Voici un nouveau chapitre. J'espère qu'il vous plaira. J'ai commencé à publier cette fanfiction sur AO3, mais en version anglaise. Ne soyez donc pas étonnée si vous la trouvez sur ce site.
En vous souhaitant une bonne lecture et au plaisir, peut-être, d'une review !
Chapitre 5 :
Léo n'avait jamais eu la sensation d'être aussi inutile de toute sa vie.
La nuit semblait s'étirer à l'infini, comme un interminable défilement d'heures sombres, marquées par les recherches désespérées menées par les bateliers. Leurs appels, la tension palpable de leur impatience, les bruits de l'eau brisée par leurs pagaies résonnaient dans ses oreilles, mais Léo n'arrivait à se concentrer. Il était là, assis sur la barque branlante, ses jambes tremblantes de froid, ses bras engourdis par l'humidité, et il n'avait aucune idée de ce qu'il faisait là, ni de ce qu'il devait faire. L'absence de toute nouvelle, l'absence de réponses, alourdissait son esprit. La nuit se traînait, interminable, et chaque minute qui passait le plongeait un peu plus dans un mutisme de désespoir.
Frigorifié jusqu'aux os, les doigts gelés comme s'ils étaient faits de pierre, et ses orteils ankylosés, Léo se sentait comme une coquille vide. Le manteau trempé qui lui avait été jeté par son sauveur collait à sa peau, ajoutant une couche glacée supplémentaire. Les heures s'étaient succédé avec une lenteur désespérante. Il s'était recroquevillé sur lui-même, le dos courbé, la tête baissée, cherchant à ignorer la douleur qui le déchirait tout entier. Sa vue, déjà affaiblie, se faisait de plus en plus floue, son équilibre vacillait à chaque petit mouvement, comme si son corps lui-même ne savait plus comment exister. La peur et la fatigue avaient pris le dessus, et il n'avait plus la force de continuer à scruter l'eau, à chercher les corps de sa femme et de sa fille. Son esprit, comme son corps, avait été épuisé par la douleur, par l'angoisse lancinante de ne pas savoir où elles étaient.
Dans un murmure presque inaudible, il se surprit à prier. Des mots sans véritable croyance, une supplication à un dieu en lequel il n'avait jamais cru. Mais dans ce moment de crise, il n'avait que cela : un dernier appel désespéré. S'il vous plaît, épargnez-les...C'était tout ce qu'il parvenait à formuler dans sa tête, comme une litanie répétée, un souffle d'espoir frêle mais tenace. Peut-être, se dit-il, elles ne s'étaient pas noyées. Peut-être, avaient-elles été envoyées ailleurs.
La brume commençait à se dissiper, annonçant l'aube, et Léo sentit une vague d'épuisement l'envahir. Il n'avait pas mangé, pas dormi, son corps était un champ de douleur et de frissons. Il tenta de se redresser, mais son corps le trahit. Chaque mouvement lui arrachait un cri de douleur, ses muscles tendus, ses os brisés. Le vent glacé fouettait son visage, mais il n'y prêtait même plus attention. Il fixait l'horizon brumeux, observant l'eau qui se déplaçait lentement.
Aucun corps n'était remonté à la surface. Il avait bien vérifié, encore et encore, jusqu'à en avoir le vertige. Quand bien même ses yeux, toujours aussi maladroits, auraient pu lui jouer des tours. Si Emma ou Marie étaient là, si elles étaient réellement perdues dans cet abîme glacé, n'y aurait-il pas eu un corps, un indice, un signe quelconque de leur présence ? Son cœur se serra de plus en plus fort, mais il se força à maintenir l'espoir. Elles devaient être en vie. Il le voulait. Il le fallait.
Lorsque l'aube commença à effleurer l'horizon, brisant doucement l'obscurité de la nuit, son sauveur s'approcha enfin de lui, sa démarche prudente et mesurée. Léo tourna lentement la tête, mais son esprit encore brumeux et fiévreux avait du mal à se concentrer. Trois fois déjà, cet homme l'avait empêché de sauter à l'eau. Malgré les cris désespérés de Léo, malgré la folie de l'instant. Il voulait plonger, se perdre dans cette étendue glacée, croire qu'il pouvait faire quelque chose. Mais non.Il fallait rester là, il fallait attendre.Ces injonctions l'avaient rendu fou.
Léo baissa les yeux, n'osant même pas regarder l'autre homme. Une bouffée de honte lui noua la gorge. Il ne voulait pas dépendre de quelqu'un d'autre. Il avait l'impression de ne plus être un homme, juste un fardeau. Comment pouvait-il rester sur la barque, sous l'œil vigilant de cet inconnu, quand sa famille était peut-être là, engloutie dans les eaux froides, perdue dans l'abîme ?
Il sentit la prise ferme et rassurante de la main de son sauveur se poser sur son épaule, le ramenant à la réalité. Ce geste, d'une simplicité brutale, le fit frissonner. Léo leva les yeux pour croiser le regard de l'homme. Celui-ci semblait être en tout point l'opposé de lui : solide, ancré dans la réalité, prêt à tout affronter. La peau tanné par le soleil, ridée par le temps et les épreuves de la vie, cet homme incarnait la dureté des éléments, de l'existence. Ses yeux, perçants comme ceux d'un faucon, scrutaient Léo avec une intensité qui le fit se sentir encore plus vulnérable. Ce regard n'était pas empli de jugement, mais d'une curiosité presque douloureuse.
La bouche de l'homme s'ouvrit, formant des mots dans cette langue qui, bien que familière, semblait étrangère. Dans cet anglais rude, plein d'un accent indiscernable. Léo peina à déchiffrer ce qu'il disait. Le froid, l'épuisement, et la fièvre qui commençait à s'installer dans son corps ne l'aidaient en rien à comprendre. Mais il capta un mot récurrent, un mot qu'il reconnut, un "désolé" sincère, profondément empreint de remords.
Léo secoua la tête d'un geste las, un soupir tremblant s'échappant de ses lèvres. Ce n'était pas de la faute de cet homme. Il n'était pas responsable de l'accident. Il n'avait pas déclenché cette spirale tragique qui les avait menés ici. Non, c'était lui, Léo, qui se sentait responsable. Mais cet homme... Cet homme, qui l'avait sauvé de la noyade, n'était pas le coupable. Bien au contraire, il avait risqué sa propre vie pour lui donner une chance de survie.
Léo se redressa lentement, serrant les dents contre la douleur. Il n'était pas sûr de ce qu'il ressentait : gratitude, honte, ou simplement un immense sentiment de vide. Mais une chose était certaine : il n'allait pas abandonner. Pas maintenant. Il devait retrouver Emma. Il devait retrouver Marie.
— Elles sont en vie, souffla-t-il d'une voix tremblante. Elles doivent l'être, affirma-t-il d'une manière presque désespérée un instant plus tard, comme pour se convaincre lui-même.
Ses mots se perdirent dans l'air froid du matin, mais l'homme sembla comprendre. Bien que la langue qu'il parlait fût aussi étrange pour Léo que le monde qui l'entourait, son regard compréhensif n'avait pas besoin de traduction. Un sourire triste, presque douloureux, étira ses lèvres. C'était un sourire qui, loin d'apporter la consolation, semblait porter la lourde empreinte de la douleur partagée. L'homme hocha simplement la tête, comme s'il partageait l'espoir fragile de Léo, et se tourna brusquement pour crier quelque chose en direction des autres bateliers.
Les éclats de voix se fondirent dans le vent frais, mais Léo n'arrivait pas à se concentrer. Son esprit tournait à toute vitesse, entre la peur de perdre sa famille et l'impossibilité de se sortir de ce chaos. Il ne savait plus si les autres bateliers avaient entendu son sauveur ou s'ils étaient simplement occupés à fouiller l'eau. Chaque geste, chaque bruit semblait l'enfoncer un peu plus dans l'isolement.
Quelques instants plus tard, l'homme s'assit enfin dans l'embarcation, où il prit place avec l'agilité d'un marin expérimenté. Ses mains rugueuses prirent les rames avec une maîtrise totale, comme si ces gestes étaient naturels pour lui, comme si le lac, la nuit et la brume étaient des compagnons familiers. Léo se laissa tomber dans la barque, le corps épuisé, et se blottit dans le manteau qu'on lui avait donné. Ses muscles, tendus par la peur et le froid, semblaient prêts à se briser, mais il n'avait pas la force de protester. Il se contenta de suivre le mouvement, son regard se perdant dans l'horizon alors que le jour peinait à se lever.
La ville, au loin, semblait presque irréelle. Alors que la lumière du matin perçait timidement le voile sombre de la nuit, elle émergeait, comme une silhouette lointaine et étrange. De taille modeste, elle paraissait figée dans le temps, comme si l'histoire avait décidé de l'ignorer. Ses maisons en bois, aux toits de chaume et aux cheminées fumantes, évoquaient des siècles passés. Léo chercha des repères, des indices de modernité, mais il n'en trouva aucun. Il n'y avait ni route asphaltée, ni voiture ; tout semblait découler d'un autre temps. La ville respirait une simplicité rudimentaire, où la modernité n'était qu'un concept lointain, presque irréel.
Des chevaux, tirant des remorques de bois, transportaient des caisses sombres dont le contenu restait un mystère. Le bruit de verre s'entrechoquant, malgré la distance, éveilla en Léo une vague de curiosité :de l'alcool, peut-être ?. Mais l'idée s'éteignit aussi vite qu'elle était apparue. Qu'importait ce qu'il y avait dans ces caisses ? L'essentiel était ailleurs, dans la recherche, dans l'espoir.
Léo tourna lentement les yeux vers son sauveur, son regard se resserrant sur lui pour en saisir chaque détail. L'homme pagayait avec une précision tranquille, son dos droit, sa silhouette imposante contre le ciel gris. Mais ce qui attira l'attention de Léo fut son apparence. Il n'y avait pas de doute, cet homme, tout comme cet endroit, appartenait à un autre monde. Il était vêtu d'un pantalon bouffant, qui tombait lourdement autour de ses jambes, d'une chemise à lacets qui semblait tout droit sortie d'une époque révolue, et d'un gilet en laine épaisse qui semblait avoir été tissé avec soin. Il n'y avait rien dans son accoutrement qui appartenait à ce que Léo connaissait : les rues modernes, les vêtements urbains, les tissus légers. Tout en lui criait l'anachronisme.
Ses bottes, usées par les années et la marche, semblaient tout droit sorties d'un vieux film d'aventures, et Léo ne put s'empêcher de grimacer. Il se sentait tout à coup extrêmement conscient de son apparence : ses baskets noires, rayées de rouge, son jean Levi's et son pull orné des mots"Meilleur Papa de l'Année"lui semblaient totalement déplacés. Chaque fibre de son corps semblait crier son étrangeté ici.
Il chercha à se cacher davantage dans son manteau de fourrure, espérant que l'homme ne remarquerait pas son malaise. Mais il ne pouvait pas ignorer l'incongruité de son propre reflet dans cet environnement. Le contraste était brutal : un étranger dans un monde où il n'avait pas sa place. Léo baissa la tête, cherchant à se fondre dans l'ombre, à éviter que les yeux curieux de son sauveur ne le dévisagent davantage. Il n'était pas encore prêt à accepter qu'il ne reviendrait probablement jamais chez lui, que son monde, celui qu'il connaissait, n'existait plus.
Rapidement, leur barque accosta contre un vieux ponton en bois qui grinça sous le choc. Léo fixa les planches humides avec une méfiance instinctive. La mémoire encore marquée par l'effondrement brutal de la barrière qui les avait précipités dans le vide, il hésita un instant avant d'accepter l'aide tendue de son sauveur. Ses mains rugueuses et puissantes se refermèrent sur son bras avec fermeté, le stabilisant sans effort. Léo savait qu'il n'aurait jamais pu sortir seul de l'embarcation. Ses jambes tremblaient sous lui, ses muscles endoloris refusaient de répondre, et ses pieds glacés semblaient à peine sentir le sol sous eux. La fièvre, couplée à l'épuisement et à la panique, l'empêchait de trouver son équilibre.
Dès qu'il posa pied sur la terre ferme, ses genoux fléchirent sous son poids. Un vertige lui brouilla la vue, et il tituba en avant. Son corps chancelant fut rattrapé de justesse par son sauveur qui, heureusement, veillait sur lui avec la vigilance d'un garde du corps. L'homme ne l'avait pas lâché d'une semelle depuis qu'il l'avait tiré des eaux glaciales, et, en cet instant, Léo lui en fut infiniment reconnaissant.
—Merci, souffla-t-il d'une voix rauque, baragouinant dans un anglais incertain.
Il pria pour que son accent français ne rende pas son mot méconnaissable. L'homme lui répondit par un sourire tranquille, comme s'il comprenait bien plus que le simple remerciement. Il marmonna quelques mots dans sa propre langue, puis, voyant l'expression perplexe de Léo, répéta plus lentement.
—De rien.
Léo cligna des yeux, surpris par la simplicité de la réponse. Il lui fallut quelques secondes pour en assimiler le sens. L'accent avait brouillé la compréhension, mais le contexte l'avait aidé à déchiffrer les mots. Un maigre sourire étira ses lèvres gercées, et il se raccrocha à cette petite victoire. Ce n'était pas grand-chose, mais ici, dans cet endroit inconnu, cela valait bien plus qu'un simple échange de politesses.
Un brouhaha soudain brisa le moment.
Un attroupement de curieux se forma rapidement sur les abords du port, attiré par l'agitation nocturne. Hommes, femmes et enfants se pressaient sur le quai, avides de comprendre ce qui avait retenu les bateliers toute la nuit. Des voix s'élevèrent, des murmures coururent comme un feu de paille entre les badauds. Certains pointèrent Léo du doigt, échangeant des regards intrigués, tandis que d'autres chuchotaient derrière leurs mains, alimentant les rumeurs naissantes.
Léo sentit une grimace lui tordre le visage. Il n'avait pas besoin d'être un génie pour comprendre que son apparence détonnait cruellement ici. Ses vêtements, trempés et marqués par des logos bien trop modernes, le désignaient comme un étranger au premier coup d'œil. Il maudit intérieurement sa malchance et jura doucement dans sa barbe.
Puis, une voix tonitruante coupa net le brouhaha ambiant.
Le silence tomba brièvement alors que la foule s'écartait avec une discipline presque inconsciente, formant un passage dégagé. Un homme apparut dans l'espace ainsi libéré, marchant d'un pas décidé vers eux. Il était de petite taille mais d'une carrure imposante, son ventre rebondi trahissant un goût prononcé pour les plaisirs de la table.
Son pantalon en toile immaculé contrastait fortement avec les tenues plus rustiques des villageois. Sa chemise, bordée d'un fil doré délicat, parlait d'une richesse évidente, tout comme son épais manteau de laine qui paraissait neuf et soigneusement entretenu. Ses chaussures, brillantes et sans une seule tache, donnaient l'impression qu'il n'avait que rarement posé le pied sur un sol irrégulier. Léo nota du coin de l'œil qu'une serviette en coton était toujours nouée autour de son cou, et que des miettes bordaient encore les commissures de sa bouche.
Il avait visiblement été dérangé en plein petit-déjeuner.
Léo observa l'homme avec prudence. Son attitude, bien que dénuée d'agressivité immédiate, dégageait une autorité qui ne laissait aucun doute sur son rôle ici. Il n'était pas un simple habitant venu par curiosité. Non, cet homme avait l'air d'être quelqu'un d'important. Peut-être même trop important pour que son intervention soit une bonne nouvelle.
Le silence tendu qui s'installa alors que l'homme s'avançait n'échappa pas à Léo. Chaque pas qu'il faisait semblait alourdir l'atmosphère, et soudain, l'attention de toute la foule était braquée sur lui. À cet instant précis, Léo comprit qu'il était au centre de quelque chose qu'il ne maîtrisait pas.
Le regard du nouvel arrivant balaya l'assemblée avec une minutie effrayante, s'attardant un instant sur chaque visage, comme s'il cherchait à percer leurs pensées. Lorsqu'il posa enfin ses yeux sur Léo, ce dernier sentit un frisson désagréable lui remonter l'échine. L'expression de l'homme, un rictus méprisant accroché aux lèvres, ne laissait place à aucune bienveillance. Il n'avait pas besoin de parler pour que Léo comprenne qu'il n'avait aucune considération pour lui.
Une animosité immédiate naquit dans son cœur. Il le détesta instinctivement.
Un échange tendu s'engagea entre son sauveur et cet homme qu'il devinait être le Maître de la ville. Il n'avait pas besoin de comprendre la langue pour percevoir la tension qui crispait les épaules du batelier. Celui-ci parlait avec bravoure, mais l'anxiété transpirait dans ses gestes. Léo n'arrivait à saisir aucun mot dans cette langue trop rude, trop rapide, qui n'était pour lui qu'une cacophonie incompréhensible. Pourtant, il n'avait aucun doute sur le fait qu'il était au centre de la conversation. La question était : dans quelle mesure ?
L'échange dura quelques minutes avant que le noble, visiblement lassé, ne prenne les devants. Son pas était lent mais assuré, empreint d'une importance qu'il semblait vouloir imposer à ceux qui l'entouraient. Il s'approcha de Léo et inclina légèrement la tête dans sa direction. Un geste délibéré, purement théâtral. Puis il se lança dans un discours pompeux, sa voix haute et pétrie d'arrogance résonnant comme une déclaration d'autorité.
Léo fronça les sourcils. Il n'avait pas la moindre idée de ce que cet homme attendait de lui. Que devait-il répondre ? Devait-il seulement répondre ? Il chercha un indice dans la posture du noble, dans son regard perçant, mais ne trouva rien d'autre que du mépris et de la suffisance. Avant qu'il n'ait à prendre une décision, une voix grave s'éleva à nouveau à ses côtés.
Le batelier venait de parler.
Quelques mots bien placés suffirent à interrompre le Maître, qui haussa un sourcil avant de clore la discussion d'un simple hochement de tête. Il tourna les talons sans plus de cérémonie, disparaissant parmi la foule comme si Léo n'était déjà plus qu'un détail insignifiant dans sa journée.
Un profond soupir de soulagement s'échappa des lèvres du rescapé.
La nervosité ne le quitta pourtant pas complètement. Quelque chose clochait. Pourquoi son apparence n'avait-elle pas provoqué plus de réactions ? Pourquoi cet homme, si visiblement influent, ne s'était-il pas plus attardé sur lui ?
Le regard hanté, il se tourna vers son sauveur.
—Pourquoi ?demanda-t-il simplement, le poids des mots lui manquant.
Le batelier cligna des yeux, l'air perplexe. Ne comprenant pas immédiatement la question, il pencha légèrement la tête. Léo grimaça. Maudite barrière de la langue.
Il réfléchit rapidement avant d'adopter une autre approche. Il désigna la foule autour d'eux, puis pointa du doigt la silhouette du noble qui s'éloignait.
—Pourquoi ?répéta-t-il, suppliant du regard qu'on lui réponde.
Cette fois, il perçut une lueur étrange dans les yeux de son interlocuteur. Une étincelle de compréhension. Puis, sans dire un mot, le batelier esquissa un geste inattendu : il porta ses doigts à ses oreilles.
Léo arqua un sourcil, intrigué. Pourquoi ses oreilles ?
Son cœur manqua un battement.
Avec une lenteur hésitante, il leva ses propres mains et les porta à ses tempes, effleurant du bout des doigts la forme de ses oreilles.
Le choc le frappa comme un coup de tonnerre. Ce n'était pas normal.
Sa respiration s'accéléra alors que ses doigts parcouraient une texture inconnue. Là où, autrefois, se trouvaient des oreilles rondes et familières, il ne sentit que des aspérités effilées, des contours anormalement longs et fins.
Un frisson d'horreur le traversa.
— Non..., murmura-t-il, la gorge nouée.
Son corps réagit avant même que son esprit ne comprenne pleinement l'ampleur du cauchemar. Il recula brusquement, se dégageant de l'étreinte bienveillante du batelier qui le soutenait encore. Ses jambes, fragiles, cédèrent sous lui, et il s'effondra à genoux sur le sol froid et dur.
Un violent haut-le-cœur le saisit.
Son estomac, vidé par le froid et la fatigue, se contracta avec force. Il vomit tout ce qu'il lui restait à offrir à la terre battue, jusqu'à ce que seul l'acide brûlant de la bile ne lui racle l'œsophage. Son corps tremblait, secoué par des frissons incontrôlables, ses doigts s'accrochaient au sol comme s'il pouvait y trouver un ancrage.
Qu'est-ce qui lui était arrivé lors de cet accident de voiture ?
Une main ferme se posa sur son épaule, chaude et rassurante. Il n'eut pas la force de protester lorsque son sauveur le releva avec douceur, son bras puissant l'enveloppant pour l'empêcher de retomber. Il ne réalisa pas immédiatement qu'on l'entraînait ailleurs, loin de la foule, loin des regards. Ce ne fut qu'en voyant l'ombre d'un toit se profiler au-dessus de lui qu'il comprit que l'homme l'avait conduit chez lui.
Léo leva les yeux vers la bâtisse modeste. Une maison simple, rustique, mais accueillante, dont les murs de bois semblaient imprégnés d'une chaleur qui contrastait avec le froid mordant de la matinée.
Il ouvrit la bouche, cherchant à exprimer quelque chose, mais aucun mot ne vint.
Finalement, il inspira profondément et souffla d'une voix faible, mais sincère :
—Merci.
Le batelier lui offrit un sourire, un geste empreint d'une gentillesse qui le déconcerta. Comment un homme pouvait-il être aussi bon, alors qu'il ne lui devait rien ?
Une pensée traversa l'esprit embrouillé de Léo. Il ne connaissait même pas le nom de cet homme qui lui avait sauvé la vie. D'un geste lent mais assuré, il tapa sa propre poitrine avant de déclarer d'une voix forte :
—Léo.
L'éclat de fatigue dans les yeux de son interlocuteur s'adoucit. Son sourire s'élargit légèrement. Il inclina la tête et répondit, d'une voix posée, une seule syllabe :
—Bard.
Ce nom résonna étrangement en lui. Comme une note de musique suspendue dans l'air, un écho d'un passé ou d'un futur qu'il ne comprenait pas encore. Léo le grava dans sa mémoire.
Il savait, au plus profond de lui, que cet homme finirait par être aussi important que celui qui dirigeait cette ville. Et peut-être même plus encore.
