tout, trancha la directrice. Ce sont eux qui m'apprendront l'extraordinaire réapparition de Miss Blake : j'étais trop prise par mes obligations familiales pour lire les journaux. Quant à toi, tu es toujours détaché auprès du ministère britannique de la Magie pour une mission dont tes collègues n'ont pas à connaître les détails. J'ignore comment Romi a justifié sa propre absence de vendredi dernier mais tu pourras lui poser la question, si ce n'est pas déjà fait.
– À part Weasley, tout le monde au TNT pense que Roman était indisposé et que ton départ précipité n'était qu'une coïncidence, lui apprit Rogue d'après ce que son équipier lui avait raconté. Pour Weasley lui-même, c'est un peu plus compliqué. Roman lui a dit que l'un de ses camarades de l'association de défense des loups-garous avait demandé son aide en urgence. Un problème avec la Tue-loup, pour lequel il n'osait pas se rendre à l'hôpital par crainte de la stigmatisation. Suffisamment urgent et embarrassant pour que Roman ne mette pas Weasley dans la confidence dès la fin du coup de téléphone. Weasley croit maintenant que tu as volé à leur secours et servi de garde-malade au loup-garou convalescent pendant que Roman retournait travailler pour donner le change. »
Stoya haussa les sourcils.
« Un peu compliqué, comme histoire…
– En effet, susurra Rogue, sarcastique. Je me demande bien qui a pu la lui souffler.
– Et Ron y croit ? »
Le sorcier haussa les épaules.
« Roman pense qu'il y croit. Weasley n'a jamais brillé par son intelligence, c'est un fait, mais sa longue amitié avec Potter l'a habitué à chercher des complots partout, alors… Qui peut savoir ce qu'il a en tête ?
– Toi, tu le pourrais facilement », souligna Stoya.
Rogue se raidit.
« Si le sort s'acharne sur moi au point que je doive croiser à nouveau la route de ce dadais lamentable, il risque fort de ne pas s'en sortir entier », prophétisa-t-il sombrement.
En tout cas, pas si une certaine personne se trouvait trop loin pour s'interposer.
Que se passe-t-il du côté de Kingsley ? Pourquoi Rogue ne veut-il pas retourner voir Alifair ? Sa rencontre fatale avec Ron aura-t-elle lieu ? Et Roman, qu'a-t-il deviné à partir des paroles de Sirius ? J'attends vos pronostics en commentaire !
