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Oui tu peux toi aussi commander une fiction en te rendant sur notre histoire "Commandes de fictions" ou sur notre forum, et review le mois en cours !
Hé ! Bien le bonjour (ou le bonsoir) à toi qui arrive sur cette histoire ! Mana2702 nous a demandé " John/Sherlock, résumé : John voudrait partir en voyages de noces avec Sherlock après leur mariage, problème : aucune destination ni type de séjour ne convient au détective, que faire ? John commence à désespérer, comment lui faire changer d'avis ?"
Umi - Lady d'Acticiel, un des auteurs de notre collectif, a décidé répondre à cette commande.
Disclaimer : Sherlock Holmes est à Sir Arthur Conan Doyle, et son adaptation pour la BBC aux géniaux Steve, Moffat et Mark Gatiss.
Résumé : Ou quand, après un bon repas, la tranquillité du bureau de Mycroft Holmes est perturbée par l'arrivée incongrue d'un médecin à la requête désespérée.
Les voyages de l'esprit
PARTIE I
Confortablement assis sur le fauteuil rembourré de sa salle «privée» du Club Diogène, la tête rejetée en arrière et les yeux fermés, Mycroft Holmes profitait du petit rayon de soleil qui réchauffait son front pour se détendre. Il était quatorze heures et seize minutes. Et comme tous les ans à cette époque, lorsque sonnaient quatorze heures, le soleil londonien illuminait les fenêtres du bâtiment d'en face. Et le reflet redirigeait cette lumière bienvenue pile vers le bureau de Mycroft. C'était très agréable. D'ailleurs, l'homme aimait à se dire que ce petit bain de soleil faisait comme une sortie par procuration – sans la foule et la saleté.
Malgré ce que pouvaient prétendre ses yeux clos, il ne dormait pas. Non. Mycroft Holmes n'était pas homme à dormir, tout le monde le savait. Même après être sorti, le ventre plein, du luxueux restaurant «Pasta di la Mama» – à ses yeux, le meilleur italien du grand Londres.
L'homme ouvrit un œil paresseux et observa son bureau. A gauche trônait The Heart. Un ordinateur, dont Mycroft aimait à se dire qu'il renfermait le Cœur de la Paix du Royaume-Uni. C'était un appareil ultra-plat, ultra-sécurisé, et, il fallait le dire, ultra-dangereux s'il venait à tomber entre de mauvaises mains. Il ralluma la machine d'un effleurement de l'index sur le bouton. Puis il entra le mot de passe du moment. Depuis «l'affaire Moriarty», la sécurité des documents d'Etat avait été revue à la hausse. Désormais, le mot de passe de The Heart changeait toutes les semaines. Mycroft lui-même s'assurait de la sécurité de sa machine. Le mot de passe mélangeait lettres, chiffres et caractères spéciaux, et répondait toujours à une équation dont le nombre d'inconnues variait selon l'inspiration du moment.
De temps en temps, Sherlock s'y frottait. Pas sur le vrai appareil, évidemment. Mais lorsque Mycroft mettait à jour le mot de passe de The Heart, il changeait également celui d'un site bidon, crée pour l'occasion, qu'il jetait ensuite en pâture à son petit frère. Si Sherlock trouvait le mot de passe de ce site, Mycroft n'avait plus qu'à se creuser la tête pour changer celui de The Heart. Essayer de craquer le mot de passe de The Heart était un jeu qui amusait cet imbécile, les jours où aucune enquête ne venait le sortir de sa torpeur cérébrale.
Mycroft eut un soupir nasal en tapant le code sur son clavier. Tsss… La sécurité du monde britannique… Réduite à un vulgaire jeu pour gamins… Comme pour beaucoup d'erreurs survenues dans sa vie, Mycroft incombait la responsabilité du manque de sérieux de Sherlock à leur mère. Il se rappelait très bien, lorsque le petit apprenait la propreté sur son pot, qu'il s'amusait déjà avec un Rubik's Cube.
Les lèvres fines de Mycroft se pincèrent; de là à s'imaginer Sherlock en train de craquer The Heart lors de ses passages sur le trône, il n'y avait qu'un pas…
Bien entendu, l'intervention de Sherlock dans le test de la résistance de la sécurité britannique, était un des sujets un peu litigieux que Mycroft aimait bien taire à ses collègues des Hautes Instances – pour leur propre tranquillité. Il estimait que c'était un mal nécessaire. Car après tout, si Sherlock trouvait la faille du système informatique britannique, d'autres plus malins que lui pouvaient y arriver.
Une perspective bien plus inquiétante…
D'une certaine manière, Mycroft accordait sa confiance à Sherlock. Renverser le monde ne l'intéressait pas – qu'en ferait-il, de toute manière? Tant que son petit frère resterait cet imbécile heureux, qui se complairait dans ses petits jeux d'enquête avec les policiers, la situation resterait sous le contrôle de Mycroft – et donc de la Grande-Bretagne.
Pendant que The Heart se connectait au serveur ultra-sécurisé, Mycroft promena le regard sur l'autre partie de son bureau, sur laquelle s'érigeait un parfait empilement de dossiers colorés. La pile et lui semblèrent se jauger, se juger, l'espace d'un instant.
Mycroft ressentait des sentiments contradictoires vis-à-vis de la paperasse. C'était une activité terriblement chronophage. Mais aussi un mal nécessaire. Et, il fallait le dire, une composante fondamentale de son travail. Avec la bureaucratie, on assurait ses arrières. Les faits étaient posés sur papier de manière standardisée, pour des décennies. Selon Mycroft, la bureaucratie était la preuve de la bonne civilité d'un peuple. Et, devant ses yeux, s'étalait la preuve que la Grande-Bretagne était un peuple très, très civilisé.
Hier matin, un attentat avait été déjoué à la gare de King's Cross. L'avortement de cette catastrophe avait monopolisé un grand nombre de personnes durant toute la nuit, toutes réparties dans différents services. Si bien qu'aujourd'hui, le service de Mycroft (donc, lui-même) avait quelques menus papiers à remplir. Ne serait-ce que pour signaler aux archives que oui oui, une histoire aussi incroyable s'était bien produite. Il fallait également attester qui avait participé, comment les choses s'étaient déroulées, etc. Le tout rédigé en plusieurs exemplaires, chacun envoyé à différents services, qui en feraient à leur tour de nombreuses copies.
Du papier à la tonne. Des arbres sacrifiés, contre l'assurance que le pays tournait rond. Et il en était ainsi partout dans chaque pays. Parce que c'était ainsi que fonctionnait leur monde. Cette pensée apportait toujours à Mycroft un mélange hétéroclite de réconfort et de vertige. Le monde... Une entité terriblement compliquée, mais incroyablement fascinante. Il esquissa un sourire. Et encore… L'attentat d'hier avait été désamorcé avant de faire des victimes. La pile de documents à remplir et parapher était toujours diablement plus volumineuse, lorsqu'on avait des victimes…
Du coin de l'œil, Mycroft prêta attention à l'édition du journal, apportée plus tôt par un des serveurs. Malgré la pliure du papier, le visage de Sherlock était parfaitement reconnaissable; concentré, les sourcils froncés, tournant de moitié la tête vers l'appareil qui l'avait immortalisé. Au-dessus de ce cliché – à la qualité douteuse, un titre s'ornait. Mycroft s'était abstenu de le lire, mais il devait signifier quelque chose comme «Sherlock Holmes déjoue un attentat» ou «Plus d'excuse pour que les trains aient du retard grâce au Détective au Chapeau», gna gna gna.
Mycroft détourna la tête du journal pour se re-concentrer sur la pile de dossiers.
Hier, les journalistes avaient fait leurs choux-gras de l'intervention de leur coqueluche préférée. Sherlock avait fureté toute la nuit pour déjouer l'attentat. C'était une affaire qu'ils avaient résolue ensemble, techniquement, puisque Mycroft en personne avait vérifié chaque coin de rue jusqu'à retrouver la fillette au doudou. Mais les gens, comme d'habitude, ne retiendraient que Sherlock. Sherlock, le héros, qui avait franchi les barrières de la police qui isolait la gare, et qui avait pris la parole au micro, pour demander à retrouver la petite fille qui avait oublié son nounours. La gamine avait voyagé en train jusqu'à chez ses grands-parents et son doudou temporairement égaré avait été truffé d'explosifs.
Bien entendu, une fois la petite fille localisée et son doudou «opéré», ne restaient plus qu'à remonter la piste jusqu'au piégeur – le travail de Mycroft, mettre en place une cellule de crise et envoyer un encadrement psychologique pour rassurer des usagers qui n'avaient, finalement, pas vu l'ombre d'une bombe. Sans oublier, bien entendu, la paperasse à remplir. Et expliquer à la hiérarchie pourquoi aucun membre du personnel n'avait remarqué qu'un nounours avait été oublié dans un train sans être signalé au service de déminage.
De service en service, la compilation des réflexions remontait jusqu'à Mycroft. Et sa journée était fichue. Ce qui justifiait que, pour se remonter le moral, il fréquentait le «Pasta di la Mama», et qu'il n'arrivait pas à perdre ce bourrelet surnuméraire mais très disgracieux qui fleurissait sur son ventre.
Mycroft prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Mais sa curiosité fut plus forte. Il déplia le journal pour découvrir le gros-titre officiel, qui accompagnait la photo de son frère: «Notre Superman britannique a encore sauvé une vie!» Il poussa un profond soupir :
Il a toujours le rôle le plus facile…
C'était comme ça depuis qu'ils étaient gamins. Sherlock était l'insupportable morveux qui faisait ses bêtises de gamin bizarre, et c'était Mycroft qu'on grondait parce qu'il avait échoué à cadrer cet idiot.
Le pire, c'était qu'aujourd'hui, son petit frère avait assurément oublié cette histoire d'attentat. Peut-être même était-il déjà reparti fureter ailleurs, en compagnie de John Watson. Ou bien prenait-il un thé dans son appartement décrépi de Baker Street, voûté dans son fauteuil comme un imbécile adolescent – ce qu'il n'avait jamais cessé d'être à ses yeux.
(En réalité, Mycroft savait pertinemment que si Sherlock était sorti de chez lui, on lui aurait envoyé un message pour le prévenir. Il y avait ce civil, qui tenait le petit restaurant face au 221B, que Mycroft payait – cher. C'était dans son intérêt, s'il voulait que sa fille puisse rejoindre l'université qu'elle avait choisie. Ce n'était pas par plaisir que Mycroft faisait surveiller son frère. C'était plutôt de l'anticipation. Comme les ennuis avaient tendance à suivre Sherlock, la queue battante, la langue pendante et l'œil pétillant, le plus âgé avait fini par comprendre que quand son cadet sortait de sa tanière, cette petite mesure lui permettait l'économie de bien des soucis.)
Mycroft eut une moue déçue lorsqu'il prit conscience que le petit rayon de soleil ne chauffait plus son front mais le haut de son siège. Fermant les yeux, il s'étira de quelques centimètres vers le haut et eut un grognement de satisfaction en retrouvant la sensation de chaleur sur son crâne.
S'il se laissait aller, il en pousserait presque un soupir de contentement…
Le plaisir simple de sentir son cuir chevelu se réchauffer sous l'effet du soleil: voilà une chose que Sherlock ne pourrait jamais connaître! Pas avant qu'il ne soit passé pas chez le coiffeur, en tout cas... Après un instant de réflexion, Mycroft ajouta mentalement : Ou du moins, pas tant que la génétique continuerait à le favoriser et à lui donner l'arborescence capillaire d'un enfant de dix ans.
Ah, il était clair que, comparé à l'effervescence de journées comme hier, les journées comme celle-ci étaient nettement plus calmes et apaisantes… Mycroft était dans son bureau, tranquille. Autour de lui, aucun bruit ne se faisait entendre – la grande spécialité du Club Diogène. Dans le couloir, les serveurs vaquaient à leurs occupations. Tous étaient choisis pour leur discrétion et leurs manières distinguées.
Mycroft aimait cela. Ici, les choses ne changeaient jamais. Et cette perspective, dans un monde en perpétuelle évolution, lui était d'un réconfort sans nom dans les moments difficiles. Mycroft Holmes avait officiellement fondé le Club Diogène dès qu'il avait été en âge de tenir son premier compte en banque. Son statut de fondateur, ajouté à son mécénat généreux et régulier, lui donnaient quelques privilèges. Il y avait son propre bureau, à l'étage – une pièce à l'isolation parfaite. Ces murs en bois à la perpétuelle odeur de cire faisaient partie de sa vie. Ils étaient une deuxième maison, pour ainsi dire.
A chaque fois que sa vie et son passé lui avaient donné des envies saugrenues de garçon idiot, telles que hurler ou pleurer, Mycroft s'était rendu en ces lieux sages et prestigieux… et s'était abstenu.
Le Club Diogène avait été conçu pour tous ceux qui aimaient se montrer dans des activités sociales et mondaines, sans avoir à faire la conversation à ses membres. Le silence y était roi, et dès qu'un homme entrait pour s'installer sur son fauteuil, c'était dans la plus grande indifférence. C'était le dernier haut lieu du sol britannique à bannir les conversations et les bruits. Ses membres étaient sélectionnés avec soin, pour leur bonne tenue et leurs manières silencieuses. S'y réunissaient tous ceux qui souhaitaient une cohésion de club sans souffrir des désagréments occasionnés par une conversation. Mycroft aimait à penser que le Club Diogène réunissait un florilège de tous les rêveurs timides et misanthropes pathologiques du pays.
Eléments pivots du Club, le personnel, allant des serveurs aux cuisiniers, avait pour obligation de se déplacer à l'aide de souliers à semelles de feutre en laine de mouton irlandais. Les chariots étaient équipés de roues en caoutchouc anti-couinement. L'aération était vérifiée deux fois par an et l'air passait dans des tuyaux rembourrés qui amoindrissait le son. Les portes étaient huilées deux fois par semaine.
La bonne tenue du Club passait également par l'éducation de ses membres; dans les espaces publics, le moindre murmure était interdit. Un éternuement était passible d'une exclusion de plusieurs jours après passage en commission disciplinaire – un spectacle des plus silencieux dont Mycroft se délectait avec un plaisir sans cesse renouvelé. Si le résident du Club tenait à s'exprimer, il devait s'adresser en langage des signes. La maîtrise de cette méthode de communication était d'ailleurs fondamentale pour entrer au Club Diogène.
(Parmi les jeunes membres, une légende se murmurait que le dernier fou à avoir tenté d'ouvrir un sachet de chips dans l'espace public reposait désormais dans la Crypte de la Honte.)
Privilège de posséder un bureau privé, Mycroft s'autorisa à pousser un soupir à quatre décibels, et leva les mains pour se frotter le visage. Il était l'heure de se remettre au travail.
Comme un fait exprès, sur la console de son bureau, une ampoule jaune s'alluma: c'était le signal que quelqu'un cherchait à entrer – l'équivalent du Club de quelques coups frappés contre la porte. Un coup d'œil à la pendule – où la trotteuse avait été retirée – apprit à Mycroft qu'il était trop tôt pour qu'on vienne lui apporter un thé. On le dérangeait donc pour une affaire inhabituelle. D'une pression de l'index, l'homme appuya sur le bouton à côté de l'ampoule; il autorisait le domestique à entrer.
Un instant plus tard, la porte fut ouverte et un homme en livrée sombre entra, avant de refermer la porte, et de se planter face à lui. Comme d'habitude, il commença par signer avec des gestes élégants :
- Monsieur Holmes, pardonnez-moi mais…
- C'est bon, Maxwell, signifia Mycroft d'une voix lassée. Parlez librement.
D'où l'intérêt de toujours refermer la porte du bureau de Mycroft, quand un serveur arrivait… L'homme inclina poliment sa tête:
- Merci Monsieur. Monsieur Holmes, il y a un… invité de Monsieur, dans le hall de réception. Et qui demande à parler avec Monsieur. (Il hésita d'un air gêné, et poursuivit:) Il… Il… Il a demandé, Monsieur. A... A voix haute…
Les lèvres de Mycroft se pincèrent. Ah? Un invité? Mais qui donc voulait parler avec lui? Et en ces lieux? C'était assurément quelqu'un qui le connaissait bien, pour savoir qu'il se détendait ici en ce moment, comme toutes les semaines. Et pourtant, c'était quelqu'un d'assez grossier et irrespectueux pour entrer au Club Diogène et parler à v-…
Oh.
Oh.
Mycroft laissa aller sa tête contre le fauteuil et ferma brièvement les yeux.
Seigneur…
Il réfléchit à toute vitesse. Il ne pouvait décemment pas faire refouler l'homme à l'entrée. Les trois dernières tentatives avaient parfaitement échoué. Probablement un résidu de son ancienne vie de soldat, cet homme savait s'infiltrer partout, à la manière d'un cafard. Et pire que cela: l'expérience avait montré que plus Mycroft le faisait attendre, et plus cette attente le rendait désespéré, et donc bruyant. Comme ces chiens en quête d'attention, qui commençaient par couiner avant de hurler à la mort.
Non. Pour respecter la future tranquillité de Mycroft et du Club Diogène tout entier, le plus simple serait de désamorcer la bombe au plus vite. Il se massa les tempes:
- C'est bon, Maxwell. Je sais qui il est. Faites-le monter.
- M… Mais Monsieur Holmes, que diront les autres membres si nous laissons entrer-…
Mycroft songea que Maxwell était entré au Club Diogène depuis seulement quatorze mois. Et que la petite «Rosie» avait tenu ce molosse éloigné de ces lieux depuis environ ce temps…
- Les autres membres le reconnaitront, Maxwell. Ce ne serait pas la première fois. Disons même que cet homme est, d'une certaine manière, un habitué. Faites porter des boissons au Salon et mettez la note sur mon ardoise, pour me faire pardonner.
Il referma les yeux alors que Maxwell acquiesçait et quittait la pièce. Mycroft n'eut pas le temps d'envisager la suite des évènements que résonna dans l'air le doux clapotis de la pluie. C'était un son agréable, qui rappelait les vacances à la campagne et les froides soirées d'hiver.
Mais le petit rayon de soleil qui fleurissait désormais sur le mur derrière Mycroft, guida son raisonnement; ce qu'il entendant actuellement… n'était pas le doux clapotis de la pluie (à quinze décibels). Le doux clapotement qui filtrait depuis le couloir était le son de dizaines de pieds alarmés, qui claquaient sur le sol de l'étage. Un son brut que Mycroft estima rapidement à soixante-quinze décibels. Et pourtant, il l'entendait de manière étouffée, à travers la porte bien isolée de son bureau…
Mycroft soupira.
Et ça, c'était l'effet John Watson…
Sentant progressivement les soixante-quinze décibels s'amplifier vers du quatre-vingt-cinq décibels, Mycroft se redressa bien droit sur son siège, et d'un coup d'œil expert, s'assura qu'aucun document compromettant n'était visible sur son bureau. Rien ne dépassait, c'était parfait.
Désormais, il était prêt à accueillir le Chien Fou.
Et c'était tant mieux, car deux secondes plus tard, la porte du bureau s'ouvrit. A la manière d'une boîte de Pandore inversée, le Bruit se répandit à l'intérieur du bureau de Mycroft; le clapotement des chaussures des employés, qui tentaient vainement d'arrêter le trot à deux sabots du Docteur John Watson. Pour tenter de refréner cet intrus dans leur Club, Mycroft entendait graviter autour de cette nuée, cinq chuchotements d'un désespoir teinté de colère. Chaque chuchotis était une déclinaison unique de: «Non, mais pour qui vous prenez-vous? Arrêtez! Et par pitié, Monsieur: baissez d'un ton!»
Soudain, John Watson se matérialisa devant le bureau et ils se jaugèrent un instant. D'un coup d'œil, Mycroft nota les cernes sous ses yeux fatigués, juste derrière son air mécontent. L'affaire avait l'air d'être importante, songea-t-il. Cela dit, John Watson et lui n'étaient pas du genre à se fréquenter autrement que lors d'affaires importantes. Surtout en ces lieux.
Alors, Mycroft tourna la tête sur sa gauche; contrairement au Chien Fou qui était entré comme dans un jeu de quilles, tous les employés du Club Diogène s'étaient respectueusement arrêtés sur le pas de la porte. Il leva une main et plia rapidement ses doigts en quelques gestes rapides. L'ordre fut immédiatement appliqué, et la porte fut refermée sans un bruit, les laissant seuls.
Lorsqu'il reporta son attention sur le docteur, Mycroft remarqua qu'il était dévisagé avec un étonnement sincère:
- Vous leur avez commandé… un cheval et de la farine?
L'homme était loyal. C'était un médecin hors pair, et assez fou pour bien s'entendre avec son frère. On ne pouvait pas, en plus, lui demander d'être intelligent... D'un soupir exaspéré, Mycroft lui répondit:
- Plutôt… de ne pas tenir rigueur de votre arrivée et de fermer la porte en partant.
John hocha la tête:
- J'ai toujours du mal avec le langage des signes, avoua-t-il en grimaçant. Le code morse, à l'armée, ça m'avait pris deux jours. Mais les signes…
- Pourquoi êtes-vous là, John? demanda Mycroft en changeant sa position sur son siège.
Car plus vite il parlerait, plus vite il repartirait. John ouvrit la bouche et prit une inspiration, avant de tourner la tête de gauche à droite. Il semblait chercher quelque cho…
- Vous savez, Mycroft… Investir dans une chaise pliante pour vos invités, ce ne serait pas du luxe…
- Sauf erreur de ma part, vous n'êtes pas vraiment ce que j'appelle un invité, John. En général, on ne vient pas me déranger, quand je suis ici.
Il appuya ses dires d'un regard perçant, espérant cette fois lui faire comprendre que quand il était ici, c'était qu'il ne voulait pas être dérangé. John hocha la tête:
- Vous n'êtes pas disponible quand je vous appelle sur tous vos numéros. Peut-être que ce serait plus simple de vous contacter, si vous me donniez plus d'informations sur comment vous joindre lorsque vous travaillez.
- Je travaille, John, même quand je suis ici.
- Oui! Alors ne m'en veuillez pas de me rabattre sur la seule option qu'il me reste.
Mycroft avait bien noté l'éclat incisif qu'il avait mis dans ses paroles. John Watson était, en apparence, une personnalité placide et calme. Et voir la carapace se fissurer si tôt dans la conversation lui fit se dire que l'homme semblait être vraiment à bout.
- Dites-moi pourquoi vous êtes là, John. Est-ce que ça concerne Sherlock?
Soudain, Mycroft songea que s'il y avait bien une personne qui revêtait dans la vie de John Watson, plus d'importance que Sherlock Holmes lui-même, c'était la propre gamine du médecin. Il s'affaira donc à camoufler toute trace d'inquiétude dans sa voix, avant de demander d'une voix parfaitement neutre:
- Est-ce que la petite Rosamund a un problème?
- Heu… On l'appelle tous «Rosie», vous savez… Non, non. Elle va parfaitement bien. Elle a du mal à se faire des copines à l'école, mais c'est le début de l'année scolaire. Il paraît que c'est normal et qu'elle trouvera bientôt ses marques. Elle sait déjà compter jusqu'à quarante-trois, vous savez…
Mycroft n'eut pas le temps de se demander s'il ne fallait pas plutôt s'inquiéter d'un tel retard mental, que John se hâta de compléter:
- C'est très bien, pour une fillette normale de trois ans qui vient tout juste d'entrer en maternelle.
Hum… Quand Mycroft fouillait dans sa mémoire, il se souvenait qu'à trois ans, Euros était capable de reconnaître les noms de tous les dieux grecs, et de citer leur équivalent chez les romains. Et au même âge, Sherlock avait inventé cette chanson idiote, qui présentait tous les hyménoptères de Grande-Bretagne – mais Sherlock avait toujours été l'esprit le plus diminué de leur fratrie.
- Soit, capitula-t-il en retenant un soupir. Votre problème concerne donc Sherlock…
Cette réflexion sembla agacer le médecin:
- Vous savez, Mycroft, que mon monde ne tourne pas autour de Sherlock Holmes.
Il ne put retenir un haussement de sourcil circonspect:
- Vraiment?
- Exactement!
- Donc si votre problème ne concerne pas votre fille, ni mon frère, en quoi puis-je vous aider?
Mycroft espérait que John lirait entre les lignes: «en quoi cela me regarde-t-il». Le nouveau venu sembla un peu gêné et se frotta le nez – il était nerveux.
- Je… Je suis à bout, Mycroft.
La petite voix qu'il avait employée, lui fit comprendre que c'était du sérieux. Mycroft se redressa sur son siège, les sourcils froncés:
- Expliquez-moi.
John avala sa salive et semblant hésiter… avant de finalement se lancer:
- Eh bien voilà… Avec Sherlock, je-…
- Ah, c'est donc bien au sujet de mon frère! interrompit Mycroft.
Le coup d'œil courroucé qu'il reçut lui fit comprendre que son intervention n'était peut-être pas au moment le plus judicieux…
- Continuez, fit-il d'un geste de la main.
- DONC, je viens vous voir parce que je suis fatigué. Depuis le mariage, les choses n'ont… pas vraiment changé. On va dire que Sherlock est toujours… égal à lui-même. Ah, ça oui… (Il eut un petit rire doux). Mais j'en ai assez qu'on se dispute… Il est parfaitement incapable de faire un choix cohérent! Surtout que ses arguments sont tout à fait ridicules!
Moui… Bon. La partie que Mycroft pensait avoir comprise lui paraissait terriblement décousue. Tout allait bien, au final. C'était juste une petite querelle de passage. Deux jours auparavant, il avait raccroché d'avec sa mère, qui l'avait appelé pour lui faire part de son agacement vis-à-vis du comportement vieillissant de son père. Cette conversation avec John lui parut soudain aussi peu importante que celle-ci.
Mycroft était un homme très occupé. Trop pour jouer les coachs de vie.
- Eh bien, John, je ne peux que vous conseiller de parler entre vous du choix de vos futures enquêtes. Faites un petit tableau, avec qui a choisi la dernière. Vous avez le droit de choisir pour quoi vous vous battez, John, mais sachez que mon frère sera toujours celui qui aura le dernier mot.
- Mais je ne vous parle pas d'une enquête, Mycroft! Je vous parle d'un voyage! NOTRE voyage. Cet idiot rejette tous mes choix et quand il se couche en ayant arrêté sa décision, il se réveille le lendemain et me sort «John Watson, pourquoi ne pas m'en avoir empêché de choisir cet endroit? C'est ridicule, trop touristique, l'air y est trop lourd et blablabla!».
Ah. Un voyage. Voilà qui changeait légèrement la donne… Pas que Mycroft en avait davantage à faire, cependant…
- Je ne vois pas en quoi réfléchir avant de faire un voyage est une chose réellement problématique, John. Enfin… Si l'on exclut le fait que vous partiez avec mon frère, cela dit… Vous êtes père, maintenant. Vous ne pouvez pas plutôt faire quelque chose avec votre fille? Ma famille a une maison en Ecosse, et nous y passions toutes nos vacances. Je suis sûr que-…
- Non, Mycroft, coupa John. Ça va peut-être vous sembler étrange, mais un voyage de noces, figurez-vous que ça se réfléchit à deux !
Deux longues secondes passèrent, avant que Mycroft ne lève un sourcil interrogateur. Peut-être avait-il mal compris…
- Pardon, John, j'ai dû me tromper. Vous avez parlé d'un voyage de noces?
- Oui, répondit le médecin en hochant la tête.
- Un… voyage de noces?
- Oui!
Afin d'être absolument et rigoureusement sûr que l'autre ne soit pas totalement idiot, Mycroft se racla la gorge:
- Le voyage que l'on fait, donc… après s'être marié?
- OUI! cria cette fois John, les sourcils froncés.
- Vous… vous êtes remarié? demanda Mycroft, soufflé par l'annonce.
- Mais… EVIDEMMENT! s'écria l'autre.
- Oh… laissa-t-il échapper.
Oh.
Une… Une surprise.
C'était une réelle surprise pour Mycroft. Et Mycroft détestait les surprises. Les surprises révélaient d'importantes failles dans son processus de vie. Savoir était toujours si confortable… Comment avait-il pu ne pas être prévenu?! Encore un peu sonné par l'annonce, Mycroft – il s'en voulut pour cela – bredouilla:
- Mais John… Vous avez déjà été marié une fois…
Et même le dernier des imbéciles n'aurait pu louper l'éclat de tristesse qui voila brièvement le visage du médecin.
- Oui, répondit John, la voix adoucie. Mais Mary voulait que je continue ma vie. Il m'a fallu du temps pour l'accepter, mais elle a raison. Rien n'effacera ni ne remplacera Mary à mes yeux. Mais… Je pense qu'à présent, jedois…
John s'interrompit soudain. Il releva le regard vers Mycroft, se racla la gorge et fronça les sourcils.
- Il me semble que nous avons déjà eu cette conversation, le jour où vous étiez venu à Baker Street et où Sherlock vous avait annoncé la nouvelle. Que se passe-t-il, Mycroft?
Sa voix était devenue féroce à mesure qu'il parlait. Soudain, il s'appuya contre le bureau en deux sonores claquements de paumes, et Mycroft dut retenir un glapissement de surprise, de voir leurs têtes ainsi rapprochées.
- Votre cerveau supérieur et terriblement occupé aurait-il oublié un élément aussi incongru que celui-ci?
Malheureusement, Mycroft aurait beau le nier de toutes ses forces pour tenter de garder la face… force était de constater que oui. Il avait to-ta-le-ment oublié une telle chose. Ça alors… John Watson... Remarié. C'était une chose incroyable. Vraiment étrange. Tellement… rapide. Combien de temps s'était écoulé, depuis la mort de Mary Watson? Un an? Deux ans?
Il prit soin de ne pas répondre à la question que lui avait posée le médecin, et demanda plutôt:
- Et pourriez-vous me rafraîchir une nouvelle fois la mémoire, et me décliner l'identité de l'heureuse élue ?
Bien entendu, Mycroft ne posait pas la question pour le plaisir d'un potin tout frais: il devait absolument réparer son oubli et réunir des informations sur cette nouvelle épouse. Qui était-elle? Son métier, l'école qu'elle avait fréquentée, ses parents, la marque de sa teinture pour cheveux, rien ne devait être laissé au hasard! Quand Mary Watson avait été rattrapée par son passé, cela avait failli tuer Sherlock! Pour la sécurité de son petit frère, Mycroft ne devait plus laisser une telle chose se produire.
(Un coin de son esprit, qui travaillait en arrière-plan, ajouta à la liste des informations à récupérer sur l'épouse deux nouvelles entrées: les sports qu'elle pouvait éventuellement pratiquer, ainsi que son analyse graphologique.)
Les deux hommes se jaugèrent un instant, alors que John serrait les mâchoires.
- Vous êtes sérieux, là? chuchota-t-il d'une voix trop calme pour être parfaitement honnête. Vous ne vous rappelez de rien? Même pas de ça?
Agacé par la tournure de la conversation, Mycroft balaya la réflexion d'un geste de la main:
- Ecoutez John, contrairement à vous, mes occupations font de moi un homme très affairé. Il ne faut pas m'en vouloir si, à l'occasion, il se peut que j'aie quelques… oublis passagers.
De toute manière, s'il avait déjà rencontré cette femme et qu'elle ne lui avait pas laissé un souvenir impérissable, Mycroft se disait que John avait dû épouser une greluche, uniquement pour que la petite puisse grandir avec une figure maternelle – autre que Madame Hudson.
Apparemment énervé, John se redressa du bureau en un geste vif, et fit quelques pas dans la pièce. Il frotta son visage en sueur. Il soufflait comme un buffle. Mycroft le regarda se racler la gorge sans mot dire.
- Vous ressemblez tellement à votre frère, bon saaang, c'est insupportable… gémit-il, probablement plus pour lui-même.
Les lèvres du plus âgé se pincèrent d'agacement:
- Vous savez, John, techniquement, c'est lui qui me ressemble, marmonna-t-il. Je suis l'aîné et-…
- Nan, Mycroft, fermez-la. S'il vous plaît, fermez-la avant que je n'aie un geste que je regretterai.
L'orgueil de Mycroft s'apprêtait à lui répliquer une pique bien sentie, avant que sa raison ne lui rappelle que le John Watson courroucé qu'il avait en face de lui était un ancien soldat.
(Et que ses propres cours d'escrime remontaient à sa vie étudiante.)
- Votre frère, grogna soudain John après avoir toussoté.
Après deux secondes de silence, Mycroft comprit que rien d'autre ne viendrait compléter cette réplique.
- Eh bien? relança-t-il. Quoi, «mon frère»? (Il eut un bref rire soufflé) Oh… Ne me dites pas que Sherlock aussi aurait oublié l'identité de votre nouvelle épouse?
John cessa soudain de faire les cents pas dans la pièce et se replanta face à Mycroft. Il leva une main, les doigts repliés, sauf un. Avec une stupeur choquée, le plus âge crut d'abord que le médecin lui adressait un doigt d'honneur. Mais le seul doigt qui était encore tendu était son annulaire gauche.
Un annulaire sur lequel s'ornait… un fin anneau argenté.
Oh…
- Oh… émit Mycroft, sans décoller son regard de l'ann… alliance.
- Eh ouais, rétorqua John en plaquant la main gauche sur la table. Alors? Qu'est-ce que vous dites de ça, hein?
A suivre…
