Dans le calme de la nuit, seul le bruit de ses pas dans l'allée engravillonnée de la roseraie accompagnait Ophélie. Le majordome qui lui avait ouvert n'avait pas daigné l'escorter et elle était suffisamment en retard pour ne croiser personne sur le trajet qui conduisait au château du Clairdelune. Après le brouhaha qui régnait dans la salle des pas perdus, c'était un soulagement. De courte durée, hélas, elle le savait. Elle pouvait déjà percevoir les notes de musique et les éclats de voix de la réception lui parvenir depuis la forêt de saules pleureurs.
Ignorant son retard déjà conséquent, Ophélie ralentit le pas pour profiter de ce répit sous la lumière de la nuit étoilée. Les jardins n'avaient pas changé depuis sa première visite. La même lune trônait haut dans le ciel, illuminant les mêmes roses blanches sur leurs arceaux. Plus loin, les mêmes parterres de violettes tapissaient le sol d'une éternelle floraison. Les bassins, les ponts, les canaux, tout était identique. Et pourtant, tout avait changé. Ophélie avait changé. Elle n'était plus impressionnée par cet étalage d'illusions, elle ne redoutait plus ces courtisans aux privilèges éphémères, elle ne craignait plus d'être démasquée. Non, maintenant qu'elle savait qui elle était et à qui elle avait affaire, elle n'avait plus peur du Clairdelune.
Il y avait bien une personne dont elle appréhendait la rencontre, mais cet homme était précisément celui avec qui elle était supposée partager sa vie, et, au Clairdelune ou ailleurs, il faudrait bien qu'ils se reparlent. La perspective de revoir Thorn après leur dernière entrevue était la principale raison de son retard ce soir. Elle avait mis un temps infini à choisir une tenue, et un temps encore plus long à essayer de se coiffer - sans aucun succès. Aujourd'hui, sa chevelure avait décidé de ne pas coopérer et Ophélie avait abandonné l'ouvrage à moitié terminé. Le haut du chignon avait tenu, dégageant suffisamment son visage pour qu'elle parvienne à voir ses interlocuteurs. Le bas du chignon n'avait quant à lui résisté que cinq minutes avant que sa masse de cheveux ne s'en échappe impitoyablement. Le résultat ne correspondait en rien aux canons de beauté de la cour, mais il lui faudrait s'en contenter. Ophélie réalisa qu'avant de rencontrer Thorn, rien de tout cela ne l'avait jamais préoccupée. Elle n'était pas certaine qu'il y accorde la moindre importance non plus, mais elle ne put s'empêcher de lui en vouloir encore un peu plus pour cette source de tourments supplémentaire.
Avait-il seulement conscience du trouble dans lequel il la plongeait ? Même empêtrée dans sa préparation, Ophélie n'avait pu s'empêcher de tendre l'oreille, à l'affût du moindre bruit, au cas où Thorn serait passé à Jötunheim. Bien qu'elle soit encore furieuse, une part d'elle-même espérait qu'il la rejoindrait et qu'ils se rendraient ensemble au Clairdelune. Ça n'avait pas été le cas, et maintenant elle était très, très en retard.
Au détour d'un saule pleureur, elle déboucha sur la réception en l'honneur de Victoire. Ou en l'honneur de Berenilde, plus exactement. On fêtait le quarantième jour après la naissance de sa fille, fin officielle du post-partum et date à laquelle la jeune mère pouvait reprendre ses activités à la cour comme si rien n'avait changé.
Des lanternes avaient été suspendues dans les branches des arbres et leur lueur se mêlait à l'éclat argenté de la lune. Le château se dressait fièrement en arrière-plan, ses tours et ses arcades découpant le ciel étoilé. Parés de leurs tenues les plus étudiées, les nobles évoluaient entre les tables garnies de flûtes de cristal et de plateaux d'amuse-bouches. Une bonne tête au-dessus de cette marée de perruques et de chignons bien réussis, Thorn se tenait de toute sa hauteur. Il portait son uniforme de cérémonie, le même qu'à leur mariage et, malgré la distance, Ophélie pouvait sentir ses yeux gris la transpercer. Elle l'ignora délibérément et ramena son attention sur le reste des convives.
La clameur de leurs conversations se mêlait aux tintements des verres et aux notes d'un orchestre. Au milieu de ce brouhaha, Ophélie reconnut la voix claire de Berenilde. Quoi qu'on lui racontât, c'était manifestement très amusant. La jeune femme inspira un bon coup et plongea au cœur de la joyeuse assemblée en direction de cette figure rassurante. La majorité des invités de Patience, la nouvelle maîtresse des lieux, étaient des Mirages. Ceux et celles dont Ophélie croisa le regard lui retournèrent des sourires d'une telle froideur qu'elle en frissonna. Moins nombreux mais pas plus discrets, des anciens déchus formaient de petits attroupements. Il ne faisait aucun doute que ces derniers avaient largement profité des cocktails, et leurs éclats de rire francs et tapageurs dénotaient avec la distinction feutrée des anciennes familles.
Comme toujours, Ophélie avait les plus grandes difficultés à se repérer dans une foule qui la surplombait d'une tête et fut soulagée d'entendre la voix familière d'Archibald.
- Vous êtes en retard Madame la grande liseuse ! J'ai eu peur que vous ne trouviez une excuse pour nous faire faux bond!
- Je ne peux pas vous cacher que j'y ai songé …
- Allons, ne vous laissez pas impressionner par les mécontents, lui dit-il en la saisissant par le bras. Je suis, pour ma part, ravi que vous soyez là.
Thorn avait beau être à plusieurs dizaines de mètres d'eux, elle senti les griffes de son mari se hérisser à l'instant où Archibald posa la main sur elle. Ça n'était pas douloureux comme les sautes d'humeur de Berenilde, mais Ophélie s'étonna que personne ne semble s'en apercevoir. Indifférent à l'animosité de son rival, Archibald la guida à travers la foule jusqu'à Berenilde et Roseline, non sans s'arrêter à maintes reprises pour saluer, déposer un baise-main, adresser un clin d'œil ou murmurer quelques mots cavaliers à la quasi-totalité des courtisanes qui croisèrent leur chemin.
Lorsqu'ils émergèrent enfin auprès de Berenilde, elle était en grande conversation avec un couple de Persuasifs à propos des qualités – innombrables – de leurs progénitures respectives. Elle interrompit néanmoins la discussion pour poser sur Ophélie des yeux bleus contrariés.
- Vous êtes en retard Ophélie! Et ce chignon est apocalyptique.
- Si je ne m'abuse, la dernière fois que nous nous sommes trouvées dans ce jardin toutes les deux, vous disiez que «c'est mal connaître une femme que de la vouloir ponctuelle», s'amusa Ophélie.
- Ce pouvoir de Chroniqueuse est une malédiction! capitula Berenilde en levant les yeux au ciel.
- Nous commencions à nous inquiéter tête de pioche! insista Roseline. La seule excuse pour que tu manques la fête de ta filleule, ça aurait été que tu sois tombée dans les escaliers, ou que tu aies été kidnappée, ou que tu souffres d'un empoisonnement alimentaire, ou –
- Je vais très bien ma tante, l'interrompit Ophélie, et je suis là à présent. Évidemment que je n'aurais raté la soirée de Victoire pour rien au monde.
Un peu honteuse de ce mensonge (elle aurait clairement esquivé la soirée si elle avait eu le moindre prétexte valable), Ophélie observa le nourrisson, engoncé au fond de son landau sous une multitude d'épaisseurs de tulle. La petite fille leva vers elle des yeux bleus et ronds, sans laisser deviner de rancœur particulière liée à son retard.
- Ce landau est splendide n'est-ce pas? intervint la femme du couple de Persuasifs, qui n'avait rien perdu de tout cet échange. Nous allons en commander un i-den-tique pour notre petit dernier. Peut-être y faire ajouter quelques illusions, il paraît que cela fait des miracles pour endormir les bébés.
Ophélie sourit poliment sans que la moindre idée de réponse lui vienne à l'esprit. Archibald la tira de cet embarras :
- Et vous faites bien, Madame ! Tout le monde aime les enfants, mais chacun les préfère lorsqu'ils sont endormis. Maintenant, chers amis, si vous voulez bien m'excuser, il y a un débat d'idées que je brûle de reprendre avec Madame Sofia. Ou était-ce Madame Rose ?
Sur ce, il prit congé dans un haussement de chapeau et Ophélie resta seule face à son interlocutrice. Cette dernière la prit au dépourvu en déclarant à brûle-pourpoint:
- Je tenais à vous exprimer toute mon admiration, Madame Ophélie, de ma part comme de celle de tout mon clan.
- Oh … Euh … Je vous remercie, mais je n'y suis pour rien, c'est mon mari qui a mené les négociations …
- Votre mari est très apprécié par les anciens déchus, en effet, mais ce n'est pas ce dont je parlais, répondit la femme d'un ton cordial. Nous sommes nombreuses à découvrir l'univers de la cour et le rôle qui y est réservé aux femmes. Les Persuasifs attendaient ce retour en grâce depuis bien avant ma naissance et ni moi ni mes sœurs n'avons jamais vécu dans le confort. Malgré notre rang, nous avons dû tenir nos maisons et élever nos enfants modestement et sans domestiques. Et nous avons dû chasser tout comme les hommes. Pour ma part, je suis bien décidée à profiter de tout le luxe et l'oisiveté que me permet cette réhabilitation. Mais beaucoup de mes sœurs souhaitent conserver leur indépendance et vous prennent en exemple pour votre liberté d'esprit. C'est en cela que vous m'inspirez le plus grand respect.
Ophélie ne sut que dire, mais la femme ne semblait pas attendre de réponse. Elle pressa son bras d'un geste amical et, dans un gracieux battement de cils, retourna vers Berenilde pour reprendre leur conversation sur les berceaux, couffins, landaus et autres couchages miniatures.
Ophélie observa le spectacle comme on assiste à un ballet: touchée par la beauté et l'élégance des danseurs, mais pas vraiment certaine de comprendre ce qui se jouait entre eux. Berenilde, elle, était parfaitement dans son élément. Elle ignorait superbement les regards en biais des Mirages, riait poliment aux bons mots de ses admirateurs, distillait des anecdotes amusantes et des flatteries à ses alliés, … Même Roseline paraissait à l'aise ce soir. Ses joues rosies par quelques verres la rajeunissaient de dix ans, et elle riait à gorge déployée à toutes les plaisanteries de Berenilde. Ophélie se sentait peu à peu devenir invisible. Était-ce là la cour dans laquelle elle était supposée trouver sa place d'épouse ? Elle fut presque soulagée lorsqu'elle aperçut Patience se diriger vers leur petit groupe.
- Très chère amie, la soirée est-elle à la hauteur de votre extraordinaire fille ? demanda l'ambassadrice en saisissant les mains de Berenilde dans les siennes.
- Vous avez fait des merveilles, c'est on ne peut plus parfait!
Berenilde paraissait réellement ravie de la réception, cependant, son sourire se figea lorsque leur hôtesse poursuivit d'un ton crémeux :
- Quel dommage que Farouk ne soit pas resté plus longtemps!
Aveugle à la tension qui venait de monter d'un cran, le Persuasif intervint d'un ton jovial:
- Les tartines de pâté sont fameuses !
- Merci Monsieur Youri, c'est en effet notre meilleur foie gras, répondit Patience en laissant tomber sur lui un regard dédaigneux.
L'homme parut enchanté qu'elle ait retenu son nom, et Ophélie le trouva immédiatement sympathique. Lorsque Patience braqua ses yeux clairs sur elle, elle soutint son regard non sans un certain malaise. Même sans ses nouveaux dons, Ophélie n'aurait pas pu oublier leur dernière rencontre au commissariat.
- Madame Ophélie, je suis heureuse de vous revoir en meilleure santé. Je voulais vous parler d'un sujet qui pourrait vous intéresser à titre professionnel.
En quoi l'ambassadrice pouvait-elle avoir besoin des services d'une liseuse ? Avait-elle enfin décidé de s'intéresser à la mort de Melchior?
- Je vous écoute, répondit Ophélie d'un ton circonspect après quelques secondes de sidération.
- Vous avez le même don pour la conversation que votre époux semble-t-il, s'amusa Patience. Il se trouve qu'on a porté à mon attention de nouvelles informations sur ma généalogie. J'aimerais que vous confirmiez ces informations. Ou que vous les infirmiez, de préférence.
- Oh. Dans ce cas, vous pouvez passer à mon cabinet quand vous voulez, les clients ne se pressent pas au portillon pour être honnête. Je peux même venir chez vous, si c'est plus simple …
Patience éclata d'un rire froid.
- Je vous ferai remettre une enveloppe avec tout le nécessaire. Une semaine de délai sera suffisante?
- Oui, j'imagine.
- Parfait, c'est réglé dans ce cas!
Patience lui tourna le dos sans plus de cérémonie et reprit sa conversation avec Berenilde comme si cet interlude n'avait jamais eu lieu. Profitant que le petit groupe échangeât les amabilités de rigueur, Roseline saisit Ophélie par le coude pour l'attirer à quelques pas de là.
- Comment vas-tu ma petite ? Est-ce que tout va bien avec Thorn ? Pourquoi n'êtes-vous pas venus ensemble comme la dernière fois ?
Ophélie ne put s'empêcher de chercher son mari des yeux. Il se tenait à quelques mètres de là, raide comme un pieu, et écoutait stoïquement le monologue d'un homme tout décoré d'écharpes et de médailles. Le nouveau ministre de la chasse, un Narcoleptique. Thorn lui en avait parlé comme de quelqu'un d'intègre. Mais tout aussi soporifique, apparemment: la montre de Thorn ne cessait de sortir de sa poche, brandissant ses aiguilles sous son nez avant qu'il ne la remette à sa place comme on chasse un insecte agaçant. Ophélie aurait aimé pouvoir faire le chemin du retour avec lui juste pour entendre ce qu'il aurait à dire de sa soirée. Aucune chance que cela arrive ce soir pourtant.
- Tout va bien, ne vous inquiétez pas, mentit Ophélie.
Roseline la scruta d'un regard suspicieux.
- Je ne t'en voudrais pas si tu trouvais à redire à ce mariage, chuchota-t-elle. Ces gens sont parfois si étranges. Cette soirée est un parfait exemple ! C'est une soirée en l'honneur d'un bébé, ce devrait être bienséant, mais figure-toi que j'ai déjà vu plusieurs personnes qui… qui essayaient de faire des bébés à leur tour ! C'est un mystère que le taux de natalité soit si bas sur cette arche.
- C'est le Clairdelune, ma tante, vous savez aussi bien que moi ce qui s'y passe quotidiennement.
- Tout ce que je veux dire, c'est que si Thorn t'importune, tu peux toujours rentrer sur Anima comme il te l'a proposé. Il a bien des défauts mais il tiendra parole.
Pourquoi tout le monde tenait-il absolument à la renvoyer chez ses parents ! Instinctivement, elle leva à nouveau les yeux vers Thorn. Elle était encore furieuse contre lui et n'avait aucune envie de lui adresser la parole, pas le moins du monde. Pourtant, une part d'elle espérait désespérément qu'il viendrait la rejoindre. Juste pour être à ses côtés, juste pour sentir sa présence rassurante, juste pour savoir qu'elle comptait toujours à ses yeux. Comme s'il avait perçu son regard, Thorn releva la tête dans sa direction et Ophélie détourna les yeux instantanément, sans parvenir à masquer le rouge qui lui montait aux joues.
- Quand on parle du loup! Thorn vient vers nous, l'informa sa tante.
Ophélie sentit la panique monter. Fendant la foule avec son expression renfrognée habituelle, Thorn se dirigeait bel et bien vers elles. Lorsqu'il arriva, elle se força à le fixer droit dans les yeux. Elle avait presque oublié à quel point il était grand. Si grand que le regarder de si près lui donnait le vertige. Allait-il encore lui reprocher sa lecture clandestine? Lui ordonner d'utiliser ses griffes sur la première créature venue? Ou bien lui donnerait-il directement un billet de dirigeable pour Anima, première classe, aller simple?
- Vous étiez en retard, se contenta-t-il d'observer en guise de salutation.
Ophélie le regarda, incrédule. C'était vraiment la première chose qu'il tenait à lui dire après des jours sans qu'ils ne se soient adressé la parole? Sa vue se teinta de rouge.
- J'ai besoin d'un verre.
C'était un prétexte grossier mais elle ne s'attarda pas pour vérifier ce qu'en pensait son époux. Tournant les talons, elle s'enfonça dans la foule en quête d'une flûte de champagne (peut-être même de deux ou trois). Elle fut rapidement noyée parmi les invités, incapable de repérer un serveur en mesure de donner du crédit à sa fuite. À peine apercevait-elle un plateau que son porteur disparaissait derrière un attroupement de courtisans.
Sur la piste de danse, les couples évoluaient avec grâce au rythme d'un quadrille. Leurs toilettes soignées, leurs sourires travaillés, leurs pas sûrs et sans contretemps, … Jamais elle ne ferait illusion dans ce paysage-là. Pressant le pas pour avoir une chance de mettre la main sur une boisson quelconque, elle finit par marcher sur l'un de ses lacets et s'étala dans l'herbe au milieu des danseurs. Ophélie essaya de relacer ses bottines, mais, indifférente à son sort, la fête battait son plein et elle fut rapidement entourée d'un bouquet de robes multicolores, bousculée de toutes parts, luttant pour éviter d'être piétinée. En désespoir de cause, elle finit par trouver refuge sous une table. Ah elle avait fière allure cette nouvelle Ophélie, sûre d'elle et intrépide! Exaspérée par sa propre gaucherie, la jeune femme profita tout de même de ce sanctuaire de fortune pour épousseter sa robe et refaire ses lacets. Alors qu'elle s'apprêtait à soulever la nappe pour refaire surface et laisser ce fâcheux épisode derrière elle, un nom prononcé dans une conversation attira son attention : Thorn. Elle ne put résister à l'envie de tendre l'oreille pour écouter les deux courtisanes dont elle ne voyait que les ourlets de dentelle et les escarpins vernis.
- … Il n'a jamais eu plus de deux domestiques à ce qu'on raconte. Mais maintenant qu'il est en ménage c'est encore plus suspect.
- Vous avez tout à fait raison ma chère, cela prouve bien qu'il a des choses à cacher.
- Pauvre créature, subir les avances de ce batard …
- Ne la plaignez pas, elle l'a bien cherché. Et d'après ce qu'on m'a raconté elle n'a pas grand-chose à craindre …
- Que voulez-vous dire?
- Vous connaissez ma cousine Marie?
- Celle qui a ce lévrier magnifique?
- Non, celle qui est mariée au conte Ivanoff. Assez grande, très belle femme. Bref, à quatorze ans, elle s'est mise en tête de séduire Thorn pour gagner un pari avec ses amis. Lui devait avoir dans les douze ans. Elle connaissait sa sœur Freya, et elle a prétendu vouloir apprendre les mathématiques –
- Elle n'a pas dû parvenir à grand-chose, cet homme n'aime personne.
- Au contraire, il est tombé dans le panneau! Il lui a fait tout un programme de leçons, ça n'en finissait pas!
- Quelle torture!
- A la fin, lorsqu'elle lui a proposé de le voir sans son chaperon, en secret, il a accepté sans hésiter. Mais quand elle a essayé de pousser les choses plus loin - pour son pari bien sûr - il a totalement paniqué. Il lui a dit qu'il la trouvait «tout à fait bien proportionnée» - imaginez le compliment - mais qu'il ne supportait pas qu'on le touche. Ni aucun contact en général.
- Être rejetée par cet homme, quelle humiliation!
Ophélie en avait entendu assez, elle avait envie de pleurer, elle avait envie de gifler ces pestes, elle avait envie de quitter le Clairdelune et ne plus jamais y remettre les pieds. Au lieu de cela, elle sortit de sous sa table avec toute la dignité dont elle était capable, arrachant au passage des hurlements de terreur aux deux courtisanes.
- Mesdames, je vous pris de m'excuser, mais je dois rejoindre mon époux. Mon époux intelligent, intègre, dévoué, et avec qui je suis tout à fait ravie de passer toutes mes nuits.
Techniquement, il passait bien toute ses nuits à Jötunheim, même s'il ne lui adressait plus la parole. Et même si la seule et unique fois où il avait mis les pieds dans sa chambre avait été un désastre complet. Ophélie s'éloigna le plus rapidement possible, gardant la tête haute malgré l'écharpe qui, sentant son désarroi, lui recouvrait affectueusement toute une partie du visage.
Sans qu'elle y ait prêté attention, ses pas l'avaient conduit à travers les convives jusqu'à ce que Thorn réapparaisse dans son champ de vision. Y avait-il une part de vérité dans ces ragots ? Était-il incapable de supporter le contact d'une autre personne, elle y compris? Cela expliquerait beaucoup de ses réactions … À l'abri de la foule, Ophélie l'observa un petit moment. Comment était-il possible que personne au Pôle ne semble remarquer à quel point il était séduisant? Pas une beauté classique certes, elle n'y avait d'ailleurs pas été sensible au début, mais il possédait indéniablement du charme. Son caractère en revanche pouvait refroidir … Posté comme une sentinelle au-dessus du landau de Victoire, il était en train de couper court à un Mirage qui tentait d'engager la conversation. De là où elle se trouvait, Ophélie ne pouvait entendre leurs échanges, mais elle comprit à la gestuelle de Thorn qu'il désignait sa cousine endormie comme la raison de ce refus catégorique. Se servait-il d'elle comme d'un bouclier? Ou bien était-il, comme à son habitude, incorrigiblement protecteur?
- Vous cherchiez un verre je crois?
Un homme, la marque des Invisibles clairement identifiable sur les tempes, le teint halé, des cheveux mi-longs d'un blond qui rappelait à Ophélie les champs de blé d'Anima, lui tendait une flûte de champagne. Objectivement, Thorn avait du charme, Archibald était très bel homme, mais devant cet invité-là, ils faisaient tous deux pâle figure. Face à son air ahuri, l'Invisible but la totalité du verre dont elle ne s'était pas saisie, fit de même avec le sien, et reprit:
- Nous n'avons pas encore été présentés. Mon nom est Sergueï, je suis chargé de votre surveillance depuis presque trois semaines. Votre mari nous a embauché, moi et d'autres membres de mon clan. C'est amusant n'est-ce pas, je sais presque tout de vous, et vous ne savez rien de moi.
Que sous-entendait-il? Ophélie ne put dissimuler le sentiment de malaise que lui inspirait ce garde du corps capable de se rendre indétectable à l'œil nu, et manifestement très renseigné sur sa cliente.
- Très amusant, en effet, répondit-elle dans un sourire contraint. Mon mari peut se montrer très vigilant à mon égard.
- On pourrait croire qu'il a des choses à craindre … s'amusa l'homme dans un rire sans chaleur.
Décidément cet Invisible ne l'inspirait pas du tout. Ophélie fit un pas en arrière pour mettre un terme à cette conversation rapidement, mais ce faisant, elle bouscula un domestique qui arrivait dans son dos.
- Madame Ophélie, notre ambassadrice m'a demandé de vous remettre cette enveloppe pour l'exécution du contrat qu'elle vous a confié.
Rapide comme l'éclair, Sergueï saisit l'enveloppe avant qu'elle ait eu le temps de réagir.
- Vous permettez que je vérifie le contenu? Afin de m'assurer qu'il n'y a aucun risque. Les tentatives d'empoisonnement sont monnaie courante ici, lui dit-il sur le ton de la conversation en brisant le sceau de l'ambassade.
- Je ne permets rien du tout, rendez-moi ça! s'insurgea Ophélie en lui arrachant l'enveloppe des mains.
- Bien sûr, vous êtes tout à fait capable de juger par vous-même, lui répondit-il en fixant sur elle des yeux inexpressifs.
Il congédia le domestique d'un geste avant de reprendrecomme si de rien n'était:
- Passez-vous une bonne soirée? Ce doit être agréable pour vous de sortir un peu, votre existence est assez solitaire.
- La qualité de la compagnie est essentielle, répliqua Ophélie.
- Vraiment? Les après-midis ne vous paraissent pas trop longues, châle au tasseau, je veux dire, seule au château?
Ophélie avait du mal à en croire ces oreilles. Cet homme était-il en train de la menacer, ou bien était-ce une nouvelle proposition malvenue?
- Je ne suis pas le genre de personne qui s'ennuie facilement. Et puis je ne suis pas seule, Mikhaïl et Andreï sont de bonne compagnie.
- Michel et André?
- Mikhaïl est le cuisinier de Jötunheim et Andreï en est le gestionnaire.
- C'est donc à eux que vous confiez vos états d'âme?
- Je n'ai pas d'états d'âme à confier, monsieur, répondit-elle de plus en plus excédée. Mes amis m'attendent, je ferais mieux de les rejoindre.
- Très bien, au plaisir de vous revoir une autre fois dans ce cas.
- J'en doute, riposta-t-elle en lui tournant le dos pour s'éloigner enfin.
- N'en doutez pas, moi je vous reverrai, c'est certain.
Ophélie se figea un instant, hésitant à revenir vers l'Invisible pour le confronter, lui et ses sous-entendus infects. Lorsqu'elle fit finalement volte-face, un frisson glacé lui remonta l'échine: il avait disparu.
Elle se fondit dans la foule à nouveau et maintint son cap tant bien que mal jusqu'à retrouver Berenilde, Roseline, et Thorn. L'humeur de ce dernier ne semblait pas s'être arrangée.
- J'observe que vous vous faites de nouveaux amis, grogna-t-il. Archibald a-t-il fini par vous ennuyer?
- De nouveaux amis que vous avez mis sur ma route, au cas où ça vous aurait échappé.
Thorn pinça les lèvres et fronça un peu plus les sourcils. Roseline et Berenilde, quant à elles, s'éclipsèrent discrètement avec des œillades entendues. Ni l'une ni l'autre ne voulait être mêlée à la bataille rangée qui se préparait entre les jeunes mariés.
- Vous aviez raison sur un point, reprit Ophélie en plantant son regard dans celui de Thorn, croisant les bras autour de l'enveloppe de l'ambassadrice et se faisant la plus grande possible. Je suis trop vulnérable. Je veux apprendre à me servir de mes griffes. Ou essayer du moins. Quand vous aurez fini de bouder, peut-être pourrez-vous m'enseigner les bases.
