Le cœur d'Ophélie battait toujours la chamade. Thorn avait navigué entre les invités pour la guider hors de la salle de réception, sa main dans la sienne, indifférent aux applaudissements et aux félicitations. Mais l'air frais de la fin de journée semblait avoir rompu le charme. Dans le calme de la station balnéaire, ni Thorn ni elle n'osaient parler.
Ils se dirigeaient côte à côte vers le téléphérique qui les mènerait à la muraille puis à la rose des vents, un trajet bien trop familier.
- Pourrions-nous faire un détour ? proposa Ophélie sans trop y avoir réfléchi, désespérée de rompre le silence.
Thorn leva un sourcil interrogateur. Il était si élégant dans son uniforme de cérémonie bleu marine orné de galons d'or. Si intimidant.
- Je me disais… J'avais envie de voir la mer une dernière fois avant de retourner à la Citacielle, balbutia-t-elle.
- Bien sûr.
Pourquoi fallait-il qu'il soit toujours si solennel ? Flagrantes manifestations de son nouveau don, les souvenirs de la journée traversèrent l'esprit d'Ophélie avec une précision déconcertante. Son mari ne lui en restait pas moins indéchiffrable. Il semblait si ému pendant la cérémonie, puis tellement distant pendant le repas. Et puis il y avait eu la valse … Un frisson électrique la parcourut de part en part.
- C'est par là, l'interpella Thorn.
Réalisant qu'elle était restée sur place et que Thorn l'observait d'un air circonspect quelques pas plus loin, Ophélie s'empressa de reprendre sa marche.
La plage s'étendait en une mince bande de sable et de galets. De petites vagues y terminaient leur course, allumant des reflets dorés dans la lumière rasante de cette fin de journée. Au loin, les remparts découpaient la baie de leur silhouette sinueuse, traçant des frontières entre l'éclat de la station balnéaire, l'ombre de la forêt et le vide.
Ophélie enleva ses bottines, heureuse de se libérer de leurs talons inconfortables et de leur cuir trop neuf. Le vent avait finalement eu raison du chignon élaboré qui avait fait la fierté de sa sœur quelques heures plus tôt. Elle se sentait redevenir elle-même avec soulagement.
- Votre tante paraît vraiment enchantée par ce mariage, son discours était très émouvant, remarqua Ophélie.
- Elle vous apprécie beaucoup, c'est certain. Mais elle est surtout très heureuse que son enfant se porte bien. Les risques n'étaient pas négligeables et elle doit être soulagée.
Thorn sous-estimait le soulagement tout aussi réel que Berenilde avait ressenti en sachant son neveu hors de danger. Ophélie ne jugea cependant pas utile de lui en dire plus sur l'inquiétude qu'il avait causée à sa tante en défiant Farouk.
- Je n'ai jamais vu une jeune mère se remettre si rapidement, c'est spectaculaire, enchaîna-t-elle. Et Victoire est si calme, c'est incroyable. Tous les enfants du Pôle sont-ils aussi faciles ?
- Je ne serais pas le bon interlocuteur pour répondre à cette question.
Thorn gardait les yeux sur l'horizon, mais il avait adapté la cadence de ses longues enjambées pour qu'Ophélie puisse marcher à ses côtés. Après un bref silence, il reprit :
- C'est un beau nom que vous lui avez choisi, Victoire. Merci d'avoir été présente pour ma tante.
- C'est normal, elle –
- Je voulais aussi vous remercier, la coupa Thorn. Vous remercier de m'avoir épargné la mutilation. Je sais ce que ça vous a coûté.
Ce que ça lui avait coûté ? Comment lui dire que ça n'avait rien d'un sacrifice ? Comme toujours, les mots firent défaut à Ophélie.
- Nous sommes quittes comme ça. Vous m'avez sorti des pattes du baron Melchior, et je vous ai dépêtré de la colère de Farouk.
C'était à peu près le contraire de ce qu'elle voulait dire. Thorn s'était figé. Il répondit pourtant d'un ton neutre :
- Nous sommes quittes, bien sûr.
Ophélie pouvait sentir qu'elle l'avait blessé, mais avant qu'elle n'ait pu trouver quoi que ce soit pour rattraper sa maladresse, Thorn poursuivit :
- Nous devrions rentrer, il fait froid et vous risquez de tomber malade une fois de plus.
Il ôta sa veste pour la placer sur ses épaules, pivota d'un bloc et reprit le chemin du téléphérique sans se retourner.
Le château – sa nouvelle maison – s'élevait sur trois niveaux surmontés d'un toit tout en ardoise et en cheminées. De hautes fenêtres laissaient échapper, çà et là, la lueur chaleureuse des pièces occupées. Un double escalier recouvert de lierre s'élevait depuis la cour d'honneur et menait au perron et à la porte d'entrée.
Si Ophélie avait franchi les grilles de la propriété sans trop y penser, elle était restée interdite en découvrant la magnifique façade en pierres blanches.
Une volée de marches plus haut, Thorn paraissait encore plus grand que d'habitude. Constatant qu'elle ne bougeait pas, il fit demi-tour pour la sortir de son état de stupeur.
- Jötunheim. Le Château de Jötunheim. C'est le plus petit de mes châteaux, mais c'est mon préféré. C'est pour cela que j'ai choisi de vous l'offrir comme cadeau de mariage. S'il ne vous plaît pas, vous pourrez changer pour l'un des huit autres.
Le plus petit !
- Jotun… ? Je… Je suis certaine qu'il sera parfait. Merci, balbutia-t-elle.
- J'ai l'habitude d'y venir lorsque j'ai besoin de ne pas être dérangé dans mon travail. Ou lorsque je suis en convalescence. Il a aussi pu m'arriver de le prêter à des diplomates en visite.
- En convalescence ?
Aussi naturel que cela puisse être, Ophélie n'avait jamais vu Thorn malade et avait du mal à l'imaginer alité en train de se remettre d'une grippe.
- J'ai subi de nombreuses tentatives d'empoisonnement, précisa-t-il en reprenant l'escalier, comme s'il s'agissait d'une information anodine.
- Oh …
N'ayant rien trouvé de plus pertinent à ajouter, Ophélie gravit les marches à sa suite. Elle franchit la porte d'entrée en bois ouvragé et suivit Thorn dans un hall immense, s'élevant sur deux niveaux, et au fond duquel de nouveaux escaliers montaient en courbes élégantes vers les étages supérieurs. Contrairement à toutes les demeures qu'elle avait visitées dans la Citacielle, le château de Jötunheim n'était agrémenté d'aucune illusion. Les murs étaient recouverts de tapisseries aux teintes et aux motifs sobres. Les parquets étaient égayés çà et là d'épais tapis, et des cheminées semblaient prêtes à protéger les habitants des froids hivernaux qui ne sauraient tarder. De hauts candélabres éclairaient le tout d'une lumière chaude qui se reflétait dans des miroirs aux cadres patinés d'or.
Thorn l'observait avec attention.
- Vous pourrez refaire la décoration si ça vous chante. Cela vous donnera peut-être l'envie d'y séjourner de temps en temps. Si vous voulez ajouter des illusions, dites-le-moi, je vous recommanderai des Mirages à peu près dignes de confiance.
- Je ne pense pas que –
Elle fut interrompue par l'arrivée de deux hommes par une porte latérale. Âgés d'une soixantaine d'années, ils semblaient particulièrement émus par la vision de cette nouvelle arrivante.
- Ophélie, je vous présente Mikhaïl et son conjoint, Andrei. Mikhaïl s'occupe de la cuisine et de la comptabilité du château. Andrei est en charge de l'entretien, des réparations et de l'approvisionnement. Ils seront à votre service dorénavant.
- C'est un tel plaisir de vous rencontrer enfin madame Ophélie, s'exclama Mikhaïl avec un large sourire tandis qu'il étreignait ses mains dans les siennes avec une chaleur presque paternelle. Et toutes mes félicitations mon garçon, ajouta-t-il en posant une main sur l'épaule de Thorn.
C'était un homme trapu avec des cheveux blancs comme neige. Malgré sa stature imposante, il émanait de lui une impression de bonhomie. À ses côtés, tout aussi souriant, Andrei contrastait pourtant par sa silhouette nerveuse et ses cheveux bruns à peine striés de gris. Il semblait constamment en mouvement et dégageait une énergie contagieuse. Il serra la main d'Ophélie à son tour avant de lui proposer :
- Souhaitez-vous souper, madame ? Mon compagnon a préparé un potage de fèves, c'est sa spécialité.
- C'est très aimable à vous, mais notre déjeuner était très copieux, je crois que je n'aurai pas faim ce soir.
En réalité, une angoisse inextricable lui tordait l'estomac depuis qu'elle était entrée dans le château.
- Peut-être voulez-vous visiter la propriété ? s'enquit Mikhaïl.
- Vous ferez la visite demain, trancha Thorn. Il est tard, et madame Ophélie est fatiguée. Je vais lui montrer ses appartements.
L'angoisse monta d'un nouveau cran, en même temps qu'une autre sensation qu'elle n'arrivait pas à nommer. C'était leur nuit de noces. Il allait l'accompagner jusqu'à sa chambre. À cette seule pensée, elle sentit à nouveau un courant électrique la traverser, puisant sa source au creux de son bas-ventre et court-circuitant chacune de ses cellules.
Si l'éducation d'Ophélie ne l'avait nullement préparée à l'exercice des devoirs conjugaux, ses séjours prolongés au Clair de lune et au Gynécée y avaient pourvu. Elle y avait appris bien malgré elle la diversité de ce que deux êtres humains (ou plus) pouvaient entreprendre pour chercher l'extase. La multitude de ces souvenirs et la vivacité que leur apportait son nouveau pouvoir de Chroniqueuse étaient purement et simplement terrifiantes. Pourtant, se mêlaient à ces souvenirs les sensations provoquées par la proximité de Thorn : ses longs doigts effleurant sa nuque dans l'ascenseur de l'intendance, le bref contact de ses lèvres contre les siennes sur la muraille, ses mains examinant son bras blessé au Sanatorium, son torse comme un refuge dans l'Imaginoir, la tension de son corps contre le sien lors de cette valse … Ces images se juxtaposaient dans son esprit comme une multitude de notes de musique, prêtes à composer une nouvelle partition. Malgré l'angoisse, Ophélie était dévorée par l'envie d'en entendre la mélodie.
Après avoir échangé quelques mots avec le couple de domestiques, Thorn la mena vers l'escalier de droite.
- J'ai demandé à votre associé, Renard - ou Renold, peu importe - de déposer vos affaires dans l'aile Ouest. J'espère qu'elle sera à votre convenance. Dans le cas contraire, il y a d'autres chambres à l'étage supérieur, n'hésitez pas à changer. Vous êtes ici chez vous maintenant.
Une fois dans le couloir, Thorn s'immobilisa devant une porte en bois clair, et un silence inconfortable retomba entre eux. Allait-elle entendre les premières notes ? Quand il reprit la parole, ce fut pour balayer les spéculations d'Ophélie avec un débit précipité :
- Je me suis installé dans l'aile Est. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je dormirai au château jusqu'à ce que vous rentriez sur Anima avec votre famille. Le prochain dirigeable part dans trois jours. D'ici là, j'ai prolongé le contrat de madame Vladislava. Elle veillera sur vous la journée, en mon absence. La réhabilitation des déchus est un cauchemar administratif, il me faudra retourner à l'intendance dès demain.
- Vous plaisantez ?
- Je plaisante rarement.
- Je n'ai aucune intention de rentrer sur Anima !
Thorn ouvrit des yeux ronds, bien vite ravalés par un froncement de sourcils contrarié.
- Pourquoi faut-il toujours que vous fassiez l'inverse de ce que vous commande le bon sens ?
- Vous voulez dire l'inverse de ce que vous avez prévu pour moi, sans jamais me demander mon avis ?
Thorn ferma les yeux et se pinça l'arête du nez, comme en proie à une soudaine migraine. La tension de ses muscles trahissait les efforts qu'il déployait pour garder ses griffes sous contrôle. Ophélie s'en voulut soudainement d'avoir laissé libre cours à ses anciennes rancœurs. Elle ne voulait pas se disputer avec lui, pas aujourd'hui.
- Je n'ai pas eu l'occasion de vous remercier, pour la bague.
Elle enleva son gant gauche pour l'admirer une nouvelle fois. L'anneau doré avait été ciselé sur toute sa circonférence en de fins motifs géométriques qui étincelaient à la lumière des bougies du couloir.
Le visage de Thorn avait perdu toute expression. Au moins il n'était plus fâché. Ophélie reprit :
- J'ai quelque chose pour vous, moi aussi. La boîte doit être avec mes affaires.
Elle remit son gant pour aller farfouiller dans l'empilement de valises qui se trouvait dans le vestibule attenant à sa chambre. Après plusieurs chutes de malles et l'éparpillement de leur contenu, elle finit par mettre la main sur ce qu'elle cherchait.
Thorn saisit la petite boîte plate qu'elle lui tendait et en scruta le contenu avec circonspection.
- Ce sont des gants de liseur, expliqua Ophélie. Je n'ai pas été aussi prévenante que vous, malheureusement. Je n'ai pas pensé à en commander assez tôt. Mais j'ai utilisé l'une de mes paires de réserve - une neuve - que j'ai fait ajuster par mon petit frère. Son animiste est très efficace pour étirer les vêtements. Je … j'espère qu'ils sont à votre taille.
Thorn fixait la paire de gants, figé comme une statue de marbre blanc. Ophélie était de plus en plus gênée. C'était vraiment un piètre cadeau. Qu'est-ce qui clochait chez elle ? Elle continua néanmoins à s'embourber dans ses explications.
- Maintenant que je les vois dans vos mains, je crains qu'ils ne soient trop petits. Je suis désolée, je peux demander à Hector de les agrandir dès demain. Mais peut-être qu'ils s'ajusteront tous seuls, vous avez hérité d'une part de mon animisme après tout. Et puis vous pourrez en commander des neufs, ce sera beaucoup mieux, évidemment. J'ai une excellente adresse sur Anima -
- Ça ne sera pas nécessaire, coupa-t-il, glacial.
- Je pense au contraire que c'est indispensable, les visions peuvent vite devenir –
- Ce ne sera pas nécessaire, croyez-moi, répéta Thorn d'un ton plus doux. J'aurais dû commencer par ça : je n'ai pas hérité de votre don de lecture. J'ai bien reçu une part de votre animisme - j'ai involontairement animé des objets toute la journée depuis la cérémonie – mais je n'ai eu aucune vision. Pas la moindre.
- Pas de vision ? bredouilla Ophélie. Pas de sensation particulière ? Pas même une vague impression ? ?
- Non.
- À bien y réfléchir, ce n'est pas très étonnant. Il est difficile de lire les objets qui sont imprégnés par notre propre état d'esprit. Et sans gants, vous avez contaminé tout ce que vous avez touché avant même d'avoir une chance de lire quoi que ce soit. Sans parler du fait qu'un liseur sans gants reçoit beaucoup trop de stimulations. Impossible de distinguer une vision dans cette cacophonie de souvenirs sans être très entraîné. Si vous portez les gants scrupuleusement et que vous vous exercez à la lecture, je suis certaine que vous y parviendrez. Je vous apprendrai. Un délai de trois mois, c'est un peu court… mais si quelqu'un peut y arriver, c'est bien vous.
Thorn la fixait maintenant avec une telle intensité qu'Ophélie eut l'impression que c'était elle qu'il cherchait à lire. Il finit par détacher son regard du sien pour enfiler les gants, trop petits, évidemment. Elle avait pourtant eu l'impression de les avoir agrandis bien plus que nécessaire. Mais ses doigts. Si longs. Elle empêcha son esprit de dériver sur les mains de son mari et là où elles auraient pu se trouver à cette heure avancée de la soirée. Vraiment, qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ? Elle déglutit et reprit d'une voix qu'elle espérait détachée :
- Portez-les en permanence, ils finiront par s'ajuster.
- C'est d'accord.
- Bien sûr, c'est plus pratique de les enlever pour faire sa toilette mais –
- Ce que je voulais dire, c'est que je suis d'accord pour que vous restiez, l'interrompit-t-il. Vous pouvez rester jusqu'à ce que je lise le Livre, pour m'apprendre à manier votre don. Vous avez aussi signé le contrat qui me lie à Farouk et je sais bien que vous n'êtes pas le genre de personne à prendre un engagement à la légère. Mais je veux m'assurer que vous avez bien conscience du danger qui pèsera sur vous. J'avance à découvert maintenant. Et vous aussi, tant que vous resterez au Pôle.
Les jeunes mariés se turent quelques instants, laissant les bruits de la demeure et de ses occupants se manifester : le grincement du plancher sous leurs pieds, une brise d'été faisant claquer un volet à l'étage supérieur, le tic-tac de l'horloge comtoise au bout du couloir …
- Melchior ne s'est pas suicidé, n'est-ce pas ? ?
- Indéniablement.
Elle avait beaucoup réfléchi à la question et c'était un soulagement inattendu de pouvoir en parler à Thorn. Restait à savoir s'il allait accepter de répondre à ses questions.
- Il aurait été tué par Dieu ? D'après les dires de Melchior, cet individu est supposé avoir une emprise sur les esprits de famille. C'est pour enquêter sur lui que vous voulez lire le Livre de Farouk ?
- Vous en savez déjà beaucoup trop pour votre propre sécurité.
- J'en sais trop pour ne pas me poser davantage de questions. Melchior a parlé des souvenirs de votre mère. Est-ce par ce biais que vous avez eu connaissance de l'existence de Dieu ? Représente-t-il un danger ? Pourquoi pensez-vous que le Livre vous donnera plus d'informations à son sujet ?
Thorn garda le silence. Les sourcils froncés, les yeux fixés sur ses gants trop petits, il paraissait en proie au doute. C'était le moment ou jamais de le convaincre. Ophélie reprit :
- Vous avez raison, je ne veux pas m'engager à la légère, j'ai besoin de réponses.
Le silence, encore et toujours. Et puis le barrage céda. En un flot ininterrompu de paroles, Thorn lui raconta comment il avait hérité des souvenirs de Farouk. Comment il en avait déduit que Dieu avait créé les esprits de famille et provoqué la Déchirure. Depuis lors, Dieu contrôlait l'humanité : des hommes et des femmes sous son emprise veillaient dans l'ombre à ce que les esprits de famille et leur descendance agissent selon son plan. Des hommes et des femmes comme le ministre des Élégances, comme la mère de Thorn, comme les doyennes d'Anima, …
- Farouk et Dieu ont un passé commun. En lisant son Livre, j'espère découvrir comment le vaincre. Ou au moins le pousser à sortir de l'ombre… Jusqu'à présent il ne s'est pas senti suffisamment menacé pour s'en prendre à moi. Et puisque vous avez déclaré publiquement que vous n'étiez pas capable de lire le Livre vous-même, vous ne devriez pas être en première ligne les trois prochains mois.
Cela faisait beaucoup d'informations à encaisser. Ophélie n'en revenait pas, cet homme en face d'elle, cet irréductible misanthrope, se consacrait depuis quinze ans à sauver l'humanité. Il lui paraissait soudainement encore plus intimidant. Thorn la sortit abruptement de ses réflexions :
- Alors ?
- Alors quoi ?
- Vous voulez toujours rester ?
- Toujours.
Les sourcils de Thorn sursautèrent dans un brutal mouvement de surprise, déformant sa cicatrice et son œil au beurre noir.
- B … Bien. Dans ce cas … Je … Vous …
Lui qui avait été si loquace quelques minutes auparavant paraissait incapable de prononcer une phrase intelligible. Elle lui avait donné tellement de raisons de douter de son attachement… Comment lui faire comprendre qu'elle regrettait ses mots ? Comment lui faire comprendre qu'elle avait choisi d'être là, d'être sa femme ?
- Je vous laisse vous installer, parvint-il finalement à articuler. Je serai à l'intendance aux aurores, mais nous pourrons nous retrouver après le dîner pour une première leçon de lecture.
- D'accord.
- Vladislava sera en patrouille devant la grille de l'entrée, prévenez là si vous partez en traversant un miroir. Et promettez-moi de me prévenir à la moindre alerte, au moindre soupçon.
- Oui, je le promets, répondit-elle, réalisant trop tard qu'elle faisait ainsi écho à leur cérémonie de mariage.
Thorn sembla se noyer un peu plus dans l'embarras et c'est d'une voix très inhabituelle qu'il conclut la conversation d'un « Bonne nuit » laconique, avant de tourner précipitamment les talons.
- Bonne nuit, répondit Ophélie à la haute silhouette qui s'éloignait à grands pas.
Sans prendre la peine de se changer, ni même d'enlever ses bottines neuves, elle regagna ses appartements et s'effondra sur le lit à baldaquins. Autour d'elle, le château de Jötunheim s'était tu, la chambre n'était que silence.
