"Les grandes âmes ont de la volonté, les faibles n'ont que des souhaits." — Proverbe chinois
Le café de quartier était plein, bourdonnant d'une agitation familière. La cloche accrochée à la porte tintait régulièrement au rythme des entrées et sorties incessantes, tandis qu'un mélange de conversations, de tintements de tasses et d'arômes de café flottait dans l'air. Comme à son habitude, Elisabeth était installée à la table de deux près de l'entrée, contre la baie vitrée qui donnait sur la rue.
Dehors, la ville bourdonnait d'effervescence. Les klaxons résonnaient dans le lointain, et une foule bigarrée se pressait sur le trottoir : des travailleurs en costume, des étudiants absorbés dans leurs discussions, des touristes lâchés dans cette jungle urbaine aux mille promesses. Elisabeth aimait ce chaos ordonné. Elle aimait le bruit de la ville, son rythme effréné qui la maintenait en éveil, lui rappelant qu'elle faisait partie d'un tout en perpétuel mouvement.
Sa pause déjeuner était son petit moment sacralisé, une bulle suspendue dans la frénésie de la journée. Ici, ses pensées cessaient de se bousculer, lui laissant un répit bien mérité.
"Désolée de t'avoir fait attendre, Lizzie !"
Elisabeth releva les yeux et accueillit sa sœur d'un sourire. Jane venait de s'installer face à elle, avec cette élégance naturelle qui lui était propre. Elle était là, impeccable comme toujours, semblant tout droit sortie d'un magazine de mode. Ses cheveux blonds soigneusement coiffés cascadaient en vagues disciplinées sur ses épaules, son maquillage était subtil mais parfait, et sa robe fluide, agrémentée d'une ceinture en cuir, était le summum du chic citadin.
Jane ne perdit pas une seconde avant de se lancer dans un flot de paroles. Elle parlait vite, animée par une légère nervosité qui transparaissait dans sa gestuelle.
"... et puis, j'étais déjà assez en retard, et Charles m'a appelé pour me dire d'être disponible ce soir, car il veut me présenter à sa sœur et son meilleur ami… J'angoisse rien qu'à l'idée de les rencontrer, tu imagines ? Et si je ne leur plaisais pas…"
Elisabeth, qui sirotait pensivement son cappuccino, posa doucement sa tasse sur la table en relevant un sourcil amusé.
"Ne dis pas de bêtises, Jane." Elle secoua doucement la tête, un sourire en coin. "Qui pourrait être assez fou pour ne pas t'apprécier ?"
Jane se mordilla la lèvre inférieure.
"Beaucoup de monde, Lizzie… Et si je disais quelque chose de travers ? Et si ma tenue ne convenait pas ? Et s'ils me prenaient pour une croqueuse de diamants ?"
Elisabeth soupira en léguant un regard tendre à sa sœur. Elle comprenait son inquiétude. Après tout, Jane et elle étaient issues d'un milieu modeste. Leur mère était institutrice et leur père comptable, et elles avaient grandi avec des valeurs simples, loin des dîners mondains et des cercles d'élite.
Jane avait rencontré Charles Bingley il y a quelques mois lors d'un gala de charité, où elle représentait une association de collecte de fonds. Lui, jeune entrepreneur à la tête d'une société familiale florissante, évoluait dans un monde aux codes bien différents du leur. Leur relation n'avait pas été de tout repos au début, mais Jane et Charles avaient su trouver un équilibre.
Jusqu'ici, cependant, Jane n'avait jamais rencontré les proches de Charles, et ce simple détail suffisait à faire naître en elle une angoisse latente.
Elizabeth se prépara à la rassurer, mais Jane la devança.
"Lizzie ?"
Elle releva les yeux, décrochant de ses pensées.
"Pardon Jane, j'ai beaucoup en tête aujourd'hui, je me suis laissée emporter. Tu disais ?" demanda-t-elle avec un sourire contrit.
Jane plissa les yeux, soupçonneuse. "Tu as des problèmes au travail ? Dois-je venir te défendre face à un patron injuste ?" Elle haussa les sourcils. "Ou alors… t'es-tu enfin entichée du responsable des ressources humaines qui en a après toi ?"
Elizabeth éclata de rire, attirant le regard furtif d'un serveur qui passait près de leur table. Rien que d'imaginer une romance avec William Collins lui donna des frissons d'effroi.
"Je vois que Charlotte a toujours autant la langue pendue," dit-elle en croisant les bras, amusée.
Jane rougit. "Ne lui dis pas que j'ai vendu la mèche, s'il te plaît."
Elisabeth rit doucement avant de secouer la tête.
"Malheureusement pour toi, et pour ton imagination débordante, il ne s'agit pas d'une histoire de cœur." Jane fit une moue déçue. "Richard—enfin, mon patron—est quelque peu tendu aujourd'hui. Il a un rendez-vous cet après-midi qui semble le stresser au plus haut point, et crois-moi, quand il est stressé, c'est toute l'entreprise qui suffoque." Elle prit une gorgée de son cappuccino avant d'ajouter en haussant les épaules : "Je me prépare à une journée oppressante."
Jane lui adressa un sourire compatissant, tandis qu'autour d'elles, le café poursuivait son ballet incessant de clients et de discussions effervescentes.
Sa soeur tournait distraitement sa cuillère dans son café, le regard perdu un instant dans la mousse légère qui flottait à la surface. Son pied, qu'Elizabeth sentait légèrement taper contre le sien sous la table, trahissait son agitation grandissante. Finalement, elle releva les yeux vers sa sœur, une lueur à la fois hésitante et déterminée dans le regard.
"Tu sais…" commença-t-elle, sa voix douce, presque hésitante. "Charles m'a dit qu'il t'aimait bien."
Elizabeth, qui s'apprêtait à porter sa tasse à ses lèvres, arqua un sourcil avant de la reposer sur sa soucoupe avec un léger claquement.
"Vraiment ?" répondit-elle, feignant un étonnement exagéré.
Jane pinça les lèvres, visiblement peu impressionnée par son ton moqueur. Elle se redressa légèrement sur sa chaise, s'efforçant d'avoir l'air détendue, mais Elizabeth ne manqua pas de noter la façon dont ses doigts se crispaient autour de la anse de sa tasse.
"Et il m'a aussi suggéré que tu pourrais venir ce soir…" poursuivit-elle, tentant de garder une voix légère, mais l'ombre d'une supplication perçait déjà sous ses mots. "Ça me rassurerait tellement de t'avoir à mes côtés, Lizzie."
Un sourire amusé étira les lèvres d'Elizabeth. Elle croisa les bras en se calant contre le dossier de sa chaise, savourant l'instant.
"Jane…" soupira-t-elle, laissant son amusement transparaître.
"Allez, s'il te plaît !" insista Jane, se penchant légèrement en avant, son regard brillant d'un mélange d'espoir et de nervosité. "Tu es douée pour lire les gens, et puis si jamais ça tourne au désastre, tu pourras détourner la conversation avec ton sarcasme légendaire."
Elisabeth rit doucement, secouant la tête.
"Tu exagères. Je suis sûre que tout se passera bien. Et puis, Jane, c'est ta soirée. Ta première rencontre avec sa sœur et son meilleur ami. Je n'ai rien à faire là."
Jane ouvrit la bouche, prête à riposter, ses doigts se resserrant un peu plus sur sa tasse, mais à cet instant précis, le téléphone d'Elizabeth vibra sur la table, coupant court à toute tentative.
Un silence s'installa, seulement troublé par le brouhaha du café autour d'elles.
Elizabeth baissa les yeux vers l'écran et son amusement s'évapora légèrement. Richard.
Elle releva un regard entendu vers Jane avant d'attraper son téléphone et de décrocher, son ton changeant instantanément, plus mesuré, plus professionnel.
"Oui, Richard ?"
La voix de Richard, légèrement tendue, s'éleva à l'autre bout du fil.
"Je suis désolé de te déranger pendant ta pause, Elizabeth."
Elle poussa un imperceptible soupir, anticipant déjà la suite. Richard ne l'appelait jamais sans raison, et encore moins durant sa sacro-sainte pause déjeuner.
"Que se passe-t-il ?" demanda-t-elle, adoucissant néanmoins son ton.
"J'aurais besoin que tu reviennes un peu plus tôt," enchaîna-t-il, visiblement soucieux. "J'aimerais que nous revisitions un dossier en urgence avant mon rendez-vous de cet après-midi."
Elizabeth laissa son regard glisser vers Jane, dont l'expression se transforma instantanément en une moue contrariée. Elle non plus ne croyait pas une seule seconde qu'il s'agissait réellement d'une urgence.
Il n'avait pas besoin d'elle. Pas pour un dossier. Pas alors qu'elle avait tout préparé en amont la veille. Ce dont Richard avait besoin, c'était de sa présence, de ce sentiment de contrôle qu'elle lui offrait, simplement en étant là, en organisant son espace, en structurant son stress avant qu'il ne déborde.
Et malgré elle, elle céda.
"J'arrive," répondit-elle simplement, ignorant le regard accusateur de sa sœur.
Elle raccrocha, glissant son téléphone dans son sac, avant de reprendre sa tasse et d'avaler la dernière gorgée de son café.
"Ne dis rien," prévint-elle en levant un doigt vers Jane, qui ouvrait déjà la bouche.
"Tu es trop gentille," soupira cette dernière, secouant la tête. "Et Richard le sait et il en abuse !"
Elizabeth eut un sourire amusé alors qu'elle attrapait son manteau et se leva.
"Tu en parles comme si seulement Richard profitait de ma gentillesse." Les joues de Jane s'empourpèrent. "On se voit ce week-end ?" proposa-t-elle, détournant le sujet.
Jane lui jeta un regard faussement boudeur avant d'acquiescer.
"Tu me dois un vrai déjeuner et pas un simple café, sans interruption cette fois."
Elizabeth rit doucement et, après un dernier sourire, elle quitta le café.
La fraîcheur de la ville l'accueillit dès qu'elle mit un pied dehors, contrastant avec la chaleur du café bondé. Elle resserra son écharpe autour de son cou et se laissa happer par le flot de passants, ses pensées dérivant vers son patron au fil de ses pas.
Cinq ans.
Cela faisait cinq ans qu'elle travaillait aux côtés de Richard.
Et malgré son anxiété chronique, malgré ses exigences parfois absurdes, malgré son incapacité totale à gérer son propre stress, elle ne pouvait nier une chose : ils formaient une excellente équipe.
Tout avait été fluide dès le départ. Ils se comprenaient sans effort, partageaient un humour qui fonctionnait à la perfection, riaient des mêmes absurdités en fin de journée, quand la fatigue rendait tout plus léger.
Mais leur relation n'avait jamais franchi le cadre strictement professionnel, malgré les espérances de son entourage. Après tout, Richard était un bel homme - ses sœurs et amies l'avaient traqué sur Linkedin - et était dans sa tranche d'âge. Avec leur complicité apparente, elle comprenait parfaitement leur cheminement de pensées.
Et cette complicité la confortait dans le fait qu'elle était devenue plus qu'une simple assistante pour Richard. Elle était la personne qui savait anticiper ses besoins avant même qu'il ne les formule, qui tempérait son agitation mieux que quiconque.
C'était peut-être pour ça qu'elle retournait au bureau maintenant, alors qu'elle aurait pu refuser. Parce que, quelque part, elle savait qu'il comptait sur elle plus qu'il ne voulait l'admettre.
[...]
Charlotte, perchée derrière son comptoir d'accueil, leva les yeux à l'instant où Elisabeth poussa la porte de l'entreprise. Son sourire s'étira immédiatement, malicieux, tandis qu'elle croisa les bras sur son bureau, comme si elle l'attendait de pied ferme.
"Tiens donc, si ce n'est pas notre sauveuse, venue secourir le royaume en détresse !" lança-t-elle d'un ton faussement dramatique. "Il ne te manque plus que la cape."
Elizabeth, déjà lasse, arqua un sourcil amusé tout en retirant son écharpe.
"Très drôle, Charlotte."
"Moi, je trouve que ça lui va bien," intervint timidement la seconde agente d'accueil, assise un peu en retrait. Elle poussa un soupir soulagé et adressa à Elizabeth un regard de gratitude. "Richard tourne en rond depuis une demi-heure. C'est à se demander s'il ne va pas creuser un sillon dans la moquette."
Elizabeth roula des yeux avant de souffler un "évidemment" pour elle-même. Elle n'était même pas surprise.
Sans perdre plus de temps, elle traversa l'entrée d'un pas mesuré en quête de rejoindre l'ascenseur qui la menait directement à son bureau, s'imprégnant de l'atmosphère électrique qui flottait dans l'air. L'équipe, d'ordinaire affairée à ses tâches, semblait aujourd'hui légèrement crispée, comme si l'humeur de Richard avait contaminé l'ensemble du service.
Elle arriva devant son bureau et le trouva exactement comme elle s'y attendait.
Assis dans son fauteuil, les coudes appuyés sur le bureau, Richard fixait une pile de dossiers avec l'air d'un homme qui s'apprêtait à affronter un monstre mythologique. Dans sa main droite, un café, déjà à moitié vide, trahissait son agitation.
Sans relever la tête, il la sentit arriver.
"Tu es venue," lâcha-t-il simplement, sans masquer le soupçon de soulagement dans sa voix.
Elizabeth haussa un sourcil, s'appuyant contre l'encadrement de la porte.
"Tu en doutais ?" répondit-elle, amusée.
Richard daigna enfin lever les yeux vers elle, et elle capta immédiatement les signes de son stress : sa mâchoire légèrement crispée, la manière dont ses doigts tapotaient machinalement sur la pauvre tasse qui n'avait décidément rien demandé.
Elle poussa un soupir discret avant d'entrer, refermant la porte derrière elle.
"Alors," dit-elle en s'approchant du bureau, ses yeux balayant les dossiers empilés devant lui. "Quelle catastrophe nationale doit-on désamorcer ?"
Richard leva les yeux vers elle avec un sourire en coin, s'adossant à son fauteuil.
"Rien de moins qu'un cataclysme économique, bien sûr. Si je ne trouve pas une solution d'ici cet après-midi, je crains que l'équilibre du monde moderne ne repose sur mes seules épaules."
Elizabeth haussa un sourcil, amusée, avant de contourner le bureau pour jeter un œil aux fameux dossiers du "cataclysme économique". Du bout des doigts, elle en souleva un, l'ouvrit… et laissa échapper un petit rire.
"Ah, je vois. Une crise d'une ampleur inédite, en effet."
Elle tapota la page du dossier finalisé et archivé mentalement dans la catégorie "rien à faire jusqu'à nouvel ordre".
"Un véritable séisme bureaucratique… en suspens, dans l'attente d'un signe divin ou, plus probable, d'un coup de fil."
Elle referma le dossier avec un air faussement grave et croisa les bras. "Je ne veux pas t'alarmer, mais je crains que l'équilibre du monde moderne ne survive encore quelques heures sans toi."
Le sourire de Richard s'amenuisa alors qu'il regardait Elizabeth fermer le dossier sous ses yeux pour s'en saisir. Il soupira profondément, posant sa tasse de café avant de se frotter le visage.
"Je sais," admit-il finalement. "Mais j'avais besoin de me détendre en travaillant."
Elizabeth cala le dossier sur sa poitrine, un sourire en coin.
"Curieuse méthode de relaxation," fit-elle remarquer.
Il ne répondit pas tout de suite, ses doigts jouant distraitement avec le bord d'un autre dossier, qu'elle souhaitait très sérieusement qu'il n'ouvre pas à son tour.
"Tu vas finir par me dire pourquoi tu m'as fait venir, ou je dois deviner ?" demanda-t-elle en haussant un sourcil.
Richard ouvrit la bouche, puis la referma, hésitant.
"Tu es trop perspicace," marmonna-t-il.
Elizabeth pencha légèrement la tête, intriguée par ce changement de ton.
"Oh ?" fit-elle, croisant les bras en prenant un air faussement inquiet. "Ne me dis pas que c'est pire qu'une belle-mère tyrannique… Tu aurais signé un pacte avec le diable et il viendrait aujourd'hui réclamer son dû ?"
Richard esquissa un sourire en coin, mais son regard restait un brin soucieux. Il tapota le dossier du bout des doigts avant de répondre :
"Disons que si le diable portait des costumes hors de prix et négociait comme un prédateur financier, l'image ne serait pas si éloignée."
Elizabeth arqua un sourcil, puis s'installa sur le bord du bureau, bras croisés.
"Donc, un requin en costume. Laisse-moi deviner… Il a un sourire trop blanc, une poignée de main qui donne des sueurs froides, et une fâcheuse tendance à parler en sigles incompréhensibles ?"
Richard lâcha un rire bref, secouant la tête.
"Tu es terrifiante de justesse."
Elizabeth bomba légèrement le torse, faussement fière.
"C'est un don. Mais trêve de flatteries, dis-moi… Quelle est ta stratégie face à ce démon corporate ? Flamme sacrée, eau bénite ou simple diplomatie ?"
Richard haussa les épaules, avant de soupirer.
"Si seulement je pouvais l'exorciser à coups de sarcasme, tout serait plus simple."
Elizabeth lui donna une petite tape sur l'épaule, le regard pétillant.
"Dans ce cas, je suis ravie de t'annoncer que tu as une arme fatale. Après tout, qui mieux que Richard Fitzwilliam pour terrasser un adversaire à coups de répliques cinglantes ?"
Richard secoua la tête, amusé, avant de se redresser légèrement dans son fauteuil.
"Tu es trop confiante en mes talents, Elizabeth."
Elle haussa les épaules, faussement désinvolte.
"Ou bien c'est toi qui manques de confiance. Allez, cesse de t'en faire, tu t'en sortiras haut la main. Et si jamais ce démon financier tente un coup bas…"
Elle attrapa un stylo sur le bureau et le brandit comme une arme.
"…je suis prête à le terrasser moi-même."
Richard éclata franchement de rire cette fois, secouant la tête.
"Rappelle moi de t'emmener à toutes mes négociations à l'avenir."
Elizabeth lui adressa un clin d'œil.
"Excellente idée. Et je double mes honoraires si l'adversaire a un sourire trop blanc."
