"Il n'y a point de hasard, il n'y a que des rendez-vous." — Paul Éluard

Elizabeth se tenait dans la cuisine de Jane, un verre de vin blanc à la main, fixant d'un air circonspect la scène qui se déroulait devant elle.

Et elle se demandait foncièrement ce qu'elle faisait là.

À quelques pas d'elle, Fitzwilliam Darcy – l'homme en costume impeccable, l'homme aux remarques froides et calculées, l'homme dont elle n'aurait jamais imaginé qu'il poserait un jour les mains sur autre chose qu'un dossier confidentiel – malaxait une pâte à pizza douteuse préparée par ses soins.

Et cela aurait pu être divertissant, si elle n'était pas impliquée. Elizabeth porta son verre à ses lèvres, secouant imperceptiblement la tête.

Comment avait-elle pu se retrouver dans une telle situation ?

Ah, oui.

Une blague.

Une de ses blagues.

Tout avait commencé lorsque Jane, soucieuse de simplifier la soirée, avait suggéré qu'ils commandent des pizzas.

Elizabeth, dans un élan d'ironie dont elle seule avait le secret, avait rétorqué, un sourire moqueur aux lèvres :

"Voyons, Jane, il est tout de même impensable de commander une pizza pour des papilles gustatives aussi développées que celles de monsieur Darcy."

Une simple taquinerie. Mais elle avait oublié un détail essentiel : Fitzwilliam Darcy n'aimait pas rester sur un défi lancé à son encontre.

Son regard s'était posé sur elle avec une intensité calculée, un sourire en coin à peine perceptible.

"Dans ce cas," avait-il répondu calmement, "je suppose qu'il ne nous reste plus qu'à la faire nous-mêmes."

Avant qu'elle ne réalise la gravité de ses paroles, Jane avait applaudi l'idée, Charles s'était montré beaucoup trop enthousiaste, et voilà comment elle s'était retrouvée coincée dans la cuisine avec Darcy, une boule de pâte collante entre ses mains.

Elle soupira légèrement en le regardant du coin de l'œil.

Il était là, concentré, malaxant la pâte avec méthode, comme s'il s'agissait d'une opération stratégique hautement complexe.

Elizabeth ne savait pas ce qui l'amusait le plus : le fait qu'il prenne ça autant au sérieux, ou le fait qu'elle-même soit coincée dans ce défi absurde.

Elle reposa son verre et croisa les bras.

"Alors, Darcy," lança-t-elle d'un ton léger, "vous êtes certain de votre technique ? Parce que, pour être honnête, cette pâte commence à ressembler à du ciment en devenir."

Darcy ne leva même pas les yeux, un rictus imperceptible au coin des lèvres.

"Ne sous-estimez pas mes compétences, mademoiselle Bennet," répondit-il posément. "Je suis peut-être novice en matière de cuisine, mais je suis un homme qui apprend vite."

Elizabeth haussa un sourcil, s'appuyant contre le comptoir.

"Vraiment ?" fit-elle, sceptique. "Alors prouvez-le."

Darcy s'arrêta enfin pour la regarder.

Son regard sombre, chargé de ce défi silencieux qu'elle connaissait maintenant trop bien, se posa sur elle avec une intensité agaçante.

Un long silence s'installa.

Puis, lentement, il attrapa une poignée de farine et la laissa volontairement glisser entre ses doigts, avant de répliquer, beaucoup trop calmement :

"Préparez-vous à être impressionnée, mademoiselle Bennet."

Elizabeth sentit son cœur rater un battement.

Elle était peut-être, encore une fois, partie trop loin dans ses blagues.

Elizabeth ne s'était jamais réellement posé la question de ce qui pouvait l'attirer chez un homme.

Ou du moins, elle avait toujours supposé que ce serait son esprit qui primerait. L'intelligence. L'humour. La vivacité.

Certainement pas… des mains en train de malaxer une pâte à pizza.

Et pourtant, à cet instant précis, elle perdait le fil de ses pensées.

Ses yeux, malgré elle, se fixèrent sur ses avant-bras.

Sur la façon dont les veines saillaient sous la peau, juste en dessous de la chemise négligemment retroussée jusqu'aux coudes.

Sur la façon dont ses doigts pétrissaient la pâte avec une application presque absurde.

C'était ridicule.

C'était Fitzwilliam Darcy.

Un homme qui semblait d'ordinaire bien plus à l'aise avec des contrats et des négociations à plusieurs millions qu'avec de la farine et une boule de pâte molle.

Alors pourquoi… pourquoi diable son cerveau était-il en train de s'attarder sur ses mains ?

Elle cligna des yeux, détourna légèrement le regard. Peut-être était-ce le vin. Troisième verre. Peut-être un peu trop pour qu'elle garde un contrôle absolu sur ses pensées. Peut-être était-ce l'improbabilité de la situation, le fait qu'elle se retrouve à partager un espace clos avec lui, loin des joutes verbales habituelles, dans un moment presque normal, presque intime.

Ou peut-être était-ce… ce jeu.

Ce jeu infernal qui semblait s'être installé entre eux depuis leur première rencontre. Elle se mordit l'intérieur de la joue, tentant de remettre de l'ordre dans son esprit. Mais ce fut à ce moment précis que Darcy leva les yeux. Et la surprit en pleine contemplation.

Elizabeth se figea.

Il ne dit rien d'abord. Il la regarda simplement, son expression lisse, impénétrable. Puis, lentement… Un sourire en coin apparut sur ses lèvres. Un sourire diablement satisfait. Elizabeth sentit immédiatement la chaleur lui monter aux joues.

Merde.

Merde, merde, merde.

Il avait compris.

Un éclat amusé traversa son regard tandis qu'il abandonnait la pâte un instant, s'essuyant brièvement les mains avant de se tourner complètement vers elle.

Sa chemise, qu'elle n'avait jusque-là pas vraiment remarquée, était négligemment boutonnée, dévoilant juste assez de peau pour que son regard s'y attarde une fraction de seconde de trop.

Et lui…

Lui savait. Il savait exactement ce qu'il faisait. Avec une lenteur parfaitement calculée, il s'avança d'un pas. Puis d'un autre. Ses yeux sombres, pleins de cet amusement qu'il ne prenait même plus la peine de dissimuler, étaient rivés aux siens.

Elizabeth sentit son cœur s'affoler.

Ce n'était pas tant la proximité qui l'alarmait… C'était l'intention. Il testait ses limites. Il voulait voir jusqu'où elle le laisserait aller. Jusqu'où elle tiendrait avant de céder.

Et Elizabeth, dans un réflexe plus instinctif que réfléchi, leva brusquement une main devant elle pour lui interdire d'avancer plus.

"Ne t'approche pas." Le tutoiement lui échappa sans qu'elle ne puisse le contrôler.

Darcy s'arrêta net.

Son sourire s'élargit imperceptiblement. Il baissa les yeux vers la main levée entre eux.

Ses propres mains, encore couvertes de résidus de pâte et de farine, restaient sagement près de son torse, mais l'éclat dans son regard disait clairement qu'il trouvait la situation terriblement divertissante.

"Tu penses vraiment que j'allais te toucher, Elizabeth ?" souffla-t-il d'un ton bas, presque murmuré.

Elizabeth se raidit.

Parce que non, évidemment, il ne l'aurait pas fait. Mais elle avait réagi comme si. Elle ravala sa salive, tenta de reprendre le contrôle. Elle releva le menton, serrant les dents.

"Simple précaution," répliqua-t-elle sèchement.

Darcy pencha légèrement la tête sur le côté, son sourire toujours présent.

"Une précaution… pour quoi ?"

Elizabeth plissa les yeux.

Ce. Maudit. Homme.

Il voulait qu'elle le dise. Il voulait qu'elle admette ce qui était en train de se passer. Elle aurait pu nier. Feindre l'indifférence. Tourner la situation en blague. Mais son corps entier trahissait déjà son trouble. Alors, au lieu de se défiler, elle contre-attaqua. Elle inclina légèrement la tête et souffla, d'une voix parfaitement posée :

"Pour la farine, évidemment."

Darcy la fixa une seconde, puis, il éclata de rire.

Un vrai rire, cette fois. Pas un sourire narquois, pas un amusement contenu. Un rire bas, grave, sincère, comme si elle venait réellement de le prendre au dépourvu.

Elizabeth sentit un mélange d'irritation et de satisfaction monter en elle.

Qu'il trouve cela drôle ou non, elle ne lui donnerait pas la victoire. Elle croisa à nouveau les bras sur sa poitrine et lança, avec toute l'assurance du monde :

"Maintenant, si tu as fini de jouer, tu devrais peut-être retourner à ta pâte avant qu'elle ne se transforme en béton."

Darcy secoua la tête, encore légèrement amusé, avant de reculer doucement, levant les mains en signe d'abandon.

"Comme vous voudrez, mademoiselle Bennet."

Puis il pivota vers le plan de travail, retournant à sa préparation comme si rien ne s'était passé.

Mais Elizabeth, elle, savait.

Quelque chose venait de se passer.

Quelque chose qu'ils n'avaient plus le luxe d'ignorer.

[...]

Derrière la porte de la cuisine, Jane et Charles tendaient l'oreille, se jetant des regards furtifs en essayant de comprendre vainement ce qui se tramait à l'intérieur.

Et c'était frustrant.

Jane s'était pourtant donné tant de mal pour que cette situation se produise.

Si son très cher petit ami avait été assez idiot pour se proposer d'aider en cuisine, elle, en revanche, avait une excuse parfaite pour les laisser seuls à seuls.

Et maintenant qu'elle savait que quelque chose se passait là-dedans, elle n'avait aucun moyen de le voir.

Les bruits de vaisselle, des silences un peu trop longs, puis des bribes de mots échangés qu'elle ne parvenait pas à saisir entièrement.

Et puis…

"Ne t'approche pas."

Jane ouvrit grand les yeux.

La voix d'Elizabeth.

Mais surtout… le tutoiement.

Son cœur fit un bond dans sa poitrine.

Elle resta figée une fraction de seconde, comme si son cerveau mettait un temps à assimiler l'information.

Puis, dans un élan d'enthousiasme incontrôlé, elle martela violemment le bras de Charles, oubliant totalement la discrétion.

Charles sursauta.

"Aïe ! Jane !" chuchota-t-il en se frottant le bras, surpris par son attaque soudaine.

Mais Jane n'écoutait déjà plus.

Elle lui agrippa le poignet, les yeux brillants d'excitation pure.

"Tu as entendu ça ?" souffla-t-elle d'un ton fébrile.

Charles fronça les sourcils, encore un peu sonné. "Entendu quoi ? À part le fait que tu viens de m'exploser le bras ?"

Jane roula des yeux, secouant son épaule avec impatience.

"Elizabeth a tutoyé Darcy !"

Charles cligna lentement des paupières, l'air un peu perdu.

"… et ?"

Jane le fixa, indignée.

"Et ? Charles, tu réalises ce que ça signifie ?"

Charles, lui, ne réalisait absolument rien.

Il connaissait bien William Darcy, il connaissait bien Elizabeth, il voyait qu'ils aimaient s'affronter… mais il ne comprenait pas pourquoi Jane était soudainement à la limite de l'hyperventilation.

Il secoua lentement la tête.

"Jane, ma chérie, tu es adorable mais… j'ai besoin d'un peu plus d'explications, là."

Jane inspira profondément, comme si elle allait lui faire un cours magistral sur les subtilités du comportement de sa sœur.

"Elizabeth emploie toujours le vouvoiement pour établir une barrière," expliqua-t-elle avec sérieux. "C'est sa manière de dessiner une limite, une distance avec les gens qu'elle ne veut pas laisser entrer dans son espace personnel."

Charles haussa un sourcil.

"Et tu es en train de me dire que cette barrière vient de s'effondrer ?"

Jane hocha frénétiquement la tête.

"Exactement ! Et le fait que ce soit arrivé dans cette cuisine, en dehors d'un moment de tension purement conflictuelle, signifie une chose…"

Charles attendit, son regard oscillant entre l'amusement et la curiosité.

Jane prit une inspiration dramatique.

"Elle est attirée par lui."

Charles la fixa une seconde.

Puis, lentement, un sourire se dessina sur ses lèvres.

"Tu en es certaine ?"

Jane hocha la tête avec tant d'enthousiasme qu'il crut un instant qu'elle allait se faire mal à la nuque.

"Absolument."

Charles s'amusa de voir Jane aussi investie dans cette histoire.

C'était adorable, en un sens.

Il glissa une main dans son dos, caressant doucement son bras pour calmer son agitation.

"Jane Bennet, je crois que tu viens officiellement de te transformer en spectatrice de ta propre mise en scène."

Elle lui lança un regard mutin.

"Ne fais pas semblant, toi aussi tu veux savoir ce qui est en train de se passer là-dedans."

Charles rit doucement.

"Peut-être bien."

Et sans qu'ils n'aient besoin d'ajouter un mot de plus, ils collèrent à nouveau leurs oreilles contre la porte, avides d'en savoir plus sur ce qui se déroulait dans cette fichue cuisine.

Elizabeth ouvrit la porte d'un geste brusque, et tomba nez à nez avec Jane et Charles, collés contre le battant comme deux enfants pris en flagrant délit.

Jane, figée, ouvrit de grands yeux innocents, tentant désespérément d'avoir l'air naturelle. Charles, lui, se contenta de sourire comme s'il n'avait absolument rien à se reprocher.

Elizabeth ferma les yeux une seconde, inspira profondément, et se pinça l'arrête du nez, sentant la fatigue mentale s'abattre sur elle. Puis, automatiquement, elle se tourna vers Darcy.

Médusée.

Elle avait clairement perdu le contrôle de la situation depuis un bon moment. Mais chaque nouvel événement semblait le lui rappeler avec une persistance cruelle. Elle posa ses mains sur ses hanches et jeta un regard lourd de sens à Darcy. Il n'avait pas l'air beaucoup plus en maîtrise qu'elle.

Et pour cause.

Ses cheveux étaient en bataille, comme s'il s'était battu contre la pâte (et avait inévitablement perdu). Une tâche de sauce tomate s'étalait sur le bas de sa chemise, témoin direct de l'accident catastrophique survenu lorsqu'il avait tenté de garnir la pizza avec un minimum de grâce. De la farine remontait sur ses avant-bras, marquant chaque pli de sa chemise retroussée, comme s'il avait tenté de s'intégrer à la cuisine en y laissant son âme.

C'était un désastre absolu.

Et pourtant, en le voyant dans cet état, en réalisant l'absurdité totale de la situation… Elizabeth éclata de rire. Un rire franc, spontané, rafraîchissant. Un rire qui lui échappa sans qu'elle ne puisse le contenir, tant tout était parfaitement ridicule.

La tension accumulée dans son corps s'évapora instantanément, remplacée par une légèreté qu'elle n'avait pas ressentie depuis longtemps. Elle dut se tenir au chambranle de la porte, incapable de s'arrêter, sous les regards de Jane et Charles qui ne comprenaient plus rien. Darcy, lui, ne la quittait pas des yeux.

Et pour la première fois, il ne savait absolument pas comment réagir.

Elizabeth mit quelques secondes à reprendre son souffle, le rire encore accroché à sa gorge. Elle essuya une larme de joie au coin de son œil, secouant légèrement la tête, et inspira profondément. Puis, dans un calme presque serein, comme si son explosion de rire avait exorcisé tout le chaos de la soirée, elle leva doucement les yeux vers Jane et Charles.

Et dans un murmure teinté d'une évidence absolue, elle déclara : "Il faut commander des pizzas."

Un silence.

Jane cligna des yeux. Charles ouvrit la bouche, comme s'il s'attendait à une autre réplique derrière, mais non. C'était un simple constat. Un fait irréfutable.

Elizabeth se tourna ensuite vers Darcy, toujours couvert de farine et marqué par sa cuisante défaite. Elle l'observa un long moment, détaillant chaque trace de cette bataille perdue, avant de conclure d'une voix parfaitement posée :

"Et vous, monsieur Darcy… vous devriez prendre une sacrée douche."

Un dernier coup fatal.

Jane plaqua une main sur sa bouche pour ne pas exploser de rire, tandis que Charles s'étouffait presque en tentant de masquer son amusement. Darcy, lui, ne broncha pas.

Il la fixa simplement, ses yeux sombres brillant d'un mélange d'irritation et d'amusement. Puis, lentement, il haussa un sourcil.

"J'admets ma défaite."

Un léger sourire en coin apparut sur ses lèvres.

Mais alors qu'il passait devant elle pour quitter la cuisine, il se pencha légèrement et souffla juste assez bas pour qu'elle seule l'entende :

"Mais croyez-moi, Elizabeth… ce n'est que partie remise."

Elizabeth s'immobilisa.

Un frisson imperceptible lui parcourut l'échine. Mais avant qu'elle n'ait le temps de répliquer, Darcy était déjà en train de disparaître dans le couloir. Et Elizabeth, bien qu'elle ne l'admettrait jamais, savait très bien qu'il parlait de bien plus que d'une pizza ratée.