Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 132, an 13

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A croire que chaque fois que je suis les ordres, il y a des morts.

Cette fois, les victimes ne sont pas de mon équipage. Ça ne rend pas leur disparition moins triste, ni moins dramatique. Cette putain de mission nous a coûté plus de cinquante vies. Et on a même pas fumé ces sacs à merde ! Et encore, ça, c'est juste les morts de la bataille spatiale. Il y a eu une sélection sur Circo. Un recensement est en cours. Il sera sûrement terminé d'ici notre retour sur Oumana.

J'en ai marre. J'en ai tellement marre... C'est ce genre de chose qui me donne envie de tout laisser tomber et de devenir archéologue ou agriculteur, je sais pas, n'importe quoi qui n'implique ni combat, ni risque, ni mort !

(Capitaine, ce serait un gâchis de votre potentiel.)
Ubris, la vie privée, ça te dit quelque chose ? Non, ne réponds pas, c'était purement rhétorique.

Tom Giacometti, fin d'enregistrement.

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Le retour n'avait pas été glorieux. Jiu et Léonard avaient réussi à bricoler assez le Jorshhun évacué pour qu'ils puissent le prendre en remorque et ils étaient rentrés, à vitesse minimale, escortant le Kalmatash, aux circuits énergétiques précairement réparés.

Ils étaient arrivés des jours après leur message subspatial, et la grande régente les convoqua à peine furent-ils sortis d'hyperespace.

Elle était furieuse, et Tom ne se sentait pas de faire le fier. Il avait autant merdé que les autres.

Il s'inclina aussi bas que ses collègues officiers devant la reine millénaire, qui les détailla de longs instants, faisant peser lourdement son ire sur leurs esprits.

« Commandant Krill'mar, il est noté dans vos états de service que c'est votre stratégie adroite qui m'a permis de remporter la victoire à la bataille de Cramine. Cet exploit vous aurait-il été attribué de manière erronée ? » siffla-t-elle entre ses dents serrées.

L'intéressé n'osa releva le nez.

« Non, ma sublime reine. Je n'ai pas usurpé ce haut fait. » marmonna-t-il, piteusement.

« Alors POURQUOI avez-vous usé d'une stratégie digne d'un apprenti pilote ?! » rugit-elle, se redressant à moitié de son siège à haut dossier.

Krill'mar n'osa pas répondre.
« Je devrais vous retirer votre titre, pour ça, commandant. »

Tom sentit la honte secouer son congénère.

« Comme il vous plaira, ma reine. »

Delleb gronda d'agacement.

« En effet... Malheureusement, que je vous laisse votre titre ou que je vous renomme à l'aune de l'imbécillité de votre commandement sur cette opération, cela ne réparera pas les dégâts et ne ressuscitera pas les morts : gardez donc votre nom. Que cela vous serve de rappel quant à l'excellence à laquelle j'aspire pour vous, commandant Krill'mar. »

Le mâle explosa de soulagement, s'inclinant plus bas encore de reconnaissance.

« Merci de votre immense clémence, Votre Très Grande Majesté. Merci ! »

La reine eut un demi-sourire presque cruel.

« Mais que cela soit clair : je vous offre cette seconde chance, en vertu des règles mises en place par Rosanna Gady pour les Ouman'shiis, mais avant tout, vous restez un de mes wraiths. Votre existence m'appartient. Si vous faites encore une erreur, une seule petite erreur, Krill'mar, je ne serai pas aussi clémente. »

« Oui, Majesté. C'est parfaitement clair. »

« Bien. »

Elle se tourna vers Hyberdalyn, le dévisageant de longs instants d'un air las.

« La vacuité de votre engeance était tout d'abord risible, puis elle est devenue lassante. Maintenant, elle devient dangereuse ! Silla était une verrue stupide, bouffie d'orgueil et de vanité ! Vous devriez avoir en horreur ces traits, et tout faire pour les expurger de votre sang plutôt que de vous y complaire ! »

Elle se releva, parcourant la salle du trône avec emphase, posant les yeux sur les nombreux fils de Silla qui s'y trouvaient – officiers, gardes, techniciens.

« Cela vous concerne tous ! Du commandant (elle fixa Jû'reyn, qui blêmit) au plus simple guerrier ! Rosanna Gady est une reine douce et patiente. Elle prend avec joie chacun de vos risibles progrès ! Mais je ne suis pas comme elle. Je vous vois, jour après jour, vous vautrer dans votre arrogance, trop prétentieux pour reconnaître vos défauts et vos faiblesses. Trop fier pour avoir le courage de reconnaître les failles de son vaisseau. Trop fier pour reculer dans une bataille à laquelle l'on n'est pas de taille à participer. Capitaine Hyberdalyn, vous avez menti sur l'état de votre vaisseau ! Vous avez accepté une mission que vous saviez ne pas pouvoir remplir convenablement. Votre croiseur a été détruit et votre équipage est mort – à cause de votre orgueil. Vous auriez dû dès le départ signaler au commandant Krill'mar la faiblesse de votre hyperpropulsion. Il était votre commandant opérationnel, vous auriez dû le tenir au courant des avaries de votre vaisseau dès la sortie d'hyperespace. Vous auriez dû demander votre retraite du combat dès l'instant où un tir a percé votre coque. Je me répète, une fois encore : nous n'avons ni chantier naval de production, ni pouponnière active. Nous ne pouvons remplacer à loisir bâtiments et équipages. Vous êtes tenu responsable de la perte du Jorshhun. Cela sera noté dans vos états de service. Il n'y a pas de vaisseau de guerre en manque d'un capitaine actuellement, vous irez donc servir sur un autre croiseur en tant qu'officier, jusqu'à nouvel ordre. »

Hyberdalyn opina, la mâchoire tellement serrée qu'il ne parvint pas tout de suite à répondre. Finalement, il fit l'effort, le souffle court.

« A vos ordres, grande régente. »

Le silence retomba, brûlant d'une rage et d'une honte contenue.
Tom n'appréciait guère d'être insulté ainsi, mais il n'avait jamais aimé Silla. Elle n'avait jamais été sa reine. Tout au plus était-elle sa génitrice. Ce n'était pas le cas de ses frères. Ils avaient été imprégnés d'elle. Elle avait été toute leur vie, leur seul amour, et Delleb non seulement leur crachait leurs propres défauts à la face, mais surtout crachait-elle sur la mémoire de leur reine adorée.
Elle s'approcha finalement de lui.

« Tom Giacometti, qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous ? » siffla-t-elle.

Il se retint de lancer une réponse cinglante, et se contenta de serrer un peu plus fort le poing.

Delleb lui tourna autour lentement, son regard glacial braqué sur lui.

« Que vais-je faire de vous ? En plus de partager avec vos frères un orgueil mal placé, vous êtes un déviant de la pire espèce. Partout ailleurs, on vous aurait abattu, il y a des années ! »
Les mots étaient comme autant d'échardes enfoncées sous sa peau. Muet de rage, il releva la tête, un voile rouge l'aveuglant à moitié.

Delleb rit.

« Regardez-vous ! Même pas encore vraiment adulte, et vous êtes déjà là, à oser défier une reine ! » s'exclama-t-elle, une joie mauvaise dans la voix.

Il ne détourna pas le regard alors qu'elle rivait ses pupilles aux siennes.

« Tsssh... Et après cela, on se demande pourquoi les inimprégnables sont éliminés! Je suppose que vous devriez remercier Milena Giacometti de ne pas vous avoir laissé crever après ce crash de Dart, n'est-ce pas ?»

Du rouge, sa vue passa au noir. Il se redressa, sans vraiment s'en rendre compte, son esprit soudain tellement brûlant et bouillonnant de colère qu'il ne pouvait pas rester en lui.

Il explosa. Durant un long instant, tel un volcan crachant nuées ardentes et coulées de lave, il vomit sa rage et sa colère, de la manière la plus primale et inarticulée qui soit, carbonisant tout ce qui se trouvait à proximité de son esprit. L'instant d'après, le feu était douché par un tsunami glacial. Delleb, comme on pose un couvercle sur un feu d'huile, le forçait à rentrer en lui, étouffant ses sentiments sous une force implacable qui l'écrasait douloureusement.

Il tenta de résister. De mordre. De griffer. Ce fut à peine s'il parvint à l'égratigner. Finalement, il ne fut plus qu'une souris entre les griffes d'un lion.

Il resta ainsi une éternité, sa colère laissant progressivement place à une terreur sans nom, alors qu'il réalisait ce qu'il avait osé faire, et surtout qui il avait osé défier.

Delled rit. D'un rire sinistre et sans joie.

« Tom Giacometti, vous êtes une épine dans mon flanc dont je ne peux me débarrasser, et vous le savez – un peu trop bien à mon goût. Une telle incartade vaudrait la mort à n'importe quel autre wraith... mais vous êtes un symbole. Un symbole important pour notre peuple et, en tant que tel, je ne peux simplement vous éliminer, quel qu'en soit mon avis. Mais continuez donc ainsi à causer problèmes et catastrophes, et vous briserez vous-même ce bouclier qui vous protège, et ce jour-là... comptez sur moi pour vous faire payer vos actes à leur juste valeur. » murmura-t-elle dans son esprit, afin qu'il soit le seul à l'entendre.

Elle le relâcha, comme un félin qui a assez joué avec sa proie.

Il revint un peu à lui, se découvrant tenu par deux gardes, qui le maintenaient d'un bras chacun, leurs blasters braqués sur sa tête.

Delleb le dévisagea de longs instants.

« Êtes-vous un mâle adulte, ou une larve, Tom Giacometti ? »
Il ne répondit pas, ne sachant que dire, la tête vide, comme brumeuse.

La gifle qu'il se vit assener résonna longtemps sous les hautes arches organiques.

« Profitez de ma clémence tant qu'elle dure encore. Bientôt, votre jeunesse ne vous excusera plus. Tâchez d'apprendre à vous contrôler, d'ici-là. »

Il opina vaguement, les oreilles sifflantes.

« Emmenez-le » grinça-t-elle à l'intention de ses gardes qui, le soulevant à moitié, traînèrent Tom vers la sortie, bientôt suivi des deux autres capitaines congédiés.

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Il avait été largué par les gardes devant son Jumper, dans la baie d'amarrage. Il s'était péniblement relevé en s'appuyant sur la coque froide, avait ouvert la porte, et était venu lourdement s'effondrer sur le siège du pilote.

Ce fut davantage le pilote automatique qui emmena le petit vaisseau jusqu'à la terre ferme.

Une fois le vaisseau de retour à sa place dans la baie de l'Utopia, posée à son emplacement habituel dans le champ derrière Estain, il resta planté derrière la console, sourd et aveugle au monde autour de lui.

Ce fut une main sur la sienne qui le tira finalement du néant douloureux qui l'absorbait.

« Hé, qu'est-ce qui ne va pas ? »

D'un sourire encourageant, Liu, qui s'était installé dans le fauteuil du copilote, fit pivoter son siège afin de lui faire face.

Il était à peine capable de penser. Il se sentait incapable de former des mots, encore moins des phrases. Tournant sa main, il serra fortement celle de son amie, tendant son esprit vers le sien, l'invitant à entrer dans son âme, la laissant l'explorer librement.

Elle aurait dû être sourde et aveugle pour ne pas voir les souvenirs fraîchement imprimés qui tournaient encore et encore dans sa tête.

Elle rit, sa voix claire résonnant sur les parois métalliques du Jumper, tandis que son esprit scintillait comme un carillon d'argent sous le vent estival.

« Delleb est une vieille peau de guam pourrie, mais elle a raison : t'es un sacré déviant dans ton genre, et les fils de Silla sont pour la plupart des imbéciles vaniteux. Mais tu sais quoi ? C'est parce que tu es un déviant que tu es capable de faire tout ce que tu fais, et tu n'es pas comme tes frères. Tu es gentil, sincère, honnête et généreux. Tu es quelqu'un de bien. »

Il soupira.
« Mais elle a raison. Comme Léonard, d'ailleurs. J'étais trop occupé à soigner mon orgueil pour faire ce qui devait être fait. J'aurais dû réaliser qu'ils faisaient de la merde. Et j'aurais dû agir en conséquence. J'aurais pu sauver le Jorshhun et son équipage. On aurait pu détruire cette ruche. »

Liu réfléchit quelques instants.

« Mouais, c'est vrai, t'as merdé. On a tous merdé sur ce coup. J'aurais dû te secouer. »

« T'aurais dû m'en coller une. »
« En effet. Tu veux que je le fasse maintenant ? »
« Un peu plus, un peu moins... » lâcha-t-il, tristement.

Le choc le fit hoqueter.

« Liu, tu m'étrangles. » songea-t-il.

« M'en fiche. Je te lâcherai pas » répliqua-t-elle, le serrant un peu plus fort dans ses bras.

Il lui rendit son étreinte avec reconnaissance.

Elle finit par le lâcher et il put inspirer une grande goulée d'air.

« T'as merdé, et j'ai merdé, tout l'équipage de l'Utopia a merdé. On vaut tous mieux que ça. Tous. »

« Sauf Léonard. Lui n'a rien à se reprocher. »

« S'il savait tout tellement mieux que tout le monde, il aurait dû te botter le cul, au lieu de venir après coup te faire des reproches. »

Elle n'avait pas tort, mais en même temps, cela lui semblait injuste envers son ingénieur en chef.

« C'est pas son rôle. » nota-t-il, pour le dédouaner.

« C'est pas dans le cahier des charges de l'ingénieur en chef de jouer les moralisateurs sur le capitaine, et pourtant, il le fait volontiers. »

« Je lui en suis reconnaissant. »

« Qu'il te critique ? »

« Qu'il m'aide à m'améliorer... »

Elle le secoua un peu, en riant.

« T'es trop gentil ! »

Il ne répondit pas, juste heureux de ne plus se sentir aussi mal.

Le silence retomba, leurs deux consciences entremêlées confortablement.

« Merci, Liu. »

« De rien. »

« Je sais pas ce que je ferais sans toi. »
« Je sais pas non plus. » rit-elle.

Doucement, il la fit pivoter, jusqu'à ce qu'elle soit non plus à moité penchée sur lui, mais assise sur ses genoux. Elle se laissa faire, passant un de ses bras sur son épaule avant d'entremêler leurs doigts, alors qu'il venait appuyer son menton sur son épaule.

Ils contemplèrent longtemps le village wraith par la porte grande ouverte de la baie, et ses habitants vaquant à leurs occupations.

« Tom. Je t'aime. »

Il enfouit son visage dans son cou, l'embrassant doucement.

« Je t'aime aussi, Liu. »