"L'art de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combat." — Sun Tzu
Le trajet retour se fit dans un silence total.
Elizabeth, adossée contre la portière, regardait les lumières de la ville défiler à travers la vitre, ses pensées encore parasitées par l'échange tendu qu'elle avait eu avec Darcy. Le regard qu'il lui avait lancé avant son départ semblait s'être imprimé dans son esprit, et malgré elle, elle le repassait en boucle, cherchant à en déchiffrer les nuances.
Richard, quant à lui, restait concentré sur la route, ses doigts tapotant distraitement le volant. Il n'était pas dupe. Il avait bien perçu la tension qui régnait sur cette terrasse, mais il avait choisi de ne pas la commenter.
Ce ne fut qu'une fois arrivé en bas de l'appartement d'Elizabeth qu'il coupa enfin le silence.
Il posa ses mains sur le volant et tourna la tête vers elle, un sourire contrit aux lèvres.
"Je suis désolé," déclara-t-il avec sincérité. "Si j'avais su que Jane était la petite amie de Charles, je t'aurais évité cette situation inconfortable."
Elizabeth, surprise par cette soudaine excuse, le regarda un instant avant de secouer la tête.
"Richard, ne t'inquiète pas," le rassura-t-elle doucement. "Ce n'était pas un piège calculé, juste une coïncidence un peu… gênante, mais rien d'insurmontable."
Il hocha lentement la tête, mais son regard ne quittait pas le sien.
Après un silence, il reprit, son ton plus mesuré cette fois.
"Et William ?" demanda-t-il, scrutant son expression. "Il a été… désagréable avec toi ?"
Elizabeth leva un sourcil, légèrement surprise par l'attention.
"Non," répondit-elle après une seconde de réflexion. "Disons qu'il a été fidèle à lui-même."
Richard esquissa un sourire en coin. "C'est une façon polie de dire qu'il peut être insupportable."
Elizabeth eut un petit rire, baissant légèrement les yeux.
"Je crois que la sociabilité n'est pas son fort," ajouta Richard avec un soupçon d'amusement, avant de soupirer. "Mais je m'excuse quand même pour lui. Il n'a pas toujours conscience de son ton, et encore moins de son impact sur les autres."
Elizabeth releva la tête, touchée par cette attention qu'elle ne s'attendait pas à recevoir.
"Ne t'excuse pas pour lui, Richard," répondit-elle avec un sourire doux. "Je suis loin d'être fragile."
Richard la fixa un instant, puis haussa un sourcil en inclinant la tête.
"Non. Ça, je l'avais remarqué."
Elle roula des yeux, amusée, puis détacha doucement sa ceinture avant de saisir la poignée de la portière.
"Merci pour la soirée," dit-elle en lui adressant un dernier regard. "Bon week-end, Richard."
Il hocha la tête, un sourire discret aux lèvres.
"Bon week-end, Elizabeth."
Elle sortit de la voiture et referma doucement la porte derrière elle.
Richard la regarda s'éloigner vers son immeuble avant de démarrer.
Alors qu'il s'éloignait dans la nuit, Elizabeth prit une inspiration en remontant les marches menant à son appartement.
Elle aurait aimé que cette soirée ne la poursuive pas jusque dans ses pensées.
[...]
Le week-end était passé à une vitesse folle.
Elizabeth n'avait pas eu le temps de faire la moitié de ce qu'elle avait prévu, et c'était avec un soupir de lassitude qu'elle s'était installée à une table en terrasse d'un café pour enfin profiter d'un moment de détente.
La ville était calme en ce dimanche après-midi. Les passants défilaient sans se presser, le bourdonnement ambiant du café était presque apaisant, et pour la première fois depuis des jours, Elizabeth sentit son esprit se relâcher.
Jusqu'à ce que son téléphone vibre sur la table.
Elle baissa les yeux vers l'écran.
Un message.
D'un numéro inconnu.
Elle fronça légèrement les sourcils avant d'ouvrir le message, découvrant une simple phrase, courte et concise :
"Je vous ai peut-être froissée vendredi soir. Ce n'était pas mon intention."
Elizabeth sentit son cœur faire un léger bond.
Elle n'eut pas besoin de réfléchir longtemps pour deviner l'auteur de ce message.
Fitzwilliam Darcy.
Elle fixa l'écran un instant, indécise.
Lui envoyer un message d'excuse… c'était bien la dernière chose qu'elle imaginait venant de lui. Ce n'était pas un homme qui s'embarrassait de ce genre de politesses, elle en était certaine.
Et pourtant, le message était là. Sobre. Presque maladroit dans sa formulation.
Un sourire ironique se dessina sur ses lèvres.
Toujours légèrement agacée par leur échange de vendredi soir, elle pianota une réponse avant de trop réfléchir.
"C'est noté. La prochaine fois, je penserai à prendre des notes sur votre manière d'éviter d'être désagréable. Ça pourrait m'être utile."
Elle envoya le message et posa son téléphone sur la table, reprenant son cappuccino.
Elle n'eut pas le temps d'analyser son propre comportement qu'une silhouette s'effondra sur la chaise en face d'elle avec un soupir dramatique.
Jane.
"Bon. Je vais exploser," annonça-t-elle sans même prendre la peine de dire bonjour.
Elizabeth, déjà amusée, leva un sourcil. "Bonjour à toi aussi, Jane."
Sa sœur agita la main comme pour chasser la formalité.
"Ne me parle pas de politesse, Lizzie. J'ai survécu à un week-end entier avec Caroline Bingley sous mon toit."
Elizabeth réprima un rire. "Oh, ce n'est pas chez Charles aussi ?"
"Oui, mais j'ai bien l'impression que c'est moi qui ai eu le droit à l'interrogatoire du siècle."
Elizabeth posa son coude sur la table, soutenant sa tête d'un air faussement désolé. "Raconte-moi tout."
Jane inspira profondément, puis se lança dans un récit où Caroline se révélait encore plus insupportable que d'ordinaire : des remarques subtiles mais piquantes sur le style de Jane, des regards scrutateurs lorsqu'elle touchait Charles, des soupirs exagérés lorsqu'elle parlait de son métier, une insistance pour vanter des femmes "bien plus adaptées" à l'univers de son frère.
"Et ce n'est pas tout," continua Jane en levant les yeux au ciel. "Elle s'est arrangée pour glisser au moins trois fois par jour que Fitzwilliam Darcy était 'bien trop bon pour certaines personnes'."
Elizabeth sentit son estomac se nouer légèrement à l'entente de ce nom, mais elle fit mine de rester impassible.
"Oh ? Et qu'a répondu Charles ?"
Jane sourit, retrouvant un peu de sa bonne humeur.
"Il a roulé des yeux tellement de fois que je suis surprise qu'ils ne soient pas restés bloqués."
Elizabeth éclata de rire.
"Et Darcy dans tout ça ?" demanda-t-elle finalement, feignant l'indifférence.
Jane haussa un sourcil, clairement pas dupe.
"Impassible comme toujours. Mais je suis sûre qu'il en avait plus qu'assez."
Elizabeth esquissa un sourire, repensant au message qu'elle venait de recevoir.
"Eh bien, Caroline a dû passer un excellent week-end," lâcha-t-elle avec sarcasme.
Jane posa enfin ses mains sur la table et la fixa d'un air curieux.
"Mais assez parlé de moi," dit-elle. "Toi, Lizzie, que s'est-il vraiment passé vendredi soir ?"
Elizabeth sentit son téléphone vibrer légèrement contre la table.
Elle jeta un regard furtif à l'écran.
Darcy avait répondu.
Mais elle ne l'ouvrirait pas tout de suite. Pas en présence de Jane et de ses yeux acérés.
Elizabeth fit tourner distraitement sa cuillère dans sa tasse, le regard ancré dans celui de Jane, qui semblait attendre qu'elle lui livre des révélations fracassantes sur le vendredi soir.
Mais il n'y en aurait pas.
"Jane, tu sais déjà tout ce qu'i savoir," déclara-t-elle calmement. "Il ne s'est rien passé de plus après ton départ."
Jane haussa un sourcil sceptique, comme si elle attendait qu'Elizabeth change d'avis sous la pression de son regard insistant.
Elizabeth soupira en posant sa tasse.
Et voilà. Elle recommence.
Comme prévu, Jane bifurqua aussitôt sur l'autre sujet qui semblait la fasciner bien plus que nécessaire.
"Tu sais, Darcy a été un parfait invité tout le week-end," entama-t-elle, un sourire en coin.
Elizabeth pinça les lèvres, mais ne l'interrompit pas.
"Il a su garder ses distances, jamais trop intrusif, et honnêtement, c'était appréciable," poursuivit Jane. "Il n'a jamais cherché à s'imposer dans nos moments à deux, et je crois que Charles lui en est reconnaissant."
Elizabeth arqua un sourcil, mi-intéressée, mi-amusée.
"Un homme d'une discrétion exemplaire, donc ?" ironisa-t-elle.
Jane hocha la tête avec enthousiasme.
"Oui, et ce n'est pas tout," ajouta-t-elle avec un sourire malicieux. "J'ai particulièrement apprécié son incroyable talent à éviter Caroline. C'était… fascinant. À chaque fois qu'elle essayait de l'accaparer, il trouvait un moyen subtil de s'éclipser. Je crois que j'ai rarement vu quelqu'un feindre autant d'occupations imaginaires en un seul week-end."
Elizabeth laissa échapper un rire.
"Je dois admettre que cette image me plaît."
Jane sourit avant d'incliner légèrement la tête, l'observant avec une attention trop perçante pour qu'Elizabeth soit totalement à l'aise.
"Tu sembles bien plus réceptive quand on ne parle pas de ta propre expérience avec lui."
Elizabeth secoua la tête. "Oh, ne me dis pas que tu essaies de me convaincre que Darcy est en réalité un gentleman charmant et mal compris ?"
Jane rit doucement.
"Non. Mais je pense qu'il a simplement été maladroit avec toi, Lizzie."
Elizabeth ouvrit la bouche, prête à répliquer, mais se ravisa au dernier moment.
Parce qu'elle savait que Jane avait raison.
Elle se souvint du message reçu quelques instants plus tôt. De la tentative d'excuse concise, mais indéniablement sincère.
"Je le sais bien."
Mais elle ne laissa rien paraître.
Hors de question de donner à Jane plus de matière pour alimenter ses élans d'entremetteuse.
Elle haussa simplement les épaules, attrapant à nouveau sa tasse de café.
"Si tu le dis."
Jane la fixa un instant, puis plissa les yeux, comme si elle hésitait à creuser davantage. Mais son téléphone se mit à vibrer sur la table.
Elle jeta un coup d'œil à l'écran et fronça légèrement les sourcils avant de se lever.
"Je reviens, c'est Charles," annonça-t-elle avant de s'éloigner pour répondre, son ton déjà doux et enjoué en décrochant.
Elizabeth la regarda disparaître à l'intérieur du café avant de baisser les yeux vers son propre téléphone.
Elle avait volontairement ignoré la notification depuis tout à l'heure, refusant d'ouvrir immédiatement le message de Darcy. Mais maintenant qu'elle était seule…
Elle inspira légèrement avant d'appuyer sur l'écran.
"J'attends ces nouvelles occasions avec impatience."
Elizabeth resta figée, ses yeux relisant les mots comme si son cerveau refusait d'en saisir immédiatement le sens.
Avait-elle vraiment lu cela ?
Ses doigts resserrèrent inconsciemment leur prise sur son téléphone.
Son premier réflexe fut de chercher un double sens, une ironie cachée. Peut-être qu'il faisait simplement référence à leur échange de piques habituel, à ce jeu étrange qu'ils semblaient mener à chaque rencontre.
Mais il n'y avait aucun sarcasme dans ces mots. Aucune froideur.
Rien qu'une phrase sobre. Claire.
Jane revint à table d'un pas rapide, son téléphone toujours serré dans sa main, un sourire crispé collé aux lèvres.
Elizabeth la scruta un instant, observant chaque petit signe de nervosité : ses doigts qui lissaient distraitement un pli imaginaire sur sa robe, son regard qui évitait soigneusement le sien, et surtout… cette posture bien trop innocente pour être sincère.
Elle tramait quelque chose.
C'était une évidence.
Mais au lieu de la confronter immédiatement, Elizabeth décida de se prêter au jeu.
Elle se redressa légèrement, croisa les bras et prit une gorgée de son cappuccino, comme si de rien n'était.
"Tout va bien ?" demanda-t-elle d'un ton détaché.
Jane releva la tête avec une expression exagérément surprise.
"Bien sûr ! Pourquoi ?"
Elizabeth haussa un sourcil, un sourire en coin.
"Oh… je ne sais pas. Tu as l'air un peu tendue. Comme quelqu'un qui vient de préparer une embuscade soigneusement orchestrée."
Jane laissa échapper un petit rire nerveux, agitant la main d'un geste qui se voulait désinvolte.
"Mais pas du tout !"
Elizabeth posa lentement sa tasse sur la table et la fixa avec amusement.
"Vraiment ?" dit-elle, un éclat moqueur dans les yeux. "Parce que je mettrais mes mains à couper que Fitzwilliam Darcy va soudainement se matérialiser à cette table sous une intervention divine…"
Elle marqua une pause dramatique, puis ajouta, un sourire en coin :
"Autrement dit, toi."
À peine eut-elle terminé sa phrase qu'une voix grave et teintée d'amusement s'éleva derrière elle.
"Vous croyez au destin, mademoiselle Bennet ?"
Elizabeth se figea, son sourire s'évaporant instantanément.
Non. Impossible.
Elle ferma brièvement les yeux avant de pivoter lentement sur sa chaise.
Et bien sûr…
Il était là.
Fitzwilliam Darcy, debout juste derrière elle, les bras croisés, une lueur amusée dans le regard.
À ses côtés, Charles Bingley, visiblement ravi, affichait un sourire grandement satisfait, son regard oscillant entre Jane et Elizabeth comme s'il venait d'assister à la meilleure scène de théâtre de sa vie.
Elizabeth resta interdite une seconde, cherchant à masquer son trouble.
Darcy, quant à lui, ne la quittait pas des yeux, et avant qu'elle n'ait eu le temps d'aligner une réplique, il ajouta d'un ton faussement pensif :
"Vous voyez, quand je vous ai dit que j'attendais une occasion avec impatience…"
Un sourire infime effleura ses lèvres.
"Je n'ai jamais précisé quand."
Elizabeth sentit son cœur faire un bond agaçant.
Ce. Maudit. Homme.
Elle jeta un coup d'œil furtif à Jane, qui avait plaqué une expression angélique sur son visage, comme si elle n'était absolument pas responsable de cette situation.
Mais Elizabeth n'était pas dupe.
Elle aurait dû se méfier de sa sœur.
Elle inspira profondément avant de reporter son attention sur Darcy.
"Alors dites-moi, monsieur Darcy," répondit-elle en retrouvant son aplomb, "cette occasion… est-elle une simple coïncidence, ou bien faites-vous aussi partie des interventions divines de Jane ?"
Charles éclata de rire, tandis que Jane étouffait un sourire derrière sa tasse.
Darcy, lui, prit son temps avant de répondre, comme s'il savourait chaque seconde de la situation.
Puis, calmement, il déclara :
"Disons que… parfois, il faut savoir saisir les opportunités quand elles se présentent."
