"Aimez-moi moins, mais aimez-moi longtemps." — Marivaux
Elizabeth se réveilla. Enfin… si elle pouvait réellement parler de sommeil. Elle n'était pas certaine d'avoir dormi, pas une seule seconde.
Comment aurait-elle pu, après ça ?
Après cette soirée, après cet échange étrange, après ce baiser—pas sur ses lèvres, non, mais là, sur son crâne, comme un geste à la fois trop tendre et trop contrôlé. Trop intime et trop insaisissable.
Elle ne comprenait pas ce qui les avait poussés à se comporter ainsi.
Était-ce la nuit qui avait rendu Darcy plus audacieux ?
Ou bien était-ce elle, incapable de reculer, incapable de lui opposer la moindre barrière quand il réduisait la distance avec tant d'aisance ?
Quoi qu'il en soit, elle était là, assise dans un métro bondé, et elle se maudissait. Elle se sentait ridicule. À cause de lui.
Elle, Elizabeth Bennet, réduite à une héroïne de film à l'eau de rose, à passer une éternité devant son miroir, à changer trois fois de chemisier et à hésiter entre laisser ses cheveux attachés ou non.
Le pire, c'est qu'elle savait exactement pourquoi.
Parce qu'il avait dit : « À demain. »
Et que cette simple phrase s'était imprimée dans son esprit, bien trop profondément pour être ignorée.
Le temps perdu devant sa garde-robe avait eu des conséquences : elle était en retard. Elle. Ponctuelle, organisée, irréprochable…
Elizabeth Bennet venait d'entrer dans une autre dimension.
Le métro s'arrêta enfin à sa station et elle bondit hors du wagon, marchant à grandes enjambées en direction de l'entreprise. À peine eut-elle franchi les portes que des yeux se braquèrent sur elle.
Charlotte.
Et l'étincelle d'excitation dans son regard lui fit instantanément comprendre qu'elle était fichue.
"Elizabeth Bennet !"
La voix fusa, portée par une curiosité affamée. Elizabeth ferma les yeux une seconde, prise au piège. Elle aurait dû s'en douter. Charlotte vivait pour ce genre de choses. Elle se contenta de lui faire un geste vague—un mélange entre Pas maintenant et Ne pose pas de questions si tu tiens à la vie —avant de filer vers l'ascenseur.
Elle arriva rapidement à son bureau, espérant retrouver un semblant de routine… Mais Richard était déjà là. Avachi dans son fauteuil.
Un sourire bien trop large sur les lèvres.
Elizabeth le fixa, méfiante.
"Qu'est-ce que tu fais là ?" demanda-t-elle, en déposant ses affaires.
Richard éclata de rire.
"J'attendais ce jour avec impatience. Le jour où toi, Elizabeth Bennet, arriverais en retard."
Il croisa les bras derrière sa tête, toujours installé confortablement dans son fauteuil.
"Et que je pourrais enfin faire semblant de te réprimander."
Elizabeth roula des yeux, mais son cœur battait plus vite que d'habitude.
Richard haussa un sourcil, amusé.
"Alors, dis-moi, Elizabeth… qu'est-ce qui a bien pu te mettre en retard ?"
Elle haussa les épaules, feignant l'indifférence.
"Rien de bien intéressant."
Mauvaise réponse.
Elle le vit immédiatement dans le regard de Richard. Il adorait les mystères. Encore plus quand ils impliquaient des personnes qu'il connaissait bien. Elizabeth se força à garder un visage neutre, sachant pertinemment qu'il allait analyser chaque réaction, chaque micro-hésitation. Elle ne pouvait pas lui dire qu'elle avait passé la soirée chez Jane.
D'abord, parce que ce n'était pas la première fois qu'elle le faisait, et jamais encore ça ne l'avait mise en retard. Ensuite… Parce qu'il savait que Darcy était aussi invité. Et ça, c'était un problème. Car si elle avouait avoir été chez Jane, Richard ne mettrait pas longtemps à faire le lien. Elizabeth n'était pas naïve : il était bien trop observateur, bien trop perspicace. Elle croisa les bras sur sa poitrine et planta son regard dans le sien.
"Laisse tomber, Richard."
Le sourire de son patron s'élargit.
"Oh, mais tu sais que ça ne fait que m'intriguer davantage, pas vrai ?"
Elle ignora sa remarque et improvisa une excuse bidon. Quelque chose d'ennuyeux et passe-partout, qui ne mènerait à rien.
"J'ai simplement mal géré mon réveil, voilà tout."
Il l'observa, silencieux. Un peu trop silencieux. Puis, contre toute attente, il haussa légèrement les épaules et lâcha :
"D'accord."
Comme ça. Sans insister. Sans poser plus de questions. Elizabeth fronça légèrement les sourcils. C'était trop simple. Bien trop simple. Richard faisait semblant d'accepter son excuse. Mais elle savait qu'il n'en croyait pas un mot. Il la détailla un instant, puis secoua la tête avec un sourire en coin.
"Tu sais, Lizzie, t'as pas une super mine aujourd'hui."
Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais il la coupa en se levant.
"Allez, je vais être généreux : je vais te faire couler un café. Ça t'évitera d'avoir à affronter Charlotte et son interrogatoire dans la salle de pause."
Il lui adressa un clin d'œil avant de quitter la pièce. Elizabeth se renfonça dans son fauteuil et poussa un soupir. Elle avait peut-être réussi à éviter la confrontation directe… Mais elle savait que Richard n'en resterait pas là
Richard revint rapidement avec un café fumant et le posa devant elle avec un naturel désarmant. Elizabeth attrapa la tasse entre ses doigts, murmurant un vague merci, et un sentiment désagréable s'insinua en elle.
Elle s'en voulait.
Pas tant pour son excuse ridicule—elle mentait rarement, mais elle savait encore le faire avec brio quand la situation l'exigeait. Non, elle s'en voulait pour lui. Pour cet homme qui se montrait toujours bien trop attentionné envers elle, bien trop protecteur pour son propre bien.
Si Jane et Charles avaient réussi à semer une graine dans son esprit vendredi soir quant aux intentions de Richard, elle avait rapidement balayé l'idée. Mais ce matin-là, alors qu'elle l'observait s'installer dans le fauteuil en face d'elle, un café à la main, lui racontant son week-end d'un ton détendu, elle ne pouvait nier l'évidence.
Il était là, comme toujours.
Présent, fiable, attentif.
Et elle…
Elle était ailleurs.
Elle se mordit l'intérieur de la joue, cherchant à chasser les pensées qui l'assaillaient, à ne pas se laisser perturber par ce qu'elle avait ressenti en montant dans la voiture de Darcy la veille au soir.
Ou par ce qu'elle avait ressenti quand il avait murmuré à demain.
Mais c'était impossible.
Elle hocha distraitement la tête aux paroles de Richard, portant la tasse à ses lèvres. Elle devait reprendre le contrôle. Elle devait se comporter comme d'habitude. Parce que si Richard, avec son regard affûté et son instinct presque agaçant, sentait que quelque chose était différent… Elle ne donnait pas cher de ses chances pour s'en sortir indemne.
Richard faisait distraitement tourner un stylo entre ses doigts, son regard amusé posé sur elle.
"Et toi alors ? Ton week-end ?" demanda-t-il nonchalamment.
Elizabeth répondit machinalement à ses questions, alignant des phrases creuses et sans danger, espérant qu'il ne décèlerait pas l'hésitation qui flottait dans l'air. Mais alors qu'elle parlait, son regard s'attarda sur les mains de Richard. Longs doigts assurés, mouvements fluides, une aisance naturelle qu'elle connaissait bien.
Mais il n'y avait pas ce frisson.
Celui qui s'était insinué en elle, la veille au soir, lorsque la main de Darcy avait frôlé sa cuisse. Celui qui la tenait encore éveillée des heures après être rentrée. Ce n'était pas les mains en elles-mêmes qui avaient cet effet sur elle.
C'étaient les siennes.
Darcy.
Ce fut comme une gifle.
Une prise de conscience brutale, teintée d'une culpabilité qu'elle n'avait pas envie d'examiner. Elle sentit ses joues s'échauffer et se mordit l'intérieur de la joue, tentant de masquer son trouble.
Richard, de son côté, n'avait rien manqué de son absence soudaine. Plissant les yeux, il se pencha légèrement vers elle, une main venant se poser sur son front, la ramenant brusquement à la réalité.
Elizabeth sursauta violemment.
"Tu es brûlante ou c'est moi ?" lâcha-t-il, son regard légèrement inquiet.
Toujours la main sur elle, il ajouta d'un ton plus doux :
"Tu as l'air ailleurs, Lizzie. Ça m'inquiète un peu."
Elle ouvrit la bouche pour rétorquer, pour balayer ses inquiétudes d'un revers de la main, mais un bruit la coupa net. Quelqu'un venait de toquer à la porte—ouverte, signe que la présence était déjà installée. Elizabeth pivota instinctivement et sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Contre la chambranle de la porte, bras croisés, regard inquisiteur, se tenait Darcy.
Il ne disait rien.
Il observait.
Et elle n'aurait su dire ce qui, dans son expression, était le plus perturbant : son analyse minutieuse de la scène devant lui… Ou l'éclair imperceptible qui traversa son regard lorsqu'il vit Richard, trop près. Elizabeth déglutit, et avant qu'elle ne puisse bouger, Richard se redressa, retirant sa main de son front, et se leva rapidement pour saluer son cousin.
"William," dit-il avec un sourire affable. "Je ne m'attendais pas à te voir aussi tôt."
Elizabeth, elle, resta figée. Son cœur battait beaucoup trop vite.
Darcy, toujours appuyé contre la chambranle, haussa légèrement un sourcil.
"Nous avions convenu que je passe aujourd'hui pour faire un point sur les dossiers sur lesquels tu voulais mon expertise," répondit-il à Richard, d'une voix égale.
Il se redressa, ajusta distraitement sa veste et ajouta d'un ton professionnel :
"Nous n'avions pas fixé d'horaires, mais j'ai pensé m'en occuper rapidement."
Jusque-là, tout était neutre.
Maîtrisé.
Mais lorsque son regard glissa vers Elizabeth, ce fut une toute autre histoire. Son regard brûlant trouva le sien, et elle sentit la tension s'insinuer dans chaque muscle de son corps. Il la détailla une fraction de seconde de trop.
Puis, reprenant un masque plus lisse, il la salua avec une courtoisie impeccable, son ton légèrement plus formel qu'à l'accoutumée.
"Mademoiselle Bennet."
Il avait repris le vouvoiement. Et à sa grande surprise… cela lui plut. Comme s'il lui laissait volontairement une distance. Un espace dans lequel elle pouvait reprendre son souffle. Elle ne savait pas si c'était intentionnel ou non, mais elle lui en fut étrangement reconnaissante. Darcy observa son visage, comme s'il évaluait quelque chose en elle, puis demanda :
"Vous êtes-vous remise de la soirée de vendredi ?"
Elle le remercia intérieurement de ne pas mentionner leur soirée.
Ce à demain soufflé dans la nuit.
Cette proximité, ce baiser sur son crâne qu'elle sentait encore.
Elle hocha la tête, trouvant enfin un semblant de voix.
"Oui, parfaitement. Merci."
Mais avant qu'elle ne puisse détourner la conversation ailleurs, Richard intervint, une lueur malicieuse dans les yeux.
"Ne la charrie pas trop, elle n'est pas au top de sa forme aujourd'hui."
Elizabeth se tourna vivement vers lui, lançant un regard assassin à son patron, mais c'était trop tard. Richard continua avec nonchalance :
"Elle est même arrivée en retard ce matin. Une première."
Elizabeth sentit son estomac se nouer. Elle n'eut pas besoin de voir Darcy pour savoir qu'il avait capté l'information.
Elle le sentit.
Un voile passa sur son visage. Un sourire.
Un de ces sourires subtils, infimes, qui ne lui plaisaient pas du tout.
Elle s'enfonça légèrement dans son siège, cherchant désespérément une issue, mais c'était inutile. Darcy savait. Il savait qu'elle n'arrivait pas être en retard. Jamais.
Et il savait surtout pourquoi elle l'avait été.
Darcy ne perdit pas une seconde pour enfoncer le clou. D'une voix légère, mais chargée d'un amusement non dissimulé, il déclara :
"Dans ce cas, Richard, peut-être devrions-nous laisser votre secrétaire tranquille. Je ne voudrais pas la perturber davantage… et elle pourrait avoir besoin de se remettre de sa visiblement mauvaise nuit."
Il choisit chaque mot avec soin.
Délibérément.
Richard, lui, ne perçut rien d'anormal dans la formulation et acquiesça simplement avant de se détourner, retournant vers son propre bureau.
Mais Elizabeth…
Elizabeth comprit exactement ce qu'il voulait dire.
Ce "mauvaise nuit", chargé de sous-entendus.
Il savait parfaitement pourquoi elle était fatiguée. Pourquoi elle avait eu du mal à fermer l'œil. Et il savait qu'elle savait qu'il savait.
Elle sentit une chaleur furieuse grimper le long de sa nuque.
Darcy, quant à lui, resta une seconde de plus contre la chambranle de la porte, ancrant son regard brûlant sur elle avec une intensité insupportable.
Un regard qui disait tout sans prononcer un mot.
Un regard qui la cloua à son fauteuil, incapable de bouger ou de répliquer.
Puis, finalement, il tourna les talons et s'éloigna, avec cette aisance déconcertante, comme si de rien n'était.
Elizabeth, elle, était tout sauf détendue.
Embarassée, furieuse, mortifiée, elle serra les poings.
Et sans même réfléchir, elle eut une impulsion soudaine : lancer la première chose qui lui tombait sous la main. Elle attrapa un dossier et le souleva légèrement… Mais se ravisa de justesse.
Se jeter dans une bataille avec lui ?
Ce serait une guerre qu'elle n'était pas certaine de vouloir perdre.
