"Il faut toujours jouer loyalement quand on a les cartes gagnantes." — Oscar Wilde
Elizabeth était ancrée dans son bureau, les yeux parcourant la dernière analyse que Richard lui avait demandée, quand son téléphone se mit à vibrer bruyamment sur la surface en bois. Elle n'eut même pas besoin de regarder l'écran pour savoir qui appelait.
Jane.
Et il n'y avait qu'une seule raison pour laquelle sa sœur l'appelait à cette heure précise : le stress.
Avec un soupir amusé, elle décrocha et lança d'emblée :
"Si tu cherches un alibi pour fuir le dîner, sache que je suis déjà en cavale pour un braquage de caféine."
"Elizabeth Bennet !" s'exclama Jane d'un ton outré. "Ce n'est vraiment pas le moment pour tes blagues de mauvais goût ! Je vais mourir, littéralement mourir !"
Elizabeth s'adossa à sa chaise, le sourire déjà en coin. "Vraiment ? Parce que d'après mes calculs, il te reste encore quelques heures avant l'apocalypse. Qu'est-ce qui se passe cette fois ?"
"Ce qu'il se passe ?" Jane semblait au bord de la panique. "Ce qu'il se passe, c'est que je vais rencontrer l'ami de Charles et sa sœur, et je n'ai aucune idée de quoi porter ! Je veux dire, est-ce que je fais élégante mais pas trop ? Décontractée mais soignée ? Et mes cheveux, Elizabeth, mes cheveux ! Est-ce que je les attache ? Est-ce que je les laisse lâchés ? Je veux qu'ils me trouvent sympathique, pas trop apprêtée mais pas non plus négligée ! Oh mon Dieu, et si je choisis la mauvaise tenue et qu'ils pensent que je suis ennuyeuse ?"
Elizabeth étouffa un rire et fit pivoter légèrement son fauteuil, regardant distraitement les fenêtres de l'immeuble voisin. "Jane, tu pourrais débarquer en pyjama avec des chaussettes dépareillées que Charles te regarderait toujours comme si tu étais une apparition divine."
"Mais ce n'est pas Charles que je vais rencontrer ce soir, c'est Caroline et son mystérieux ami ! Et si je fais mauvaise impression ? Si elle pense que je ne suis pas assez bien pour lui ?"
Elizabeth roula des yeux, déjà lasse d'entendre le nom de Caroline Bingley, la sœur de Charles, dont la réputation de snobisme n'était plus à faire.
"Jane, si Caroline Bingley ne t'apprécie pas, c'est probablement le plus grand compliment que tu puisses recevoir."
"Lizzie, tu ne m'aides pas du tout !"
Elizabeth se redressa, reprenant un ton plus conciliant. "D'accord, d'accord. Dis-moi ce que tu as prévu de porter, et je te dirai si ça passe ou si tu risques effectivement l'exil social à vie."
Elle l'entendit inspirer profondément, visiblement soulagée d'avoir enfin une alliée dans cette mission de la plus haute importance.
Alors qu'Elizabeth était toujours en pleine conversation avec Jane, cette dernière, dans toute sa douceur apparemment innocente, venait de lancer une remarque bien trop suspecte pour être anodine.
"Je veux dire, c'est adorable, Lizzie. Ta dévotion envers Richard. Toujours là à anticiper ses besoins, à comprendre ses humeurs… Tu sais, certaines personnes pourraient y voir une certaine... implication émotionnelle."
Elizabeth pinça les lèvres et laissa échapper un rire sec. "Jane, si tu es en train de sous-entendre quoi que ce soit, je te rappelle que mon 'implication émotionnelle' se limite strictement à éviter qu'il mette le feu à son propre empire."
"Bien sûr," répondit Jane d'un ton exagérément conciliant. "Mais tout de même, ce genre de dévouement… C'est touchant."
Elizabeth allait répliquer lorsque la porte de son bureau s'ouvrit brusquement, coupant court à la conversation.
Darcy.
Il se tenait dans l'encadrement, un sourcil légèrement levé, l'air à la fois calculateur et vaguement amusé. Il jeta un regard rapide à son téléphone et, en entendant son ton de voix, conclut immédiatement qu'il ne s'agissait pas d'une affaire professionnelle.
"J'ignorais que le rôle de secrétaire incluait aussi les consultations personnelles," lança-t-il, son ton neutre mais chargé d'ironie.
Elizabeth abaissa lentement son téléphone, son regard s'assombrissant légèrement alors qu'elle dévisageait Darcy.
"J'ignorais que conclure un rendez-vous professionnel donnait droit à un audit de mes appels," répliqua-t-elle du tac au tac.
Darcy esquissa un sourire en coin, mais ses yeux restaient perçants. "Disons que j'ai simplement noté l'efficacité avec laquelle vous jonglez entre votre travail et… des discussions qui semblent profondément stratégiques."
Elizabeth croisa les bras, son téléphone toujours en main, Jane silencieuse à l'autre bout du fil, sûrement pendue à l'échange.
"Oh, mais vous seriez surpris. Parfois, le destin d'une tenue vestimentaire est tout aussi crucial que celui d'un contrat," rétorqua-t-elle, une lueur moqueuse dans le regard. "Et contrairement à ce que vous pourriez croire, certaines batailles se gagnent dans le choix entre une robe fluide et une coupe ajustée."
Darcy hocha légèrement la tête, feignant la réflexion. "Intéressant. Et j'imagine que votre rôle de stratège s'étend aussi à conseiller sur la meilleure coiffure pour assurer une prise de pouvoir ?"
Elizabeth lui offrit un sourire faussement bienveillant. "Oh, absolument. Mais ne vous inquiétez pas, monsieur, vos cheveux ne courent aucun risque."
Un silence tomba, chargé d'électricité et d'une tension presque imperceptible. Richard, depuis son bureau, aurait sûrement levé les yeux au ciel devant ce qui ressemblait de plus en plus à un combat de coqs version joute verbale.
Darcy, pourtant, ne sembla pas mécontent de la réponse. Au contraire, son regard s'attarda sur elle une seconde de plus qu'il ne l'aurait dû, avant qu'il ne secoue légèrement la tête, comme amusé malgré lui.
"Dans ce cas, je vais vous laisser à vos… stratégies vestimentaires. Ne laissez pas une guerre de tissus compromettre la productivité. Bonne soirée, Elisabeth."
Elizabeth lui adressa un regard faussement angélique. "Merci de votre sollicitude. Je tâcherai de ne pas laisser une crise de dressing affecter l'économie mondiale."
Et sur ce, il tourna les talons, quittant son bureau d'une démarche mesurée.
Elizabeth porta lentement son téléphone à son oreille, reprenant son souffle.
"Lizzie…" commença Jane d'un ton chargé de sous-entendus.
"Ne dis rien," coupa immédiatement Elizabeth, sentant déjà venir l'avalanche de commentaires de sa sœur.
Mais c'était trop tard. Jane riait déjà, et Elizabeth savait qu'elle ne s'en tirerait pas si facilement.
Elizabeth n'eut pas le temps de reposer son téléphone que la voix de Jane résonna à son oreille, amusée et franchement moqueuse.
"Qu'est-ce que c'était que… ça ?"
Elizabeth fronça les sourcils. "De quoi tu parles ?" demanda-t-elle avec un peu trop d'innocence.
"Ne joue pas à ça avec moi, Lizzie. Même derrière mon téléphone, j'ai senti la tension entre vous. Sérieusement, on aurait dit une scène de duel dans un vieux film en noir et blanc."
Elizabeth roula des yeux. "N'importe quoi."
"Oh si, totalement. Je crois que Richard a du souci à se faire." Jane rit doucement.
Elizabeth sentit une vague de malaise la traverser. Qu'est-ce que Jane était en train d'insinuer exactement ? Elle n'avait absolument rien à voir avec Darcy. Il était tout ce qu'elle trouvait insupportable chez un homme : arrogant, suffisant, et avec une tendance exaspérante à vouloir toujours avoir le dernier mot.
Elle secoua la tête, repoussant cette pensée avant qu'elle ne prenne racine.
"Très drôle. Tu devrais essayer le stand-up," répliqua-t-elle sèchement. "Écoute, j'ai du travail. On en reparle plus tard."
"Si tu veux," chantonna Jane, clairement pas dupe.
Elizabeth raccrocha sans attendre d'autre remarque, laissant échapper un long soupir.
Elle posa son téléphone sur son bureau et ramena son attention vers l'analyse que Richard lui avait demandée. Du travail. Voilà quelque chose de concret, de rationnel. Quelque chose qui n'impliquait ni regard perçant, ni sourires en coin, ni piques échangées sur un ton trop chargé pour être anodin.
[...]
Elizabeth s'étira légèrement en rangeant ses affaires, prête à enfin quitter le bureau après cette journée qui lui semblait interminable. Elle avait déjà mentalement planifié son trajet en métro et s'imaginait déjà affalée sur son canapé, un thé brûlant entre les mains, lorsqu'une voix familière interrompit son évasion.
"Elizabeth !"
Richard fit irruption dans son bureau, son habituel air détendu légèrement teinté d'une énergie qu'elle ne lui connaissait pas à cette heure tardive. Il referma la porte derrière lui et s'adossa contre le chambranle, les bras croisés.
"Et si on allait boire un verre ?" proposa-t-il avec un sourire en coin.
Elizabeth arqua un sourcil, surprise. "Un verre ? Toi et moi ?"
"Non, moi et l'autre Elizabeth Bennet de ce bureau," plaisanta-t-il avant d'ajouter, plus sérieusement : "Oui, toi et moi. Histoire de décompresser après cette journée... intense."
Elle le regarda avec suspicion. Richard était un patron attentif, un collègue parfois complice, mais jamais il ne lui avait proposé une sortie après le travail. "C'est une manière polie de me dire que j'ai l'air d'avoir survécu à une guerre aujourd'hui ?"
"Pas du tout," répondit-il, faussement offensé. "Mais je me disais que tu pourrais apprécier un moment de détente, et que je pourrais te remercier pour ton excellent travail. Allez, viens."
"Je ne suis pas vraiment habillée pour sortir boire un verre," objecta-t-elle, haussant un sourcil.
Richard haussa les épaules. "Pas de problème. Je te ramène chez toi, tu te changes, et on y va."
Elizabeth hésita. La fatigue la clouait presque à son fauteuil, mais l'idée d'un trajet en voiture plutôt qu'en métro, et surtout la curiosité quant à cette soudaine proposition, l'emportèrent. "D'accord," finit-elle par céder.
Ils quittèrent le bureau et montèrent dans la voiture de Richard. L'ambiance était étrangement détendue, presque complice.
Alors qu'ils s'engageaient dans la circulation, Elizabeth tourna la tête vers lui. "Bon, alors ? Qu'est-ce qui t'a pris ? Je ne t'ai jamais vu aussi nerveux qu'aujourd'hui, et maintenant tu m'invites à boire un verre. Si c'est une tentative détournée de te rattraper après avoir survécu à l'ouragan Darcy, ça fonctionne presque."
Richard éclata de rire avant de soupirer. "Disons que la visite de mon cousin a réveillé quelques vieux souvenirs. William et moi avons grandi ensemble, mais nos chemins ont divergé à mesure que nous avancions dans nos carrières. Il a toujours eu ce regard... ce fichu regard analytique qui te donne l'impression d'être un simple pion sur un échiquier."
Elizabeth sourit en coin. "Oh, crois-moi, je vois très bien de quoi tu parles."
Richard hocha la tête. "Mais ce n'est pas seulement ça. Darcy est l'un des hommes les plus influents du milieu. Son avis pèse lourd, même sur moi. Disons que j'avais tout intérêt à ce que cette réunion se passe bien."
Elizabeth le fixa un instant, assimilant ses paroles. Elle n'avait jamais vu Richard douter, et pourtant, elle comprenait désormais pourquoi la présence de son cousin avait eu cet effet sur lui.
"Et alors ? Tu crois qu'il a été satisfait ?" demanda-t-elle, un brin moqueuse.
Richard secoua la tête avec un sourire. "Aucune idée. Mais s'il ne l'était pas, crois-moi, il ne tardera pas à me le faire savoir."
Elizabeth rit doucement, avant de détourner son regard vers la route. Elle avait l'impression d'en apprendre un peu plus sur son patron ce soir-là… et elle n'était pas sûre de ce que cela signifiait.
Alors que Richard arrêtait la voiture devant son immeuble, Elizabeth détacha sa ceinture et se tourna vers lui, les bras croisés.
"J'imagine que ce n'est pas le genre de bar où je peux débarquer en jean et baskets, hein ?" demanda-t-elle avec un demi-sourire.
Richard lui lança un regard amusé, haussant un sourcil. "Disons que ce serait… rafraîchissant. Mais si tu veux éviter les regards intrigués, je te conseille quelque chose d'un peu plus habillé."
Elizabeth poussa un soupir exagéré. "C'est bien ce que je craignais."
