Rapport de mission du capitaine Jiu de la tribu de Sama, Jour 306, an 16.

Je sais que... les missions de francs-tireurs sont risquées... Tout comme celles de sabotage... Nous avons rempli notre mission... On a permis au commandant Cel'mar de Silla d'enfin faire une percée décisive dans le siège d'Yghan'shi, mais à quel prix ? Pffffff... A quel prix ? Je... Désolé... Un capitaine n'est pas censé douter comme ça, je suppose... Snif... Je ne devrais pas avoir à enregistrer ce journal... Je ne veux pas être... capitaine... Je ne veux pas commander... Snif... Liu me manque... Tom me manque... Je ne suis pas fait pour ça... Je suis désolé... tellement désolé... Je ne peux pas être à la hauteur... Je suis désolé de ne pas pouvoir être un bon capitaine... Je... je ne sais pas comment faire... Pardon... Pardon à vous tous... de vous laisser tomber comme ça... Je suis trop lâche... trop faible... Pffff... Dès que... cette maudite bataille sera finie... je m'en vais... Si ce n'est pas Tom ou Liu qui commande, peu m'importe qui Delleb choisira... N'importe qui sera un choix plus judicieux que moi.

Jiu de Sama, fin d'enregistrement.

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« Tu vas t'ouvrir, saloperie de merde de bousier ?! »
« Madame, les portes ne répondent pas aux commandes vocales. »

« Non ?! Sans blague, Ninaï'kan ? Je savais pas ! Ouvre-moi cette saleté. »

« A vos ordres. » gronda le guerrier, déjà agenouillé devant le panneau de contrôle.

Avec un grincement frustré, Liu éjecta le chargeur de son arme, vérifia qu'il était encore plein, puis le réengagea.

« Alors, cette porte ? »
« J'y suis presque. »

« Dépêche. »

Le bras enfoncé presque jusqu'à l'épaule, le wraith acquiesça vaguement, très concentré.

D'un geste du menton, Liu interrogea le reste de son équipe, en position défensive un peu plus en avant du couloir. Rien à signaler. Elle tressaillit. Tout ce calme lui pesait. Elle en était presque à rêver d'un bon combat. Une rixe. De l'action. Tout plutôt que cette électrisation vaine dans le silence froid des couloirs de la ruche.

Dans un chuintement, la porte s'ouvrit enfin. Aucun doute qu'un technicien aurait été plus rapide que Ninaï'kan, mais elle n'allait pas lui cracher à la face. Il était capable de saboter une porte en silence. Un exploit qu'elle serait bien incapable de reproduire avec ses grenades.

D'un geste, elle ordonna à son équipe d'avancer prudemment dans le couloir vide.

Tout était désert. Parfaitement silencieux. Calme. Trop calme. Certes, comme elle l'avait anticipé en réalisant que la mission de Tom avait échoué et que sa bombe n'avait pas détoné, Yghan'shi avait pris la fuite à bord de sa ruche à la seconde même où il était devenu évident que leurs troupes avaient brisé le blocus. Le temps que la ruche entre en hyperespace, ils s'étaient posés dessus avec le Jumper occulté, tels une tique lovée dans le poils d'un chien. Lorsque cette dernière était sortie de son trou de ver quatre heures plus tard afin de régénérer ses réacteurs, et que quelques vaisseaux de réparations avaient été dispatchés le long de la coque, ils s'étaient glissés, toujours invisibles, dans une baie secondaire. Depuis, ils infiltraient la ruche, dans ce calme alarmant. Certes, ils étaient loin du champ de bataille, et il n'y avait plus de raison de craindre des attaques imminentes, mais il devrait tout même y avoir des techniciens occupés à réparer et à faire l'entretien des circuits. Des artilleurs, profitant de la trêve pour nettoyer leurs affûts. Des serviteurs vaquant à leurs occupations.

Nul doute que cette absence d'activité leur facilitait les choses, mais cela l'inquiétait aussi. Qu'est-ce qui la causait ?

« RAS » nota à mi-voix Chenday, le nez collé à son détecteur de signes de vie.

Elle opina, jetant un regard à l'intersection devant eux.
« A gauche, c'est le réacteur, c'est exact ? » demanda-t-elle à Gual'kan.

Le guerrier opina.

Elle partit à gauche, son équipe sur les talons.

Autant aller voir à quel point l'autre équipe avait foiré sa mission.

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« Chier ! »

Comme si jurer pouvait soulager.

Se forçant à se détendre, elle éloigna son doigt de la gâchette. Pas le moment de tirer par accident. Si elle ne touchait pas un de ses guerriers, elle les ferait dans tous les cas repérer.

Nanaï'kan se redressa, son examen terminé.

« On fait quoi, Madame ? »

Fixant le cadavre décapité, empalé sur un sabre wraith juste à côté de la porte d'accès aux générateurs, elle réfléchit.

Ils n'avaient pas vraiment le temps ni le luxe de s'encombrer d'un cadavre, mais la politique avait toujours été de ne laisser personne derrière. Et il était évident que le corps avait été laissé là en guise d'avertissement... ou de trophée. Pas question de laisser leurs ennemis se servir des leurs ainsi.

« On le décroche. Chenday, Krall, Niobanne, vous le ramenez au Jumper. Soyez prudents. Je ne veux pas vous perdre. »

« A vos ordres, quartier-maître. »

Elle attendit qu'ils soient partis pour se retourner vers son « serrurier » qui, les lèvres pincées, s'avança vers la console de la porte.

« J'espère qu'Ibelym a eu le temps de saboter leur porte avant qu'ils ne le tuent. Je ne suis pas certain d'être capable de saboter un système avec un tel niveau de sécurité. »

« Essaye. »

Le wraith obéit, en vain.

Après cinq longues minutes d'un silence angoissant, il se releva.

« Navré, Madame. Je n'y arrive pas. »
« Pas grave. Tu as fait de ton mieux. A mon tour. » siffla-t-elle, sortant un chapelet de grenades.

« Madame... on va se faire repérer... » nota faiblement Lisse.

« Faut bien que ça arrive un jour ou l'autre. »

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« Oh les cons... »

Un sifflement mauvais et quelques exclamations approuvèrent ses propos.

Devant eux, même pas désarmée, toujours emballée dans sa caisse d'origine, la bombe de l'équipe de Tom trônait à même pas dix mètres des consoles de contrôle des réacteurs.

C'était à la fois une excellente et une très, très mauvaise nouvelle.

Seul un excès de confiance pouvait avoir poussé les wraiths d'Yghan'shi à la laisser là. Mais malgré toute leur vanité, cela ne pouvait que s'expliquer par une absolue certitude des occupants en la totale élimination de la menace. Ça leur donnait une opportunité de détruire Yghan'shi et sa ruche, mais tout comme la découverte du corps d'Ibelym, cela n'augurait rien de bon pour leur mission de sauvetage.

« Armez-la. Trente minutes. »

« Madame, c'est... » objecta Lisse.

« Peu ? Oui. On ne sait pas s'il reste qui que ce soit à sauver. Hors de question que cette salope s'en tire. »

« A vos ordres. »

Pendant que son équipe s'occupait d'armer la bombe, Liu s'approcha de la verrière de la salle de contrôle, qui dominait l'immense puits évidé entourant les milliers de barres des réacteurs principaux de la ruche.
Malgré la lueur aveuglante des réacteurs, une fois encore, le calme des lieux la frappa. Tout comme leur E2PZ était le cœur de l'Utopia, cette gigantesque salle était le cœur de la ruche. Des dizaines de techniciens et d'ingénieurs devraient être en train de veiller dessus. Or, ils n'avaient trouvé qu'une poignée de drones devant les différents accès, et un duo de scientifiques dans la salle de contrôle.

Où étaient les autres ?

« Gual'kan ? Nanaï'kan ? »
Les deux wraiths se raidirent à l'appel de leurs noms, prêts à lui obéir.

« Est-ce que l'un de vous deux serait volontaire pour enlever son bloqueur mental ? »

« Si je puis me permettre, Madame, pourquoi ? » demanda Gual'kan.
« Même ici, tout est désert, et je veux savoir pourquoi. »

Les deux guerriers acquiescèrent.

Nanaï'kan sembla sur le point de se porter volontaire, mais son congénère l'arrêta. D'un geste de la tête, elle approuva. Gual'kan, en tant que soldat d'abordage, avait appris à dissimuler sa présence dans l'Esprit bien mieux que la plupart des wraiths. Il risquait moins de se faire repérer.

Avec une profonde inspiration, le guerrier désactiva son bloqueur et, avec un grondement sourd, le retira, fermant les yeux.

Il lui faudrait un peu de temps pour retrouver sa pleine capacité télépathique et explorer prudemment la Toile de l'esprit. Inutile de rester dans un endroit aussi sensible.

« La bombe est armée ? » demanda-t-elle.

« Presque. »

Elle opina, s'approchant de Lisse pour sortir de sa sacoche un morceau de cordon détonant, qu'elle se mit à soigneusement priver d'une bonne moitié de sa charge explosive.

Dès que la bombe fut armée, elle referma le couvercle de la caisse, et appliqua le cordon amaigri sur la jonction avant de l'allumer. Ainsi trafiqué, il brûla davantage qu'il n'explosa, et la chaleur fit partiellement fondre le métal, soudant la caisse. Rien qui puisse résister à une torche à acétylène ou à une scie, mais de quoi donner un peu de fil à retordre à leurs opposants. Si cela pouvait leur donner juste « un peu » trop de fil à retordre, elle n'allait pas s'en priver.

Sa tâche terminée, de quelques gestes, elle donna ses ordres. Autant se retirer dans un endroit plus facile à défendre et plus proche de leur Jumper en attendant que Gual'kan puisse leur en apprendre plus.

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Il ne s'agissait que d'une fausse alerte. Le cœur battant la chamade, Liu fit signe au reste de son équipe de la rejoindre.

« RAS, Madame. On n'a croisé que deux drones, ils ne nous ont même pas vu. » nota Krall en un rapport succinct.

« Et mission accomplie. » ajouta un peu inutilement Chenday.

« Parfait. La bombe est armée. Décompte... vingt-deux minutes. »

Opinant, les trois humains réglèrent leurs propres chronomètres d'après le sien.

Un grondement sourd les fit se tourner vers Gual'kan qui, appuyé contre le mur de la pièce vide dans laquelle ils s'étaient réfugiés, grimaçait avec dégoût.

Il ouvrit bientôt les yeux, ses pupilles brillant presque dans la semi-obscurité des lieux.

« J'ai trouvé le capitaine. »

« Tom?! Où ?! »
« Dans la salle du trône. Yghan'shi est en train de le tor... l'interroger. »

Se forçant à rester calme et logique, elle inspira à fond.
« Et les autres ? »
« Je l'ignore, Madame. Ils ne sont pas sur la Toile. »
Elle grinça. Quelle information inutile ! Qu'ils soient morts ou portent encore leurs bloqueurs ne faisait aucune différence en cet instant.

Se pinçant l'arête du nez, elle réfléchit à un plan.

« OK. Merci. Remettez votre bloqueur. Pas le moment de se faire remarquer. »

Le guerrier s'exécuta sans enthousiasme.

« Chenday, Krall, Ninaï'kan, vous descendez aux cellules. S'ils n'ont pas tous été liquidés, et qu'ils ne sont pas en salle du trône, c'est là-bas qu'ils seront. Vous avez dix minutes pour les atteindre. Que vous les trouviez ou pas, je vous veux dans le Jumper dans vingt et une minutes. Si on est pas déjà de retour d'ici là, vous partez sans nous. »

Il y eut un instant de silence. Pas une remise en question de ses ordres. Juste une mesure de la gravité de ses propos.

« A vos ordres ! »

« Lisse, Gual'kan, Niobanne : avec moi. »

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D'un coup d'œil, elle consulta le décompte. Plus que onze minutes. Ça allait être très juste.

Devant eux, deux gardes royaux surveillaient les hautes portes de la salle du trône.

Elle coula un regard en direction de Gual'kan, aplati de l'autre côté de l'arche obscure, sa dague à la main, prêt à la lancer. Elle arma la sienne. Ils n'avaient pas le droit à l'erreur. Elle fixa sa cible, inspira, ajustant le bras. Expira. Détendit son bras. La lame partit dans un petit sifflement, suivie par sa jumelle, même pas un dixième de seconde plus tard. Avec un même bruit humide et cassant, elles se plantèrent dans leur cible, en plein front pour Gual'kan, dans l'orbite pour la sienne. Les deux guerriers tombèrent lentement, sans même avoir compris ce qui leur était arrivé.

Ils n'avaient même pas touché le sol que l'équipe s'avançait déjà, prête à tirer sur tout ennemi.

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La douleur était lancinante. Omniprésente et oblitératrice.

Quelque part, très loin de lui, gigantesque et terrifiante, une déesse toute-puissante fouillait, retournant et déchirant mille pans de pensées et de conscience. Vaguement, comme on se souvient d'un rêve oublié depuis longtemps, il lui semblait se rappeler que cette âme avait un jour appartenu à quelqu'un qu'il avait bien connu. Il lui semblait se souvenir de ces paysages mentaux. Comme s'il en avait visité le moindre recoin. Exploré la plus petite dimension.

Qui était cette personne ? Ce devait être quelqu'un d'important, même s'il ne parvenait pas à s'en rappeler. Peut-être que s'il avait moins mal, il pourrait se rappeler de quelque chose. Un nom, peut-être. Ou ces visages, qui semblaient flotter à la lisière de ses perceptions, précieux, vitaux, et pourtant inatteignables. Oui ! Ça il s'en souvenait. Il avait promis quelque chose. Quelque chose d'important. Ramener quelqu'un, quelque part. Mais qui ? Et pourquoi ? Penser était une agonie. Et à quoi bon ? A quoi bon penser ? A quoi bon tenter de se souvenir ? Il n'était rien. Ni personne. Juste un minuscule insecte caché dans l'ombre, priant pour échapper au courroux vengeur d'une divinité immortelle.

Juste un minuscule éclat de conscience, perdu dans un océan obscur d'animosité. Une fourmi égarée dans la tempête. Bientôt, il ne serait plus rien du tout, englouti par ce néant aussi terrifiant qu'accueillant. Déchiqueté par les mille crocs qui l'y attendaient, doucement bercés par un courant sous-marin plus puissant que tout.

Il aurait voulu pouvoir partir en paix. Accueillir l'obscurité avec joie, mais il ne pouvait pas. Impossible de se rappeler pourquoi, mais il ne pouvait pas. Pas maintenant ! La douleur redoubla, le disloquant presque, puis brutalement se tut. Il resta, silencieux et étonné, pelotonné dans sa cachette, contemplant incrédule cette âme que plus personne n'habitait, désertée tant par la déesse vengeresse que par son juste occupant.

Seul dans un silence grinçant, il hésita à sortir. Mais la crainte le retint. Il n'était qu'un tout petit et insignifiant insecte. Une chose sans nom et sans âme. A peine une étincelle de conscience. Si facile à tuer, si facile à souffler. Une minuscule chose qui ne s'appartenait même pas. Il n'avait pas le droit de mourir. Il l'avait promis. A qui ? Pourquoi ? Il l'ignorait. Mais il se raccrocha à cette maigre certitude. Il ne s'appartenait pas et n'avait donc pas le droit de mourir. C'était assez. Pour l'instant. Pour le reste, il ne pouvait qu'espérer. Peut-être prier, osant croire que d'autres dieux, moins cruels, moins mauvais, l'entendraient.