Au cours du mois suivant, je continue de me former sur les loups et les vampires au contact de la meute et des anciens. J'absorbe tout ce qu'ils me transmettent, mais à ma grande surprise, je leur apprends aussi beaucoup. Les légendes ont toujours été ma passion, et je les ai étudiées sous toutes leurs coutures. Certains détails, qu'ils avaient laissés de côté ou oubliés, prennent un nouveau sens à travers mes analyses.
Ils n'ont plus à peser leurs mots, à éviter certains sujets. Ils peuvent être eux-mêmes et, moi, je peux enfin comprendre ce qui se cache derrière chaque échange de regards, chaque silence. J'ai aussi pris le temps de discuter avec Emily et Kim, curieuse de savoir comment elles vivaient leur condition « d'imprégnées ». Leur point de vue m'aide, sans pour autant apaiser totalement mes doutes.
Au cours d'un après midi entre filles, je leur ai posé la question qui me ronge :
— Si… Si Rachel revient, est-ce que je dois m'inquiéter ?
Leah a soupiré.
— Je suis désolée de te dire ça ma belle, mais oui. Si Rachel revient, Paul te quittera immédiatement.
Mon cœur s'est serré dans ma poitrine, mais je l'ai remercié de son honnêteté.
Alors, ce matin, en me réveillant chez les Lahote, je suis loin d'imaginer ce qui va se produire. Pour commencer, je constate que Paul est déjà parti, sûrement en patrouille. L'odeur du café et du pain grillé flotte encore dans l'air. Je me prépare rapidement avant de descendre rejoindre son père dans la cuisine.
Mais, à ma surprise, c'est Paul que je trouve en train de préparer un plateau de petit-déjeuner.
Il lève les yeux vers moi et râle aussitôt.
— T'étais censée rester au lit, grogne-t-il.
Je souris en m'asseyant, touchée malgré tout par son attention.
— Ton père n'est pas là ? je demande en croquant dans un toast encore tiède.
— Il est chez des amis ce midi, tu ne te souviens pas ?
Je fronce les sourcils.
— Je pensais que c'était la semaine prochaine !
Il secoue la tête, amusé et on profite de ce moment de calme. Depuis que je suis retournée à Tacoma, nos instants à deux sont rares. Entre mes cours, ma famille, ses obligations de loup… On savoure chaque occasion.
Alors qu'on termine la vaisselle, quelqu'un frappe à la porte. Paul m'adresse un regard rapide avant d'aller ouvrir.
— Rachel ? s'étonne-t-il.
Je l'entends d'ici et lève la voix depuis la cuisine.
— Salut Rachel !
— Paul, tu comptes me laisser dehors encore longtemps ? se moque la sœur de Jacob.
Il s'efface pour la laisser entrer, mais quelque chose dans son attitude me met aussitôt sur mes gardes. Je rejoins le salon en essuyant mes mains et, dès que je pose les yeux sur eux, je comprends.
Paul reste figé, comme s'il ne savait plus quoi faire de son corps. Son regard est rivé à celui de Rachel et, dans cet échange silencieux, tout est dit.
Lui, la contemple avec un mélange d'amour et de douleur.
Elle, avec une tendresse qui me serre la gorge.
Mon estomac se tord. Je détourne les yeux, cherchant à respirer.
— Bon… j'ai pas mal de choses à faire, alors je vais vous laisser ! je lance, avec un peu trop d'entrain pour que ça sonne naturel, en attrapant mon manteau.
Rachel tourne la tête vers moi, un peu surprise. Paul aussi.
Je la fixe droit dans les yeux avant d'ajouter, d'une voix résignée :
— Je te le laisse.
Puis je quitte la maison sur cette phrase à double sens. Je marche sans but précis, mon cœur battant à tout rompre. Je le savais. Je le savais et, pourtant, ça fait mal. L'imprégnation est terriblement puissante. Indestructible. Et je ne pourrais jamais lutter contre ça.
Je rentre chez moi, complètement déboussolée.
Quand j'arrive chez moi, je me laisse tomber sur le canapé. Mes doigts trouvent machinalement un livre sur la table basse. Je l'ouvre à la page marquée et me plonge dedans, espérant oublier ce que je viens de voir.
Un quart d'heure plus tard, la porte vitrée à l'arrière de la maison s'ouvre sur ma mère.
— Bah, ma chérie, qu'est-ce que tu fais là ? s'étonne-t-elle. Oh… dis-moi ce qui ne va pas !
Je referme le livre, le gardant sur mes genoux.
— Rien, tout va bien, je mens.
Elle plisse les yeux.
— Haven, tu es en train de lire un livre qui n'est pas à toi.
Je baisse les yeux sur l'ouvrage et me fige. Elle a raison.
Un soupir m'échappe.
— Rachel est revenue, je finis par avouer.
Ma mère s'assoit près de moi et pose une main sur mon bras.
— Ma puce, Paul est avec toi maintenant… tente-t-elle de me rassurer.
Je secoue la tête.
— Non, maman. Tu ne comprends pas. Entre eux, il y a quelque chose de fort. Moi, je n'ai pas ma place là-dedans.
À cet instant, la porte d'entrée s'ouvre brusquement. Paul, visiblement agacé, s'avance à grands pas et, sans me laisser le temps de protester, me soulève du canapé.
— Allez, t̕ik̕ats, on rentre à la maison. Je t'aime, je ne vais pas te quitter et Rachel t'attend pour te parler. À plus tard, belle-maman ! lance-t-il en s'éloignant avec moi dans ses bras.
— Paul ! Lâche moi ! Je peux marcher, tu sais ! je soupire alors qu'on franchit déjà la porte.
Il grogne légèrement.
— Non, c'est vrai, je ne peux pas, plaisanté-je, me laissant aller contre lui.
De retour chez les Lahote, il me dépose sur le canapé, juste à côté de Rachel. Elle me sourit à pleines dents et m'embrasse sur la joue. Paul, lui, prend place dans un fauteuil, légèrement en retrait.
— En réalité, si je suis revenue, c'est pour te parler, me dit Rachel. Jacob m'a dit que tu serais chez Paul… Bref, je vais me marier et je voulais savoir si tu accepterais d'être l'une de mes demoiselles d'honneur ?
Je cligne des yeux.
— Pardon ? Pourquoi moi ? Attention ne te méprend pas, c'est très flatteur, mais… on ne se connaît presque pas.
— Parce que tu es importante pour Paul et que Paul est important pour moi, répond-elle simplement. Et puis… c'est grâce à toi si j'ai pu rencontrer H. Wolf.
Je l'observe, interdite.
Puis, malgré tout, je finis par hocher la tête.
— Dans ce cas, j'accepte.
Elle me remercie chaleureusement avant de jeter un coup d'œil à Paul qui fait soudain mine de ne rien entendre.
Un léger silence s'installe. Puis, soudain, Rachel murmure :
— Tu sais… tu as vraiment de la chance.
Je la regarde, intriguée.
— Pourquoi ?
Ses yeux se perdent dans le vide un instant.
— Parce que toi, tu connais le vrai Paul. Celui qui est grognon, parfois colérique et impulsif…
Elle soupire, me serre brièvement la main, puis se lève.
Je la regarde partir, un étrange poids dans la poitrine.
— Allez, on se voit pour le mariage !
Et la porte se referme derrière elle.
Point de vue Paul
Après le départ de Rachel, le silence tombe entre Haven et moi. Il n'est pas lourd, mais je vois bien que Haven n'arrive pas à chasser tout ce que lui a fait ressentir ce dernier événement..
Il faut dire que j'ai été vraiment pris au dépourvu quand Rachel a frappé à la porte. J'étais paralysée en la voyant là et elle a dû me rappeler à l'ordre pour que je la laisse la laisser entrer.
Quelque chose chez elle m'a interpellé. Elle était rayonnante, plus sereine, comme si tout était enfin à sa place, bien plus que quand nous étions ensemble. Mais il y avait un petit quelque chose qui m'a intrigué dans son attitude.
Et puis, merde à la fin, pourquoi était-elle là ?
J'ai bien senti à la tension de son corps qu'elle était sur le point de me dire quelque chose et je dois bien admettre que, pendant quelques secondes, mon cœur s'est mis à battre à un rythme effréné dans ma poitrine.
Pourtant, lorsque Haven nous a rejoint dans le salon, s'essuyant les mains sur son jean après avoir fait la vaisselle suite à notre petit déjeuner en amoureux, je me suis senti comme… Pris au piège.
La tension s'est soudainement accumulée dans mes muscles. Dès que je l'ai vu s'approcher, Rachel et moi avons échangé un regard et elle m'a légèrement sourit. Ce contact visuel entre elle et moi m'a perturbé. Trop. Il était chargé d'émotions, bien trop difficile à gérer en même temps.
Qu'allait-il se passer ? Est-ce que…
Je suis resté figé pendant ce qui m'a semblé être des heures, avant que Rachel n'entre dans la maison pour aller s'asseoir sur le canapé. Je l'ai regardé faire, puis elle m'a regardé à son tour avec une tendresse qui m'a fait terriblement mal, un mélange de douceur et de complicité qu'on ne peut pas ignorer. C'est là que j'ai compris.
Non, elle n'est pas venue pour moi.
J'ai soudainement eu du mal à respirer, alors j'ai détourné le regard, cherchant à me reprendre. Ça aurait dû me soulager, j'aurais dû serrer Haven contre moi pour la rassurer, mais je ne sais pas, c'était trop, toujours trop…
— Bon… j'ai pas mal de choses à faire, alors je vais vous laisser ! a déclaré Haven tentant de paraître décontracté.
Je savais que c'était faux, nous devions passer la journée ensemble. Puis, elle a pris son manteau, l'air de rien, s'est tourné vers Rachel et avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit pour la retenir, elle a lâché d'une voix presque résignée :
— Je te le laisse.
Et je l'ai laissé partir !
Putain !
Evidemment, c'était la dernière chose que je voulais. Tout ce que je voulais, c'était lui courir après, l'empêcher de partir, la serrer contre moi, lui dire que je l'aime. Bref, la rassurer. Mais je n'ai pas réussi.
Quel crétin !
C'est là que Rachel m'a disputé, me traitant d'idiot et me reprochant de ne pas avoir sur la retenir. Puis, elle m'a expliqué rapidement la raison de sa visite, son mariage à venir avec l'homme qu'elle aime. J'ai su, en effet, qu'elle s'était remise avec son ex, qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer.
Si je dois être honnête, cette annonce m'a fait l'effet d'un uppercut, mais je n'ai pas d'autre choix que d'accepter la situation. Je me suis imprégné d'elle, alors si elle veut en épouser un autre, c'est son droit et je ne peux rien faire contre ça.
Enfin, Rachel m'a donné une tape sur le bras, pas assez fort pour ne pas se faire mal, mais juste assez pour marquer le coup.
— Paul, t'es vraiment un idiot ! Tu aurais dû courir après Haven pour la retenir ! m'a-t-elle encore fustigée. Va la chercher ! m'a-t-elle exhorté.
Et je me suis précipité chez Haven.
Pas le temps de réfléchir !
Je devais aller la récupérer !
En arrivant chez ses parents, je l'ai retrouvé sur le canapé. Son regard m'a fuit et j'ai su que je n'avais pas le temps de jouer les gentils. Alors, sans préambule, je l'ai soulevé et l'ai pris dans mes bras.
Elle a protesté, évidemment, mais je l'ai gardé contre moi.
Pas question de la laisser !
— Allez, t̕ik̕ats, on rentre à la maison. Je t'aime, je ne vais pas te quitter et Rachel t'attend pour te parler. À plus tard, belle-maman ! ai-je déclaré.
Et j'étais le plus sincère du monde. Dorénavant, je savais que rien ne pourrait nous séparer. Même pas Rachel. Pas dans cette situation où elle en épouse un autre.
Haven a râlé, encore, mais j'ai tout de suite senti qu'elle s'était laissée aller contre moi. Et même si elle ne l'a pas dit, j'ai su qu'elle n'était pas fâchée.
Alors voilà, maintenant que Rachel est partie après lui avoir demandé d'être sa demoiselle d'honneur, je suis là, toujours un peu en retrait, la regardant mordiller nerveusement sa lèvre. Je ne sais pas trop quoi dire et ça me ronge de la voir comme ça, mais en même temps, je sais que c'est à moi de faire le premier pas.
Alors je me lève, me rapprochant d'elle. Je m'accroupis pour être à sa hauteur, attrapant ses mains dans les miennes. Le contact me rassure, mais je sens aussi qu'il faut que je la convainque, qu'il faut qu'elle sache que c'est elle que j'aime, maintenant et pour longtemps.
— T̕ik̕ats… Regarde-moi.
Elle relève enfin les yeux vers moi. Son regard, à la fois perdu et plein de doutes, me serre le cœur.
— J'ai vu ce que tu as ressenti tout à l'heure. Je l'ai senti. Mais je te le redis et je veux que tu m'écoutes bien : je suis avec toi.
Je marque une pause, cherchant à trouver les bons mots, les mots qui vont la rassurer, qui vont lui faire comprendre que malgré tout, je suis là, que rien ne changera ce que je ressens.
— L'imprégnation, c'est puissant, c'est vrai. Mais Rachel ne reviendra pas, tu comprends ?
Je l'observe et je vois son visage se détendre un peu, mais je sais qu'il reste des questions. C'est normal. Moi aussi, j'ai ces questions parfois. Mais elle doit comprendre que je suis là, ici et maintenant, avec elle.
Je la regarde dans les yeux, posant un doigt sur sa joue et je lui dis plus sérieusement :
— Rachel, c'est une partie de mon histoire que je ne peux pas mettre de côté, c'est vrai, mais toi… toi aussi. T'es mon présent. Et, je l'espère, mon futur.
Je lui caresse doucement les cheveux et lui remet une mèche derrière l'oreille. Elle me fixe, mais je vois bien qu'il lui faut un moment pour digérer tout ça. Cette peur qu'elle a ressenti à l'idée de me perdre.
Je me redresse, l'attirant doucement contre moi, mes lèvres effleurant ses cheveux. Avec ce geste, je veux lui transmettre tout l'amour que j'ai pour elle.
— Et si tu fuis comme ça encore une fois, je te jure que je viendrais encore et toujours te chercher !
Je lâche un léger grognement, comme pour alléger l'atmosphère, mais je vois la façon dont elle se détend dans mes bras, qu'elle se sent rassurée.
— Je t'aime, T̕ik̕ats, soufflé-je, le plus sincère du monde.
— Je t'aime, Tałit, souffle-t-elle en retour.
Et je l'embrasse.
