Précédemment : Après avoir été blessé lors d'un combat contre Vit sur la planète galra, Keith est enfin remis sur pied, bien que pour l'instant, la rébellion repose encore sur les épaules de Lance, Thace et Akira. Un espion à bord du château-vaisseau retarde leur extraction. Shiro et Allura mènent l'enquête et tous les indices semblent désigner Eniola Layeni, le bras droit d'Akira au sein de la Garde de Voltron. Le problème est d'autant plus urgent qu'il ne touche pas qu'à la sécurité du château : les tensions s'enveniment et menacent de détruire la Garde de l'intérieur.
Pendant ce temps, Hunk et Shay cherchent encore des Balméras libres et, désormais plus urgemment encore, des preuves pour confirmer ou infirmer la possibilité d'une attaque de Vkullor récemment survenue sur un passage de la Migration. Pidge et Ryner, ayant reçu un tuyau de Meri, sont partis investiguer un laboratoire de Revendication situé quelque part dans la ceinture d'astéroïdes Jessaranti.
Note de l'auteur : Nous arrivons dans la dernière ligne droite de la saison trois. À partir de maintenant, tout avertissement en début de chapitre peut contenir des spoilers plus importants que d'habitude (pas détaillés, mais quand même). Si vous voulez les éviter, sachez que vous pouvez les passer sans problème : je mettrai toutes les autres informations utiles à la fin des chapitres.
Bonne lecture !
Chapitre 41
La ceinture d'astéroïdes Jessaranti
— Il se passe quoi entre toi et Keith ?
Lance, qui était posté à l'opposé de Thace sur le toit pour observer la place en contrebas, posa la question sans se retourner, mais il se trémoussa quand Thace haussa un sourcil dans sa direction.
Ils étaient censés faire du repérage. Keith se remettait encore et Akira avait pris le lion rouge pour frapper une cible non-prioritaire, suffisamment voyante pour impressionner le peuple du 301 sans demander beaucoup de savoir-faire. Akira arrivait mieux à piloter Red, mais elle n'appréciait apparemment pas qu'il soit aux contrôles alors que Keith n'était plus en danger immédiat. Sans son aide, disait-il, c'était comme essayer de manœuvrer un cargo de classe G à sa vitesse maximale. Thace avait beau ne pas savoir ce qu'était un cargo de classe G, il comprenait l'image.
Thace avait accepté cette mission principalement pour s'occuper. Des notes internes pêchées dans le serveur de Vit suggéraient que les Impériaux comptaient se servir de cet endroit pour des exécutions publiques. Même si rien n'était encore officiellement prévu, c'était une bonne idée de s'y préparer en avance et faire le plan d'un lieu était une tâche suffisamment familière pour s'y détendre après toutes les émotions des derniers jours.
La présence de Lance était un peu moins justifiée, donc Thace n'était pas particulièrement surpris qu'il l'ait accompagné avec une idée derrière la tête. Ce qui le surprenait plutôt, c'était qu'il avait attendu si longtemps. Cela faisait près d'une heure qu'ils observaient la circulation et prenait des photos de la place, bordée d'un côté par les bureaux publics de la Police Impériale et de l'autre par des bâtiments privés. En somme, un endroit parfait pour le déploiement de troupes impériales, si Vit décidait de mettre son plan en route. Thace en prit note sur son gantelet, puis retourna à ses jumelles pour observer un croisement qui lui semblait critique.
— Il va falloir que tu sois un peu plus spécifique, s'il te plaît.
Thace sentit le regard de Lance lui picoter la nuque.
— Est-ce que vous avez ne serait-ce qu'échangé plus de trois mots depuis son réveil ?
Thace plissa les lèvres. De fait, il n'avait pas du tout parlé à Keith ces derniers jours. Il l'avait approché une ou deux fois pour voir comment il se remettait, mais Keith se crispait toujours en le voyant arriver, durcissant son regard et la courbe de ses épaules. Blessé comme il l'était, Thace s'était dit qu'il n'avait pas besoin de stress supplémentaire.
Il cherchait encore à comprendre si Keith était encore plus tendu qu'avant du fait de son sentiment de vulnérabilité ou de honte vis-à-vis de ses blessures. Ou alors, cette tension avait toujours été là et Keith était désormais trop fatigué pour la cacher. Quoi qu'il en soit, il avait le droit qu'on respecte ses limites et Keena les avait déjà suffisamment dédaignées comme ça.
— J'étais occupé, répondit donc Thace.
— Super, l'excuse.
Thace souffla doucement, en appelant à des années d'expérience pour s'empêcher de répondre à la provocation.
— A-t-il demandé à me voir ?
Lance hésita.
— Eh bien… non. Pas vraiment.
— Hmm.
Thace activa le filtre infrarouge pour faire un plan des pièces des bureaux publics et des bâtiments inoccupés environnants.
Avec un soupir, Lance changea de place. Un éclat de lumière indiqua à Thace qu'il avait rangé son bayard, son outil préféré pour observer les rues à leurs pieds, même s'ils ne pensaient pas avoir à se battre. Sans s'approcher, il observait Thace de ce regard calculateur dont lui seul avait le secret : pas celui d'une personne cherchant à trouver une faille pour attaquer, mais plutôt d'une personne qui ne cherchait qu'à comprendre ce que ressentait son vis-à-vis.
— Je ne comprends pas, dit-il justement. Vous formez une famille, non ?
Une famille. Ces simples mots brisèrent le professionnalisme de Thace, réveillant une douleur (et une culpabilité) qu'il s'était évertué à enfouir très profondément ces derniers mois. Quelle que soit la douleur que ses propres choix lui avaient infligée, ce n'était rien comparé à ce que Keith avait subi et il refusait de s'apitoyer sur son sort.
Reposant ses jumelles, Thace jeta un œil par-dessus son épaule.
— Tu es proche de ta famille, n'est-ce pas ?
Lance pencha la tête de côté, les lèvres plissées.
— Ben, oui. C'est quoi le rapport ?
Thace se permit un petit sourire qui ne fit qu'accentuer la confusion de Lance.
— Je te souhaite sincèrement de ne jamais avoir à comprendre.
Lance était perplexe. Après un petit temps, Thace se retourna et poursuivit :
— Tu as une bonne famille, Lance. Loyale, solidaire, aimante. Elle t'a appris à faire confiance, à toi-même et aux autres. C'est une force que j'ai vue en toi à de nombreuses reprises depuis que nous avons commencé à travailler ensemble. Keith… Keith n'a pas eu cette chance, jusqu'à l'année dernière. Toi et le reste de votre groupe, vous êtes davantage une famille pour lui que moi ou Keena ne le serons jamais.
— Oh, mais quand même, vous êtes oncle et neveu ! Et tu es là pour lui, non ?
Thace s'appuya contre le muret du toit.
— C'est vrai. Je suis venu en partie pour commencer à corriger les erreurs que j'ai commises. Mais ce n'est qu'un début. Je n'ai pas été présent pour Keith pendant près de quinze ans. Je ne m'attends pas à ce que six petits mois changent quelque chose.
Lance resta silencieux un moment, réfléchissant visiblement à ce que Thace venait de lui dire. Thace l'observa patiemment et, quand il apparut qu'il n'allait pas rebondir tout de suite, il reprit son travail. La zone lui était désormais plus ou moins familière, mais il voulait parler planification avec Mirek dès son retour, si bien qu'il lui fallait des photos de la place depuis d'autres angles. Il envoya une demande de drones à Arel, qui coordonnait les opérations de plusieurs équipes dans le secteur.
Tandis qu'il attendait un retour, Lance finit par retrouver la voix.
— Ce n'est pas vraiment toi, le sujet, pas vrai ? Ce n'est même pas son père : pas besoin de tous les détails pour savoir que c'était un enfoiré.
Lance marqua une pause, le bout de ses bottes raclant contre le sol.
— Non, le problème, c'est Keena.
Thace se figea, le regard toujours fixé sur son écran de communication.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Plusieurs petites choses, répondit Lance, haussant les épaules quand Thace finit par le regarder. J'ai vu comment les autres se comportaient en sa présence, ok ? Matt la déteste, je crois qu'Akira n'en est pas loin non plus et Keith… Il…
Lance serra les bras autour de lui, jetant un regard sur le côté.
— Je n'ai vu Keith effrayé que, genre, deux fois depuis que je le connais, et pourtant je ne trouve pas d'autre mot pour décrire son expression quand sa mère est dans le coin. Quant à toi…
Thace le fixa sans cligner des yeux ni laisser son visage trahir le moindre sentiment vis-à-vis de sa sœur.
Lance ricana.
— Très bien. Garde le silence. J'ai bien vu comment tu t'es placé entre eux au moment de notre départ. Tu essaies de le protéger d'elle, pas vrai ?
Un instinct aussi familier que méconnu se souleva comme une marée au fond de Thace, menaçant d'emporter son flegme. Il pivota avant que Lance ne puisse lire en lui. Thace n'avait jamais été habité d'un élan protecteur. Il avait déjà protégé des gens, bien sûr, mais seulement en tant qu'agent de l'Entente, quand cette décision était motivée par de la logique pure. C'était son seul mode de fonctionnement, quand aucun acte n'était dépourvu de coût. Le sentimentalisme n'avait pas sa place dans son métier.
Et pourtant, c'était bien le sentimentalisme qui l'emportait actuellement, accompagné d'une volonté farouche de s'assurer que Keena n'éteindrait pas la flamme qui brûlait toujours en Keith. Il était un meilleur homme que le reste de leur famille et c'était ça que Thace cherchait à protéger.
— Si tu veux savoir ce qui se passe entre Keith et sa mère, tu vas devoir lui poser la question.
Thace fit une courte pause, après laquelle un grondement perça dans sa voix :
— Je ne trahirai pas sa confiance à nouveau.
Lance sourit fièrement dans le coin de son champ de vision, comme si c'était une sorte de test qu'il venait de passer. C'était un regard troublant, même quand vu de biais, et Thace se retrouva coincé entre son ancien instinct de couvrir ses traces par des mensonges et un nouveau désir bien étrange de se montrer honnête.
— T'inquiète, dit Lance avec un petit rire. Tu finiras par y arriver.
— Arriver à quoi ?
Lance agita la main nonchalamment.
— Eh bien, à t'entendre avec Keith.
Le geste se mua en étirement, long et flegmatique, et Lance se releva.
— Tu es une bonne personne, Thace. Keith va bien devoir le reconnaître un jour. Mais bref, est-ce qu'on a fini pour aujourd'hui ?
Toujours un peu abasourdi par ce que Lance venait de dire, Thace mit un moment à rassembler ses esprits.
— Tu peux y aller, dit-il. Je suis certain que Keith est en train de terroriser les pauvres gens restés à la base en ce moment-même. Tu devrais aller les sauver de la seule force de son ennui.
Lance ne bougea pas, ne rit même pas à la tentative de plaisanterie de Thace, qui leva les yeux au ciel dans un soupir.
— Je te suis dans quelques minutes. J'attends simplement un retour de nos yeux dans le ciel.
Lance se détendit et fit un pas vers la trappe que Thace avait piratée pour leur permettre d'accéder au toit. Une échelle y descendait jusqu'à un escalier de maintenance qui débouchait dans une allée.
— Tu viendras au moins lui faire coucou à ton retour ? demanda Lance. Rien qu'une minute ?
Thace hésita.
— Je ne pense pas que ce soit–
— Rien qu'une minute. S'il te plaît. Je crois… Je crois qu'il sait que tu tiens à lui. Vraiment. Il a juste besoin de plus de preuves avant d'y croire vraiment. Il a besoin d'être sûr que tu ne vas pas l'abandonner. Il n'osait pas nous approcher non plus, au début. Il a voulu éviter Matt pendant des siècles, même après leur synchronisation avec Red. Je sais que tu ne veux pas lui forcer la main. C'est bien. Vraiment. Mais… tu ne peux pas l'éviter non plus, parce qu'il va t'éviter aussi et vous n'arriverez jamais nulle part, tu vois ?
Et Lance était si sincère, si sensible à toutes les complexités de la situation d'une façon inattendue pour quelqu'un qui faisait confiance si résolument, aimait si profondément et vivait si ouvertement, que Thace ne put qu'acquiescer.
— D'accord, dit-il. Je… J'essaierai.
Lance lui fit un grand sourire, reculant à nouveau vers la trappe.
— Cool ! On t'attend.
Il s'en alla avant que Thace ne puisse changer d'avis.
— Nous avons une nouvelle piste, dit Coran.
Son ton était neutre, ce qui étrangement décupla l'anxiété de Hunk plus que de la panique ne l'aurait fait.
— Une piste ? demanda-t-il, la voix tremblante. Quoi, comme piste ?
— Ça concerne les chemins.
Coran jeta un coup d'œil à quelque chose hors du champ de la caméra.
— J'ai transféré les informations que vous avez rassemblées à des amis de Ryner. J'ai pensé qu'une petite expertise biologique était peut-être la clé qui nous manquait.
Il avait des plis sous les yeux et la crispation de celui qui parlait par codes. C'était dû à la malédiction que personne ne voulait invoquer en en parlant de vive voix : l'espion. Les rumeurs s'étaient multipliées ces derniers jours. Hunk avait entendu dire que la taupe avait presque causé la mort de Shiro, Allura et Matt l'autre jour. Tout le monde au château était plongé dans la chasse au traître. Hunk et Shay avaient proposé d'apporter leur concours, mais Coran leur avait assuré que leurs recherches étaient tout aussi importantes, si ce n'est plus.
Certes, Hunk voulait bien croire qu'un Vkullor en liberté prenait la tête de la liste des priorités, mais il ne voulait pas pour autant être celui qui le trouverait.
— Et qu'est-ce que ça a donné ? demanda Shay, un espoir prudent dans son chant, l'inflexion urgente.
— Je ne sais pas, dit Coran. J'ai vu qu'ils avaient complété leurs recherches, mais c'est un peu compliqué en ce moment. Je me suis dit que ce serait plus rapide si vous les contactiez vous-mêmes.
Traduction : Coran ne savait pas d'où venait la fuite et ne voulait pas risquer de faire remonter des informations sur les Balméras libres aux oreilles de Zarkon. Étant donné ce qu'ils avaient trouvé la dernière fois qu'ils avaient suivi les voies migratoires, Hunk se rangeait de son avis. Il essayait d'éviter de laisser la paranoïa le gagner, mais depuis que le problème de l'espion était sorti au grand jour, il n'avait pas pu s'empêcher de repenser à toutes les fois où ils avaient parlé de la Migration par le biais du système de communication du château.
Et si c'était eux qui avaient mené Zarkon droit aux Balméras libres ?
Hunk ne dit rien de ces inquiétudes et Coran leur envoya les coordonnées d'une scientifique olkari. Ils la contactèrent aussitôt et après seulement quelques minutes d'échange, Hunk sentit sa tête lui tourner devant tous les termes compliqués dont elle se servait.
Il attendit une pause dans son exposé pour se racler la gorge.
— Donc, en gros, vous avez extrapolé la trajectoire de la Migration à partir des données en notre possession ?
L'Olkari, une femme appelée Eida, plissa les lèvres, les antennes agitées d'un tic nerveux, mais acquiesça.
— En gros, oui.
— Veuillez excuser notre empressement, intervint Shay d'une voix douce. Nous avons nos raisons de croire que des vies sont en jeu et le temps nous est compté.
Eida sembla s'adoucir et leur envoya un fichier.
— Voici mes meilleures estimations du chemin migratoire complet suivi par Atsiphos et Theros. Vous noterez qu'il y a quelques variantes, mais cela devrait vous fournir une base de départ. La migration de Metos est beaucoup moins sûre, mais j'ai pu noter quelques éléments.
— Merci, Eida, dit Hunk. Du fond du cœur. On va s'y mettre tout de suite et on vous tiendra au courant si on trouve quoi que ce soit.
Eida sourit et mit fin à l'appel tandis que Hunk affichait la carte qu'elle leur avait transmise.
— La question est donc de savoir par quoi on commence. Le chemin d'Atsiphos et de Theros a peut-être été complètement abandonné après la dernière attaque, mais on n'a pas beaucoup d'informations sur l'autre.
Shay hésita un moment, puis tapota le premier chemin, chargeant les données de vol dans l'ordinateur de Yellow.
— S'il reste qui que ce soit sur ce chemin, il est dans un danger plus immédiat, et si nous ne trouvons personne, nous serons presque sûrs que la Migration a changé de voie. Pour l'autre, nous ne pouvons pas savoir si un groupe y est passé durant le mois ni si un autre y passera demain.
— Logique, dit Hunk. Je te suis.
— C'est n'importe quoi, siffla Matt dès que la porte se referma derrière la dernière « personne bien intentionnée » venue leur donner son avis sur l'identité du traître.
Il fusilla la porte fermée du regard, serrant sa tablette si fort qu'il en avait mal aux doigts.
— Encore Ivka ? Elle est aussi susceptible d'être l'espionne que moi !
Shiro lui prit le poignet.
— Je sais, Matt.
— Tu sais comment c'était sur Revinor !
Matt serra la mâchoire, une rage dépourvue d'exutoire se soulevant comme une vague en lui.
— Pourquoi les réfugiés voudraient retourner auprès d'Haggar après ce qu'ils ont subi ?
— Ils ne le feraient pas, dit Shiro d'une voix si calme que c'en était irritant. Je sais bien.
— Tu sais que c'est juste parce qu'ils sont Galras. C'est pareil qu'avec les Galras de New Altéa. Il y en a moins d'une douzaine dans la Garde, mais presque la moitié de ces soi-disant tuyaux les concernent. C'est n'importe quoi.
Shiro lui serra le poignet.
— Crois-moi, Matt, j'ai remarqué.
— Alors pourquoi on supporte ces conneries ?
Shiro se pinça l'arête du nez.
— Nous avons ouvert ce service d'écoute pour éviter que les gens ressentent le besoin de prendre les choses en main eux-mêmes. Nous les avons invités à nous faire part de leurs inquiétudes pour pouvoir les apaiser. Je suis tout aussi sceptique face à toutes ces insinuations sur les Galras, surtout celles qui concernent Ivka et Henrok, mais ça ne peut fonctionner que si nous restons complètement impartiaux.
Il avait raison, quand bien même Matt détestait ça. La Garde était à un regard de travers près de s'en prendre les uns aux autres. Ces gens venaient de mondes ravagés par la guerre ou dévastés par divers désastres, avaient été regroupés du jour au lendemain et on venait de leur dire que quelqu'un parmi eux les avait trahis : il était logique que tout se casse la figure.
Le problème, c'était que les Galras constituaient des boucs émissaires tout désignés. Les accusations portées à leur égard ne tenaient pas la route, comme tout ce que Matt avait pu entendre en personne ou par le biais du service anonyme. « Elle est toujours sur sa radio. » « Il me fiche les jetons. » « Ils n'ont jamais perdu un seul pilote alors qu'ils ne sont pas si compétents. »
— J'aimerais qu'Akira soit là, grommela Matt. Je parie qu'il saurait leur remettre du plomb dans la cervelle.
Shiro eut un petit sourire.
— Pas littéralement, mais presque.
Levant les yeux au ciel, Matt lui donna un coup de coude.
— Il a plus de tact que ça et tu le sais.
Shiro rigola, ce qui fit sourire Matt un bref instant, mais son humeur se dégrada à nouveau rapidement.
— C'est nul. Il y a quelqu'un, là dehors, en train de tuer les nôtres, mais on enchaîne les fausses pistes. Même celles qui ne sont pas tout simplement racistes ne tiennent pas la route. Les gens pointent juste du doigt ceux qui ne leur plaisent pas !
À en juger la grimace de Shiro, il était bien d'accord avec lui, mais ils ne pouvaient rien y faire. Coran et la mère de Matt étaient toujours penchés sur d'éventuelles connections olkaris, Allura et Layeni interrogeaient ceux qu'ils avaient identifiés comme suspects valables, ce qui ne laissait que Shiro et Matt pour trier le flot d'informations qu'on leur fournissait. Et leur guichet était ouvert depuis moins de vingt-quatre heures.
— On devrait peut-être faire une pause, dit Matt, s'affalant contre Shiro. Je ne veux pas gérer ça maintenant.
Shiro passa un bras autour de lui et embrassa sa tempe.
— Ouais, dit-il. Bonne idée.
Des petits coups timides à la porte les arrêtèrent alors qu'ils remballaient et Matt grogna. Ils s'étaient installés dans un petit bureau au cœur de la tour bleu pour que les membres de la Garde puissent les trouver facilement s'ils avaient envie de leur parler, mais Matt maudissait cette décision.
Shiro le regarda d'un air désolé alors qu'il appuyait sur le bouton de déblocage de la porte. Matt s'attendait à trouver de l'autre côté un autre membre de la Garde, nerveux et balbutiant ou amer et polémique. Il s'attendait à ce que cela se finisse avec Shiro le retenant physiquement de s'emporter contre cette personne.
Sauf que c'était Wyn qui se tenait à l'entrée de la pièce, les mains serrées sur le bord de sa veste, celle que Lance avait cousue pour lui, si Matt ne se trompait pas. Il sursauta quand la porte s'ouvrit et regarda Matt et Shiro comme un daim pris dans les phares d'une voiture. Il jeta un œil au couloir comme s'il cherchait un moyen de s'en aller sans s'attirer d'ennuis.
— Wyn ? fit Shiro, se levant de son siège pour s'approcher de lui. Est-ce que tout va bien ?
Wyn fit la grimace, rentrant la tête dans les épaules.
— Ça va, dit-il.
Ça n'avait pas l'air d'aller du tout.
Matt échangea un regard inquiet avec Shiro, puis ce dernier invita Wyn à entrer. Matt s'était figé dans une position mi-relevée de sa chaise, le cœur logé dans sa gorge, sans savoir ce qui le rendait si nerveux. Wyn laissa Shiro le guider d'une main sur l'épaule et prit place sans qu'on ait besoin de lui demander en face de leur bureau. Shiro s'assit à côté de lui, tournant la chaise de façon à lui faire face en conservant une petite distance pour ne pas le mettre mal à l'aise.
— Vous…
Wyn se mordilla la lèvre, jetant un coup d'œil à Shiro avant de rebaisser la tête.
— Vous cherchez l'espion, pas vrai ?
— Oui, répondit doucement Shiro. Pourquoi… ? Es-tu au courant de quelque chose ?
Wyn ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit pendant un petit moment.
— Je… Non, je…
Il serra les paupières, les poings serrés sur sa veste.
— Je crois que c'est moi.
Un pic glacé transperça le cœur de Matt. Ça le frappa qu'il n'avait jamais considéré Wyn comme source potentielle de la fuite. Il ne pensait pas une seconde que Wyn ait pu les trahir, mais il avait été prisonnier d'Haggar pendant des mois. Elle avait conduit des expériences sur lui et personne ne savait ce que ça voulait réellement dire. Elle avait installé un override dans le bras de Shiro, avait envoyé Matt sur Terre pour le projet Balméra en le laissant croire qu'il s'était échappé… Pourquoi ne pouvait-elle pas espionner Voltron grâce à Wyn, après tout ?
Aussi vite que l'idée lui était venue, plusieurs contre-arguments l'accompagnèrent. Certes, Haggar pouvait avoir fait quelque chose à Wyn et, comme Coran l'avait pris sous son aile, il en voyait plus que les autres civils du château-vaisseau, mais ce n'était pas comme s'il assistait à leurs réunions stratégiques. Surtout dans le cas le plus récent, Wyn ne comptait pas comme suspect. Comment aurait-il pu savoir que le lion noir allait apparaître lors de la bataille de la planète galra ?
Shiro en était visiblement arrivé à la même conclusion, car il se pencha en avant en posant une main sur le bras de Wyn.
— Tu penses être l'espion ? demanda-t-il d'une voix si douce que Wyn leva les yeux.
Il devait s'être attendu à une réaction différente, parce qu'il resta bouche bée. Shiro lui frotta le bras.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— C'est–
Wyn referma la bouche et plissa les yeux un instant tandis qu'il se dégageait, l'expression neutre.
— Haggar. Elle… Je ne sais pas ce qu'elle a fait, mais elle m'a fait quelque chose.
Il s'en tint à ça et le sourire de Shiro se fit triste.
— Je sais combien ça fait peur de savoir qu'Haggar a fait quelque chose qui peut mettre les autres en danger.
Shiro attendit que Wyn le regarde, puis hocha la tête.
— Même si tu as raison, ce n'est pas ta faute. Et tu peux me croire, parce que j'ai été à ta place.
Le souffle de Wyn se coinça dans sa gorge et son visage se froissa. Un mélange complexe d'émotions traversa son expression, comprimant le cœur de Matt.
— Pour ce que ça vaut, je ne pense pas que tu aies besoin de t'en inquiéter. Coran t'a examiné quand nous t'avons récupéré, pas vrai ? Je suis certain qu'il aurait trouvé des traces des ruses d'Haggar s'il y en avait. Mais si ça peut t'aider à te sentir mieux, nous pouvons lui demander de revérifier ?
Wyn haussa les épaules, regardant ses mains sans donner d'autres réponses. Shiro jeta un regard perdu à Matt, qui secoua la tête. Il semblait que Shiro n'avait pas réussi à apaiser les craintes de Wyn, mais Matt ne savait pas quoi faire d'autre pour l'aider. S'attendait-il à ce qu'ils lui tournent le dos ?
— Wyn, commença Shiro, mais d'autres coups retentirent à la porte au même moment.
Shiro semblait prêt à les ignorer, mais Wyn se leva d'un bond, la tête basse en se précipitant vers la sortie.
— Pardon, dit-il. Je vais aller voir Coran. Vous avez des choses plus importantes à faire.
Il s'en alla avant que Shiro ne puisse le retenir et une nouvelle arrivante fit un pas prudent dans la pièce.
— Désolée, dit-elle. Est-ce que j'arrive au mauvais moment ?
C'était une nouvelle recrue de la Garde, d'une espèce dont Matt ne connaissait pas le nom, mais dont il avait vu plusieurs représentants dans le coin. C'était un peuple reptilien aux yeux verts irisés et à la longue queue. Celle de la jeune femme tremblait tandis qu'elle s'avançait en se tordant les mains.
Shiro resta fixé sur le vide laissé par le départ de Wyn un petit moment, puis soupira et libéra la chaise pour la nouvelle arrivante.
— Ce n'est rien. Je vous en prie, asseyez-vous.
Il fit le tour du bureau pour retrouver sa place, tirant sur le bras de Matt pour qu'il l'imite.
— De quoi voulez-vous nous parler ?
Matt se rassit malgré lui, dissimulant de son mieux son irritation. Il s'inquiétait pour Wyn, surtout qu'il venait de se désigner comme suspect, alors si cela s'avérait une nouvelle perte de temps, il allait vraiment péter un câble.
La soldate croisa les mains sur ses genoux, triturant une de ses écailles.
— Oui, je– je ne sais pas. C'est sûrement rien. Désolée.
Alors qu'elle allait se relever, Shiro l'arrêta d'une main, son sourire d'une patience que Matt n'aurait jamais réussi à conserver.
— Attendez. Je vous en prie. Si vous avez la moindre inquiétude, n'hésitez pas à nous en faire part. Nous sommes là pour ça.
Il attendit, un sourire diplomatique toujours aux lèvres, qu'elle lève les yeux :
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Matt écouta à peine son histoire : encore une autre escouade qui semblait très chanceuse, même dans les batailles les plus terribles. Au moins, ce n'était pas des Galras, mais ça restait la quinzième fois qu'on leur parlait d'une escouade différente n'ayant subi aucune perte ou blessure lors de la guerre. C'était la vie. Certaines personnes avaient de la chance. On les affectait à des missions plus faciles, elles avaient plus d'expérience ou étaient postés à l'opposé du champ de bataille quand des désastres survenaient.
— Comme je le disais, ce n'est pas grand-chose.
La femme, Klernchett, se leva précipitamment dès la fin de son discours.
— Désolée. Je sais que la dame paladin nous a demandé d'exprimer nos inquiétudes, même lorsqu'elles n'ont pas de teneur, mais–
Elle secoua la tête, encore plus agitée qu'à son arrivée.
Shiro, cependant, semblait soudain réellement intrigué par ce qu'elle disait.
— La dame paladin ? répéta-t-il, une légère tension dans la voix. Vous voulez parler d'Allura ?
Klernchett s'arrêta à mi-chemin de la sortie, les sourcils froncés.
— Non, dit-elle. Enfin, oui, elle nous a bien dit qu'on pouvait venir vous voir, mais… Je parle du paladin Lealle. C'est elle qui m'a demandé de vous parler.
Le lion rouge grogna tandis qu'Akira le posait dans le secteur industriel qui l'accueillait depuis le début de la semaine. Il grimaça quand ses pattes arrière percutèrent le bâtiment derrière eux, qui était heureusement vide. Red poussa un vrai grondement mécontent et Akira plissa le nez.
— Ouais, bah, tu ne m'aides pas beaucoup, ma jolie, marmonna-t-il.
La journée avait été longue, même s'il n'avait pas fait grand-chose de plus que de voler en cercle au-dessus de la ville pour faire peur aux Impériaux et rassembler les citoyens. Il avait aussi fait un tour par les autres cités-dômes du coin pour abattre quelques structures impériales (quand elles ne se trouvaient pas au milieu d'habitations).
Et dire qu'il pensait avoir fait des ravages en allant chercher Keith et Lance. Au moins, Red l'aidait alors activement à piloter, ce qui, couplé à son propre entraînement, lui avait permis de s'en sortir plus ou moins indemne.
Mais depuis, Red s'était murée dans un silence dégoûté. Elle boudait, tout simplement, et Akira le savait très bien. Keith n'était pas mourant, donc Akira n'avait plus rien à faire à sa place. Il ne pouvait pas lui en vouloir d'être aussi têtue, mais ça restait profondément agaçant.
— C'est bon, dit-il, retirant ses mains des contrôles dès que Red fut bien ancrée au sol. C'est fini. Et je suis certain que Keith sera prêt à te piloter d'ici un jour ou deux, donc tu n'auras plus jamais à me supporter, d'accord ?
Red ne dit rien. Bon, elle ne lui avait jamais vraiment parlé, mais il pouvait d'habitude deviner son état d'esprit à la façon dont tournaient ses moteurs et au craquement du métal qui refroidissait. Mais pas là. Elle était si silencieuse que c'en était un peu flippant et Akira se sentit observé tandis qu'il descendait la rampe et traversait la cour jusqu'au bâtiment qui servait d'avant-poste à l'équipe de Mirek. Alors qu'elle levait sa barrière, il crut sentir une sorte d'excuse de sa part, mais l'impression se dissipa aussi vite qu'elle était venue, le laissant planté là à la regarder d'un air confus.
Arel leva le nez de son ordinateur quand Akira se décida à entrer.
— Bel atterrissage, railla-t-il.
Akira grogna et s'affala devant le bureau.
— Qu'est-ce que tu veux, je suis pilote de cargo. Tu sais ce que ça veut dire ? Ça veut dire que je sais comment piloter de gros vaisseaux encombrants avec zéro maniabilité. Ce que je ne sais pas piloter, ce sont les gros vaisseaux encombrants qui m'en veulent simplement parce que je ne suis pas Keith.
Arel ravala un rire, mais resta plongé dans son écran.
— Ouais, ben, Keith a l'air d'avoir beaucoup d'admirateurs ces derniers temps.
— À qui la faute ?
Akira sourit quand les oreilles d'Arel se plaquèrent aussitôt sur son crâne. Il se détourna enfin de ce qui semblait si fascinant sur son écran pour lui montrer les dents, mais c'était plus intimidant quand Keith le faisait. Et Keith n'était pas très intimidant pour commencer.
— Je dis ça, je dis rien, dit Akira, prenant le pauvre gosse en pitié, vu qu'il ne savait visiblement pas se défendre. C'est toi qui lui as fait de la pub. Tu as fait de lui un héros.
— Il n'a pas eu besoin de mon aide, dit Arel. Il a failli mourir en martyr.
— Si tu le dis.
Akira jeta un regard à l'écran au fond de la pièce qui affichait en direct les images retransmises au public. Vit avait regagné le contrôle des diffusions publiques à plusieurs reprises au cours de la semaine, mais grâce au cheval de Troie installé par Thace, ça ne durait jamais longtemps. Les premiers jours, Arel avait rejoué en boucle la vidéo du Kral Mestna, ce qui n'avait pas manqué de retourner l'estomac d'Akira, même si l'explosion et le corps inanimé de Keith avait été coupé à l'écran. À partir du moment où le combat avait commencé, Keith et Lance avaient paru loin d'être en forme.
En fait, ils affichaient un air désespéré. L'air d'outsiders osant riposter contre l'Empire qui écrasait la planète entière sous sa semelle. Surpassés, sans rien lâcher. Des gens ordinaires affrontant l'Empire tout entier et revenant en vie. Selon Arel, le peuple de la planète mère n'avait pas besoin qu'on les sauve : il avait juste besoin de savoir qu'il n'était pas le seul à se battre.
Depuis que Keith allait mieux, Arel avait diffusé les vidéos des batailles les plus récentes : un affrontement durant une manifestation où l'on voyait Lance abattre toute une escouade de tanks, une embuscade qui avait permis à Mirek de récupérer trois transports blindés et une réserve d'armes à feu… Lance y jouait un rôle prépondérant : en sa qualité de paladin, il était leur meilleure source d'inspiration. Il avait répondu à plusieurs interviews, comme Akira.
Apparemment, Arel avait voulu interviewer Keith, mais ce dernier avait refusé catégoriquement. Arel avait donc recyclé les premières vidéos et interviewé d'autres personnes à son sujet.
— J'ai vu ton interview de l'autre jour, dit Akira d'un ton nonchalant, sans pour autant pouvoir se départir de son sourire. On dirait que tu n'avais rien de mal à dire sur lui.
Arel tira la tête.
— J'ai dit la vérité pure et simple. Keith m'a sauvé la vie. Il a contribué à sauver d'autres vies, des vies galras. Il y a très peu de gens qui sont capables de nous voir comme des victimes et non des méchants. Si nous voulons rallier le peuple, c'est ce qu'il faut leur montrer. Je ne vais pas saboter nos efforts juste parce que je ne l'aime pas.
Akira secoua la tête en se penchant en arrière sur le bureau, s'appuyant sur ses mains.
— Peu importe. Sache que ton secret est bien gardé.
— Mon secret ? s'étouffa Arel. Quel secret ?
— Que tu penses que Keith est en fait pas si mal.
— Ce n'est pas vrai.
— Tu ne l'as pas appelé Vorsek une seule fois depuis le début de notre conversation, fit remarquer Akira.
Arel ferma la bouche d'un coup et Akira ne put s'empêcher de rire.
— T'inquiète, comme je le disais, je le garderai pour moi. On a d'autres chats à fouetter, pas vrai ? Mais ça me fait plaisir que tu ne sois plus aussi en colère. Je veux dire, je comprends. Vraiment. Mais c'est pratiquement mon frère dont on parle. J'ai envie qu'il se fasse des amis.
La fourrure sur les bras d'Arel était toute hérissée, ce qui était étrange à voir comme elle était courte et éparse : c'était comme un chat en colère parcouru de chair de poule. Elle finit par s'assouplir à nouveau et Arel le dévisagea un petit moment, comme s'il évaluait la possibilité d'un piège. Il finit par pousser un petit soupir méprisant.
— Je ne sais pas si on sera amis un jour, dit-il, mais… Je ne veux pas qu'il meure. On a trop besoin de lui.
Souriant, Akira lui tapota l'épaule.
— Si tu le dis. Bref, la journée a été longue et faut encore que j'aille voir la cheffe pour être sûr qu'elle n'a plus besoin de moi avant d'aller me coucher. Ne te tue pas à la tâche !
Arel ne dit rien, mais suivit Akira du regard jusqu'à ce qu'il quitte la pièce.
Il leur fallut une éternité pour fouiller la ceinture d'astéroïdes Jessaranti par passages interminables, prudents au départ, à se cacher derrière des astéroïdes pour scanner les environs à l'avance. Pidge s'attendait à trouver quelque chose à chaque tournant : la base dont Meri leur avait parlé, bien sûr, mais pas seulement. Si c'était là que l'Empire cachait son père, une personne dont Haggar devait bien avoir compris la valeur en tant qu'otage, il y aurait dû se trouver des patrouilles, des satellites, des mesures de sécurité en tout genre.
Or, ils passèrent deux longs jours sans tomber sur quoi ou qui que ce soit.
Les astéroïdes étaient éparpillés sur une large portion de l'espace, parfois si éloignés les uns des autres que Green détectait à peine le suivant sur ses radars.
Leur recherche était terriblement longue, sentiment exacerbé par le fait qu'ils devaient sans cesse recharger leur camouflage. Ils avançaient environ trois heures, puis devaient trouver un endroit où se cacher et passaient deux heures à faire des scans de la zone pendant que Green s'alimentait de l'énergie du soleil distant. Puis ils recommençaient, encore et encore.
Après leur première visite des lieux sans rien trouver, ils avaient baissé le niveau du camouflage pour qu'il tienne plus longtemps, mais à la fin du deuxième jour et à mi-chemin de la deuxième fouille, Pidge décida de l'abandonner entièrement.
— S'il y avait quelqu'un, on l'aurait repéré depuis longtemps, dit-iel à Ryner, se sentant obligé·e de justifier sa décision.
Oui, iel était pressé·e, oui, c'était horrible de rester à se tourner les pouces en attendant que le camouflage se recharge. Mais iel n'était pas irresponsable.
Ils avaient envoyé un message au château la nuit précédente, court et concis : « On a rien trouvé pour l'instant, on poursuit nos recherches. » Ils n'avaient pas dit que ce serait plus rapide si les autres paladins étaient là. L'équipe manquait trop de bras pour se rassembler au même endroit, surtout que le temps potentiellement gagné aurait eu pour prix un risque accru. Un lion pouvait passer inaperçu et, si un ennemi le remarquait, il pouvait se dire qu'il était là par hasard. La présence de quatre lions, par contre, signifiait forcément que Voltron était en mission dans la zone. Et comme c'était le père de Pidge qui subirait les conséquences si ça tournait au vinaigre, iel n'était pas sûr·e que le jeu en vaille la chandelle.
Cependant, la zone semblait déserte, les puissants radars de Green n'ayant rien détecté à leur premier passage. Pidge avait insisté pour faire une deuxième fouille plus poussée au cas où Haggar aurait développé une sorte de dispositif de camouflage capable de mettre leurs scanners en déroute. Elle devait bien connaître leurs capacités puisqu'elle avait pu tromper leurs scanners GPT pour les attirer à l'intérieur du laboratoire de Renxora. Développer une sorte de barrière indétectable était tout à fait dans ses cordes.
Ils avaient donc entamé une recherche visuelle, ne se servant des radars qu'en complément. Haggar ne pouvait pas avoir pensé à tout et, même si c'était le cas, il devait bien y avoir une faille de sécurité quelque part.
Pourtant, le deuxième jour de recherche touchait à sa fin et Pidge se sentait découragé·e.
— Ils sont déjà partis, pas vrai ? demanda-t-iel à Ryner, allant poser Green sur un astéroïde indissociable des millions d'autres croisés dans la même journée.
Iel en avait ras le bol de tous ces cailloux séparés par des bandes étoilées. Tandis que Green poussait un grondement appréciateur en se mettant au repos, Pidge s'affala dans son siège.
— Je ne sais pas ce qui serait le plus décevant : qu'ils se soient enfuis après avoir remarqué notre présence ou que l'information de Meri n'était déjà plus d'actualité avant qu'on arrive.
Ryner posa une main sur son bras avec un sourire compatissant.
— Est-ce que tu veux qu'on rentre ? Toi et Val avez fait des progrès dans vos recherches sur la bilocation, non ?
— Ouais…
Pidge joua avec un interrupteur, allumant et éteignant un écran.
— Restons un jour de plus. Pour au moins finir ce passage. Il y a peut-être toujours une base dans le coin, même si l'Empire l'a abandonnée. On pourra au moins y trouver des informations sur ce qu'ils lui font ou l'endroit auquel on l'a transféré ensuite.
Ryner lui serra le bras.
— D'accord. Je préviens les autres.
Pidge sourit, laissant Ryner aux contrôles pour aller s'installer dans l'espace cargo où ils avaient installé un coin couchette. Leurs recherches les avaient souvent emmenés loin du château. En fait, c'était parfois Pidge qui les empêchait de rentrer. C'était en partie par paranoïa : iel ne voulait pas risquer qu'Haggar apprenne tout ce qu'iel savait sur son père. Mais pour une autre grande partie, c'était simplement parce que c'était dur de faire face à sa mère et son frère sans avoir de nouvelles à leur apporter concernant son père.
Même allongé·e sur sa couchette, iel ne pouvait s'empêcher de refaire le point de tout ce qu'iel savait, que ce soit sur son père, sur Revendication ou sur Haggar et ses druides. Iel avait rayé un bon nombre de laboratoires de sa liste, mais il y en avait une infinité dont iel n'avait pas connaissance, ainsi qu'une infinité de systèmes solaires et stellaires, de planètes et de vaisseaux dans l'univers qui n'avaient pas encore été découverts. Iel pouvait continuer ses recherches toute sa vie sans jamais trouver la bonne prison par simple processus d'élimination.
Il lui fallait une meilleure piste.
Son esprit tournait encore en rond quand Ryner descendit à son tour dans l'espace cargo, mais Pidge fit semblant de dormir, ne voulant pas affronter sa compassion. Iel attendit, tourné·e vers le mur, que la respiration de Ryner s'apaise. Iel-même était encore bien trop réveillé·e et agité·e, tenaillé·e par son inquiétude vis-à-vis de son père.
Iel soupira et s'extirpa de ses draps pour remonter au cockpit, ignorant le petit murmure surpris de Green, tout assoupie. Le sommeil n'allait pas venir de sitôt : autant travailler encore un peu.
— Ça va nous prendre une éternité, dit Hunk, cherchant un ton neutre mais se retrouvant avec quelque chose qui tenait beaucoup plus de l'exaspération.
Shay sourit, ses tentatives d'optimisme tombant elles-mêmes à plat.
— Raison de plus pour commencer tout de suite.
Hunk grimaça, vérifiant à nouveau la trajectoire définie. Les lions étaient rapides et les radars de Yellow assez puissants pour leur permettre de traverser le chemin migratoire théorique à coup de trous de ver, tel un caillou faisant des ricochets sur un lac. Cela leur ferait gagner beaucoup de temps, mais une migration traversait quand même une distance incroyablement vaste. Les Balméras mettaient des années à faire un seul tour. On leur avait donné plusieurs estimations différentes allant de cinquante ans à deux millénaires. (Cette dernière estimation était considérée comme une exagération, heureusement, mais les histoires qui avaient survécu au règne galra suggéraient bel et bien que le Balméran moyen ne vivait pas assez longtemps pour connaître une deuxième migration.)
Même à pleine vitesse, il leur faudrait des mois pour couvrir tous les recoins du chemin fourni par Eida. C'était la raison pour laquelle ils avaient décidé de faire un pari. La destruction du dernier lieu de ravitaillement était assez récent : Shay l'estimait à moins d'un an. Peut-être encore moins, si les doutes de Hunk étaient avérés. Il ne savait pas si les Balméras qui suivaient le même chemin le faisaient séparément ou tous ensemble. Il y avait peut-être plusieurs groupes qui passaient à des intervalles différents.
Ils étaient partis du principe que les Balméras voyageaient ensemble. Ils partaient également du principe qu'il y avait des survivants à l'attaque présumée du Vkullor et qu'ils s'étaient enfuis en restant sur les sentiers battus plutôt que risquer de se perdre dans l'espace.
À partir de là, ils avaient décidé de partir du dernier point connu dans les caves découvertes dans les tunnels d'Atsiphos et Theros. Ils pouvaient couvrir en une semaine ce que les Balméras couvraient en un an. Ce n'était pas encore l'idéal, certes, mais c'était un début.
Et c'était bien l'essentiel : débuter.
— Bon, dit Hunk. C'est parti.
Ils voyagèrent huit heures ce jour-là, faisant des pauses entre chaque trou de ver pour passer des scans et suivre manuellement le chemin migratoire sur une courte distance. Ici et là, ils en sortaient un peu pour jeter un œil aux variantes proposées par Eida.
Ils ne trouvèrent rien : ni Balméra mort, ni pistes à suivre, ni aucun signe de vie sur leurs radars à part les quelques planètes habitées qu'ils croisaient. C'était angoissant de suivre une trajectoire préparée par quelqu'un d'autre à partir d'informations recueillies un peu partout et pas forcément précises. Mais Ryner faisait confiance à Eida et Hunk respectait les capacités scientifiques des Olkaris. Et puis, avaient-ils vraiment le choix ?
Ils se montrèrent de plus en plus efficaces au fil du temps, réduisant l'intervalle entre chaque trou de ver de moitié d'ici la fin du premier jour. Ils dormirent à la lumière diffuse d'une nébuleuse proche et se levèrent tôt, pas bien reposés, mais désireux de s'y remettre le plus vite possible.
Deux heures plus tard, ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient.
Il n'y avait encore rien au trou de ver précédent. Aucune ombre sur les scanners, aucune piste de rejets ou de quintessence. Rien que des étoiles qui se ressemblaient toutes pour Hunk. Eida avait dit qu'elle avait suivi les sources d'énergie les plus optimales dans l'univers pour déterminer la trajectoire des migrations, mais Hunk s'était montré assez sceptique.
Puis ils sortirent d'un énième trou de ver, sûrement leur quarantième ou cinquantième en deux jours et, sur leur radar à quintessence, six petits points brillants apparurent. D'autres marqueurs biologiques s'y ajoutèrent alors qu'ils approchaient et le souffle de Shay connut un accroc quand le scan GPT identifia des signatures balméranes.
— Oh mon dieu, murmura Hunk. C'est… bah merde alors. Je ne rêve pas, hein ?
Shay avait la main pressée contre sa bouche, son chant exprimant l'espoir et l'incrédulité. Elle ne dit rien, secouant simplement la tête. Yellow les rapprocha, tout aussi émerveillée que ses pilotes. Il y avait des Balméras devant eux, en vie et libres. C'était ce qu'ils cherchaient depuis si longtemps que Hunk avait presque commencé à croire qu'ils n'y arriveraient jamais.
Et pourtant, ils étaient là.
— Qu'est-ce qu'on fait ? On va se poser ? demanda Hunk tandis qu'ils s'approchaient.
Les Balméras avaient grossi sur les scanners et apparaissaient au loin. Ils étaient six : l'un d'entre eux avait une grosse entaille à sa surface et le plus grand était si gros que le plus petit avait l'air d'être sa lune. C'était peut-être un bébé ? À moins que Zarkon n'ait sélectionné que des Balméras de taille moyenne. Il ne devait pas avoir trouvé beaucoup d'utilité aux plus petits et les plus gros avaient sûrement de meilleures défenses contre les envahisseurs.
Shay se réserva un moment pour calmer sa respiration, mais même alors, sa voix tremblait de larmes contenues quand elle finit par la retrouver :
— Je ne sais pas. Peut-être devrions-nous essayer de les contacter ?
Hunk acquiesça et fit apparaître le panneau de communication. Il émit un message de salutation sur toutes les fréquences et, en attendant une réponse, il balaya la zone en espérant y détecter une activité radio.
— Pas de réponse, dit-il après un moment. Ils n'ont peut-être pas de radio.
Shay fronça les sourcils.
— Ils doivent bien communiquer entre eux. Peut-être attendent-ils de voir ce que l'on va faire ?
Hunk sentit le malaise le gagner.
— Peut-être…
Il se tut, ne savant pas comment mettre les mots sur ce qui le dérangeait. Quelque chose n'allait pas, ou allait dérailler, ou…
Il n'en savait pas assez. Ils s'approchèrent, la paranoïa de Hunk contaminant les autres au point qu'ils allaient à une allure d'escargot. Hunk s'en sentit coupable en plus d'être nerveux et essaya de se secouer. Ce n'était que des Balméras. Le scan GPT confirmait qu'ils étaient en vie et qu'aucun Galra ne se trouvait dans la zone. Il n'y avait rien à craindre.
Rien si ce n'est l'impression oppressante d'être observés pendant qu'ils naviguaient entre les Balméras. Ils ne savaient pas sur lequel se poser. Il ne semblait pas y avoir de chef de file et aucun ne semblait plus accueillant que les autres. Shay en choisit donc un plus ou moins au hasard : ni le plus grand ni le plus petit, ni le plus ou moins densément peuplé et pas celui qui était blessé.
Quelque chose les percuta par derrière, envahissant le chant et les aveuglant momentanément. Hunk ne vit rien pendant le court laps de temps dont il disposa avant que sa vision ne se voile. Ils vrillèrent, du moins Hunk en eut l'impression. Yellow était tout aussi aveuglée que lui, perdant même le contrôle de son système opérationnel. Elle poussa un rugissement paniqué qui comprima le torse et la gorge de Hunk, le privant d'air.
Il cligna des paupières pour y voir plus clair, mais n'eut qu'un aperçu d'un éclat cristallin et de plantes lumineuses avant l'impact. Hunk et Shay crièrent quand ils furent projetés contre leurs sangles.
— Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda Hunk, le brouillard dans sa tête finissant par se lever.
Ils étaient de travers, la vitre de Yellow donnant sur une clairière luxuriante avec des morceaux de cristal qui perçaient parmi les branchages.
Shay se tint la tête, les battements de son cœur résonnant dans le chant.
Le chant.
Hunk ne l'avait pas entendu au départ, confus par ce qui les avait frappés et le crash qui avait résulté. Il le sentait désormais tout autour de lui, inconnu, plus fort et plus chaotique que ceux qu'il avait entendus avant. Ça lui remplissait la tête et l'âme à l'en étouffer et il répondit sans y penser par une note de détresse.
Le chant se coupa d'un coup, choqué, et Hunk leva les yeux pour se retrouver nez à nez avec une demi-douzaine de Balmérans qui le regardaient derrière l'écran de Yellow.
Ils portaient des armures cristallines d'un style que Hunk n'avait jamais vu, avec des épées et des arcs qui luisaient du même bleu que la quintessence. Leurs yeux s'étaient écarquillés en découvrant le lion jaune, baissant légèrement leur garde. Ils ne pouvaient bien sûr pas voir à l'intérieur, mais quand il reprit, le chant contenait une note de reconnaissance et de respect profond.
Cela ne dura qu'un instant avant que la musique ne s'intensifie à nouveau. Hunk pensait que cette intensité venait du grand nombre de voix qui la composait, du moins en partie : il y en avait trop pour qu'il arrive à se concentrer ou en distinguer les harmonies. Mais il y avait aussi autre chose dans la qualité de la chanson. Elle avait une profondeur et une complexité que Hunk ne savait tout simplement pas comment démêler sans que son esprit ne se heurte à un mur.
Shay ferma les yeux et chanta son besoin de calme et de discuter. Sa voix créa une note dissonante dans le chant, comme à ses premiers essais sur Metos et Atsiphos.
Il y eut comme une invitation à sortir dans la mélodie. La requête était empreinte de suspicion et de quelque chose de lisse et indéfini, comme un trou dans la partition. Hunk avait l'impression qu'on lui dissimulait quelque chose, sans pouvoir mettre le doigt dessus.
— Nous devrions y aller, dit Shay.
Elle était tout aussi secouée par le nouveau chant que Hunk, mais l'assaut psychique n'avait pas diminué sa joie.
— Nous devrions leur parler.
Ils sortirent, Hunk posant la main dans le bas du dos de Shay pour lui communiquer son soutien à travers le lien. Elle lui sourit, puis alla saluer le Balméran qui semblait être le chef du groupe. Il portait un casque à crête avec des veines bleues sur son visage (peut-être de la quintessence ou de la peinture brillante).
— Pax, dit Shay d'une voix claire, celle dont elle se servait en tant que Doyenne pour dissimuler le fait qu'elle ne se sentait toujours pas à sa place parmi les chefs de son peuple. Je suis la Doyenne Shay de Theros. Voici mon camarade de cœur, Hunk. Nous sommes des paladins de Voltron et nous aimerons vous parler, à vous ainsi qu'à vos Doyens.
Le chant gagna en intensité, atteignant un tel volume qu'on ne l'entendait quasiment plus. C'était comme se tenir debout devant les enceintes d'un concert et subir l'assaut du son qui résonnait en vous de façon presque douloureuse. Certaines voix étaient cependant très basses, comme des murmures, et remplies de questions. Hunk put en saisir quelques unes. Les Balmérans voulaient savoir qui ils étaient, pourquoi ils étaient là. Pourquoi leur chant était si mauvais.
Shay perdit peu à peu confiance en elle à mesure que les secondes s'égrenaient sans qu'on lui réponde. Elle coula un regard à Hunk, les plis inquiets autour de ses yeux suggérant qu'elle avait remarqué quelque chose de plus que lui dans le chant.
— Me comprenez-vous ? demanda-t-elle aux Balmérans.
Ils ne répondirent pas.
Hunk tourna son esprit vers Yellow pour qu'elle lui ouvre la base de données du traducteur universel. Elle lui répondit d'un air confus : pour elle, il n'y avait qu'une seule langue balmérane et c'était celle que Shay venait de parler. Si ces Balmérans se servaient d'une autre langue, Yellow ne pouvait ni la traduire, ni leur traduire les paroles de Hunk et de Shay.
— Tout va bien, dit Shay à voix haute sans que Hunk ne sache à qui elle s'adressait.
Prenant une grande inspiration, elle condensa la notion des Doyens dans son chant et la projeta aux Balmérans. Ils froncèrent les sourcils, leurs mélodies prenant des allures interrogatrices, mais leur chef acquiesça et fit un geste vif. Les autres entourèrent Hunk et Shay et les escortèrent vers l'entrée d'un tunnel un peu plus loin.
Il était temps. Des semaines à planifier, à observer. Des semaines à se faire apprécier d'Haggar et des autres druides pour apprendre leur emploi du temps et leurs habitudes. Des semaines à regarder des prisonniers subir les pires tortures et, pire encore, à les torturer elle-même. Meri n'en pouvait plus.
Galvanisée par son succès avec les identifiants de Verrok, elle avait décidé de passer à l'étape supérieure. De base, elle voulait attendre d'être plus sûre d'elle-même avant de tenter quelque chose contre Haggar, mais ça n'arriverait jamais. Peut-être allait-elle trop vite. Peut-être devrait-elle prendre plus de précautions.
Mais si elle retardait l'échéance ne serait-ce qu'une semaine de plus, elle allait craquer et ruiner sa couverture de toute manière. Il était temps d'obtenir ce pour quoi elle était venue et de se barrer.
Elle s'attarda après la démonstration de groupe, ignorant sciemment le long regard qu'Elhete lui lança pendant que les autres sortaient de la salle. Meri crut presque qu'elle allait rester aussi pour comprendre ce que sa rivale manigançait, mais elle finit par lâcher l'affaire, le silence retombant après son départ.
— As-tu une question à me poser ? demanda Haggar sans lever les yeux de l'assortiment d'outils et de scanners qui avaient servi à l'expérience du jour.
Meri en était encore un peu malade, même si ce n'était pas grand-chose comparé à ce qu'Haggar concevait d'habitude : rien qui ne laisserait de cicatrices permanentes, et même rien de particulièrement douloureux. Juste quelques interférences magiques de la perception du sujet. Des hallucinations, pour faire court, contrôlées par le jeteur de sorts et visibles seulement par la cible. Haggar leur avait décrit chaque étape avec tant de détails que Meri se sentait presque capable de le faire elle-même.
— Oui, Dame Haggar, dit-elle, rangeant son malaise derrière le masque de Reza ve Orahk.
Elle se tenait bien droite, les bras détendus de chaque côté de son corps, regardant droit devant elle, même quand Haggar pivota pour l'étudier, un sourcil délicatement haussé.
Haggar attendit quelques secondes, aussi impassible qu'une sentinelle. Son regard, comme toujours, donnait à Meri l'envie de se tortiller, comme quand elle s'entraînait auprès des anciens paladins en faisant de son mieux pour se montrer à la hauteur du poste qu'elle espérait obtenir un jour… tout en dissimulant le fait qu'elle avait passé la matinée à bidouiller en douce la codification des zones du château-vaisseau pour que tous les panneaux directionnels qui montraient d'habitude le chemin des cuisines dirigent à la place les visiteurs vers la piscine.
— Eh bien ? finit par demander Haggar. Dis-moi donc ce que tu veux.
Meri leva le menton, rencontrant son regard sans hésiter.
— Une opportunité. Je vaux mieux que de rester là à attendre et à tester mes capacités sur les cibles les plus pitoyables. Je connais la théorie, j'ai prouvé que j'étais capable de l'appliquer, alors laissez-moi montrer ce dont je suis capable sur quelque chose qui en vaille la peine.
Haggar souffla d'un air méprisant et se détourna.
— Tu n'es là que depuis quelques mouvements. Tu n'es qu'une enfant qui joue au druide.
— Je viens des lignes de front !
La fureur de Reza prit facilement les devants, exprimant la colère et la frustration que Meri avait été forcée de garder sous contrôle depuis son arrivée à bord de l'Eryth.
— Les autres élèves sont peut-être des enfants ignorants qui ne peuvent pas se débrouiller seuls, mais ce n'est pas mon cas. Je peux le faire. Il doit bien y avoir un prisonnier résistant à bord de ce vaisseau dont vous n'avez plus besoin. Laissez-moi pénétrer son esprit. Laissez-moi essayer.
Les yeux d'Haggar se réduisirent à deux fentes lumineuses pendant qu'elle étudiait sa requête.
— Pourquoi le ferais-je ? Pourquoi accélérer tes études et pas celles des autres ?
Meri tint sa langue un instant, se demandant si elle n'allait pas trop vite en besogne. Mais elle était bien obligée. Elle ne pouvait pas rester là.
— J'ai vu la manière dont vous m'observez. J'ai aussi entendu les autres en parler. Vous ne leur donnez pas de cours privés, seulement à moi. Pour quelle autre raison, sinon que vous voyez quelque chose en moi que les autres n'ont pas ?
Le coin des lèvres d'Haggar se souleva, le ton de sa voix devenant presque amusé.
— Peut-être, en effet.
Elle posa le dernier instrument à sa place sur le plateau, puis le rangea dans une alcôve dans le mur, où il disparaîtrait jusqu'à ce qu'on ait à nouveau besoin de lui.
— Tu as raison, Reza. Tu n'es pas comme les autres. Je ne sais pas si tu es prête à passer à l'étape supérieure de ton entraînement, mais si tu es si déterminée…
— Je le suis.
Meri carra les épaules, refusant de montrer son dégoût. Bientôt. Elle serait bientôt partie d'ici.
Haggar fit un geste absent de la main.
— Très bien.
Elle rejoignit son poste informatique contre le mur du fond et Meri sentit son cœur se mettre à battre plus vite. Elle inspira, cherchant à se calmer autant que possible. Au maximum, sa trépidation devait pouvoir s'expliquer par le fait qu'Haggar lui offrait une chance de faire ses preuves et non pas la chance de sa vie, la chance de placer un allié au cœur du projet Revendication et de rentrer chez elle.
Elle retint son souffle tandis qu'Haggar prononçait son code d'accès. Cela faisait des semaines que Meri analysait sa voix, notant les petites inflexions qui la rendaient si unique, les modulations et accentuations qui feraient tomber à plat une imitation médiocre. Elle n'avait pas eu beaucoup de temps pour s'entraîner à l'imiter comme elle pouvait être observée ou écoutée à n'importe quel moment de la journée. Mais elle avait saisi toutes les occasions de le faire sous la douche ou lors de ses rares sorties dans sa navette privée, dans la baie moteur où le grondement des machines avalait ses murmures.
Son imitation n'était pas parfaite, mais c'était tout comme. La voix d'Haggar lui faisait l'effet d'une vieille amie que Meri connaissait sur le bout des doigts. Parfois, elle pensait qu'elle l'entendrait tous les jours jusqu'à sa mort. La seule chose qui lui manquait était le mot de passe d'Haggar. Sa session était déjà ouverte à chaque fois que Meri arrivait aux leçons du jour, même quand elle était très en avance. Les rares fois où Haggar arrivait en retard et avait besoin de l'ordinateur, elle demandait à un de ses élèves de se connecter à sa place.
Cette fois-ci, Haggar s'était déjà déconnectée et Meri avait fait le pari qu'elle allait devoir consulter les registres des prisonniers pour lui donner une réponse définitive.
Le pari avait payé et Meri récita le mot de passe dans sa tête, y inscrivant sa cadence et son inflexion au fer rouge pendant qu'Haggar lui donnait un horaire auquel se présenter pour tester ses capacités sur l'un de leurs prisonniers les plus résistants.
Meri ne l'écouta qu'à moitié, ayant obtenu ce qu'elle voulait. Le soir même, elle se faufilerait dans la salle d'archives pour assigner Ulaz au projet Revendication depuis le compte d'Haggar. Ensuite…
Ensuite, elle allait devoir improviser. Elle devait couvrir ses traces d'une façon ou d'une autre, digitalement, magiquement… peu importe comment.
Elle était prête à rentrer chez elle.
Quatre heures s'étaient écoulées depuis le début du troisième jour de recherche et Pidge s'assoupissait aux contrôles. Iel avait à peine dormi la veille et se sentait abruti·e par la monotonie du paysage. Green passait ses scans habituels et plus encore. Ryner l'aidait à analyser les résultats et Pidge était censé·e rester à l'affût de structures à la surface des astéroïdes.
Iel était si fatigué·e qu'il lui fallut bien trente secondes pour que la base qu'iel avait sous les yeux lui paraisse sortir de l'ordinaire.
— Oh, bordel, souffla-t-iel quand son cerveau se réveilla enfin. Ryner ! Ryner, regarde ça !
Ryner leva le nez et son souffle se coupa.
— Voyez-vous ça…
Elle pivota, lisant en diagonale le résultat des scans affichés à l'écran.
— Il semblerait que cet endroit soit désert depuis au moins quelques jours. Pas de relevés de quintessence, pas de chaleur résiduelle ou d'utilisation d'énergie, aucune activité radio dans la zone. La gravité est plus élevée que la normale pour un astéroïde de cette taille, par contre.
Pidge fronça les sourcils.
— Ils ont oublié d'éteindre les générateurs gravitationnels ? Je pensais qu'ils étaient très énergivores.
— Les relevés ne sont pas assez élevés pour que ça vienne de là, dit Ryner. C'est possiblement un élément de la conception du bâtiment ou une anomalie dans l'astéroïde, qui aurait pu d'ailleurs les pousser à le choisir lui plutôt qu'un autre.
— Ou alors, c'est encore un piège, dit Pidge. Ils voulaient masquer leur présence, mais ils ont un peu raté leurs calculs pour la gravité.
— Peut-être.
Ryner se redressa sur son siège.
— J'imagine que tu veux quand même y aller.
Pidge sourit, déjà en train de défaire son harnais de vol. Iel ferma son casque et prit le chemin de la rampe, bayard en main, cœur dans la gorge. Tout lui paraissait contradictoire : dix minutes plus tôt, iel était persuadé·e que la base, si tant est qu'elle existait, serait abandonnée. À présent, iel se préparait à affronter une armée de soldats impériaux qui allaient l'attaquer dès qu'iel toucherait terre et refrénait en même temps une envie de foncer tête baissée à l'intérieur en appelant son père à grands cris.
Iel se retint, cherchant à rester rationnel·le, et attendit que Ryner lui emboîte le pas avant de traverser prudemment l'étendue de roche givrée les séparant de la base. Le bâtiment était bas et tentaculaire, une poignée de dômes placés en demi-cercle autour d'une structure centrale à laquelle ils étaient connectés par un long tunnel étroit. Ils ne semblaient pas disposer d'une entrée extérieure.
Ça ressemblait… Ça ressemblait au laboratoire qu'iel avait infiltré à Maorel. Les dômes, du moins, étaient identiques. Mais… ça ne se pouvait pas. Le laboratoire de Maorel servait à…
Ce devait être une coïncidence.
Iel prit donc le chemin du bâtiment central, envoyant Rover en éclaireur pour qu'il pirate l'accès au sas. La base semblait toujours pressurisée et alimentée par une énergie résiduelle suffisante pour ouvrir le sas une fois. Ryner avait eu raison pour la gravité : ils avançaient par bonds qui rappelaient les anciennes images des premiers pas sur la lune. Pidge pouvait faire du surplace, mais en ayant toujours l'impression d'être sur le point de s'élever, la plus légère poussée suffisant pour qu'iel décolle.
La sensation était pour le moins étrange et iel finit par activer le mode magnétique de ses bottes pour l'ancrer au sol. C'était plus lent et iel devait encore parfois se tenir aux murs et aux portes, la faible pesanteur lui faisant perdre l'équilibre, mais au moins, iel n'était plus en train de rebondir partout.
La base en elle-même était sombre et froide, la lampe frontale de Pidge illuminant des couloirs interminables qui s'incurvaient doucement jusqu'à ce qu'on n'en voie plus le fond. Ils découpèrent des portes et se frayèrent un chemin parmi des bureaux, des salles informatiques, des laboratoires et des salles de stockage. Il n'y avait pas beaucoup de poussière dans l'air ou sur les surfaces planes, ce qui pouvait signifier deux choses : soit le filtre à air était une merveille de technologie, soit les occupants des lieux n'étaient pas partis depuis longtemps.
— Cet endroit est désert, dit Ryner après leur troisième laboratoire, celui-ci rempli de machines écrabouillées, comme si une bombe ou un Ziva avait été lâché à l'intérieur. Je pense qu'on peut l'affirmer sans crainte, désormais.
Pidge acquiesça lentement, si captivé·e par la scène de dévastation qu'iel eut du mal à s'en détourner.
— Essayons d'allumer un ordinateur pour voir s'il reste quelque chose.
Ils avaient encore toute la partie arrière du bâtiment à explorer, sans parler des dômes extérieurs, mais cet endroit mettait déjà Pidge mal à l'aise. Les ombres grimpantes, le silence oppressant… Iel ne voulait pas découvrir les sombres secrets que cette base pouvait encore cacher. Iel voulait juste savoir ce qui était arrivé à son père.
Iel allait faire volte-face pour s'approcher d'un des ordinateurs du laboratoire quand Green émit subitement un avertissement. Pidge jeta un regard paniqué à Ryner, se souvenant de ce qui s'était passé la dernière fois qu'ils avaient exploré une base abandonnée qui avait retendu son père.
Iel sprinta aussitôt vers la sortie, son esprit filant déjà au contact de celui de Green pour lui demander des détails. Elle lui envoya de vagues images avec des odeurs familières et l'impression malaisante d'une autre présence dans le cockpit.
Dark Green et son pilote.
Pidge pressa le pas, jurant dans sa barbe en retraçant les couloirs solitaires, Ryner sur les talons. Green les attendait à l'entrée du laboratoire et les prit dans sa gueule dès leur arrivée. Pidge se jeta dans le siège du pilote pour la faire pivoter, activant les barrières et l'artillerie avant que Dark Green n'ait le temps de tirer profit de leur distraction.
Mais le faux lion n'avait pas encore lancé l'assaut. Il était visible au loin, un éclat magenta et citron vert sur une coque se fondant dans le décor. Il s'approchait lentement, presque paresseusement, comme s'il les attendait.
— C'est quoi ce délire ? marmonna Pidge. Depuis quand Haggar apprend les bonnes manières à ses robeats ?
— Reste sur tes gardes, dit Ryner.
Sa présence dans le lien crépitait de peur contrôlée, aiguisée en arme et prête à tirer. C'était la créature qui les avait presque tués, la créature qui était venue leur demander de l'aide sans répondre à leurs questions les plus importantes. C'était peut-être l'ennemi le plus dangereux qu'ils aient jamais affronté et Pidge n'était pas convaincu·e que son pilote leur voulait du bien.
Mais ils n'attaquaient toujours pas.
Pidge ajusta sa prise sur les contrôles, se préparant au combat. Iel poussa Green à décoller, ne voulant pas se retrouver cloué·e au sol une nouvelle fois, et Dark Green continua son approche tranquille.
L'atmosphère au sein du cockpit s'épaissit par une nouvelle présence et Pidge sentit sa nuque se couvrir de chair de poule tandis que Green poussait un grognement frustré et méfiant. Des mots apparurent à l'écran.
Pardonnez-moi, dit le pilote du faux lion vert. Je ne peux pas l'arrêter.
L'instant d'après, Dark Green chargea.
