Depuis que sa famille avait quitté le Pôle, Ophélie n'avait pas pris le temps de regretter leur départ. Leur séjour à Jötunheim avait contribué à la convaincre qu'elle ne souhaitait surtout pas retourner vivre avec ses parents. Elle n'était toutefois pas convaincue que Thorn, lui, souhaitât vivre avec elle. Depuis leur retour du dirigeable, il avait limité leurs interactions au strict minimum: vingt minutes par jour, consacrées à l'apprentissage de la lecture. Cette discipline quasi militaire portait ses fruits; petit-à-petit, Thorn semblait se rendre perméable aux souvenirs du jeu d'échec, formulant des intuitions qui s'avéraient justes, prenant confiance en ses capacités.

Lors des rares occasions où ils s'étaient croisés en dehors des leçons, Thorn s'était montré étonnamment accessible, se préoccupant du bien-être d'Ophélie, se rendant disponible pour étancher sa curiosité sur le Pôle et les autres arches, s'intéressant à ses réflexions, ... Pourtant, malgré cette apparente proximité, un mur invisible persistait entre eux, une limite bien plus infranchissable que la simple distance physique qu'il maintenait sans cesse. Ces moments passaient toujours bien trop vite au goût d'Ophélie, et Thorn reprenait sa place dans les rouages de l'intendance, comme si rien ne s'était passé.

Pour éviter la solitude et le silence de son grand château, Ophélie faisait en sorte de multiplier les occupations. Tous les matins, elle se rendait à son cabinet pour honorer les contrats dégotés par Renard. Cependant, au fil des jours, la curiosité des courtisans s'était tarie et il ne lui restait généralement plus d'expertises à rédiger lorsqu'arrivait l'heure du déjeuner.

Elle consacrait la plupart de ses après-midis libres à se rendre chez Berenilde pour y voir sa filleule et sa tante. Victoire grandissait à vue d'œil mais demeurait obstinément calme. À défaut de recevoir la visite de son illustre père, le nourrisson bénéficiait des attentions constantes de son parrain. C'est ainsi qu'Ophélie eut l'occasion de revoir l'ancien ambassadeur dans le salon d'été de Berenilde, à l'ombre d'une pergola tout en fleurs et en illusions.

Dimanche 11 août

Archibald avait les traits tirés de quelqu'un qui occupe ses nuits à tout sauf dormir. Depuis que son lien avec la Toile avait été rompu, il avait perdu son titre d'ambassadeur et sa place à la cour. Si son succès auprès des courtisanes lui ouvrait toujours les portes des réceptions mondaines, son propre clan lui témoignait désormais une indifférence totale.

- Vous avez l'air en forme, Madame Thorn ! Je suis heureux de constater que notre intendant ne vous a pas encore vidé de tout désir de vivre.

Ophélie fut presque soulagée de l'entendre la taquiner, même si le cœur n'y était visiblement pas. Berenilde était partie coucher Victoire et Roseline avait prétexté une occupation en cuisine pour fuir Archibald. Il était amusant de constater que l'ancien ambassadeur était toujours en mesure de troubler sa tante, habituellement si contenue.

- Vous apprendrez que Thorn est plutôt facile à vivre au quotidien, rétorqua-t-elle.

- Je n'en crois rien ! s'exclama-t-il, faussement choqué. Mais c'est tout à votre honneur de prendre le parti de votre époux. Comme c'est tout à votre honneur de l'avoir épousé tout court. Vous savez que nous vous aurions laissée partir, n'est-ce pas ?

- Vous savez que sans lui, ni vous ni moi ne serions ici aujourd'hui, n'est-ce pas ?

- Ne m'en parlez pas. Une chance que le baron Melchior ait mis fin à ses jours tout seul, sans quoi nous aurions une dette supplémentaire envers Monsieur l'intendant. Car c'est bien ce qui s'est réellement passé ?

Ophélie ne put s'empêcher de se demander à quel point Archibald était au fait de toute cette intrigue. Après tout, quel meilleur tuteur pour Farouk qu'un ambassadeur?

- Oui, c'est ce qui s'est passé, en effet.

- Vous savez que vous ne pouvez pas me mentir, pas vrai? Même si je n'avais pas eu ce pouvoir, vous êtes une piètre menteuse, Ophélie.

Elle se tut un instant, observant le manoir de Berenilde à travers le feuillage de la pergola. Archibald était probablement le seul noble sur cette arche à ne lui avoir jamais menti. S'il y avait bien quelqu'un en qui elle pouvait avoir confiance, c'était lui.

- D'accord, vous avez gagné. Je ne pense pas qu'il se soit suicidé, admit-elle. Avez-vous plus d'informations sur ce sujet ?

- Au cas où vous l'auriez oublié, j'ai été exclu de la Toile, railla Archibald. Je ne sais rien de plus que ce que j'ai déduit de mes fines observations. Et ce que j'en ai conclu, ajouta-t-il sur le ton de la confidence, c'est que jamais Melchior n'aurait fait de mal à la personne la plus chère à son cœur: lui-même.

Archibald cessa de scruter Ophélie pour s'intéresser à ses ongles rongés.

- J'imagine que la grande liseuse familiale a déjà mis en branle un plan pour dévoiler la vérité, reprit-il.

- Non …

- Une piètre menteuse, vraiment. Si vous prévoyez des interrogatoires, demandez de l'aide, je vous en supplie. Personne ne croira à votre bluff.

- Non, c'est vrai ! J'ai accepté de laisser Thorn s'en occuper seul. Je vous jure que je n'ai rien fait. Pour l'instant.

- Pour l'instant ? interrogea Archibald en levant vers elle un sourcil malicieux.

Dire la vérité sur ce qui s'était passé, c'était une chose. Dévoiler un plan dont même Thorn n'était pas au courant, c'était un tout autre niveau de confiance. Elle n'avait strictement rien fait de concret, pourtant cette conversation prenait un arrière-goût de trahison.

- Racontez-moi tout, insista Archibald. Je veux pouvoir donner une explication à Thorn quand on vous retrouvera au fond d'une cave.

Devant l'expression horrifiée d'Ophélie, l'ex-ambassadeur reprit d'un ton paternel :

- D'accord, je reformule: Racontez-moi tout, je veux pouvoir vous venir en aide avant que l'on vous retrouve au fond d'une cave, où vous seriez de toute façon encore vivante et en bonne santé. Je déteste avoir une dette envers l'intendant. Et je détesterais qu'il vous arrive malheur.

Malgré tous ses travers, Archibald était sincèrement inquiet pour elle. L'angoisse qu'Ophélie lisait dans ses yeux bleus finit par la convaincre de lui répondre.

- Je n'ai rien fait pour l'instant, mais je voudrais lire les effets personnels de Melchior. J'ai des raisons de croire qu'il a agi sous l'influence de … sous l'influence de quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui a effacé ses traces en supprimant Melchior du tableau. Quelqu'un qui est toujours dans la nature.

- Ophélie, je déteste donner raison à Thorn, mais vous devriez le laisser gérer ça.

- Je n'ai rien fait pour l'instant, répéta-t-elle.

- Bon, quand vous le ferez - car je sais qu'il n'y a pas de moyen sur terre de raisonner votre tête de mule - ne le faites pas seule. Comme vous le savez, j'ai beaucoup de temps libre et je me fais un devoir de veiller sur la marraine de ma filleule.

Ces dernières paroles touchèrent Ophélie plus qu'elle n'aurait aimé l'admettre. Elle n'avait plus envie de susciter l'inquiétude de ceux qui tenaient à elle, il était peut-être temps de s'assagir.

- Vous avez sûrement raison, concéda-t-elle. Je ne devrais pas m'en mêler. J'ai déjà causé suffisamment d'ennuis à Thorn, je vais me montrer patiente et le laisser régler les choses à sa manière.

Archibald laissa échapper un petit rire incrédule mais déjà, Berenilde et Roseline revenaient du château, mettant un terme à leur conversation pour le moment.

En débarquant sur cette arche hostile, jamais Ophélie n'aurait imaginé s'attacher à autant de ses occupants. Pour rien au monde elle ne voulait les blesser. Pourtant, au fond d'elle-même, le besoin de comprendre était toujours là, irrépressible. Elle n'eut toutefois pas le loisir de tergiverser longtemps. Une semaine après leur conversation à propos de Melchior, Gaëlle vint la retrouver à son cabinet avec des nouvelles sur ses avancées.

Lundi 12 août

Ophélie pestait derrière le comptoir, engluée dans un combat perdu d'avance contre le système de classement des factures (mis au point par Thorn), quand la mécanicienne du Clair de Lune franchit la porte de son cabinet de lecture. Au son fracassant de la clochette, Renard sortit de la réserve où il venait de déposer leur dernier contrat (une rivière de diamants au cœur d'un procès opposant trois favorites).

- Je reconnaîtrais ton entrée délicate entre mille, mon amour.

La jeune femme lui lança un regard noir par-dessous ses boucles brunes. Dans un ample mouvement d'épaule, elle laissa tomber un énorme sac de toile, produisant un bruit métallique retentissant dans tout le cabinet.

- Je viens voir Ophélie, pas te conter fleurette, mon amour.

Renard alla tout de même à sa rencontre et lui posa un timide baiser sur la joue, gagnant un sourire radieux en échange. Tout semblait tellement simple entre ces deux-là. Ophélie repoussa le sentiment de frustration qui menaçait de s'immiscer et se concentra sur le mystérieux sac qui trônait dans l'entrée.

- Bonjour Gaëlle, salua-t-elle en contournant le comptoir. Avez-vous trouvé comment entrer dans le manoir de Melchior?

- Ouais, la bonne nouvelle c'est que j'ai trouvé une méthode. On peut même dire que je l'ai mise en pratique. Ce qui n'était pas une mince affaire, crois-moi. Des gendarmes surveillent l'entrée jour et nuit. Une chance que le réseau de gaz de la Citacielle passe derrière le manoir. Rien de tel qu'une odeur de gaz pour faire flancher la détermination d'un gendarme. Et qui mieux que la mécanicienne du Clair de Lune pour réparer une fuite de gaz? Bref, j'ai réussi à rentrer.

- C'est fantastique … mais en quoi cela va-t-il me permettre de rentrer à mon tour? Les gendarmes ont dû revenir …

- La mauvaise nouvelle, c'est que ce ne sera pas la peine que tu reviennes. Tout le manoir a été vidé. Plus de bibelots, plus de vaisselle, plus de meubles. On dirait bien que quelqu'un n'a pas envie que tu lises les derniers instants de Melchior.

Qui donc avait pu anticiper ses intentions? Thorn avait-il deviné son projet? Ophélie avait du mal à croire qu'il se serait résolu à de telles extrémités sans même lui en parler. Il lui était toutefois impossible de questionner Thorn sans lui révéler son projet. Et si ce n'était pas lui, qui d'autre que Dieu et ses initiés? Un frisson lui remonta l'échine.

- Ne fais pas cette tête, je t'ai quand même rapporté un lot de consolation, signala Gaëlle avec un sourire satisfait en direction du sac de toile.

Ophélie l'observa à son tour, interdite.

- Vas-y, ouvre ton cadeau.

Ophélie s'exécuta. Des poignées. De porte, de fenêtre, de robinet. Gaëlle avait démonté tout ce qui avait pu être touché par les visiteurs du manoir, et que les mystérieux déménageurs n'avaient pas pensé à emporter.

Le rire de Renard retentit dans la pièce.

- Ma fiancée est un génie!

- Ta fiancée? s'enquit Gaëlle dans un froncement de sourcil. Qui a parlé de mariage?

- Euh, il me semblait que c'était la suite logique … balbutia Renard, pris au dépourvu.

- N'y vois rien de personnel, mais il est hors de question que je cède aux diktats du patriarcat polaire, répliqua-t-elle en réajustant ses bretelles. Sans vouloir te vexer, Ophélie. Rapport à ton mariage diplomatique et tout ça.

Ophélie n'aurait su que répondre. Diplomatique ? Était-ce là l'opinion que tout le monde se faisait de leur union ? De son côté, Renard, malgré sa carrure, paraissait avoir rétréci de moitié. Gaëlle lui jeta un regard amusé avant de lui préciser :

- Mais je te garde toi.

- Dans ce cas … opina-t-il, regagnant un peu de contenance.

Ophélie se dirigea vers son bureau, elle préférait laisser les amoureux se quereller en paix. Elle avait surtout besoin de calmer la tempête de questions qui envahissait son esprit. Cependant, à peine eut-elle passé la porte qu'elle réalisa que Gaëlle était sur ses talons.

- Je peux te parler quelques minutes ? Ça n'a pas de rapport avec Melchior, mais c'est un sujet que je voulais aborder avec toi depuis un moment.

- Bien sûr, qu'y a-t-il ?

- Écoute, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Je ne sais pas comment vous faites les choses sur Anima, mais ici, on doit se serrer les coudes entre femmes. Tiens, c'est pour toi.

Gaëlle lui tendit un petit sachet brun sorti de sa poche de salopette, et Ophélie le saisit machinalement.

- Qu'est-ce que c'est ?

Pour la première fois depuis qu'elles se connaissaient, Gaëlle manifesta un léger embarras. Elle poursuivit toutefois avec sa franchise habituelle :

- C'est de la tisane de lune. Tu en feras ce que tu voudras, mais parmi les domestiques, c'est ce que nous utilisons pour ne pas tomber enceinte. Certaines d'entre nous sont fréquemment soumises aux attentions de maîtres peu scrupuleux, et une grossesse, c'est le renvoi assuré. Au mieux. Certaines femmes l'utilisent juste parce qu'elles ne veulent pas d'enfants, ou pas tout de suite. Tu peux en boire une infusion les jours où … tu sais.

Ophélie se sentit rougir jusqu'à la racine de ses cheveux. Qu'est-ce qui était le pire ? Avoir cette discussion avec Gaëlle ? Le fait qu'elle-même n'aurait probablement jamais besoin de cette tisane ? En vérité, le pire était - et de loin - d'apprendre que le viol des domestiques était une affaire courante et que personne n'y faisait rien.

- Merci, tu es une véritable amie Gaëlle, parvint-elle à articuler avant de se laisser tomber sur la chaise du bureau, vidée de toute énergie.

Gaëlle hocha la tête et quitta la pièce aussi soudainement qu'elle y était entrée. À nouveau seule avec ses pensées, Ophélie laissa son regard tomber sur le sac rempli de poignées qu'elle avait traîné jusqu'à son bureau. Impossible de faire la moindre lecture après cette conversation. Elle décida de ramener le sac à Jötunheim et de réfléchir à ce problème après une bonne nuit de sommeil.

Les jours suivants, Ophélie chercha de nouvelles occupations pour ne pas avoir à penser au sac caché sous son lit ni à la tisane rangée dans son bureau-coiffeuse, et c'est ainsi qu'elle finit par découvrir les cuisines de Jötunheim.

N'en ayant ni l'envie ni le talent, elle avait toujours été une piètre cuisinière. Sa mère avait pourtant insisté pour lui laisser un cahier de recettes - qui traînait au fond d'une valise depuis son arrivée à Jötunheim. Lorsque Mikhaïl lui demanda quelles recettes d'Anima elle aimerait retrouver au château, elle sauta sur l'occasion pour lui confier le précieux héritage. Tous deux s'attelèrent donc à préparer des petits biscuits à la cannelle, des tartes au sucre, des gaufres, … Son bras cassé et sa maladresse incurable ne les empêchèrent pas d'embaumer le château d'un parfum réconfortant, et Ophélie en oublia presque son dilemme.

Vendredi 16 août

Incapable d'ingurgiter ces quantités astronomiques de gâteaux, Ophélie en donna un plein panier à Renard et en apporta un autre lors de l'une de ses visites à Berenilde. Toutes ces douceurs firent le bonheur de Roseline et d'Archibald, mais la maîtresse des lieux ne les trouva pas assez raffinées à son goût.

- Avez-vous d'autres spécialités qui ne se résument pas à un mélange de beurre et de sucre ?

- Eh bien, il y a les tartes au fromage et à la confiture de groseilles -

- Ça a l'air affreux, coupa Berenilde. Ce n'est pas comme ça que vous allez encourager Thorn à se nourrir suffisamment. Oh, j'ai une idée merveilleuse ! Vous devriez venir dîner au manoir la semaine prochaine. Tilda nous préparera un vrai repas gastronomique et cela vous donnera des idées de menus.

Ophélie leva les yeux au ciel. Comme s'il existait un cuisinier au monde capable de donner de l'appétit à Thorn. Quand bien même ce serait possible, devenir une parfaite maîtresse de maison n'avait jamais fait partie de ses ambitions.

En traversant le miroir pour regagner sa chambre, elle se résigna à abandonner sa carrière montante de pâtissière pour enfin réfléchir à l'enquête qu'elle voulait mener. Elle extirpa le sac de poignées de sa cachette, l'ouvrit, et contempla son contenu. Gaëlle n'avait pas plaisanté. Il devait y avoir là une vingtaine de robinets et le double de poignées de portes et de fenêtres. Les souvenirs de tous ceux qui avaient rendu visite à Melchior se trouvaient là, et parmi ces inconnus, il y avait probablement celui qui avait exécuté et mis en scène son suicide. Voulait-elle vraiment faire cette découverte seule? Archibald lui avait offert son aide, mais c'était avec Thorn qu'elle voulait faire cette lecture. C'était à lui qu'elle voulait faire confiance. Elle prit la décision de lui en parler dès ce soir.

L'agitation d'Ophélie monta crescendo jusqu'à l'heure de leur rencontre quotidienne. Bien que la distance de son époux soit une source sans cesse renouvelée de frustration, elle pouvait se consoler en constatant les progrès réguliers de Thorn en lecture. Au cours des deux dernières semaines, il était parvenu à percevoir l'humeur des deux joueurs et à identifier certains coups de la partie d'échecs. Le véritable souci, c'était que Thorn voulait trop bien faire : il s'y prenait avec trop d'acharnement pour parvenir à remonter plus loin le fil du temps.

Ce jour-là en particulier, le fou blanc avait donné du fil à retordre au Chroniqueur et il termina la séance dans une humeur exécrable. À la fin des traditionnelles vingt minutes de leçon, Thorn se leva et se mit à arpenter nerveusement son bureau.

- Avez-vous essayé de vous entraîner à utiliser vos griffes ?

Il avait laissé échapper la question brutalement tout en remettant ses gants. Ophélie mit tout ce qu'elle avait de patience dans une réponse mesurée.

- Non, j'ai rarement l'occasion de me défouler sur un autre être vivant. Vous savez, je reste persuadée que je suis bien trop maladroite pour manier un tel pouvoir. Peut-être n'a-t-il simplement pas pris.

Thorn haussa un sourcil en direction d'Andouille qui dormait sur le tapis, allongé de toute sa longueur sur le dos, offrant son ventre aux gratouilles éventuelles de ses nouveaux maîtres. Si elle n'avait pas eu une meilleure opinion de Thorn, Ophélie aurait pu croire qu'il envisageait de lui faire utiliser ses griffes sur le chaton. Elle écarta cette hypothèse et essaya d'orienter la conversation vers un autre sujet.

- Avez-vous d'autres recommandations de livres? J'ai terminé celui que vous m'aviez prêté et je ne sais pas -

- Je pense que nous devrions commencer à réfléchir à une méthode pour vous faire pratiquer le pouvoir des Dragons, la coupa-t-il. Vous avez besoin d'un moyen efficace pour vous défendre. Je ne pourrai pas toujours veiller à votre sécurité.

- Vous vous inquiétez pour moi?

- Je ne vous ai jamais caché que la lecture du Livre de Farouk nous mettrait en position délicate. Je veux seulement m'assurer que vous êtes prémunie contre d'éventuelles menaces. Je n'ai pas eu l'occasion de vous en parler, mais j'ai chargé trois autres invisibles de votre protection. De cette manière, il y a toujours quelqu'un de garde à Jotunheim, au cabinet de la jetée-promenade et au manoir de Berenilde. Et l'un des agents est affecté au Clair de Lune, au cas où, ajouta-t-il en fronçant un peu plus les sourcils. Ils restent à l'extérieur, mais vous pouvez compter sur eux en cas de problème.

- Tout cela me semble un peu extrême ...

- Apprenez à utiliser vos griffes et je les renverrai sur-le-champ.

Pourquoi ce regain d'inquiétude? Thorn avait-il découvert ses activités clandestines? Si ça avait été le cas, il aurait certainement été d'une humeur encore plus massacrante. Il fallait qu'elle prenne son courage à deux mains et qu'elle mette les choses au clair.

- Thorn, je dois vous parler de quelque chose.

- Je vous écoute.

- Je … J'ai …

Il la fixait avec une telle intensité que tout courage l'abandonna.

- J'ai été invitée à dîner chez Berenilde. Nous avons été invités. Tous les deux. Pour dîner. Vendredi prochain.

Thorn la scruta de ses yeux gris et Ophélie eut la certitude qu'il n'était absolument pas dupe de sa pirouette. Il hocha néanmoins la tête sans chercher à en savoir plus.

- D'accord, le 23 août. À quelle heure ?

- Dix-neuf heures.

- Très bien, je viendrai vous chercher à dix-huit heures quarante dans ce cas.

Les leçons suivantes, Ophélie ne parvint pas davantage à parler à Thorn. Plus elle y pensait, plus elle regrettait d'avoir missionné Gaëlle dans son dos. Et plus le temps passait, plus elle s'en voulait de ne rien lui avouer. Le vendredi suivant arriva sans qu'elle se soit décidée.

Vendredi 23 août

C'était toujours une expérience étrange de marcher aux cotés de Thorn, sa longue silhouette, ses grandes enjambées, ses silences entrecoupés des conversations les plus inattendues. Ils avaient profité de la météo clémente pour marcher jusqu'au manoir de Berenilde, et Ophélie aurait aimé que le chemin soit un peu plus sinueux. Loin de son bureau et du jeu d'échec, Thorn baissait la garde et, en quelques pas, tous deux avaient retrouvé cette complicité qui semblait les avoir fuis les deux dernières semaines.

Une fois parvenus au manoir, les conversations de Berenilde et Roseline avaient recouvert leurs mots et comblé leurs silences mais n'avaient en rien étouffé leur proximité. Thorn avait veillé à ce que son plâtre ne l'empêche pas de manger. Il l'avait défendue contre les petites piques de leurs tantes. Il lui avait expliqué l'origine des différents plats traditionnels que Berenilde avait tenu à leur faire déguster et l'avait avertie de ceux qui contenaient beaucoup d'ail ou de poivre et dont le goût aurait pu la surprendre. Pour la première fois depuis des jours, Ophélie ne pensa ni à Melchior ni à ses poignées.

À la fin de la soirée, lorsqu'ils prirent congé de leurs hôtesses, le regard d'Ophélie tomba sur son reflet dans le grand miroir du hall d'entrée. La jeune femme qui lui faisait face était rayonnante, le sourire aux lèvres, les joues roses rehaussées par une robe d'été en lin clair, elle n'avait plus rien à voir avec celle qui était rentrée de son escapade dans les rues de la Citacielle après une rencontre avec Freya. Thorn l'observait lui aussi. Il soutint son regard quelques instants avant de détourner les yeux pour fixer son propre reflet, sans la moindre trace d'amour-propre. Pour la première fois depuis leur mariage, Ophélie se demanda s'il avait pu hériter de ses capacités à passer les miroirs. S'oublier n'était peut-être pas son point fort, mais se confronter à sa propre image sans se mentir était manifestement une compétence qu'il possédait, même s'il n'appréciait visiblement pas ce qu'il y voyait.

Lorsqu'ils furent à nouveau seuls dans le soir illuminé par le jour polaire, elle ne put résister à l'envie de lui poser la question :

- Avez-vous essayé de passer les miroirs ? Vous pourriez tout à fait avoir hérité de ce don également, même s'il est plus rare.

- J'en doute. J'arrive à peine à lire quoi que ce soit. Et vous, avez-vous eu l'occasion -

- Non, je n'ai pas encore eu l'occasion de taillader qui que ce soit ! l'interrompit-elle, agacée.

Après un silence, Ophélie reprit :

- Je suis navrée, je ne suis pas très à l'aise avec l'idée de posséder ce don, mais ce n'est pas contre vous, je vous le promets. Je sais que vous en faites bon usage, c'est juste que -

- Je les déteste, coupa-t-il.

- Pardon?

- Je déteste les griffes. Je comprends que vous n'en vouliez pas. N'en parlons plus.

Ils arrivaient déjà à l'ascenseur qui les ferait descendre deux niveaux plus bas, dans l'ancien quartier des Chroniqueurs - désormais occupé par un mélange hétéroclite de petite bourgeoisie Mirage et d'anciens déchus fortunés – où était implanté Jötunheim. Ophélie aurait voulu retenir le temps pour que cette soirée dure un peu plus – beaucoup plus même - mais déjà Thorn avait pressé le bouton d'appel d'un geste nerveux. Alors qu'ils pénétraient dans la cabine, un attroupement de jeunes gens se pressa pour rentrer à leur suite. Dans leur précipitation, l'un d'eux bouscula Ophélie et elle se serait étalée sur le plancher si Thorn ne l'avait pas retenue. Il la serrait maintenant tout contre lui, si bien qu'elle ne pouvait pas voir son visage. Elle pouvait cependant tout à fait imaginer le regard noir qu'il jetait aux intrus – des Mirages.

La troupe, bruyante et animée, ne fut pas longue à les reconnaître et Ophélie sentit Thorn resserrer un peu plus son étreinte autour d'elle. Les boutons de son uniforme lui pressaient la joue. Avant même que la porte se soit fermée, les railleries et les menaces des courtisans avaient rempli l'ascenseur.

Soudain, un silence total s'abattit sur la cabine, laissant place à la clochette de fermeture de la porte. Toujours blottie dans les bras de Thorn, Ophélie mit quelques instants à comprendre ce qui se passait. À sentir ce qui se passait, plus exactement. Les griffes de Thorn se déployaient tout autour d'eux comme un cocon épineux. Au centre de ce cocon, il n'y avait qu'elle et Thorn, la chaleur de son torse, la pression de ses doigts dans ses cheveux, le battement régulier de son cœur, … et les boutons de son uniforme incrustés dans la joue d'Ophélie. À l'extérieur, elle pouvait percevoir la myriade d'aiguillons qui devaient infliger la migraine de leur vie aux Mirages.

La clochette retentit à nouveau, signalant l'arrivée de l'ascenseur au niveau de la rue des Chroniques. Thorn la guida à l'extérieur sans un regard pour les Mirages hébétés, reprenant leur souffle pour les uns, vomissant leurs tripes pour les autres.

Ils marchèrent en silence jusqu'au château, descendant la rue incurvée. Thorn avait le visage fermé et ce n'est qu'une fois franchi le portail qu'il se tourna vers elle, d'un bloc.

- Je suis navré que vous ayez dû assister à ça.

- Non, ce n'est pas grave. Je veux dire … c'était grave, mais vous avez fait ce qu'il fallait faire. Je … Merci.

Embrouillée dans sa réponse, elle avait attrapé la manche de Thorn sans s'en rendre compte. Elle fixa sa main gantée un instant, prête à essuyer un nouveau rejet, mais Thorn ne bougea pas. Au bout d'un moment qui parut durer une éternité, il leva sa main libre pour la passer dans les cheveux d'Ophélie, et ses longs doigts poursuivirent leur chemin pour caresser sa joue. Elle leva vers lui des yeux interrogateurs, avait-elle encore la marque de ses boutons imprimée sur la peau ? Ophélie sentit son rythme cardiaque s'affoler. Elle n'osait plus bouger, plus respirer, de peur de briser cet instant fragile. Thorn se pencha imperceptiblement.

- Ophélie …

Un bruit métallique les sortit violemment de cet état de grâce. Andreï franchit le portail et sursauta en tombant nez-à-nez avec les jeunes mariés.

- Madame Ophélie, Monsieur Thorn, je ne pensais pas vous trouver ici … Je … Heu …

- Nous allions rentrer, répondit Thorn dans un grognement.

- Voulez-vous que j'aille vous préparer du café ou autre chose?

- Montez-le à mon bureau, comme d'habitude. J'ai encore du travail à finir.

Après avoir prétexté l'heure tardive pour annuler la leçon de lecture, Thorn ne se s'attarda pas une seconde supplémentaire dans le hall et regagna son bureau sans un regard en arrière. Que venait-il de se passer ? Que se serait-il passé s'ils n'avaient pas été interrompus ? Ophélie était déterminée à obtenir des réponses, pourtant, elle dut attendre cinq longues journées pour se retrouver à nouveau seule dans la même pièce que Thorn. L'intendance le retenait tard dans la nuit et le volait aux premières heures du jour. D'après les informations qu'elle avait pu glaner auprès d'Andreï, les déchus avaient terminé leur première saison de chasse et, bien que la viande ait déjà été préparée et stockée, il fallait encore allouer cette ressource aux différentes familles qui réclamaient chacune une part plus importante que les autres. Les réunions de négociation et les visites d'inventaire se multipliaient, rendant les leçons de lecture impossibles. Pourtant, Ophélie restait résolument optimiste, car Thorn et elle avaient un rendez-vous qu'il ne saurait manquer.

Mercredi 28 août

Thorn avait fixé la date du 28 août pour lui retirer son plâtre, estimant que trois semaines et demie étaient la durée idéale pour que les os soient suffisamment consolidés et les muscles pas trop affaiblis. Il lui avait proposé de faire l'intervention lui-même ou de faire venir le médecin. Ophélie avait vu suffisamment de docteurs pour sa jeune vie et avait donc accepté l'intervention de son nouvel époux. Elle se félicitait de cette décision qui allait lui permettre de reprendre là où ils en étaient restés lors de leur dernier tête-à-tête.

Ce mercredi-là, elle se réveilla aux aurores et se prépara de son mieux. Avec le temps, elle avait appris à composer avec son bras en plâtre. Elle parvint donc, non sans effort, à relever ses cheveux dans un chignon à peu près correct. Elle tâcha de ne pas s'attarder dans son bain et enfila la robe verte qui était décidément sa préférée parmi toutes celles qu'elle possédait. Ses ecchymoses avaient pratiquement toutes disparu, et Ophélie accorda un sourire à son reflet dans le grand miroir de sa chambre.

Elle avait prévenu Renard qu'elle ne viendrait pas au cabinet de lecture aujourd'hui, elle aurait donc tout le loisir de passer du temps avec Thorn. Lorsqu'il reviendrait de l'intendance. Ce qu'il ferait forcément puisqu'il devait lui enlever son plâtre aujourd'hui. Ils n'en avaient pas reparlé depuis qu'on lui avait posé, mais il était impossible qu'il ait oublié. Était-il possible qu'il ait changé d'avis? Ophélie repoussa cette idée et décida de se rendre à la bibliothèque pour s'occuper l'esprit.

Elle était arrivée à la fin de deux romans et avait rongé les coutures de trois doigts de gants quand elle se décida à rejoindre le rez-de-chaussée pour grignoter un encas. Elle était tellement sur les nerfs qu'elle ne put retenir un cri en trouvant Thorn de l'autre côté de la porte. Lui-même haussa les sourcils, manifestement surpris - que ce soit par l'apparition soudaine d'Ophélie ou par le niveau sonore de cette rencontre.

- Je vous cherchais, l'informa-t-il d'un ton abrupt.

- Je vous attendais.

Pourquoi avait-elle l'impression d'avoir encore commis un impair?

- Allons dans votre salle de bain, lui intima-t-il d'un air toujours aussi sévère.

- Dans ma … Heu, d'accord.

Elle longea le couloir à sa suite, surplombant le hall d'entrée et ses hauts candélabres quelques instants, avant d'atteindre l'aile Est de Jötunheim. Quelqu'un avait fait couler un bain. Ophélie n'osait plus regarder Thorn dans les yeux tant elle se sentait devenir écarlate. Avait-il la moindre idée du temps qu'elle avait passé dans l'eau brûlante à penser à lui ? L'idée qu'il pouvait désormais lire les objets, y compris les baignoires, acheva de la faire sombrer dans les tréfonds de la mortification.

Ophélie finit par lever les yeux vers Thorn pour comprendre ce qu'il attendait d'elle. La trouvait-il sale? Voulait-il qu'elle se déshabille? Comptait-il la rejoindre dans la baignoire? Devant son regard interrogateur, Thorn clarifiad'un ton haché :

- Il va falloir faire tremper votre plâtre dans l'eau chaude pour le ramollir. Vingt minutes devraient faire l'affaire. Je vous ai laissé un tabouret. Je reviens avec des ciseaux.

C'était probablement la réponse la plus décevante qu'il aurait pu lui donner, c'était pourtant la seule qui soit à peu près sensée. Ophélie obtempéra. Elle retira son écharpe pour la laisser s'étirer à sa guise sur la commode attenante, enleva son gant, s'assit sur le tabouret et plongea son bras dans l'eau brûlante. C'est à travers la buée formée sur ses verres de lunettes qu'elle devina la porte se refermer sur Thorn.

Au bout de très exactement vingt minutes, il revint avec d'épais ciseaux à bouts ronds. Il s'agenouilla à ses pieds et saisit son bras dégoulinant avec délicatesse.

- Voyons si c'est suffisamment ramolli, marmonna-t-il en s'adressant directement au bras d'Ophélie.

Il ausculta le plâtre quelques instants avant de pousser un grognement satisfait. Toute cette procédure n'aurait pas pu être plus clinique, Ophélie n'en ressentait pas moins un vertige troublant.

- Posez le bras sur le rebord. Comme cela. Ne gigotez pas ainsi! Cela me rend nerveux de vous savoir si près d'un objet tranchant.

Cela le rendait nerveux! Ce n'est pas lui qui avait attendu cinq jours dans l'espoir d'échanger quelques mots, pour finir au bord d'une baignoire, à quelques centimètres de l'homme le plus intimidant de toute l'arche!

Thorn commença à découper le plâtre avec concentration. Il n'avait pas dû ramollir tant que ça, l'opération ne semblait pas aisée. Ophélie pouvait deviner les muscles de ses bras et de ses épaules se contracter sous sa chemise. Au bout d'une éternité, le dernier centimètre céda et le bras d'Ophélie, maigre et pâle, émergea de son carcan. Sans un mot, Thorn le dégagea du plâtre éventré, puis il enleva ses gants et saisit son poignet pour le baigner dans l'eau chaude, nettoyant délicatement les dernières traces laissées par les bandages. Remontant le long de l'avant-bras, il exerça une légère pression là où l'os s'était ressoudé. Après avoir fait faire quelques mouvements de flexion à Ophélie, il se leva de toute sa hauteur et remit ses gants.

- Vous ne devriez pas garder de séquelles. Ne portez pas de charges trop lourdes et évitez les chutes. Du mieux que vous pouvez.

Ophélie attendit la suite, assise sur son tabouret, tordant le cou pour observer le visage sévère tout là-haut. Face à son silence, Thorn reprit :

- J'ai encore beaucoup à faire à l'intendance, ne m'attendez pas ce soir.

- Vous m'évitez.

Ce constat lui avait échappé, mais elle sut qu'elle avait visé juste lorsqu'il détourna les yeux, obstinément silencieux.

- Thorn, si c'est à propos de l'autre jour -

- Je n'aurais pas dû … Je suis désolé, l'interrompit-il.

- Non, ce n'est pas du tout -

- Vous auriez dû partir pour Anima comme je vous l'avais demandé, tout aurait été beaucoup plus simple, la coupa-t-il à nouveau d'une voix étranglée.

- Vous préféreriez que je ne sois pas là ?

- Oui.

Elle aurait pu éclater en sanglots si la colère ne l'avait pas violemment submergée.

- Comment auriez-vous fait pour lire le livre de Farouk ? s'emporta-t-elle.

- Tout aurait été beaucoup plus simple, répéta Thorn d'un air résigné.

Cette fois, Ophélie avait atteint les limites de ce qu'elle était en mesure de tolérer. Elle se releva brutalement, faisant tomber le tabouret dans un bruit fracassant, fonça dans sa chambre et quitta le château par le moyen le plus rapide à sa disposition : le grand miroir, placé là par Thorn, comme n'importe quelle porte.