Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 62, an 16.

La patrouille s'est bien passée. Pas le moindre incident, pas le moindre problème. Pas l'ombre d'un vaisseau ennemi. Cinquante jours d'un ennui parfait. Léonard est ravi. Il a « enfin eu le temps » de mettre la note finale à ses modifications du code de l'Utopia. Il n'a pas encore déployé sa mise à jour. Je le lui ai interdit. Il le fera quand on sera de retour sur Oumana, en sécurité, et pas perdus aux confins de notre territoire. J'ai toute confiance en ses compétences mais l'Utopia est un prototype que les Lanthiens n'ont eu ni le temps de terminer, ni le temps de tester extensivement. Ubris n'est qu'une des nombreuses innovations qu'ils comptaient déployer à bord. Elle est utile et fonctionne parfaitement –

(Merci, capitaine)

- mais cela ne veut pas dire que c'est le cas de toutes les autres prototypes de bord. Si mon séjour sur Atlantis m'a appris une chose, c'est que les Lanthiens sont doués pour inventer des choses. Cela ne veut pas dire qu'ils soient doués pour inventer des choses qui fonctionnent parfaitement et sans effets imprévisibles.

Certes, le code de l'Utopia peut encore être amélioré, mais je crains que le triturer n'ait des effets secondaires potentiellement mortels. Donc, Léonard peut grogner tout ce qu'il veut, il attendra qu'on soit de retour sur Oumana.
En échange, je lui ai promis de lui acheter un peu de temps auprès de la grande régente pour tester tranquillement ses modifications.
C'est pas comme si j'avais l'intention de repartir avant d'être sûr que l'autodestruction ne va pas se déclencher si quelqu'un éternue à bord – ou quelque chose du même acabit.

Tom Giacometti, fin d'enregistrement

.

« On en prend encore ? On en a deux paniers pour l'instant. » demanda Liu, agitant un gros tubercule roux sous son nez.

« Heu... je ne sais pas. Ils sont à combien ? »

« Deux dongals par douzaine. »

« C'était pas deux dongals la quinzaine ? » s'étonna-t-il.

La vendeuse haussa les épaules.
« C'est bientôt la fin de la saison, monsieur. » nota-t-elle avec indifférence.

Il gronda. Ça commençait à faire cher pour un simple féculent.

« On va juste prendre les deux paniers. » statua-t-il.

Aucun doute que Menu et Tranche sauraient faire des repas tout aussi délicieux avec d'autres légumineuses moins coûteuses.

Il paya et, chargés chacun d'un panier, ils se remirent en route, descendant lentement les allées du grand marché d'Estain, scrutant les étals avec plus ou moins d'intérêt.

Ils achetèrent encore des épices, quelques fruits à coque, du savon et enfin des genres de saucisses fumées de guam à un Irän plus que suspicieux, qui refusa de prendre l'argent de sa main, si bien qu'il dut ridiculement le passer à Liu pour qu'elle le lui donne.

Chargés comme des bêtes de somme, ils revinrent au Jumper qu'ils avaient garé dans la cour de la ferme de Jin'shi en prévision de leurs achats. Pas question qu'ils marchent ainsi encombrés les quelques kilomètres les séparant du nouveau terrain d'atterrissage de l'Utopia – que l'urbanisation incessante de la planète repoussait un peu plus chaque année.

Sortant son communicateur, Tom consulta la liste de course que les cuisiniers avaient dressée.

« On a tout, à part les vers jaunes. Mais pas question de les payer une fortune ici alors qu'on peut les avoir pour une bouchée de pain dans les villages côtiers. »

Liu ricana tout en bataillant avec leurs achats afin de les caler dans les filets de transport.

« T'es au courant que c'est pas au capitaine de faire les courses ? »
Il gronda en retour.

« Je sais. Tout comme ce n'est pas à lui de tenir les pièces d'artilleries ou d'entretenir les réacteurs. Mais j'ai l'impression que si je ne fais pas ce genre de chose au moins de temps à autre, je vais perdre le sens des réalités. Je veux dire... hier, j'ai failli engueuler Marik'ka car je l'ai envoyée chercher les plaques de naquadah commandées par Léonard. Elle a mis toute la matinée. Alors que la manufacture n'est qu'à trois minutes de vol de la Porte d'Abestia, et que lesdites plaques ne sont pas si lourdes. Même un humain peut les manipuler. Une heure aurait dû largement lui suffire. Mais elle a mis la matinée. Et si, en tant que capitaine, je n'allais pas de temps en temps faire ce genre de course, je n'aurais certainement pas réalisé que la manufacture est un enfer bureaucratique – la grande régente en soit remerciée – et qu'ils sont encore plus mal organisés qu'un troupeau de larves se disputant un Balnier... »

Liu pouffa.

« Et qu'as-tu appris aujourd'hui ? »
« Que l'inflation saisonnière du coût de fonctionnement de la cuisine n'a rien de mystérieux. Et que je vais probablement devoir en discuter avec Menu, voir s'il y a moyen de niveler la courbe en organisant mieux les réserves ou en achetant des produits moins onéreux. »

« Tu sais qu'elle va te dire que les salles frigorifiques de bord ne sont pas assez grandes et qu'elle n'a pas le choix ? »

Il grommela. Il le savait bien.

« Faudra bien qu'elle se fasse à l'idée qu'elle ne cuisine pas pour une reine, mais pour un équipage de reconnaissance. Pas besoin de produits frais et de luxe à tous les repas ! »

« Dit celui qui n'a pas besoin de manger... »

Il lui lança un coup d'œil mauvais, qui la fit ricaner de plus belle.

« Je plaisante, je plaisante. Pas besoin de me regarder comme ça ! Blague à part, je crois que ça lui fait vraiment plaisir de faire de la bonne cuisine. Après toutes ces années à bord d'une ruche à ne préparer que des bouillies infâmes... »
« Je comprends... mais je vais quand même devoir lui demander de se restreindre un peu. La grande régente nous alloue un budget global pour l'entretien et l'armement de l'Utopia et de son équipage. Vingt pourcents du total qui part dans la nourriture humaine, c'est trop. D'autant plus que Léonard a raison : il va bientôt falloir qu'on mette l'Utopia au radoub pour retaper sa coque. Le pourcentage de réparations temporaires devenues permanentes devient dangereusement haut, et que l'on prenne de la tôle de naquadah ou de la chitine, ça va coûter une fortune, ne serait-ce qu'en main-d'œuvre. Le vieux grincheux peut dire ce qu'il veut, mais on n'est plus au temps de la traque de Rosanna et Markus, et on n'a pas deux ans pour qu'il fasse tout le travail tout seul dans son coin ! »

Liu acquiesça, donnant une dernière secousse aux filets des tubercules pour s'assurer qu'ils étaient bien arrimés.

« Je pensais aller dire bonjour à Drysse avant de rentrer. Tu viens aussi ? » s'enquit Tom.

Elle secoua négativement la tête.

« Je n'ai pas encore eu le temps d'aller sur la tombe de la vieille Sama pour lui rendre mes hommages... » bougonna-t-elle en rougissant.
Il opina, compréhensif. La vieille femme, bien que percluse de rhumatismes et quasiment aveugle, s'était accrochée jusqu'au dernier instant à l'existence, tout en refusant farouchement tout don de vie. Elle s'était éteinte deux hivers auparavant, paisiblement, au milieu des siens.

A l'époque, ni Liu ni Jiu n'avait pu être présent. Ils n'avaient même pas pu assister à l'enterrement. Ils n'étaient pas là. Partis comme toujours aux confins de la galaxie. Ils avaient appris la nouvelle des semaines plus tard à leur retour de mission, le cœur et l'esprit déjà lourds des cadavres qu'ils ramenaient dans leur propre morgue. Jiu avait trouvé le courage, après avoir dit adieu aux membres d'équipage qui n'avaient pas survécu, de traverser la ville afin de rejoindre le plus petit et plus humble cimetière d'Estain, où la vieille Sama avait été enterrée. Tom l'avait accompagné, en silence, rendant un hommage muet à la vieille humaine qui, alors qu'il n'était qu'un enfant, avait accepté de lui faire confiance. Avait accepté de croire en lui. Et par ce geste, avait ouvert la voie à bien d'autres.

Liu n'était pas venue. Elle avait filé dès que possible, pour noyer son chagrin et ses pensées dans la fête et la débauche. Trop tôt, ils avaient dû repartir en mission, et elle n'avait jamais trouvé le temps de rendre visite à la dépouille de sa grand-mère. Il y avait toujours quelque chose à faire. Un prétexte. Une distraction.

Jiu et Drane avaient été dans un premier temps insistants, tentant de la convaincre d'y aller durant leurs rares haltes sur Oumana, mais ils avaient fini par renoncer – et la vie avait continué.

Tom n'avait rien dit. Il pouvait concevoir que les humains aient besoin de visiter la dépouille de leurs proches. De leur parler, bien qu'ils aient cessé d'exister. Mais fondamentalement, il ne comprenait pas. A la mort, l'esprit cessait d'être. Du moins dans le corps, et sous la forme qu'il avait du vivant de la personne. Alors à quoi bon venir parler à un tas de chair pourrissant ? Ou pire, à une simple stèle commémorative ? Il ne comprenait pas. Il n'irait pas pour autant empêcher qui que ce soit de le faire s'il en ressentait le besoin.

« Tu veux que je t'accompagne ? »
Liu eut un petit geste de recul instinctif.

« Non, non, je veux pas te déranger. »

« Ça ne me dérange pas. Tu veux que je vienne ou pas ? »
« … Je veux bien. » souffla-t-elle, avec une timidité qu'il ne lui connaissait pas.

Opinant, il la guida de la main hors du Jumper dont il referma la porte.

Ils se mirent en route en silence, et avaient déjà fait la moitié du chemin lorsque Liu se figea.
« Un souci ? » demanda-t-il, la détaillant avec une pointe d'inquiétude.

« Je n'ai pas d'offrande ! »
« Oh. Quel genre d'offrande ? »
« Heu... en général, quelque chose que la personne aimait bien. »

« Ah. Tiens, regarde, une boulangerie ! Ils auront sûrement de la tarte aux baies bleues. Ça devrait faire l'affaire, non ? »
« Oui, ce serait parfait ! »

Ils étaient arrivés dans le cimetière, leurs parts de tartes soigneusement emballées dans un petit panier. Autour d'Estain, il y avait actuellement quatre cimetières. Le grand cimetière oriental, surnommé « cimetière wraith », où étaient enterrés tous les wraiths mais aussi tous les humains morts en servant les Ouman'shiis – en tant que combattants, ou à bord des vaisseaux de la flotte.

Au sud, un cimetière civil commençait à étendre ses tombes sous les frondaisons d'un vallon ombragé.
Sur la gauche de ce dernier, près d'un marais, des religieux avaient installé des bûchers funéraires, et le columbarium ad hoc.

Enfin, l'ancien cimetière d'Estain était celui dans lequel ils se trouvaient à présent, niché tout à côté de l'humble temple des Ancêtres du village original.
L'endroit, malgré les hauts murs de pierre construits quelques années plus tôt pour empêcher la ville sans cesse grandissante de le grignoter, avait su garder des airs de simplicité champêtre.

Les tombes n'étaient pas alignées en rangs parfaits, mais se nichaient naturellement dans le vallonnement du sol et les racines de vieux arbres qui l'ombrageaient. Ici et là, des buissons odorants ou des touffes de fleurs égayaient les lieux tandis qu'oiseaux et insectes chantaient, invisibles dans les feuillages.

Par décret, et sur demande des habitants originels d'Estain, seuls les résidents ayant habité le village avant l'arrivée des Ouman'shiis pouvaient être encore enterrés là. Par amitié pour Sama et sa tribu, une exception avait été faite à leur égard. Ainsi, Jiu et Liu pourraient un jour reposer dans ce charmant écrin de verdure en plein cœur d'Oumana.

Tom se força très vite à écarter cette pensée. Son amie n'avait pas besoin qu'il broie du noir. Bien au contraire.

Ils durent chercher un moment la tombe, qu'ils trouvèrent lovée sous un triannier bleu, à côté d'un jeune buisson d'ol.

Liu eut un petit sourire triste en découvrant l'arbrisseau.

« C'était sa plante préférée. Elle était très triste quand elle a découvert que ça ne poussait pas ici. Et elle était tellement heureuse quand Drane lui en a offert une bouture en pot... »

« C'est cette plante ? » s'enquit-il.

« Non. C'est un de ses enfants. Le buisson d'origine est toujours planté sous les fenêtres de la maison. »
Il opina, faute de savoir quoi répondre.

Liu contempla encore la tombe quelques instants, l'air sombre, puis fronçant les sourcils, serrant les lèvres, elle se redressa.

« On n'a qu'à s'installer là. Le soleil a dû faire sécher l'herbe. » décréta-t-elle, désignant la gauche de la tombe.

Il opina, se retenant de grimacer alors qu'un reste de rosée humidifiait son pantalon.

Liu fit de même, déballant les trois parts de tarte, en posant une cérémonieusement devant la stèle de Sama, avant de lui en donner et de prendre la dernière pour elle.

Tom attendit, ne sachant trop ce qu'il convenait de faire en de telles circonstances.

Liu lui sourit.

« Bon appétit. » nota-t-elle, levant sa part en l'air en un salut. « Bon appétit, grand-mère. » ajouta-t-elle, répétant son geste en direction de la tombe.

Il l'imita, puis ils croquèrent de concert dans la tarte délicieusement fourrée de baies, dont le jus leur tacha immédiatement les doigts.

« Elle est bonne, mais pas autant que celle de Drane. » nota-t-il, la bouche pleine.

Liu opina, incapable de parler sans risquer de se baver dessus.

Ils avalèrent la moitié de leur part en silence, puis Liu, reposant la sienne, commença à raconter leur quotidien, leurs menus soucis et leurs aventures à la tombe, comme elle l'aurait fait avec sa grand-mère, laissant volontairement de côté les moments dangereux ou glauques, et mettant en avant les moments heureux ou avantageux pour elle.

Il finit par se prendre au jeu, ajoutant ou corrigeant parfois un détail. Riant volontiers à quelques souvenirs et, en bon hystar, empêchant son amie de trop exagérer ses exploits.

Finalement, il n'y eut plus de tarte à manger, ni d'histoire à raconter, et le silence retomba. Liu, qui s'était animée, mimant à grands gestes une altercation entre marchands, se figea, clignant des yeux, semblant reconnecter avec la réalité, réalisant qu'elle était assise dans un cimetière désert.

Elle se redressa, un peu gauche, époussetant ses habits et marmonna :

« Bref, je suis contente de t'avoir revu, Sama. Je vais pas te promettre de revenir bientôt, parce que toi et moi, on sait que j'arriverais certainement pas à m'y tenir. Alors, je te dis juste : à une prochaine. Au revoir. »

Il se leva aussi, ramassant les reliefs de leur pique-nique improvisé et lança un « Au revoir » hésitant au vide.

Le vent et les oiseaux leur répondirent en chantant dans le feuillage.

Liu resta encore quelques instants puis, résolument, se détourna. Il la suivit en silence, et sursauta presque lorsque, à peine le portail du cimetière passé, elle bailla à s'en décrocher la mâchoire, s'étirant avec plaisir.

« Pfff... C'est juste trop tard pour le thé, et juste trop tôt pour le souper. Tu veux pas qu'on attende encore une heure pour aller voir Drysse ? Comme ça, elle sera obligée de nous inviter à rester pour le repas… »

« Tu veux attendre pour lui resquiller un dîner ? »
« Carrément ! »
Il soupira.

« Pourquoi je m'étonne encore ? (Elle ricana.) Soit. Qu'est-ce qu'on fait en attendant ? »
« On va boire un verre. Je t'invite. »

Opinant, il la suivit. A quoi bon résister ?