"Celui qui ne sait pas pardonner est pire que son offenseur." — Pierre-Claude-Victor Boiste

L'eau froide s'écrasait contre son dos, ruisselant le long de sa nuque et de ses épaules, mais Darcy restait immobile sous le jet, les yeux fermés, le front appuyé contre le carrelage glacé.

Il avait besoin de clarifier ses pensées, de reprendre le contrôle sur son propre esprit.

Mais c'était impossible.

Parce qu'en seulement trois jours, Elizabeth Bennet avait accaparé chacune de ses pensées. Et il ne savait pas comment cela avait pu arriver aussi vite.

Tout avait commencé par cette première rencontre dans le bureau de Richard. Une scène banale, en apparence. Il était venu pour une réunion, sans s'attendre à ce qu'un élément perturbateur vienne bousculer sa journée. Et pourtant, dès l'instant où elle avait ouvert la bouche, il avait su que quelque chose était différent.

Elizabeth Bennet n'était pas comme les autres ; elle ne cherchait ni à l'impressionner, ni à l'éviter. Elle n'adoucissait pas ses mots pour lui plaire, ni ne feignait l'indifférence comme tant d'autres l'auraient fait en sa présence.

Elle attaquait.

Avec cette ironie mordante, ce sourire en coin, cette façon presque déconcertante de le provoquer sans même le connaître.

"Parfois, le destin d'une tenue vestimentaire est tout aussi crucial que celui d'un contrat."

Cette phrase lui était restée en tête bien plus longtemps qu'il n'oserait l'avouer. Parce qu'en elle résidait tout Elizabeth Bennet. Défiante. Moqueuse. Résolument imprévisible.

Il s'était alors convaincu que ce n'était qu'une curiosité passagère, rien d'important.

Mais il s'était gravement trompé.

Le soir même, il l'avait retrouvée au bar, à son plus grand étonnement. Et là, il avait compris que cette femme serait un problème.

Parce qu'au lieu d'ignorer sa présence comme il l'aurait fait avec n'importe qui d'autre, il n'avait pas pu s'empêcher de l'observer.

De la chercher du regard et pire encore : d'attendre ses répliques.

L'agacement. L'amusement. La tension qui s'étaient installés entre eux n'avaient rien eu de naturel. Tout chez elle lui échappait.

Il détestait cela.

Il détestait que chaque réponse qu'elle lui lançait le pousse à vouloir la contrer, qu'elle l'aspire dans un jeu dont il ne maîtrisait plus les règles.

Mais ce qui avait vraiment fait basculer les choses, c'était cette histoire ridicule de repas improvisé chez Charles et Jane.

Darcy rouvrit brutalement les yeux sous le jet d'eau froide, inspirant profondément.

Cette cuisine.

Le moment où il avait vu Elizabeth le regarder. Pas avec de la défiance, ni même de l'agacement. Avec autre chose. Quelque chose qu'il n'avait pas imaginé possible. L'espace d'un instant, il avait senti la tension basculer. Elle s'était figée. Elle avait détourné les yeux trop tard, et il l'avait prise sur le fait.

Et il avait compris.

Peut-être pas totalement, peut-être pas clairement, mais il avait senti que ce jeu n'était plus aussi innocent qu'il ne voulait le croire. Et alors, il avait testé.

Un pas en avant.

Un regard insistant.

Une invitation silencieuse.

Et elle… Elle avait levé la main.

"Ne t'approche pas."

Ce tutoiement.

Ce tutoiement.

Elizabeth Bennet ne tutoyait pas.

Elle maintenait toujours une distance. Une frontière invisible qui lui permettait de tout contrôler. Et pourtant, elle avait oublié cette barrière en l'espace d'une seconde. Une seule seconde.

Celle où elle s'était demandé si elle n'était pas en train de perdre pied.

Darcy serra les dents sous l'eau qui continuait de marteler son corps.

Ce qui l'obsédait n'était pas seulement cette joute verbale, pas seulement ce jeu d'intelligence qu'ils menaient l'un contre l'autre. C'était elle. Sa présence. Son rire incontrôlable. Sa façon de se battre même quand il n'y avait pas de combat. Il s'était dit, un temps, que son attirance pour elle serait passagère. Une illusion née du défi qu'elle représentait. Mais il savait, au fond de lui, que c'était bien pire que ça.

Elizabeth Bennet l'obsédait.

Et pour la première fois depuis des années, il n'avait aucun contrôle sur ce qu'il ressentait.

Cependant, il le savait, la soirée n'était pas terminé ce répit sous l'eau froide n'était qu'un sursis, une pause dans ce jeu qui ne faisait que gagner en intensité. Elizabeth Bennet l' volontairement, sans doute. Mais il savait qu'en retournant dans cette pièce, la prochaine bataille commencerait.

Il coupa l'eau et attrapa une serviette, la passant sur son visage, puis sur sa nuque encore tendue. Enfilant un bas de jogging décontracté, il se posta devant le miroir, étudiant un instant son propre reflet. Ses yeux glissèrent sur ses mains. Ces mêmes mains qui, il en était certain maintenant, avaient déclenché quelque chose chez elle.

Il repensa à la façon dont elle les avait regardées, à ce moment où elle avait perdu pied sans même s'en rendre compte. Un sourire infime étira ses lèvres. L'idée le divertissait. Parce que cela signifiait qu'elle aussi était prise dans ce jeu. Qu'elle n'était plus aussi intouchable qu'elle le prétendait.

Attrapant un sweat, il l'enfila rapidement avant de quitter la salle de bain, le tissu encore légèrement humide contre sa peau. Il se dirigea vers le salon, où il s'attendait à retrouver Jane et Charles. Mais il ne trouva qu'Elizabeth. Seule, installée dans le canapé.

La télévision était allumée, projetant une lumière tamisée sur son visage, mais elle ne semblait pas vraiment la regarder. Elle était simplement là, ses bras croisés contre elle, fixant l'écran sans vraiment y prêter attention. Darcy s'adossa au chambranle de la porte, l'observant en silence. Il n'était pas sûr de ce qu'il voyait.

Elizabeth Bennet était toujours pleine d'assurance, toujours maîtresse de ses émotions, toujours dans le contrôle de la situation. Mais en cet instant précis… Il y avait quelque chose de différent.

Ce ne fut qu'après quelques minutes qu'elle se rendit compte de sa présence. Elle tourna légèrement la tête vers lui, et Darcy vit clairement la surprise passer dans son regard.

Puis, le trouble. Encore.

Ce même infime éclat qui l'avait traversée dans la cuisine. Ce même infime instant où elle baissait sa garde sans le vouloir. Elizabeth se reprit rapidement, secouant la tête, puis murmura, sur un ton presque désinvolte :

"Vous auriez au moins pu sécher vos cheveux."

Darcy haussa un sourcil, un sourire en coin déjà prêt à s'étirer sur ses lèvres. Il passa une main nonchalante dans ses mèches encore légèrement humides, puis avança lentement vers le canapé.

"Et en quoi cela change-t-il quelque chose ?" demanda-t-il, sa voix plus basse, plus fluide.

Elizabeth ne répondit pas immédiatement. Elle le fixa un instant. Puis, dans un soupir qu'il perçut à peine, elle détourna le regard. Son regard toujours fixée sur l'écran comme si le programme avait le moindre intérêt, elle reprit finalement la parole, d'un ton neutre :

"Jane et Charles sont partis chercher les pizzas. Apparemment, ils ne prennent plus de livraisons."

Darcy haussa un sourcil, s'adossant légèrement au dossier du canapé. Il n'était pas dupe. Jane et Charles auraient très bien pu commander ailleurs. Mais non.

Ils avaient saisi la première excuse venue pour s'éclipser, les laissant seuls dans cet appartement, dans ce salon, dans ce silence inhabituel. Il secoua légèrement la tête, amusé.

"Leur manque de subtilité est presque insultant," observa-t-il, sa voix légèrement teintée d'ironie.

Elizabeth tourna doucement la tête vers lui, un sourire discret étirant ses lèvres.

"Pour une fois, je suis obligée d'être d'accord avec vous."

Il la regarda une seconde, appréciant l'éclat fugace d'amusement qui dansait dans ses yeux, avant de s'installer à ses côtés. Et c'est à ce moment-là que tout bascula.

Le frisson.

Il n'aurait pas su dire où exactement il l'avait effleurée. Peut-être son bras. Peut-être son genou. Peut-être rien d'aussi tangible. Mais l'instant où son corps frôla le sien, il eut l'impression de s'être brûlé. Un contact dérisoire. Un simple frôlement.

Et pourtant, quelque chose dérégla son équilibre.

Il s'efforça de ne rien laisser paraître, adoptant une posture décontractée, comme si de rien n'était. Mais ce n'était pas rien. Ce silence qui s'installa entre eux ne fut pas désagréable. Mais il fut étrange, inhabituel. Ils n'étaient pas de ceux qui se taisaient.

Entre eux, il y avait toujours des mots, des piques, des regards acérés, des phrases lancées comme des défis. Mais cette fois-ci… rien.

Et cela le déstabilisa autrement.

Lentement, presque inconsciemment, il tourna légèrement la tête, juste assez pour l'observer du coin de l'œil. Et il se fit happer. Ses traits. La courbe délicate de sa mâchoire. La façon dont une mèche brune s'était échappée pour tomber contre sa joue. Ses lèvres, légèrement entrouvertes, comme si elle réfléchissait à quelque chose d'important.

Darcy ne savait pas pourquoi il était aussi captivé.

Peut-être parce que c'était la première fois qu'il la voyait sans un masque. Sans ironie. Sans défi. Juste elle.

Elizabeth sentit son regard. Elle vit à la légère crispation de ses doigts sur le plaid posé sur ses genoux. D'ordinaire, elle aurait lancé une réplique mordante, détourné la conversation, brisé ce moment avant qu'il ne prenne trop d'importance.

Mais elle ne dit rien. Elle ne le regarda pas.

Darcy sentit le poids du silence s'épaissir entre eux, une tension étrange, pas désagréable, mais pesante d'une manière qu'il ne savait pas encore interpréter. Et c'est peut-être pour cette raison qu'il décida de parler. Sa voix était plus grave qu'il ne l'aurait voulu lorsqu'il brisa enfin l'absence de mots :

"Je voulais… m'excuser. Encore."

Elizabeth ne tourna pas immédiatement la tête vers lui. Elle continua à fixer l'écran, comme si elle voulait lui laisser l'espace de ses explications. Alors, il poursuivit, cherchant les bons mots.

"Je n'ai pas voulu être…" Il inspira légèrement, cherchant quel terme employer. "Disons, maladroit, vendredi soir."

Toujours pas de réaction. Darcy sentit un frisson d'agacement lui parcourir l'échine, non pas dirigé contre elle, mais contre lui-même. Pourquoi était-ce si difficile de formuler une simple excuse avec elle ?

Il passa une main dans ses cheveux encore humides et continua, un brin plus tendu :

"Ce que je voulais dire, ce n'était pas… Enfin, ce n'était pas ce que vous avez compris."

Toujours rien. Mais elle l'écoutait. Il le savait. Mais elle ne disait toujours rien.

Il se redressa légèrement, comme s'il pouvait échapper à l'impression d'enfoncement qu'il ressentait en cet instant.

"Le sens donné n'était pas celui que je voulais lui donner, à l'origine," précisa-t-il, essayant de se dépêtrer de ce bourbier verbal.

Mais plus il parlait, plus il avait la désagréable sensation de s'enfoncer. Il chercha son regard, mais Elizabeth restait fixée sur l'écran, muette, impassible.

Ce silence était pire que tout.

Il se sentit pris dans des marécages invisibles, glissant lentement vers un terrain dont il ne savait pas comment sortir. Alors, il compléta encore.

"Enfin, ce que je veux dire, c'est que Richard et vous, je n'avais aucune intention de—"

Un rire éclata soudainement. Un rire pur, spontané, incontrôlé.

Elizabeth riait.

Pas d'un rire moqueur ou condescendant.

Non.

Un vrai rire.

Et Darcy, d'abord stupéfait, se tut immédiatement. Il la regarda, interdit, avant que, lentement, l'amusement ne le gagne lui aussi. Il la laissa rire, observant comment ses épaules tressautaient légèrement, comment elle secouait la tête, amusée par son propre silence prolongé. Enfin, après quelques secondes, elle se tourna enfin vers lui, un sourire encore accroché aux lèvres.

"Je ne m'attendais pas à tant d'excuses," souffla-t-elle, le regard pétillant. "Surtout après votre SMS."

Darcy se détendit imperceptiblement. Il la fixa un instant, avant de laisser échapper un léger sourire en coin.

"Je voulais simplement être clair."

Elizabeth secoua doucement la tête, toujours amusée.

"Croyez-moi, vous l'êtes."

Et pour la première fois depuis le début de la soirée… Le silence entre eux n'avait plus rien d'étrange.

[...]

Elizabeth était dans la cuisine, les mains plongées dans l'eau tiède, la mousse des dernières assiettes flottant doucement à la surface. Le silence dans la pièce était presque apaisant, seulement troublé par le léger clapotis de l'eau et le tintement des couverts qu'elle rangeait.

Adossée au plan de travail, les bras croisés, Jane la fixait sans un mot. Ses yeux pétillaient d'une malice tranquille, mais aussi d'une curiosité impatiente qu'elle tentait de dissimuler derrière un sourire indulgent. Elizabeth sentait ce regard dans son dos, et pourtant elle faisait tout pour ne pas croiser ses prunelles, concentrée sur son assiette comme si elle tentait d'y trouver un sens caché.

Le silence finit par devenir trop lourd pour Jane, qui rompit l'attente d'un ton faussement innocent :

"Tu l'as tutoyé."

Elizabeth se figea une fraction de seconde, la main encore posée sur l'assiette. Ses épaules se raidirent, et elle reprit doucement son mouvement, espérant peut-être qu'en ignorant la remarque, elle pourrait la faire disparaître.

"Je ne vois pas de quoi tu parles," répondit-elle sans lever les yeux.

Mais Jane, elle, souriait déjà, d'un sourire qui signifiait qu'elle n'en perdrait pas une miette.

"Lizzie…" souffla-t-elle avec cette douceur qui n'appartenait qu'à elle. "Je te connais par cœur. Tu ne tutoies pas quelqu'un sans raison."

Elizabeth soupira, posant finalement l'assiette dans l'égouttoir. Elle s'essuya les mains, évitant toujours soigneusement de croiser le regard insistant de sa sœur.

"C'est arrivé comme ça," dit-elle d'un ton qu'elle voulait désinvolte.

"Comme ça," répéta Jane en arquant un sourcil, amusée. "Bien sûr."

Elizabeth ouvrait la bouche, prête à nier encore, mais elle fut sauvée par l'entrée inopinée de Charles dans la cuisine. Son visage affable apparut dans l'encadrement de la porte, et son ton chaleureux vint briser la tension.

"Elizabeth, à quelle heure souhaites-tu rentrer ?"

Elizabeth se retourna vers lui, saisissant cette bouée avec un soupir soulagé.

"Oh, je ne sais pas… Tu es mon nouveau chauffeur, Charles ? L'ancien a démissionné ?"

La réplique était accompagnée d'un sourire malicieux, mais elle n'eut pas le temps d'en savourer l'effet, car derrière Charles, une voix moqueuse s'éleva :

"Je suis profondément blessé que vous ne me fassiez pas confiance au point de croire que je ne puisse tenir mes engagements."

Darcy venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte, les bras croisés et un sourire taquin accroché aux lèvres.

Elizabeth leva lentement les yeux vers lui, les battements de son cœur s'accélérant malgré elle. Elle croisa son regard, aussi perçant qu'à l'accoutumée, mais allégé d'une lueur d'amusement qui la désarma presque.

"Eh bien, monsieur Darcy," répondit-elle d'un ton posé malgré le frisson qui lui parcourait l'échine, "je vous imaginais plutôt du genre à donner des ordres, pas à jouer les chauffeurs."

"Il se trouve que je suis un homme aux multiples talents," répliqua-t-il d'un air faussement modeste.

Jane, silencieuse, observait l'échange, son sourire s'agrandissant peu à peu. Charles, lui, lançait des regards intrigués à Darcy, visiblement amusé par cette dynamique inattendue.

Darcy s'avança d'un pas dans la cuisine, son regard toujours accroché à celui d'Elizabeth.

"Prête à rentrer ?" demanda-t-il, sa voix plus douce, presque complice.

Elizabeth inspira profondément, attrapant son sac. Elle croisa brièvement le regard de Jane, qui lui lança un clin d'œil complice sans un mot.

"Je ne savais pas que les invités étaient eux-mêmes capables de chasser d'autres invités." répondit-elle, un sourire aux lèvres avant de passer devant Darcy, le menton légèrement relevé, un sourire en coin sur les lèvres pour se diriger vers la porte d'entrée.

Darcy la fit monter dans sa voiture dernier cri, et elle ne fut même pas étonnée en la voyant. Il avait voulu jouer à l'homme galant en lui ouvrant la portière, lui intimant de monter dans l'habitacle. Elle le frôla légèrement et elle jura avoir ressenti un courant lui traverser le corps. Elle savait que ce trajet en voiture allait lui falloir une énergie qu'elle n'avait pas en réserve. Il referma la portière avec douceur, puis prit place côté conducteur, le geste précis et contrôlé, à son image.

Le moteur ronronna doucement quand il démarra, et un silence épais s'installa dans l'habitacle luxueux. La ville défilait lentement derrière les vitres teintées, les lumières floues créant une atmosphère presque irréelle.

Il ne fallut pas longtemps avant que Darcy, un sourire en coin, brise ce calme apparent.

"Rien ? Même pas une remarque sarcastique ?"

Elizabeth tourna la tête vers lui, retenant difficilement un sourire.

"Vous semblez déçu," répondit-elle d'une voix douce, mais la lueur dans ses yeux trahissait son amusement.

Il haussa légèrement les épaules, faussement indifférent.

"Disons que je m'étais habitué à votre répartie. Un silence aussi sage de votre part… c'est presque inquiétant."

Elle soupira, détournant le regard vers la route.

"J'économise mon énergie, monsieur Darcy. Je pressens que vous allez me donner de nombreuses occasions de m'en servir."

Il rit doucement, un son rare et bas, qui la fit frissonner malgré elle.

"C'est ce que j'espérais entendre, murmura-t-il."