L'assaut se fit par surprise, à l'aube, alors qu'elle était encore tout engloutie dans le sommeil. La créature attaqua ses pieds en traître, sous la couette. Ophélie se réveilla en hurlant et se pelotonna derrière son oreiller pour parer le danger. La petite boule de poil tigrée se faufila sous les draps froissés et y resta à l'affût, prête à se jeter sur le moindre bout de mollet qui passerait à portée de patte.
Andouille … Renard ne s'était pas contenté de déposer ses bagages, il lui avait aussi confié la garde du chaton. S'était-il lassé de leur cohabitation permanente, ou avait-il anticipé qu'Ophélie aurait besoin d'un compagnon ?
Elle réprima un soupir. Son bras plâtré la mettait toujours au supplice le matin, et ce genre de réveil n'arrangeait rien. Néanmoins, son malaise n'était pas que physique. Ophélie avait lutté toute la nuit pour repousser les souvenirs qui tournaient en boucle dans sa tête, mais elle ne pouvait plus nier la réalité : un Dieu omnipotent contrôlait les arches et elle se sentait plus impuissante que jamais, contrainte de s'en remettre entièrement à Thorn.
Thorn qui ne voulait pas d'elle pour mener ce combat. Thorn qui ne voulait pas d'elle tout court. La seule pensée lui tordit les entrailles. Il tenait à elle, c'était certain. Avec le temps, Ophélie avait fini par se convaincre qu'il y avait plus que cela : des sentiments plus profonds, une alchimie, une connexion indéfinissable ... Pourtant, elle était seule dans ce grand lit et Thorn devait être parti depuis longtemps. Peut-être s'était-elle fait des illusions … Peut-être était-il distant, non pas par réserve, mais simplement parce qu'il ne ressentait rien d'autre que le devoir de la garder en sécurité, de la même manière qu'il se préoccupait du sort de l'humanité en général.
Ophélie se força à s'extraire des coussins moelleux, mit ses lunettes et porta un regard circulaire sur la chambre plongée dans l'obscurité. Sa chambre. Piquée par la curiosité, elle dégringola du gigantesque lit et se dirigea vers la fenêtre. Elle ouvrit les lourds rideaux et les épais volets pour laisser entrer la lumière du matin et découvrir la vue. Et quelle vue ! Le balcon de sa chambre plongeait droit dans le néant. Implanté à flanc de Citacielle, le château de Jötunheim était suspendu au-dessus du vide, offrant un panorama sur les territoires sauvages du Pôle. Une immense forêt de conifères se déployait plusieurs centaines de mètres sous Jötunheim, leurs cimes tissant le motif d'un extraordinaire tapis émeraude.
Se penchant par-dessus le parapet, Ophélie aperçut en contrebas les douves flottantes qui ondoyaient paresseusement autour de la Citacielle. Il lui sembla préférable de ne pas savoir ce qui se passerait si quelque chose – ou quelqu'un – venait à tomber à l'eau. De l'autre côté du château, la Citacielle s'élevait en un enchevêtrement sinueux de toits, surplombé par la tour de Farouk. Thorn était-il quelque part là-haut, présidant une réunion d'un ton sentencieux ? Une bourrasque de vent vint sortir Ophélie de sa contemplation et elle retrouva vite le chemin de sa chambre au climat plus clément.
Elle observa la pièce à la lumière du jour. Elle avait été aménagée sobrement, mais une attention particulière semblait avoir été portée à chaque détail. Dans l'entrée de la chambre, une méridienne et deux fauteuils capitonnés avaient été disposés autour d'une cheminée que le mois d'août gardait encore endormie. Un haut miroir occupait le mur adjacent, lui renvoyant le reflet d'une mariée égratignée et ébouriffée. Il avait été placé là comme n'importe quelle porte, un passage destiné à être franchi sans effort et sans risque (Ophélie détestait avoir à escalader le manteau d'une cheminée pour passer un miroir, même si elle évitait la chute, elle finissait toujours avec un bout de robe brûlé, dans le meilleur des cas).
Près du lit, un second miroir, plus petit et de forme ovale, ornait une élégante coiffeuse. Le meuble, ingénieusement conçu, possédait un plateau rabattable permettant de recouvrir les flacons de cristal et les peignes en ivoire pour se transformer en bureau. Les tiroirs en bois marqueté étaient soigneusement garnis de flacons d'encre, de plumes, de papier et d'enveloppes.
À côté du bureau-coiffeuse, une petite bibliothèque rassemblait des livres aux reliures de cuir et aux titres dorés, ainsi qu'une minuscule horloge incrustée de nacre. Ophélie rajusta ses lunettes pour consulter les volumes qui s'alignaient sur les étagères. « Traité d'Histoire pré-déchirure », « Destins et dynasties de la Citacielle », « Les guerres de l'ancien monde : mythes et faits historiques » « Le fil de l'Histoire au gré des arches », « Histoire du Pôle », « Légendes des arches du Nord », ... Il s'agissait principalement d'ouvrages historiques. Thorn avait-il sélectionné ces livres spécialement pour elle ?
Elle choisit « Légendes des arches du Nord » et s'installa sur le tapis moelleux au pied du lit. Andouille était déjà en train d'y mordiller les bottines qu'elle avait négligemment jetées au cours de sa nuit agitée. Ophélie fit glisser son pouce sur la tranche des pages, les faisant défiler rapidement sous ses doigts, inspirant cette odeur si particulière que l'on ne trouve que dans les bibliothèques. Elle résista à l'envie de lire avec ses mains plutôt qu'avec ses yeux (Thorn avait-il vraiment choisi ce livre en pensant à elle ?), et plongea dans le premier chapitre.
Absorbée dans sa lecture, Ophélie fut ramenée à la réalité par les gargouillis de son estomac. D'après la petite horloge, il était bientôt dix heures. Malgré son plâtre, il ne lui fallut que quelques minutes pour faire une toilette rudimentaire dans la salle de bain attenante, et quelques minutes supplémentaires pour trouver une tenue dans le chaos des affaires éparpillées dans le vestibule. Parvenue devant la porte de sa chambre, elle se figea néanmoins. Une nouvelle fois, elle se sentait étrangère dans une demeure qui n'était pas la sienne, pas vraiment. Thorn n'était pas là. Mikhaïl et Andrei, aussi aimables qu'ils paraissent, étaient des inconnus. Au sein de la Citacielle, elle se sentait encore déracinée et perdue.
N'était-ce pas ce qu'elle avait voulu pourtant ? Sortir des jupes de Berenilde, se libérer du contrôle permanent de sa mère et des Doyennes ? Ophélie inspira profondément et franchit la porte de sa chambre, aussitôt imitée par Andouille qui détala dans les couloirs.
Elle prit la direction des escaliers et suivit la délicieuse odeur qui provenait de la salle à manger. Une longue table y trônait, recouverte de brioche, de petits pains, de crêpes, de fruits, de chocolat chaud et de café. Mikhaïl passa la tête par la porte latérale et sa voix de ténor retentit dans les oreilles d'Ophélie :
- Bonjour Madame, avez-vous bien dormi ? Monsieur Thorn m'a dit que vous preniez du pain beurré au petit déjeuner, mais je ne me suis pas laissé convaincre ! Il est compétent en bien des domaines mais pas en cuisine. Goûtez tout ce qui vous plaira, vous me direz ce que vous en pensez !
Une chance qu'Ophélie ait eu le temps de s'accoutumer à l'accent du Nord pendant neuf mois, sans quoi elle aurait été bien en mal de comprendre le sens caché sous cette cascade de R roulés. Elle se laissa cependant gagner par la chaleur du cuisinier et lui rendit sincèrement son sourire.
- Merci, ça a l'air délicieux, effectivement ! Mais je ne pourrais jamais avaler tout ça.
- Ne vous tracassez pas pour ça mon petit, votre époux n'a jamais grand appétit non plus, nous donnons tout ce qui peut l'être aux bonnes œuvres.
Ophélie s'installa derrière un bol de café fumant et entreprit de recouvrir une tranche de brioche d'une belle épaisseur de confiture.
- Voulez-vous consulter le journal et votre courrier dès maintenant ?
- Je veux bien, merci.
Qui pouvait déjà lui écrire dans ce nouveau domicile ? Mikhaïl déposa un plateau chargé d'enveloppes et d'un exemplaire de Courrier inter-familial. Voilà qui allait la changer du Nibelungen.
- Vous avez également reçu deux appels de votre sœur. Je n'ai pas tout compris, elle parle si vite, et avec cet accent, enfin … elle voulait surtout vous rappeler que votre famille prendra le dirigeable pour Anima après-demain, à dix heures.
Son cœur se serra à l'idée qu'ils allaient tous repartir et qu'elle ne les verrait plus pendant des mois. Les derniers jours étaient passés si vite … Ophélie ne se sentait pourtant pas prête à affronter sa famille dès aujourd'hui. Pas après ce semblant de nuit de noces qui lui laissait la désagréable impression que rien n'avait changé, qu'elle était encore la petite fille effrayée qui avait débarqué sur cette arche dans les jupes de sa tante neuf mois plus tôt. Il faudrait malgré tout qu'elle les voie avant leur départ et qu'elle les rassure d'une manière ou d'une autre.
- Pensez-vous que nous pourrions inviter ma famille à déjeuner demain ?
- Bien sûr, nous recevrons autant d'invités et aussi souvent que vous le désirez ! Quel bonheur ! Oh ma chère petite, c'est une telle joie de vous avoir avec nous !
Mikhaïl toussota pour reprendre contenance, sans parvenir à masquer le tremblement dans sa voix.
- Si vous saviez … Monsieur Thorn est transformé depuis votre arrivée. Je ne l'avais pas vu si … si présent … si vivant … depuis son enfance.
- Vous le connaissez depuis si longtemps ?
- Oui, j'ai été son précepteur. Berenilde … et bien disons qu'il est difficile de consacrer du temps à ses enfants quand on a des obligations à la cour. Andrei et moi avons vu grandir Thorn. Un enfant si calme, si doux … Quand il est devenu intendant et qu'il nous a proposé de nous prendre à son service, nous étions heureux d'accepter. Et maintenant vous êtes vraiment là et nous sommes plus heureux encore.
Ophélie avait rougi jusqu'aux lunettes. Pour masquer son trouble, elle se plongea dans le courrier qui s'empilait sur le plateau en laiton. Les nobles de la cour - qui avaient toujours méprisé Thorn et considéré Ophélie comme une arriviste - se répandaient en félicitations et invitations diverses, leur curiosité morbide à peine voilée. En introduction aux traditionnels vœux de bonheur, ils espéraient que Monsieur l'intendant et sa jeune épouse ne soient pas « trop affectés par le tragique décès du ministre des Élégances », souhaitaient qu'ils se remettent bien « des derniers événements » et se félicitaient que Thorn ait « repris ses fonctions d'intendant ». Au moins, aucune de ces missives n'était anonyme et aucune ne la menaçait de mort.
Parmi cet insupportable foisonnement d'hypocrisie, elle dénicha un billet de Berenilde. Celle-ci l'invitait à venir prendre le thé le jour même, et cette perspective lui redonna un peu de baume au cœur. Ophélie s'attendait presque à voir son élégante silhouette franchir le seuil lorsque la porte s'ouvrit soudainement.
- Bonjour Madame Ophélie, la salua Andrei en entrant dans la salle à manger, accompagnant ses mots d'un hochement de tête respectueux.
Le concept de domesticité la mettait toujours mal à l'aise, mais au moins Andrei et Mikhaïl avaient des noms et une place dans l'existence de Thorn.
- Bonjour Andrei, comment allez-vous ?
- Très bien, je vous remercie. Et vous-même ? Vos appartements sont-ils à votre convenance ?
- Ils sont parfaits.
- Monsieur sera ravi d'apprendre qu'ils vous plaisent. Voulez-vous que je vous fasse visiter le reste du château ?
- Cela me ferait très plaisir, accepta-t-elle avec reconnaissance.
- Je propose que nous nous en tenions à l'intérieur pour aujourd'hui, répondit Andrei d'un ton devenu très sérieux. Des curieux sont à la grille dans l'espoir d'obtenir quelques mots de votre part. Je vous conseille de ne pas leur accorder ce privilège, au risque de vous retrouver en première page de l'un de leurs torchons. Je les ai chassés mais ils reviennent comme des mouches-à-bouse sur le bétail.
- Andrei, surveillez votre langage ! gronda Mikhaïl avec un sourire complice en revenant de la cuisine. Tenez, voici une liste d'emplettes. Pourriez-vous vous en charger quand vous aurez fini la visite ? Nous recevons la famille de madame à déjeuner demain, précisa-t-il, rayonnant.
- Excellente nouvelle. Ah, Madame, avant que j'oublie : votre assistant est passé ce matin. Il m'a chargé de vous dire qu'il serait à votre cabinet cette semaine et qu'il s'occuperait des clients.
Bercée par les sonorités nordiques, Ophélie perdit rapidement le fil de la conversation entre Andrei et Mikhaïl, qui se chamaillaient gentiment à propos du menu du lendemain. Elle mordit à belles dents dans sa brioche en pensant à son cabinet de lecture. Son appétit était revenu et, avec lui, l'amorce d'une idée pour aider Thorn à remonter la piste de Dieu. Il ne voulait peut-être pas d'elle, mais s'était-elle jamais conformée à ses attentes ?
Elle regrettait déjà la fraîcheur de son vertigineux balcon. Sur la jetée-promenade, l'air était plus irrespirable que jamais. Un soleil artificiel dardait ses rayons implacables depuis le zénith, simulant un été torride sur un bord de mer tropical. L'atmosphère était plus propice à la baignade qu'à la marche et Ophélie regrettait amèrement de ne pas avoir pris d'ombrelle.
Après avoir informé Vladislava de son itinéraire, elle avait traversé le miroir du petit salon (à ne pas confondre avec le salon ouest, le salon du premier étage ni le grand salon) pour se rendre dans l'ascenseur de la tour de Farouk, évitant ainsi les journalistes amassés devant le portail de Jötunheim. Il lui semblait alors que marcher le long de la jetée serait un bon moyen de s'éclaircir les idées. Force était de constater que c'était une idée désastreuse.
Malgré la marche, ses pensées tournaient toujours en boucle dans sa tête. La matinée avait été pour le moins déstabilisante. Jötunheim était un château magnifique et il avait été aménagé de la plus agréable des façons, mais la demeure était hors de proportion et elle n'était pas certaine de s'y sentir chez elle un jour. C'était le domaine de Thorn, d'un Thorn qu'elle n'était plus sûre de si bien connaître. Mikhaïl et Andrei décrivaient un homme dont elle avait à peine commencé à deviner les contours derrière la distance et la retenue.
Ophélie releva sa natte pour dégager sa nuque en sueur. Elle n'était sortie de l'ascenseur que depuis quelques minutes, mais elle en avait vu bien assez pour ne pas s'attarder plus longtemps. Comme toujours, le cinquième étage de la tour était assailli de badauds, mais la physionomie de cette foule était bien différente de ce qu'elle connaissait. Identifiables à leurs tatouages, des Narcotiques, des Persuasifs et même des Invisibles (ostensiblement visibles pour l'occasion) paradaient sur la jetée. Les quelques Mirages présents marchaient plus vite que d'habitude et affichaient des visages effrayés pour les uns, outrés pour les autres. Bien qu'elle fît de son mieux pour éviter de croiser leur regard, Ophélie n'échappa pas à leurs coups d'œil courroucés. Pour ne rien arranger, elle fut interpellée à plusieurs reprises par des anciens déchus. Ils avaient reconnu en elle la femme de l'intendant qui avait plaidé leur cause et tenaient à lui exprimer de vive voix leurs remerciements (de très vive voix, même).
Ophélie se hâta de pousser la porte de son cabinet avant de déclencher une émeute. Elle n'y avait pas mis les pieds depuis plus d'un mois mais retrouva avec émotion l'endroit qu'elle avait imaginé et aménagé avec l'aide de Thorn.
En entendant le son de la clochette de l'entrée, Renard – qui n'était pas seul – redressa brusquement sa large silhouette et retira sa main des boucles sombres de Gaëlle. Quoi qu'elle ait interrompu, Ophélie fut accueillie par ses amis avec un franc sourire.
- Je ne pensais pas vous revoir si tôt, patronne ! Vous ne devriez pas être en voyage de noces ou quelque chose dans le genre ?
Renard avait l'art de taper immédiatement là où elle avait mal … Ophélie fut néanmoins dispensée de se justifier par la réponse de Gaëlle :
- C'est ce que font les nobles de la cour, Ophélie et l'intendant n'ont pas besoin d'épater la galerie en voyageant à l'autre bout du globe. Ils ont le sens des priorités !
- On peut dire ça comme ça, en effet, répondit Ophélie en souriant à Gaëlle. Vous avez un nouveau monocle ! réalisa-t-elle soudain.
- Cadeau de ton mari, si tu veux tout savoir. Les effets personnels des derniers Nihilistes avaient été saisis et ils étaient sous scellé à la gendarmerie. Enfin, des quasi-derniers Nihilistes. Thorn m'a tout rendu, y compris ce vieux monocle. Et des papiers en règle, au passage. Un type bien, ton intendant. Il m'a même proposé de traiter mon dossier en même temps que ceux des déchus, pour récupérer les biens immobiliers de ma famille. Mais j'ai décliné. Tout ça, ce n'est plus moi, ça ne l'a jamais été. Je ne serai jamais une noble de la cour, inutile de prétendre le contraire. D'autant que la mère Hildegarde a déjà pensé à moi dans son testament.
Ophélie n'en revenait pas. Entre les états familiaux, l'incident de l'Imaginoir, leur incarcération et leur mariage, Thorn avait trouvé du temps pour régulariser la situation administrative de Gaëlle ? Elle en aurait été presque jalouse ... Elle changea de sujet et interrogea Renard :
- Avez-vous reçu beaucoup de visites ? Des clients ? Des curieux ?
- Un peu des deux ! s'esclaffa le grand rouquin. Ils viennent pour fouiner, mais ils amènent des objets à expertiser pour pouvoir passer le pas de la porte. C'est que j'ai le sens des affaires, moi ! Vous allez voir, j'ai rempli la réserve. Et vous n'aurez même pas à retirer un doigt de gant : je suis prêt à parier que la plupart ne viendront jamais récupérer leurs affaires. Je les ai fait payer d'avance, bien sûr.
Ophélie rit de bon cœur, Renard avait réellement le sens des affaires ! Elle-même n'aurait jamais pensé à se faire de nouveaux clients de cette manière.
- Bon, si on entrait dans le vif du sujet et que vous nous racontiez ce qui s'est vraiment passé dans l'Imaginoir ? reprit Renard. Je ne suis pas un courtisan mais je suis aussi curieux qu'eux.
- Melchior était vraiment derrière les enlèvements ? renchérit Gaëlle. C'était un foutu bourgeois, mais il était tellement mou que j'ai du mal à l'imaginer prendre la moindre initiative.
- C'est pourtant bien lui qui a écrit les lettres, enlevé et tué ces hommes, répondit Ophélie. Mais je ne crois pas qu'il ait agi de son propre chef.
Elle se tut un moment. Gaëlle et Renard étaient suspendus à ses lèvres, attendant la suite du récit. Voulait-elle vraiment mettre ses amis en danger en leur parlant de Dieu et du reste ? Il valait mieux s'en tenir au strict minimum.
- Je n'en sais pas beaucoup plus. L'un de vous saurait-il comment je pourrais accéder au domicile de Melchior ? Cela me permettrait d'enquêter et de savoir s'il a reçu de l'aide ou des consignes …
- Je vois que la grande liseuse familiale reprend du service ! s'amusa Gaëlle. Est-ce que ton mari ne serait pas plus qualifié pour perquisitionner le manoir de Melchior ?
En effet, Thorn serait tout à fait qualifié pour mener cette enquête. Et résolument opposé à l'idée qu'elle y soit impliquée d'une manière ou d'une autre. Il fallait qu'elle se débrouille par ses propres moyens si elle voulait véritablement l'aider.
- Je préfère ne pas le solliciter pour le moment, admit-elle.
- Un mariage qui démarre sur des bases saines, c'est parfait, ironisa Gaëlle. Je vais me renseigner pour savoir où, quand et surtout comment accéder au manoir.
- Merci !
- Ne me remercie pas encore, je pense que c'est une très mauvaise idée. Et en échange de ce service, j'exige que tu nous racontes en détail comment tu as réussi à démasquer ce pourri de Melchior et comment Thorn l'a mis à genoux.
Ce récit-là, elle pouvait le faire. Après avoir rassasié la curiosité de ses amis, Ophélie s'installa dans le bureau au fond du cabinet, laissant Renard et Gaëlle au comptoir. Plusieurs Mirages passaient et repassaient devant le cabinet et ce n'était qu'une question de temps avant que l'un d'entre eux ne tente sa chance à la pêche aux ragots.
Comme il lui restait une bonne heure avant de rendre visite à Berenilde pour le thé, Ophélie entreprit de passer en revue les objets stockés dans le bureau. Ils avaient été déposés pour expertise et étaient accompagnés d'attestations l'autorisant à en faire la lecture. Pour certains d'entre eux, Renard avait laissé des notes sur les demandes des clients. Il s'agissait presque toujours d'arbitrer un héritage ou d'attester de la propriété de tel ou tel objet de valeur. Cependant, pour la plupart des objets, aucune requête précise n'était formulée. Des objets aléatoires avaient été sélectionnés à la hâte, de simples prétextes pour entrer dans son cabinet et interroger son assistant : un vase ébréché, un service à fondue, un chandelier, un jeu d'échecs, une valise, une toupie ...
Un sourire se forma sur le visage d'Ophélie. Elle venait de trouver exactement ce dont elle avait besoin pour mettre son plan à exécution.
Dès qu'elle se trouvait en présence de Berenilde, Ophélie redressait instinctivement ses épaules, levait le menton et maintenait son dos très droit. Tous les efforts de la tante de Thorn pour la rendre présentable à la cour avaient donc eu quelques effets, même si cela relevait plus du syndrome post-traumatique que d'un profond changement de posture.
Une domestique déposa un plateau chargé de petits biscuits et un délicat service à thé sur le guéridon près d'Ophélie. Glissant lentement sur la banquette, celle dernière s'éloigna et ramena prudemment son écharpe autour de son cou de crainte de provoquer une catastrophe.
- Désirez-vous un large de niais avec votre thé, mesdames ? Pardon, je voulais dire : un nuage de lait, en louez-vous ?
- Laissez la cruche, merci Tilda, répondit Berenilde dans un sourire onctueux tout en agitant un éventail rose poudré.
Elle paraissait aux anges. Pas un nuage ne traversait le ciel artificiel de son château, pas un brin de vent n'agitait ses parterres de faux bégonias, nulle feuille ne tombait des plaqueminiers regorgeant de kakis factices. La maîtresse des lieux n'avait pas cessé de sourire depuis qu'Ophélie avait traversé le miroir de son salon.
Victoire dormait dans un magnifique berceau en bois sculpté surmonté d'un dais en tulle. Ophélie avait vu grandir un frère, trois sœurs et encore plus de cousins, mais ce nourrisson lui semblait beaucoup plus calme et elle en éprouvait un étrange malaise. Berenilde interpréta tout autrement son silence circonspect :
- Votre tour viendra de connaître les bonheurs de la maternité Ophélie, soyez patiente !
Son tout nouveau pouvoir de Chroniqueuse fit défiler devant ses yeux des souvenirs très précis des naissances d'Hector, Domitille, Béatrice et Léonor, de leurs biberons, de leurs couches et de leurs réveils nocturnes. Les bonheurs de la maternité ne la tentaient pas franchement dans l'immédiat. Berenilde ne prêta pas attention à son silence réservé.
- Mon neveu … Comment formuler cela ? S'est-il montré aussi impatient que vous ?
En l'occurrence, la réponse était oui - Thorn n'avait visiblement pas plus envie qu'elle de fonder une famille nombreuse, même si ce n'était pas pour les mêmes raisons - mais Ophélie aurait préféré disparaître de la surface de la terre plutôt que de répondre à cette question. Face à son mutisme persistant, Berenilde reprit avec un sourire indulgent :
- Laissez-lui du temps, certains hommes méritent que l'on soit patiente. Et puis, ce ne serait certainement pas très pratique avec cette ... avec cette histoire, ajouta-t-elle avec un haussement de sourcils en désignant le plâtre de son éventail.
- Farouk est-il venu voir sa fille ?
Ophélie regretta immédiatement cette transition un peu brutale, mais Berenilde ne s'en offusqua pas :
- Comme je le disais, certains hommes méritent que l'on soit patiente. Il viendra.
La jeune mère marqua une pause pour poser un regard empreint de tendresse sur sa fille. D'un geste élégant, elle versa le thé dans deux tasses et en porta l'une à ses lèvres. Elle maîtrisait depuis longtemps l'art de dissimuler son trouble derrière un sourire parfaitement serein.
- Quoi que fasse le seigneur Farouk, je ne serai pas seule. Victoire a Archibald pour parrain, Thorn est là, vous aussi, et votre tante a choisi de ne pas rentrer sur Anima.
- Roseline reste au Pôle ? s'exclama Ophélie, stupéfaite.
- Oui, elle va venir vivre ici. J'ai besoin d'une personne de confiance pour veiller sur Victoire avec moi. Je ne peux pas tout faire par moi-même, quand bien même je le voudrais. Et il m'est désormais impossible de compter sur mes domestiques comme je le faisais avant, les temps changent.
- Les temps changent ? Que voulez-vous dire ?
- Les anciens déchus sont maintenant de nouveaux employeurs potentiels, tout aussi fortunés mais bien moins exigeants. Quant à nous, anciennes familles, il ne nous est même plus possible de distribuer des sabliers. Nous ne pouvons plus contrôler nos domestiques, ni par la peur du renvoi ni par les promesses de récompenses. Une nouvelle ère s'annonce et je n'attends aucune loyauté de mon personnel.
Tout cela arrivait à cause de Thorn. Grâce à Thorn. Il avait aboli le commerce de sabliers, fait réhabiliter les clans déchus, et cela avait entraîné une réaction en chaîne menant à plus de justice pour les domestiques. Ophélie commençait à le connaître suffisamment pour être certaine qu'il avait anticipé cet effet collatéral et qu'il en était tout à fait satisfait.
- Voyez Tilda, une excellente cuisinière, à mon service depuis des années, poursuivit Berenilde. Mais depuis les états familiaux, elle n'est plus elle-même. Je suis persuadée qu'elle boit les bouteilles de ma cave pendant son service !
Berenilde énumérait à présent la liste des aides de cuisine, palefreniers, lavandières, et autres domestiques qui avaient rendu leurs tabliers ou qui se contentaient de ne plus faire leur travail correctement. Ophélie ne l'écoutait plus vraiment toutefois. Thorn occupait encore son esprit. Les actions de cet homme taciturne parlaient pour lui. Il n'était pas beaucoup plus âgé qu'elle pourtant, pas à pas, il transformait le monde. Et elle, qu'avait-elle accompli jusqu'à présent ? Le moins qu'elle puisse faire aujourd'hui, c'était de l'aider à démasquer Dieu. Et cela commençait par leur première leçon de lecture, ce soir.
Ophélie s'agita sur la banquette. Elle voulait l'aider, elle le voulait vraiment. Mais pas seulement. Elle observa son reflet dans le miroir du salon. Elle avait tressé ses cheveux à la hâte et enfilé la première robe sur laquelle elle était tombée (littéralement). Son écharpe effilochée maintenait son plâtre et son visage était encore marqué par sa rencontre avec Melchior. Pour compléter le tableau, la chaleur de la jetée-promenade avait plaqué des mèches folles autour de son front et tout son corps lui semblait poisseux. Pour le dire en peu de mots, elle n'était pas franchement à son avantage, et pour la première fois de sa vie, elle eut envie d'y faire quelque chose. Elle fut saisie par le besoin urgent de fausser compagnie à Berenilde, de traverser ce miroir, d'ôter ses loques et de plonger dans un bain avant de revoir Thorn. Oui, elle voulait aider Thorn, mais elle voulait aussi qu'il ressente pour elle une partie de ce qu'elle ressentait pour lui. Ce regard qu'il avait posé sur elle la veille, lorsqu'elle était entrée dans la salle de cérémonie dans sa robe de mariée, elle ne l'avait pas imaginé, et elle voulait le revoir.
