Le commandant de la forteresse huit n'avait été rien d'autre que prévenant et attentionné à son égard, mettant tout en œuvre pour la distraire et l'occuper durant son séjour forcé.
Malgré la chambre au confort extravagant, les serviteurs dévoués et efficaces et les nombreux divertissements mis à sa disposition, Ilinka ne parvenait pas à chasser l'angoisse sourde qui l'étouffait, pas plus que la rage inarticulée qui montait en elle d'heure en heure. Une fois encore, elle était éloignée de tout, isolée et tenue loin de l'action, au nom du secret, de sa sécurité, et de ce maudit avenir dont elle ne voulait pas. Comme un bijou précieux voyageant de cachette en coffre-fort, sans jamais vraiment voir la lumière du jour.
Quant au bout de quatre jours, une servante aux longues tresses vint lui annoncer que Sa Majesté sa mère était venue la voir, Ilinka se sentait prête à la recevoir – dans tous les sens du terme.
Bientôt Rosanna passait la porte du petit salon où elle avait décidé de la voir, ouvrant la bouche pour la saluer.
Aucun mot ne traversa ses lèvres, alors qu'elle avisait son expression.
Sa mère eut la bonté d'afficher un air désolé.
Le silence s'épaissit alors que la femme s'arrêtait à un mètre d'elle, postée devant la grande fenêtre donnant sur la campagne environnante.
Finalement, la princesse le rompit.
«Pourquoi?»
Rosanna ne répondit pas. Pas par honte, mais pour lui donner le temps de préciser sa pensée. Cette prévenance l'enragea encore plus.
Faisant volte-face, elle couvrit les deux pas qui les séparaient, fixant avec colère cette humaine qu'elle aimait tant.
«Pourquoi tu m'as fait ça?!» siffla-t-elle. «POURQUOI?!»
Rosanna ne recula pas. Ne broncha pas. Seul un voile de tristesse se peignit sur ses traits.
«Pour te protéger.»
«Ne mens pas!» cracha-t-elle, furieuse.
«Je ne te mens pas.»
Ravalant un rugissement, elle fit quelques pas, tâchant de retrouver un peu de contenance, et suffisamment de mots pour exprimer sa colère.
«J'en ai assez... La terre... Iri... cette planète... et maintenant ça? Tu comptes me cacher dans un coin jusqu'à la fin des temps?!»
«Non, bien sûr que non...» soupira Rosanna, se laissant tomber dans un des fauteuils. «Ta colère est légitime. Cette procédure d'évacuation a été mise sur pied il y a cinq ans. Quand tu...»
«Quand j'étais quoi?»
L'artiste soupira.
«Encore presque une enfant. Mais ce n'est plus le cas à présent. (Elle se releva, venant lui prendre doucement les mains, les serrant dans ses paumes chaudes.) Tu n'est plus une enfant. Tu seras toujours ma fille, et je t'aimerai toujours comme telle, mais regarde-toi. Regarde-moi. (Elle sourit, les yeux brillants, désignant le sommet de la tête de la jeune wraith, qui dépassait le sien de quelques centimètres.) Tu es une adulte maintenant, capable de prendre ses propres décisions, et mon rôle n'est plus de te protéger. C'est de te soutenir, et de t'accompagner, et... (Elle baissa les yeux, s'affaissant un peu.) ...Et je t'avoue avoir oublié ce protocole. Il y avait tellement plus de choses importantes à faire que d'actualiser de vieilles procédures de sécurité. Je suis désolée, Ilinka. Je t'ai blessée, et tu as le droit de m'en vouloir pour tout ça.»
Elle ne répondit pas tout de suite, prenant le temps de réfléchir, de se calmer, d'examiner ses sentiments sur la situation, serrant toujours les mains de sa mère dans les siennes sans s'en rendre compte.
Soupirant, elle lui offrit finalement un demi-sourire.
«Tu n'as pas fait exprès. Tu l'as dit toi-même, c'est un vieux protocole qui date de quand on a quitté la Terre... et même s'il n'a pas servi alors, j'aurais été très contente qu'il ait existé en cas de besoin... mais je ne veux plus être mise de côté comme ça. Je ne suis pas un bibelot qu'on range dans du papier-bulle en attendant le moment de l'exposer dans une vitrine.»
Sa mère opina, se mordillant la lèvre.
Elle poursuivit.
«Tu m'as toujours dit que quoi qu'il arrive, quoi que je décide de faire, tu me soutiendrais. Que même si je décide de ne pas monter sur le trône de Silla, tu me soutiendrais. Je ne peux pas décider de qui je veux devenir si, chaque fois qu'un choix se présente, on me le retire. Que chaque fois qu'il se passe quelque chose, on me met de côté jusqu'à ce que tout soit réglé. Je... je veux pouvoir participer. Je veux me rendre utile! Servir à quelque chose. Même si c'est juste en portant des messages!»
Sa mère lui offrit un sourire mouillé.
«Bien sûr. C'est normal et légitime.»
«Je peux rentrer, alors?» demanda-t-elle, surprise de découvrir que la ruche, ce titan sombre flottant dans l'espace, malgré toute la crainte qu'il lui inspirait, était devenue un endroit où elle rentrait, comme on rentre chez soi.
Le petit hochement de tête négatif de Rosanna la fit déchanter.
«Pourquoi?» grinça-t-elle, sur la défensive.
Tout ce discours n'avait-il été qu'une vaste manipulation?
«Les systèmes de la ruche ont été très abîmés par les combats. Le réacteur est instable et risque d'exploser à la moindre fluctuation d'énergie. Il faudra des semaines pour réparer, et d'ici-là, tout le personnel non essentiel a été évacué.»
«Quoi?»
«Le plus gros de l'équipage s'est momentanément installé sur Oumana. D'autres sont allés aider sur d'autres vaisseaux, mais il n'y a presque plus personne à bord.»
«Même pas Delleb?»
«Même pas Delleb.»
«Alors, je peux aller sur Oumana moi aussi?»
L'artiste opina, songeuse.
«Quoi?»
Qu'avait-elle en tête?
Secouant un peu ses mains, Rosanna se mordilla la lèvres.
«Quoi, maman?!»
Une ruse? Ou autre chose?
«J'ai une idée... mais... je ne suis pas sûre qu'elle va te plaire...»
Avec un soupir, Ilinka l'encouragea d'un geste. Après tout, s'il ne s'agissait que d'une idée, autant l'entendre.
«J'aimerais que tu ailles ailleurs que sur Oumana...»
«Heu... OK, mais pourquoi? Et où?»
«Parce que, plus je te regarde, plus je me rends compte que ce n'est pas de plus de cours de protocole et de petites missions de négociation dont tu as besoin. C'est de voler de tes propres ailes.
Tu ne t'en es peut-être pas rendu compte, mais pendant ces deux ans sur Iridia, tu as beaucoup changé. Tu y as trouvé quelque chose qui n'est qu'à toi, et qui mérite de se développer. Et tu as raison sur un point: continuer à te cacher comme si tu étais toujours un petit bébé sans défense n'a aucun sens.»
«Et concrètement, qu'est-ce que tu proposes?» demanda-t-elle, agacée par les circonvolutions prudentes de sa mère – qui n'éclaircissaient rien.
«Que tu partes assez loin pour ne plus avoir à agir dans l'ombre de Delleb ou la mienne, mais assez près pour qu'on soit toujours ensemble, dans notre territoire.»
La boule d'angoisse qui l'avait étouffée à l'idée d'être à nouveau coupée de tout comme sur Iridia s'évapora en un instant.
«OK, je t'écoute.»
.
Ravalant un reniflement frustré, Bibkal'mar força un sourire avenant sur ses lèvres, s'inclinant respectueusement devant sa reine qui descendait à l'impromptu d'un Jumper.
Si seulement il avait eu plus que trois minutes pour se préparer, il aurait fait en sorte que la baie d'amarrage ne soit pas encombrée de pièces de rechange pour Darts, et qu'une haie d'honneur digne de ce nom soit dressée pour la véritable souveraine de lieux. Mais c'est à peine s'il avait eu le temps d'enfiler son manteau de rechange, et de se recoiffer pour dissimuler au mieux la cicatrice torturée qui courait sur son crâne et son visage.
«Commandant, merci de me recevoir si rapidement.» le salua-t-elle.
Il se redressa.
«Vous êtes ici chez vous, Majesté.» nota-t-il, affable, constatant avec un brin de consternation qu'en dehors du traqueur qui lui servait de compagnon, personne ne l'escortait.
Quelle imprudence! Même lui ne sortait jamais de sa ruche sans au moins quatre gardes, alors elle, une humaine! C'était de la folie!
Mais il ne dit rien, se bornant à jeter un regard mauvais au traqueur qui, après l'avoir salué d'une vague courbette, s'éloignait – parfaitement conscient qu'il ne pouvait pas l'empêcher d'aller fureter dans la ruche sans paraître absolument discourtois envers leur souveraine.
«Si je puis me permettre, que puis-je faire pour vous, Madame?» s'enquit-il finalement, constatant qu'elle ne semblait pas disposée à expliquer la raison de sa présence.
L'humaine sourit.
«Je venais m'enquérir des progrès des jeunes guerriers que je vous ai confiés.»
«Oh, bien sûr. Par ici, Votre Majesté.» approuva-t-il, quelque peu surpris qu'elle se soit déplacée en personne pour une chose si triviale.
Le temps qu'il l'emmène dans une des nombreuses salles d'entraînement de la ruche, tous les apprentis gardes étaient réunis, en tenue et au garde à vous, supervisés par Kizu'kan, qui leur emboîta le pas en silence alors qu'elle commençait sa revue des troupes.
«Vous ne leurs apprenez pas qu'à se battre, n'est-ce pas?»
«Non, Madame. Vous m'avez demandé d'en faire la future garde de notre princesse. Ils ne doivent pas être que des combattants.»
«Je suppose que leurs aînés leur servent de modèles?» demanda-t-elle, jetant un coup d'œil à Kizu'kan qui les suivait toujours, attentif et silencieux.
«Je l'espère, Majesté.»
«Comment qualifieriez-vous vos wraiths, commandant?» poursuivit-elle, les recrues oubliées, s'approchant un peu du chef de la garde, qu'elle détailla un instant avant de se retourner vers lui, soudain trop proche pour que ce soit convenable.
«Hum...» bafouilla-t-il un peu, perturbé par la proximité soudaine et presque ophidienne de l'humaine.
«Avez-vous confiance en eux, commandant?» susurra-t-elle, sa joue presque contre la sienne.
Il frémit, alors que la morsure froide d'une lame se faisait sentir contre ses côtes.
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Clignant des yeux, une douleur sourde entre les omoplates, Rosanna se retrouva à fixer le plafond noyé dans les ombres de la salle d'entraînement aux échos étouffés.
«Rosanna, ça va?» demanda une voix grave à double timbre, alors qu'on lui serrait doucement la main.
Secouant un peu la tête, étourdie, elle se découvrit soutenue par un jeune guerrier aux cheveux retenus en un court catogan.
«Oh, Zen, salut.»
Le jeune mâle eut un sourire tordu.
«Ça va?» demanda-t-il à nouveau, l'aidant à s'asseoir.
«Oui, ça va. Les vertiges vont passer.» opina-t-elle, tentant de se relever.
«Majesté, vous devriez rester tranquille encore un peu.» nota un autre jeune guerrier, accroupi de l'autre côté.
Elle faillit tomber à la renverse, la vue soudain brouillée par un voile noir. Se laissant retomber au sol sans grâce, elle opina. Il avait raison.
Grognant un peu, agacée par ce malaise qui ne la quittait pas, elle tâcha de concentrer son attention sur un point plus lointain que ses mains, et ne tarda pas à découvrir le commandant occupé à battre sauvagement son chef de la garde à quelques mètres de là.
«Commandant... Commandant... BIBKAL'MAR! STOP!» grinça-t-elle, tendant une main vaine dans sa direction.
«Majesté! Ce scélérat a osé porter la main sur vous! Sa vie est à votre disposition. Et la mienne également, vous avez été mise en danger par ma faute.» s'exclama Bibkal'mar, venant s'incliner presque jusqu'à terre à côté d'elle, alors que Kizu'kan – toujours recroquevillé au sol – gémissait faiblement, une inquiétante flaque de sang vert se répandant à ses pieds.
Rajustant sa position pour être un peu plus stable, elle grinça de douleur.
«Allez l'aider.» ordonna-t-elle aux jeunes gardes toujours en rang, qui fixaient la scène avec incertitude.
Ils obéirent avec empressement, alors que le commandant lui jetait un regard choqué, semblant se demander si elle avait une concussion.
«Madame, ce traître vous a attaqué.» protesta faiblement le commandant.
«Le travail de Kizu'kan est de vous protéger à tout prix, et j'ai essayé de vous planter une dague dans les côtes. Il a fait son travail.» tempéra-t-elle.
«Vous êtes notre reine. Nos vies vous appartiennent, Madame!» s'exclama le commandant, toujours incliné.
«Oh! arrêtez votre cirque, Bibkal'mar, vous n'êtes pas devenu qui vous êtes avec ce genre de comportement!» s'agaça-t-elle, s'appuyant lourdement sur l'épaule de Zen'kan pour se relever.
Soudain froid, le commandant se redressa.
«Puis-je vous demander pourquoi m'avoir attaqué, Madame?»
«Pour voir si vos gardes réagiraient.»
«Ils n'étaient pas censés le faire.» répondit-il, glacial.
«Au contraire. Ils sont vos gardes, pas les miens.»
«Mais ils ne sont pas censés me protéger à votre détriment.»
«Mais lui, l'a fait.» répliqua-t-elle, jetant un regard à Kizu'kan qui, ayant reçu un don de vie, régénérait rapidement ses plaies.
Bibkal'mar ne répondit rien, attendant la suite, insondable.
«Et il est toujours en vie, alors que si vous aviez réellement voulu le punir pour cela, vous auriez eu dix fois le temps de l'égorger.» poursuivit-elle, critique, tentant de voir si elle pouvait se permettre de lâcher l'épaule du jeune guerrier sans risquer de tomber à la renverse.
«Vous voulez que je le tue?» grinça Bibkal'mar, toujours aussi froidement.
«Non. Bien sûr que non. Mais j'espère qu'un jour, un de ces jeunes guerriers aura la même abnégation envers ma fille.» répondit-elle, agitant vaguement la main en direction des jeunes mâles.
«C'est évident, Madame, ils seront imprégnés d'elle.»
Elle pouffa.
«Je sais, mais je sais aussi que la vraie loyauté, celle qui se gagne, et ne s'exige pas, est plus solide encore.»
Le commandant opina. Son poste, il l'avait gagné au fil de ses nombreuses victoires, et la fidélité de ses wraiths, grâce à son propre dévouement envers eux et leur mission. Kizu'kan et les autres lui avaient offert leur vie: il leur offrait son âme en retour.
«Avez-vous vu ce que vous vouliez voir, ou désirez-vous une démonstration des apprentis?» s'enquit-il.
«Volontiers une démonstration, mais puis-je avoir une chaise et un verre d'eau avant?»
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«Madame, je me dois de refuser!» protesta-t-il, jetant un regard plein d'envie à sa pipe, sagement posée sur l'étagère bordant son bureau.
Malheureusement, la douce fumée apaisante devrait attendre.
«Ce n'était pas une question.» nota l'humaine.
Comme s'il l'ignorait! Que sa journée était calme avant son arrivée!
«Madame, vous ne pouvez pas ignorer que ce cadran de notre territoire est dangereux! C'est inconsidéré!»
«Ce n'est pas plus dangereux qu'ailleurs, comme l'attaque d'Atlantis l'a démontré.»
Bibkal'mar ravala un grognement. C'était un fait: il n'était pas censé discuter les ordres de sa reine. Mais en même temps, quand lesdits ordres étaient stupides, n'était-il pas aussi de son devoir de le signaler?
Et là, non seulement, ils étaient stupides, mais en plus, il n'était pas apte à les accomplir. Il n'était pas formé pour cela!
«Vous n'avez qu'à vous dire que vous allez éduquer un jeune commandant.» nota-t-elle, semblant avoir lu dans son esprit.
Il ravala un rire jaune. Comme si former une future reine revenait à former un commandant!
«Et puis, comme ça, vos apprentis gardes auront l'occasion de se familiariser avec leur future protégée...»
Un frisson le parcourut. Les jeunes guerriers étaient prometteurs, mais ils n'étaient pas du tout prêts à protéger la princesse!
«Votre Majesté...» tenta-t-il mollement, conscient de la vacuité de sa supplique.
«La semaine prochaine, ça irait?»
«Je vous demande pardon?»
«Est-ce que ça vous va, si Ilinka vient la semaine prochaine?»
«Heu... oui, ça ira.» grogna-t-il, résigné.
Dans quel pétrin se retrouvait-il?
