— Haven, il faut qu'on parle.

Je lève les yeux au ciel. Je pensais naïvement fêter la remise de diplôme avec mes amis chez Emily et Sam, mais visiblement je me trompais. Ils sont tous tournés vers moi, comme s'ils s'étaient ligués contre moi. D'instinct, je sais de quoi ils veulent me parler et je cherche le regard bienveillant d'Emily pour qu'elle mette fin à cette mascarade avant qu'elle ne commence.

Mais à la place, je vois son air soucieux et elle m'offre un maigre sourire d'excuse. Je me lève d'un bond et commence à partir.

— Je savais que je n'aurais pas dû venir ! répliqué-je en croisant les bras. On n'a rien à se dire !

— Oh que si, proteste Leah en me retenant doucement par le bras. Écoute, on sait que Paul est un crétin fini, mais il est paumé, Haven. Il ne sait pas ce qu'il veut.

— Ah bon ? Il avait pourtant l'air très sûr de lui quand il a dit qu'il regrettait.

— Ce n'est pas aussi simple, souffle Embry. Il est paumé parce qu'il…

Il hésite une seconde, cherchant ses mots, mais Kim craque et lâche brutalement :

— Parce qu'il t'aime, bordel ! Et qu'il aime encore Rachel, mais elle ne reviendra pas, il s'en veut encore de t'avoir fait peur et il se déteste pour ça. Il ne sait pas s'il a le droit d'envisager une relation avec toi à cause de ça ! Oh Haven, il est incapable de gérer ça !

Mon cœur rate un battement. Une chaleur désagréable me monte au visage. Est-ce de la colère ou de l'embarras ? Je choisis la colère.

— Est ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Vous essayez de me faire culpabiliser pour quelque chose que je n'ai même pas voulu. Je croyais que vous étiez de mon côté ! C'est lui qui m'a fait du mal, pas moi !

— Haven… intervient Emily d'une voix douce. On veut juste que tu comprennes pourquoi il agit comme ça… Kim a raison, il est coincé entre ce qu'il ressent pour toi et ce qu'il ressent pour Rachel.

— Et il se déteste tellement au point de vouloir s'auto saboter, tout le temps, ajoute Jared.

Je secoue la tête, incrédule.

— Super et moi alors ? Moi, je suis censée gérer quoi, exactement ?

Aucune réponse. Juste des regards échangés.

— J'ai entendu ce que vous aviez à dire. Maintenant, lâchez-moi avec ça. Et n'oubliez pas que ce week-end, j'ai mon rendez-vous à Port Angeles avec Brett parce que je compte bien avancer avec lui !

D'un mouvement brusque, je me dégage de la poigne de Leah.

— J'en ai terminé avec Paul Lahote qui ne fait que me pourrir la vie ! terminé-je en colère.

Leah pousse un soupir agacé, mais elle ne rajoute rien. Je sors de la maison d'Emily sans me retourner.

Oui, c'est terminé. J'ai déjà trop donné.

Quelques jours plus tard, je vois Brett pour la première fois. On a prévu de se retrouver ce soir au cinéma de Port Angeles. J'arrive en avance, un peu nerveuse, mais prête à passer une bonne soirée. En entrant dans le hall, mon cœur se serre. Paul est là, assis à une table, en compagnie d'une fille.

Je détourne rapidement le regard, mais c'est trop tard, il m'a vue. Avant que je ne puisse réagir, Brett arrive et me salue avec un sourire éclatant. Il est grand, blond, les yeux verts pétillants d'enthousiasme.

— Haven ! Je ne savais pas qu'on se croiserait ici ! C'est marrant, me baratine Paul en s'approchant.

Je serre les dents. Vraiment ?

— Oh, vous êtes amis ? On pourrait aller voir le même film ? Ça peut être sympa ! propose Brett avec bonne volonté.

— Non ! / Bonne idée ! répondons Paul et moi en même temps.

Brett nous regarde, intrigué.

— Oh, bah pourquoi ?

— Oui, Haven, pourquoi ? rétorque Paul avec un sourire en coin, me poussant dans mes retranchements.

Je croise le regard de sa cavalière, Joanna, qui n'a pas l'air plus emballée que moi par l'idée de ce rendez-vous à quatre.

— Ok, si vous voulez, fini-je par céder, résignée.

Nous trouvons une séance qui convient à tous et achetons nos tickets. À l'intérieur, on s'installe dans un ordre bien précis : Paul, Joanna, moi et Brett.

Dès que le film commence, Paul passe un bras autour des épaules de Joanna, qui se blottit aussitôt contre lui. J'essaie d'ignorer leurs petits rires et leurs chuchotements, mais chaque mot échangé me donne envie de rouler des yeux.

Puis, d'un mouvement lent et étudié, Paul attrape le menton de Joanna et l'embrasse… langoureusement. Je détourne rapidement les yeux, le souffle un peu court.

Je me force à rester concentrée sur le film, mais quelque chose me pousse à regarder à nouveau…

Et je le surprends.

Paul, toujours en train d'embrasser Joanna, ouvre les yeux et me regarde.

Mon souffle se bloque.

Son regard est intense et me transperce, comme s'il voulait me faire passer un message. Comme s'il voulait voir ma réaction.

C'est un défi.

Une provocation.

Un frisson me parcourt et je sens la chaleur me monter aux joues. Je déteste ce qu'il fait. Mais plus encore, je déteste la façon dont mon corps réagit à ce simple échange silencieux.

Soudain, je sens la main de Brett se poser timidement sur ma cuisse.

Je me fige.

Ses doigts remontent lentement. Trop lentement. Mon estomac se tord. Je veux le repousser, dire quelque chose, mais mes muscles refusent de bouger.

Je ne regarde pas la main de Brett sur ma cuisse.

Je ne peux pas.

Non. Mon regard est toujours fixé sur Paul.

Son regard glisse sur moi et une lueur différente passe dans ses yeux. Sans prévenir, il rompt brusquement son baiser. Trop rapidement au goût de Joanna, qui pousse un petit son de protestation. Les doigts de Paul ne quittent pas pour autant le visage de Joanna, mais il se redresse légèrement.

Sa mâchoire se contracte.

Son regard descend vers ma jambe, puis remonte vers moi.

L'air se charge d'électricité, mon cœur s'emballe.

Il est en colère contre Brett. Je le vois, dans la tension de ses muscles, dans la façon dont son regard est ancré dans le mien, comme pour s'obliger à ne pas perdre le contrôle.

Et je sors de ma torpeur.

— Il faut que j'aille aux toilettes, murmuré-je précipitamment en me levant.

Je me fraye un chemin hors de la rangée, les battements de mon cœur résonnant jusque dans mes tempes. Brett me laisse passer tandis que mon cœur bat à toute vitesse. Il n'a pas osé faire ça, si ?

Paul ne me lâche pas des yeux, la main toujours posée sur la joue de Joanna, la mâchoire encore contractée sous la colère.

Je remonte l'allée centrale et une place libre attire mon attention. Je demande à l'occupant d'à côté si je peux m'y asseoir et il accepte. Je souffle, tente de me recentrer sur le film, mais mes pensées restent en pagaille.

À la fin de la séance, je retrouve mes trois compagnons d'infortune dans le hall du cinéma. Brett se précipite vers moi, inquiet.

— Où étais-tu passée ?

— Je ne voulais pas déranger en revenant à ma place, alors je me suis installée ailleurs, réponds-je en haussant les épaules.

— Tu aurais dû revenir !

— Non, c'était aussi bien comme ça. Chacun a profité du film sans que je fasse bouger toute la rangée, dis-je en soupirant discrètement.

— La prochaine fois, n'hésite p–

— Ouais, ouais, on a compris Brett, coupe Paul en levant les yeux au ciel. Laisse-la respirer ! Elle ne voulait pas gêner, c'est tout.

Je lance un regard reconnaissant à Paul. J'en profite pour prétexter être fatiguée et lui demande s'il peut me ramener. Brett intervient aussitôt.

— Je peux te raccompagner, si tu veux.

— T'embête pas, mec, je m'en occupe, rétorque Paul en le coupant encore. On est voisins, je la dépose chez elle.

Joanna ne semble pas ravie, mais elle ne proteste pas. Je salue Brett rapidement, gardant mes distances, puis quitte le cinéma avec Paul et Joanna.

Dans la voiture, je me place à l'arrière sans un mot. Joanna s'accapare immédiatement Paul, lui murmurant des mots doux en riant. Le trajet me semble interminable. Je serre les poings pour ne pas lui balancer des remarques cinglantes.

Paul finit par déposer Joanna devant un immeuble en périphérie de Port Angeles. Elle traîne, lui roule des pelles à n'en plus finir. Je n'y tiens plus. Je sors du véhicule et me plante à côté de la portière de Joanna.

Joanna comprend le message, râle, mais finit par descendre. Je prends sa place et claque la porte avec force.

— Démarre, ordonné-je.

Paul obéit sans un mot.

— T'as fini ton petit jeu ? Tu veux quoi, à la fin ?

Il me jette un regard en coin.

— Toi.

Mon cœur rate un battement. Je le fusille du regard.

— Ce n'est pas moi qui suis partie en disant que je regrettais.

Je me détourne, fixant la nuit à travers la vitre et le silence pèse sur tout le reste du trajet.

Paul se gare devant chez moi. J'ouvre la portière, prête à fuir, mais je me fige. Je me penche légèrement, croisant son regard.

— C'est toi qui as merdé, maintenant assume, murmuré-je, la gorge serrée.

Je sors et claque la porte. Je me précipite dans ma chambre et pleure toute la nuit au téléphone avec Jill.

Le lendemain matin, mes paupières sont gonflées, mes membres lourds. J'ai encore besoin de ma meilleure amie, alors j'enfile un jogging rose immonde, un t-shirt bleu sans même y penser et pars à pied chez Jill, malgré les protestations de mes parents qui m'ont écouté pleurer toute la nuit.

En arrivant chez Jill, sa mère ouvre la porte. Elle pousse un soupir à la fois compatissant et attendri.

— Oh, ma chérie… JILL, HAVEN EST LÀ !

Jill dévale les escaliers et me serre fort contre elle avant de me fixer avec un drôle d'air. Son père trouve une excuse pour nous laisser entre filles et il quitte la maison.

— Bon, chérie, on va s'occuper de toi ! annonce Jill avec un sourire complice.

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas où elle veut en venir. Elle m'attrape par la main et me traîne devant un miroir. Je me dévisage. Un épi rebelle me donne l'air d'une folle échappée d'un l'asile et mon jogging rose jurent affreusement mon t-shirt bleu électrique.

J'éclate de rire. Un rire un peu triste, mais un rire quand même.

/

L'après-midi chez Jill m'a fait du bien. Je me sens détendue, presque légère. Et je ne pense pas à Paul.

Enfin…

Jusqu'à ce que je sorte et que je vois sa voiture garée en face de chez elle.

Je m'arrête net. Mon cœur rate un battement.

Qu'est-ce qu'il fiche ici ?

Piquée au vif, je traverse la rue et ouvre la portière sans ménagement.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ?! Tu me suis, maintenant ?

Il me regarde, l'air épuisé.

— Je m'inquiète.

— Je ne vois pas pourquoi, je rétorque sèchement. J'étais avec Jill, ma meilleure amie.

Il soupire, passe une main dans ses cheveux.

— Écoute, je t'ai laissée en pleurs hier soir… J'ai le droit de m'inquiéter, non ?

Je croise les bras, prête à lui balancer une réplique cinglante, mais il me coupe l'herbe sous le pied.

— Haven, je t'aime.

Mon souffle se bloque.

— Si tu m'aimes, pourquoi t'es parti ? lâché-je, la voix tremblante. Hein, pourquoi, Paul ?

Son regard brille d'émotions contradictoires. Il ouvre la bouche, la referme, puis finit par lâcher :

— Parce que j'ai peur des sentiments que j'ai pour toi !

La claque est brutale. Je recule d'un pas, abasourdie.

Il me regarde comme s'il venait de se rendre compte de ce qu'il vient d'admettre.

Je ne réfléchis pas. Mon cœur bat trop vite, ma tête tourne. Alors je fais la seule chose que je peux faire.

Je me retourne et je cours.

Je finis par arriver chez moi, les joues trempées et le cœur en miettes. Cette journée était parfaite et il a fallu que Paul vienne tout gâcher ! Encore une fois.

— Il a peur de ses sentiments ! Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! je peste à voix haute, essuyant rageusement mes larmes.

Ma sœur, mes neveux et Hunter sont là cet après-midi. Si j'avais su, je ne serais jamais allée chez Jill. Mais là, j'ai juste envie d'être seule. Je les salue rapidement et monte dans ma chambre, pour m'effondrer sur mon lit.

Je ne sais pas combien de temps je pleure en silence quand on frappe doucement à ma porte. Sûrement ma soeur.

— Entre, sangloté-je.

La porte s'ouvre et une petite voix hésitante s'élève :

— Tatie, moi j'aime pas bien quand tu pleures…

Micky. Mon cœur se serre. J'essuie vite mes larmes, mais il se précipite déjà contre moi, ses petits bras serrés autour de ma taille. Hunter entre à son tour et s'assoit sur le bord du lit. Il passe un bras autour de mes épaules, me berçant doucement.

— Qu'est-ce qui se passe ?

Alors je lâche tout. Paul. Son attitude. Mes sentiments. Ses provocations. Le cinéma. Ce foutu baiser. Ses sentiments. Et ce fichu cœur bat trop vite dans ma poitrine.

Hunter m'écoute sans m'interrompre, hochant simplement la tête.

— Et toi alors, qu'est-ce qui te fait peur ?

Je fronce les sourcils.

— Je sais pas… J'ai jamais été amoureuse avant.

Il sourit légèrement.

— Alors, qu'est-ce que tu attends ?

Je reste muette. Qu'est-ce que j'attends ?

Hunter me laisse réfléchir en silence. Les questions tourbillonnent dans mon esprit. Je tourne et retourne tout ça, cherchant une réponse. Et soudain, c'est comme une évidence.

Je prends une grande inspiration et me lève d'un bond. Sans réfléchir, je dévale les escaliers et quitte la maison en courant.

Si Paul doit se réfugier quelque part, ce sera chez Emily.

Enfin… Je l'espère de tout mon cœur.

Je traverse La Push, mon cœur battant à tout rompre. Plus j'approche, plus l'odeur sucrée de la tarte à la rhubarbe me chatouille les narines. J'entends des rires, des voix taquines.

Je ralentis, reprends mon souffle, puis toque à la porte.

— Je peux voir Paul ?

Des bruits de chaises, des pas. Il apparaît dans l'embrasure de la porte, l'air légèrement contrarié, comme s'il savait déjà pourquoi je suis là. Il soupire discrètement.

Mais je ne lui laisse pas le temps de parler.

Je noue mes bras autour de son cou et l'attire vers moi. Mon cœur tambourine dans ma poitrine alors que mes lèvres se pressent contre les siennes.

Je ne pensais pas pouvoir embrasser quelqu'un comme ça. Et surtout pas Paul.

Quand on se détache enfin, mon souffle est court, mes joues brûlantes et je lui offre un sourire timide.

Il me regarde, un éclat troublé dans les yeux, puis sourit.

— J'aime bien quand tu souris comme ça, me dit-il simplement.

Et mon sourire s'illumine pour de bon.