"Tomber est permis, se relever est ordonné." — Proverbe russe
Alors que la voiture filait à travers les rues illuminées, Elizabeth s'efforça de fixer son regard sur le paysage urbain défilant derrière la vitre. Pourtant, elle ne pouvait ignorer la présence de Darcy à ses côtés. Son aura tranquille, son souffle mesuré, et surtout… ses mains.
Elle se souvint du bref moment qu'elle avait passé en cuisine plus tôt dans la soirée, lorsqu'elle s'était surprise à détailler ses doigts longs et précis, le réseau de veines qui parcourait son avant-bras lorsqu'il avait relevé ses manches. Cette observation avait éveillé en elle un trouble inattendu, une fascination qu'elle n'avait pas osé approfondir.
Mais maintenant, un nouvel élément venait s'ajouter à sa liste secrète d'attractions inexplicables.
Darcy conduisait avec une assurance implacable. Pas de gestes inutiles, pas d'hésitation. Ses doigts enroulés autour du volant exerçaient une pression juste suffisante, souples et fermes à la fois, orchestrant chaque mouvement avec une précision presque instinctive. Chaque passage de vitesse était fluide, chaque virage maîtrisé avec une aisance sportive qui lui donnait l'impression d'être parfaitement en contrôle.
Elizabeth n'aurait jamais pensé qu'elle pourrait être captivée par quelque chose d'aussi anodin. Et pourtant, chaque déplacement de sa main sur le levier de vitesse lui nouait lentement le ventre.
L'idée jaillit dans son esprit avant même qu'elle ne puisse la réprimer.
Qu'est-ce que je ressentirais si cette même main se posait sur ma cuisse ?
Une vague de chaleur la traversa si violemment qu'elle sentit ses joues s'embraser sur-le-champ.
Elle détourna précipitamment le regard vers la vitre, espérant que le froid du verre apaiserait le tumulte soudain de ses pensées.
À côté d'elle, Darcy ne disait rien. Mais il n'en perdait pas une miette.
Il avait remarqué la crispation fugace de ses doigts sur son propre genou. Le léger sursaut de ses épaules. La façon dont elle s'était tournée brusquement vers la vitre, comme si le simple fait de le regarder était devenu une épreuve insoutenable.
Un sourire imperceptible effleura ses lèvres.
Il n'avait pas besoin d'être devin pour comprendre ce qui se jouait dans son esprit à cet instant précis. Il voyait le moindre changement dans son langage corporel, la tension subtile qui parcourait sa silhouette, cette lueur de confusion troublée qui dansait dans ses yeux à chaque fois qu'elle risquait un regard vers lui.
Et pour la première fois depuis longtemps, il se surprit à savourer l'instant.
Il n'avait pas besoin de parler. Pas besoin de chercher à la déstabiliser avec des mots.
Elizabeth était en train de se piéger toute seule.
Alors, silencieux, il se contenta de garder les mains sur le volant, laissant le moteur ronronner sous sa conduite maîtrisée.
Et il attendit. Attendit de voir combien de temps encore elle tiendrait avant de se trahir.
Du moins, c'est ce qu'il s'était dit. Mais Darcy n'aurait jamais cru pouvoir autant se remettre en question. Il était un homme de décisions, d'analyses précises et de certitudes forgées par des années de maîtrise. Et pourtant, en l'espace de cinq minutes, Elizabeth Bennet avait réussi à ébranler toutes ses convictions.
Il la regarda du coin de l'œil, absorbée dans sa contemplation nerveuse de la ville, et se surprit à ressasser les mêmes pensées en boucle.
Avait-il seulement une chance ?
Il n'était pas homme à douter, mais avec Elizabeth… rien n'était jamais simple.
Et pire encore, une autre image s'était invitée dans son esprit, déclenchant une vague d'agacement sourd : celle d'Elizabeth retournant au travail demain, dans ce bureau où Richard avait un accès permanent à elle, à son esprit aiguisé, à ses sourires pleins d'ironie, à son regard pétillant d'intelligence.
Il ne pouvait pas prétendre savoir exactement ce que son cousin ressentait pour elle. Mais il savait reconnaître un homme qui avait une haute estime d'une femme. Et Richard en était un parfait exemple.
Cette idée, aussi ridicule soit-elle, lui fit naître une impulsion soudaine.
Un besoin de prendre de l'avance.
De s'imposer avant que Richard ne le fasse.
Sa décision se prit en une fraction de seconde.
Alors qu'il passait la vitesse, il accentua légèrement le mouvement, élargissant le geste juste ce qu'il fallait pour que ses doigts effleurent la cuisse d'Elizabeth à travers le tissu de son jean.
Le contact fut léger. Presque innocent.
Mais la réaction fut immédiate.
Elizabeth se raidit brusquement, ses doigts se crispant instinctivement sur l'accoudoir, tandis qu'une bouffée de chaleur lui embrasait la peau.
Darcy perçut le tressaillement subtil de sa jambe sous son toucher, la façon dont son souffle s'était brièvement suspendu avant de reprendre dans un rythme saccadé.
Il n'avait pas prévu qu'elle réagirait aussi intensément.
Un sourire imperceptible passa sur ses lèvres alors qu'il gardait les yeux fixés sur la route, comme si de rien n'était.
Mais il avait vu. Il avait ressenti.
Et à présent, il était certain d'une chose.
Il n'était pas le seul à lutter contre quelque chose de plus fort que la raison.
Darcy fit mine de s'excuser, haussant légèrement un sourcil et adoptant un air faussement contrit.
"Pardon."
Un mot, sobre, presque distrait. Comme s'il n'y avait rien eu d'intentionnel, comme si ce contact n'avait été qu'un simple hasard, une maladresse due à la conduite.
Mais Elizabeth n'était pas dupe.
Elle se tourna lentement vers lui, ses prunelles sombres de reproche vrillant son profil avec une intensité qui aurait fait plier n'importe qui.
Ce regard, chargé de reproches muets, valait plus que des milliards d'insultes. Il était glacial, mordant, furieusement éloquent.
Et pourtant…
Un rire lui échappa.
Un rire bas, contrôlé, mais terriblement significatif.
Il ne l'avait pas vu venir.
Il savait qu'Elizabeth était une femme d'esprit, capable de tenir tête à n'importe qui avec une aisance déconcertante, mais la voir aussi désarmée par un simple effleurement était une découverte aussi fascinante qu'amusante.
Ce rire, involontaire, eut l'effet d'un tison jeté dans un brasier.
Elizabeth, déjà en surconscience de sa présence à ses côtés, sentit l'irritation grimper d'un cran.
Elle croisa les bras contre sa poitrine, le dos raide, et détourna de nouveau la tête vers la vitre, tentant d'ignorer la chaleur persistante sur sa cuisse, la brûlure diffuse de ce contact fugace qui la hantait encore.
Mais Darcy, lui, savait.
Il savait qu'elle luttait.
Et il savait surtout qu'à cet instant précis, elle faisait tout pour amoindrir sa présence, pour s'enfermer dans une bulle de déni qui ne trompait personne.
Il aurait pu insister, jouer un peu plus avec la tension flottant entre eux…
Mais il choisit de la laisser mariner.
Le silence s'installa de nouveau dans l'habitacle, mais ce n'était plus le même qu'avant.
Il était chargé.
Électrique.
Et Darcy, les mains toujours posées sur le volant, ne put empêcher un sourire en coin de naître sur ses lèvres.
Contre toute attente, ce fut Elizabeth qui brisa le silence.
D'un mouvement brusque, elle se tourna vers lui, son regard flamboyant transperçant la pénombre de l'habitacle.
Darcy reconnut immédiatement cette lueur.
Celle d'une femme qui venait de reprendre le contrôle, qui refusait d'être menée là où elle ne l'avait pas décidé.
Il l'avait vue, quelques heures plus tôt, face à Caroline Bingley, lorsqu'elle avait riposté avec une aisance tranchante à ses remarques venimeuses. Il l'avait vue au bureau, lorsque Richard la poussait à bout avec ses exigences absurdes.
Et maintenant, c'était contre lui qu'elle levait ce bouclier.
"Ne joue pas à ça avec moi, Fitzwilliam."
La phrase claqua entre eux, rapide, acérée. Ô que son prénom roulait si bien entre ses lèvres.
Le tutoiement.
Darcy s'y accrocha aussitôt, comme un détail révélateur.
Il ne fit pas l'erreur de croire que c'était volontaire. Non, c'était un dérapage. Une brèche dans l'armure qu'elle s'acharnait à reconstruire autour d'eux.
Un sourire effleura ses lèvres.
Elle perdait du terrain.
"Jouer à quoi, Elizabeth ?" répondit-il avec une légèreté étudiée.
Une légèreté qui n'avait rien d'innocent.
Il savait exactement ce qu'il faisait.
Et il savait que ça allait l'agacer.
Elizabeth serra la mâchoire, ses doigts crispés sur le tissu de son jean. Son regard flamboyant devint plus perçant encore, et elle se redressa légèrement sur son siège, comme pour compenser l'espace qui les séparait.
"À ce petit jeu de provocation. Tu crois que je ne vois pas ce que tu fais ?"
Darcy haussa un sourcil, toujours concentré sur la route, mais parfaitement conscient de la tension qui vibrait entre eux.
"Je n'ai rien fait du tout."
La réplique était d'une neutralité parfaite, mais le ton… le ton laissait entendre tout l'inverse.
Il ne loupait rien.
Pas la manière dont elle avait dégluti rapidement avant de parler.
Pas la façon dont elle s'efforçait de respirer calmement, alors que tout en elle trahissait l'agitation.
Elizabeth le savait, et cela la rendit encore plus furieuse.
"Tu mens affreusement mal, tu le sais ça ?"
Darcy lâcha un léger rire, un de ceux qui avaient le don d'attiser la frustration d'Elizabeth comme on attise un feu.
"C'est amusant, venant de toi."
Il sentit la vague de frustration émaner d'Elizabeth avant même qu'elle ne réplique. Elle était presque palpable, vibrante, comme un courant électrique chargé de colère contenue.
Il jurerait que si elle en avait eu l'occasion, elle lui aurait décroché une gifle.
L'idée l'amusa plus qu'elle ne l'aurait dû.
Un sourire effleura ses lèvres alors qu'il tournait dans la rue qui menait à son immeuble, ralentissant légèrement le rythme, comme pour gagner quelques précieuses secondes de plus en sa compagnie.
Il n'avait aucune envie de s'arrêter.
Aucune envie de la voir s'échapper.
Mais la destination arriva bien trop vite, et il n'eut d'autre choix que de se garer devant son immeuble.
Le moteur s'arrêta dans un léger vrombissement.
Silence.
Aucun des deux ne bougea.
Darcy jeta un regard en biais vers Elizabeth, s'attendant à la voir saisir cette opportunité pour fuir sans demander son reste.
Mais elle ne bougea pas.
Et ça… ça l'étonna.
Elizabeth Bennet, toujours prompte à fuir le moindre terrain glissant, toujours à chercher à reprendre le contrôle, restait immobile.
Il tourna la tête vers elle, cherchant une réponse sur son visage, mais elle gardait les yeux fixés devant elle, les traits tendus, la mâchoire serrée.
Une lutte intérieure évidente.
Elle aurait dû partir.
Elle aurait dû ouvrir cette fichue portière et s'éloigner, sans un regard en arrière.
Mais elle était encore là.
Après tout… ce ne serait pas la première fois qu'il se tromperait à son sujet.
Il eut un instant l'envie de lui dire qu'il était désolé.
Désolé pour son mouvement peut-être un peu déplacé, désolé d'avoir joué avec elle, désolé d'avoir testé ses limites, juste pour voir jusqu'où elle tiendrait.
Mais ce serait un mensonge.
Et elle le savait.
Il ne savait pas exactement dans quoi ils s'embarquaient. Était-ce un jeu dans lequel ils se perdaient tous les deux, ou bien quelque chose de bien plus réel, bien plus dangereux ?
Ce qu'il savait, en revanche, c'était que cette tension entre eux n'avait rien d'illusoire.
Elle était là, suspendue entre eux, lourde, vibrante.
Son attirance pour elle n'avait rien d'un caprice ou d'un simple amusement. Il pouvait presque la sentir battre dans ses tempes, s'enrouler autour de sa gorge et lui nouer l'estomac.
Et elle, à côté de lui, semblait livrer le même combat intérieur.
Puis, tout en douceur, elle se tourna vers lui.
Son regard accrocha le sien une dernière fois, une fraction de seconde trop longue pour être anodine.
Et d'une voix à peine audible, presque fragile en comparaison de leur joute verbale de tout à l'heure, elle souffla un simple :
"Bonne nuit."
Avant de sortir de la voiture.
Darcy la regarda s'éloigner, figé.
Elle était tout aussi perdue que lui.
Tout aussi incapable de savoir comment se comporter après ce qu'il venait de se passer.
Il hésita.
Une hésitation infime, à peine une demi-seconde.
Mais c'était suffisant pour comprendre qu'il n'avait aucune conviction dans ce choix qu'il s'apprêtait à faire.
Il ouvrit la portière et sortit à sa suite.
"Elizabeth."
Sa voix brisa le silence, la retenant avant qu'elle n'atteigne la porte de l'immeuble.
Elizabeth se retourna, les bras croisés, et l'espace d'une seconde, il crut qu'elle allait le fusiller du regard.
Mais au lieu de ça, elle eut un petit rire.
Un rire léger, moqueur, mais pas cruel.
Elle observa un instant la scène : lui, debout à côté de sa voiture, une main dans la poche, l'autre encore sur la portière, figé comme s'il hésitait entre avancer ou reculer.
Dans la pénombre, avec l'éclairage tamisé des réverbères, il devait avoir l'air d'un de ces personnages de films romantiques, coincé dans une déclaration dramatique.
Elle haussa un sourcil, amusée.
"Tu te prends pour l'un de ces acteurs de films télévisés à l'eau de rose ?" lança-t-elle, la voix imprégnée d'ironie.
Darcy rit doucement, secouant légèrement la tête.
"C'est ce que tu veux ?"
La question était posée avec un détachement feint.
Comme si la réponse ne l'intéressait pas vraiment.
Mais elle l'intéressait.
Plus qu'il ne voulait l'admettre.
Elizabeth ouvrit la bouche, prête à répondre du tac au tac, à lui lancer une réplique mordante, à le renvoyer dans ses retranchements comme elle le faisait toujours.
Mais rien ne vint.
Un silence.
Un silence suffisant pour qu'il comble l'espace entre eux.
Il avança, lentement, mesuré, et en quelques secondes à peine, il se retrouva tout près.
Trop près.
Il vit son souffle se suspendre, ses lèvres s'entrouvrir légèrement, et il sut qu'il venait de la désarçonner.
Et cette fois, il ne rit pas, et Elizabeth reprit contenance.
Ce n'était qu'une seconde d'hésitation, un battement de cœur suspendu entre eux. Mais elle n'était pas du genre à se laisser déstabiliser trop longtemps.
Elle redressa le menton, retrouvant cet aplomb qui la caractérisait tant, et un sourire en coin étira ses lèvres.
"Je peux déjà deviner la suite," lança-t-elle d'un ton faussement désinvolte. "Si on continue dans le cliché qu'on est en train de jouer…"
Cette remarque lui arracha un sourire.
Elle voulait garder le contrôle.
Mais il venait de le reprendre.
Doucement, il leva la main, effleurant son visage avant de le glisser derrière son oreille, ses doigts entourant sa peau avec une délicatesse presque intime.
Il la sentit frémir sous ce contact inattendu.
"Je ne suis pas aussi prévisible que tu le crois," murmura-t-il.
Puis, dans un geste aussi surprenant qu'inexplicablement tendre, il se pencha légèrement et déposa un baiser sur le sommet de son crâne.
Pas un geste passionné.
Pas un geste calculé.
Juste… un instant suspendu.
Il sentit son souffle s'accélérer contre lui, et avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, il murmura :
"Je suis désolé."
Pas pour tout.
Seulement pour cet instant, pour cette frontière qu'il venait de franchir sans prévenir.
Il recula d'un pas, capturant une dernière fois son regard.
"Bonne nuit, Elizabeth."
Sa voix était basse, presque rauque. Il hésita une fraction de seconde avant d'ajouter, comme une promesse à peine voilée :
"On se voit demain."
Puis il se détourna, retournant vers sa voiture avec une maîtrise qu'il était loin de ressentir à l'intérieur.
Mais à peine avait-il posé la main sur la portière qu'il l'entendit. Sa voix, cette fois plus hésitante. Presque… incertaine.
"À demain ?"
Il s'arrêta net. Un sourire étira ses lèvres. Et sans même se retourner, il répondit, sûr de lui cette fois :
"Oui, Elizabeth. À demain."
