Thorn resta immobile et silencieux pendant de longues secondes, et ce fut cet interminable silence, plus encore que son expression furieuse, qui alarma Ophélie.
Elle aurait préféré qu'il crie. Elle aurait préféré qu'il renverse des meubles. Elle aurait préféré qu'il exige des explications. Mais il se contentait d'être là, encore plus grand et plus raide qu'à l'ordinaire, une colère sourde et silencieuse irradiant de chacun de ses pores.
Ophélie remit ses gants et se leva maladroitement, sans toutefois parvenir à ouvrir la bouche. Son écharpe, qui lézardait jusque-là sur le tapis, s'enroula précipitamment autour de sa cheville, s'abritant du courroux de Thorn sous les pans de sa robe. C'était certainement la pire manière dont il pouvait découvrir son projet. Elle avait eu de multiples occasions de lui en parler et elle n'avait rien dit. Aujourd'hui, elle avait agi sur un coup de tête parce qu'elle s'était sentie blessée. Elle s'était tournée vers Archibald parce que lui aussi était seul. Parce que lui aussi cherchait sa place dans l'univers glacial de la Citacielle. Parce qu'il lui avait proposé son aide, tout simplement. Ce dernier ne paraissait pas du tout incommodé par l'apparition soudaine du maître des lieux.
- Thorn, vous traversez les miroirs maintenant? Que c'est exotique! s'exclama-t-il sans cesser de caresser distraitement le chat sur ses genoux.
Thorn détacha un instant son regard gris d'Ophélie pour fixer la bibliothèque à côté de l'ancien ambassadeur.
- Fermez-la, Archibald, gronda-t-il avec un accent encore plus prononcé qu'à l'accoutumée. Et allez vous faire foutre, n'importe où mais loin d'ici.
C'était la première fois qu'Ophélie entendait Thorn jurer et cela ne fit rien pour atténuer sa nervosité. Archibald, au contraire, parut s'en délecter. Il remit son haut-de-forme d'un geste guilleret, souleva le chat somnolent pour le draper sur son épaule comme une écharpe, se leva dans un mouvement fluide et prit la direction de la porte.
- Avec grand plaisir, je vous laisse roucouler mes petits tourtereaux!
Dès qu'Archibald eut refermé la porte, non sans un dernier clin d'œil à l'intention d'Ophélie, le silence retomba dans la chambre, seulement troublé par le tic-tac de la petite pendule. Le silence le plus inconfortable qu'Ophélie ait jamais vécu en présence de Thorn, ce qui n'était pas peu dire. Au milieu du décor soigné aux teintes poudrées, Thorn avait l'air d'un géant dans une maison de poupée. Mâchoire crispée, sourcils froncés, il gardait les yeux fixés sur les poignées éparpillées entre eux comme autant de preuves à charge, un champ de mines infranchissable.
Lorsqu'il lui adressa finalement la parole pour la première fois de la soirée, ce fut d'une voix grave et étranglée, sans lui accorder un regard:
- Qui est au courant?
- En plus… en plus d'Archibald? bafouilla Ophélie. Seulement Renard et Gaëlle.
- C'est donc eux qui vous ont aidée à voler tout cela. Gaëlle, plus probablement, c'est une femme débrouillarde.
Jusqu'à présent, Ophélie s'était sentie lentement avalée par la culpabilité d'avoir menti à Thorn. Toutefois, cette dernière remarque alluma une étincelle de vexation. Estimait-il qu'elle n'y serait pas arrivée sans Gaëlle?
D'un geste, il saisit la chaise de la coiffeuse, la retourna et s'y laissa choir, comme en proie à une immense fatigue. Même ainsi, il était toujours déraisonnablement grand. Coudes sur les cuisses, pressant ses mains l'une contre l'autre, Thorn observa ses gants d'un air extrêmement contrarié, comme s'ils étaient directement responsables de toute cette situation.
- Combien?
Ophélie ne sut que répondre. De quoi parlait-il? Thorn leva les yeux vers elle, avant de préciser:
- Combien en avez-vous lu, avant de réaliser que les nobles se font ouvrir les portes par des domestiques? Et que l'hygiène ne leur importe pas suffisamment pour que la possibilité de se laver les mains chez leurs hôtes leur effleure l'esprit.
Ophélie se sentit rougir de honte. Elle avait dû lire un bon nombre de poignées pour arriver à la même conclusion. Suffisamment pour ne pas avoir tenu le compte. Elle ne détourna pourtant pas le regard.
- J'ai trouvé une parade.
- Une parade?
- Le heurtoir. Ils ont tous utilisé le heurtoir pour s'annoncer.
Des années et des années de visiteurs frappant à la porte de Melchior. Une chance que Gaëlle l'ait également embarqué avec la multitude de poignées. Une femme débrouillarde, décidément.
- Avez-vous résolu toute l'enquête alors? demanda-t-il, ostensiblement sarcastique.
Maintenant il se montrait purement et simplement cruel. Évidemment qu'elle n'aurait pas été si déconfite si elle avait déjà trouvé le coupable. Heurtée dans son amour-propre, Ophélie fut submergée par le besoin de le convaincre.
- Je n'ai pas tout résolu, mais j'ai une piste. Je pense.
- Vous pensez avoir une piste ? s'enquit-il dans un reniflement sceptique.
- Je… J'ai senti… J'ai lu les souvenirs d'une personne qui m'était familière. C'était comme un sentiment de déjà-vu.
Thorn la dévisageait toujours, de plus en plus perplexe. Ophélie n'y comprenait elle-même pas grand-chose. Comme toutes ses lectures, elle avait eu le sentiment «d'être» quelqu'un d'autre, mais cette fois-ci, c'était quelqu'un dont elle avait déjà pris la place par le passé. Peut-être quelqu'un dont elle avait déjà lu les souvenirs il y a très longtemps ? Il était étrange qu'elle ne s'en rappelle pas malgré ses nouveaux talents de chroniqueuse …
- C'est difficile à expliquer, mais j'ai l'intuition que c'est cette personne qui a tué Melchior. Si seulement j'avais accès au reste de ses affaires …
- Le reste de ses affaires a mystérieusement disparu, cela aurait dû vous alerter sur la dangerosité de votre entreprise.
- C'est donc bien qu'il y a quelque chose à trouver !
- Rien de ce que vous pourriez trouver n'aurait de valeur. Cela fait dix mois que vous êtes arrivée au Pôle. Vous êtes passée de valet au Clairdelune à vice-conteuse familiale, bien évidemment que certains des visiteurs de Melchior vous sont familiers.
Thorn passa la main dans ses cheveux, et pendant un instant, Ophélie crut que sa colère avait fini par s'épuiser. Toutefois, ses yeux tombèrent sur le heurtoir aux pieds d'Ophélie et il reprit froidement:
- Dans l'hypothèse improbable où vous parviendriez à déterminer l'identité d'un visiteur – et en supposant que ce même individu ait eu une pensée suffisamment construite sur le meurtre durant les deux secondes où il a tenu le heurtoir – cela ne tiendrait jamais devant un jury. Les véritables coupables seraient toujours en liberté, mais vous deviendriez une cible.
- Nous saurions au moins à qui nous avons affaire, s'agaça Ophélie.
- Vraiment ? Êtes-vous certaine que les initiés ont fait le travail eux-mêmes ?
Non, elle n'était plus sûre de rien. Une fois de plus, Thorn avait balayé ses illusions. Elle avait voulu l'aider mais elle n'avait fait que brasser de l'air. «Vous auriez dû partir pour Anima comme je vous l'avais demandé, tout aurait été beaucoup plus simple.» Voilà ce qu'il pensait, et elle venait de lui donner raison. La honte lui collait à la peau, mais plus encore, la colère qu'elle accumulait depuis ce matin l'envahissait peu à peu.
- Si vous m'aviez parlé de votre projet je vous aurais exposé tout cela, reprit Thorn d'une voix étranglée.
Le barrage céda et Ophélie sentit la fureur se répandre dans tout son corps, noyant la chambre d'une teinte aussi écarlate que ses verres de lunettes.
- Si vous ne m'aviez pas continuellement tenue à l'écart, j'aurais eu plus de facilité à vous en parler ! explosa-t-elle.
Les sourcils de Thorn se levèrent un instant sous l'effet de la surprise, avant de retrouver leur position habituelle, avalant ses yeux clairs et déformant sa cicatrice. Sans ajouter un mot, il quitta la chaise pour s'agenouiller aux pieds d'Ophélie, ramassant les poignées et les fourrant avec celles qui étaient restées dans le grand sac de toile.
- Que comptez-vous en faire ?
- Considérez qu'elles sont saisies par la justice du Pôle et mises sous scellé.
- Allez-vous me mettre sous scellé, moi aussi ? fulmina Ophélie.
- S'il y a bien une chose dont je suis incapable, c'est de vous contraindre à faire quoi que ce soit, maugréa-t-il. Y compris rester en sécurité.
- Rien ne change alors ? s'emporta-t-elle.
Thorn avait fini de récupérer les dernières reliques du manoir de Melchior. Il resta immobile et silencieux un instant avant de se diriger vers le miroir.
- Rien ne change. Vous continuez à faire ce que vous avez envie de faire. Et je continue de m'évertuer à vous empêcher de vous faire tuer. Un simple détail : si à l'avenir vous pouviez perpétuer ce processus sans faire venir l'ancien ambassadeur à Jötunheim, j'apprécierais.
