PARTIE II

Les deux hommes se dévisagèrent avec sérieux durant un long moment. Puis Mycroft leva un sourcil, l'air étrangement doux.

- C'est une plaisanterie?

De l'autre côté du bureau, il y eut dans l'air un souffle nasal un peu trop sonore.

- Non.

- C'est impossible, John, asséna Mycroft. Vous n'avez pas pu vous marier avec Sherlock.

- J'ai bien peur que si.

La situation lui échappait totalement. Mycroft découvrait cette sensation pour la première fois de son existence. Il haïssait déjà cela. Ignorant l'éclat de l'anneau argenté qui ceignait le doigt de son vis-à-vis, il s'employa à garder l'exclusivité de son attention sur le visage du médecin.

Et sur les maigres données pour lesquelles il savait être en terrain connu.

Il se renfonça confortablement sur son fauteuil et croisa élégamment les mains devant lui:

- John, mon frère n'a absolument aucune inclinaison pour les sentiments que ressentent les êtres vivants.

- C'est faux.

Mycroft soupira, une chose douce et délicate. Pauvre, pauvre John…

- Le profil romantique de Sherlock, expliqua-t-il d'une voix imperturbable, s'apparente à une forme d'asexualité. Ni homme ni femme ne font battre son cœur, et-…

- Vous oubliez Irene Adler. Et moi, ajouta-t-il en un grommèlement.

- Attirance uniquement développée pour extérioriser son sentiment d'échec sur l'affaire qu'il menait alors. Notez bien qu'Adler et lui n'ont plus échangé le moindre contact par la suite. Quant à vous, c'est impossible. Sherlock et vous êtes des collègues de travail. Peut-être même est-il assez imprudent pour avoir fait de vous son nouveau chien fidèle, une sorte de Barbe-Rousse adulte, mais cela ne va pas plus loin. Et vous le savez, John, vous qui avez été marié.

Les sourcils froncés, le médecin eut une nouvelle expiration nasale, plus longue que la précédente. Les deux hommes continuaient de se jauger.

- Hum. A croire que nous avons tous été malins que vous, Mycroft, ricana John en soutenant son regard. Peut-être que vous ne connaissez pas votre frère aussi bien que ça, finalement…

Non, trancha l'interpellé mentalement. C'est impossible. Une plaisanterie ridicule. Sherlock ne pouvait pas s'être marié avec un homme. Sherlock ne pouvait pas s'être marié tout court. Cela ne correspondait pas du tout à son profil psychologique. Certes, son état s'était stabilisé avec le temps. Mais l'espoir d'une vie normale était vain, avec un garçon comme lui. Sherlock et lui avaient cela en commun: ils étaient trop différents des autres. Trop en marge des honnêtes moutons de ce pays.

Mycroft en était persuadé; malgré ce que pouvaient dire les adolescentes enamourées et les lecteurs du blog de John, personne ne pourrait supporter de vivre avec Sherlock au quotidien. John Watson lui-même avait besoin de quitter Baker Street, de temps en temps, pour décompresser et se rappeler qu'il était, contrairement à Sherlock, un être normal. Alors signer un contrat de mariage avec lui? en connaissance de cause? C'était rigoureusement impossible…

Avec l'impression d'expliquer un sujet à un enfant très, très diminué, Mycroft reprit en articulant exagérément:

- Si vous aviez grandi avec lui, John, vous auriez découvert que Sherlock a verrouillé son cœur après la disparition de son ami d'enfance. C'est le mécanisme d'auto-défense que beaucoup adoptent inconsciemment, lorsque le fait d'exprimer des émotions n'apporte que de la souffrance. Et même si mon frère a encore beaucoup de progrès à faire pour cloisonner son esprit, il ne se laisserait pas aller à ces choses-là.

Durant toute la tirade de Mycroft, John Watson avait hoché la tête avec l'horripilant petit sourire du gamin qui laisse parler l'adulte sans écouter la moindre de ses paroles.

- Vous savez… Des cloisons, Mycroft, ça se fait sauter. Il nous a fallu du temps, c'est vrai… (Son regard se perdit dans le vague un court instant, avant de reprendre.) Du temps, oui. Et de longues discussions, aussi… Mais aujourd'hui, Sherlock a changé. Il a réussi à ouvrir son cœur. Assez du moins pour que je-…

- C'est faux.

- C'est pourtant la vérité, Mycroft.

Ce n'était pas possible, pensa Mycroft. Il y avait là trop d'éléments décalés. Et comme bien souvent lorsque la situation lui échappait, il cherchait la solution la plus plausible pour expliquer ce contretemps:

- Non, c'est impossible, trancha-t-il. Je suis en train de rêver. C'est la raison pour laquelle je ne me rappelle pas de votre mariage.

Mycroft songea que, décidément, déjeuner au «Pasta di la Mama» lui réussissait mal. Depuis deux fois qu'il y allait, il finissait toujours par somnoler, une fois de retour au bureau. La faute, sans aucun doute, à cette sauce au fromage. Délicieuse, mais bien trop lourde. Il avait senti que cette sauce était inadéquate sitôt son plat déposé devant ses yeux.

Cette sauce trop lourde avait dû le conduire à un assoupissement impromptu. Il en était sûr, à présent! Il rêvait. Il allait se réveiller, et découvrir que son frère ne s'était jamais marié avec ce ridicule médecin-soldat.

Un mouvement devant ses yeux le fit revenir dans l'instant présent. D'un air agacé et, il fallait bien le dire, un peu triste, John venait de reposer, doucement, ses deux mains sur le bureau :

- Que se passe-t-il, Mycroft? demanda-t-il. Qu'est-ce qui vous dérange? C'est le fait que votre frère se soit marié?

- Je vous l'ai dit, John: Sherlock ne peut pas s'êt-…

- Avec un autre homme? continua-t-il en se désignant d'un geste de la main. Pourtant, ça n'avait pas l'air de vous avoir dérangé, la première fois qu'on en a parlé…

Cette fois, Mycroft écarquilla les yeux. Comment cela, «la première fois qu'on en a parlé»? se demanda-t-il. Jamais ils n'avaient parlé de cela! Mycroft avait beau être un homme occupé, il aurait bien aménagé dans son esprit tortueux, une petite place pour discuter des histoires de cœur de son frère! Surtout pour une chose aussi importante qu'un mariage!

Si Mycroft était totalement transparent avec lui-même, il dirait que cette situation commençait à l'agacer franchement. Il savait qu'il avait raison: Sherlock ne s'était pas marié avec John. Sherlock ne se mariait paset ne se marierait jamais. Car Sherlock, son petit frère, ne ressentait rien envers personne, y compris envers lui-même.

Ce n'était pas que Mycroft refusait catégoriquement le mariage de son frère. C'était simplement que son frère ne pouvait pas s'être marié. Pas en….

Soudain, il redressa la tête, une étincelle ayant scintillé dans son esprit malin:

Pas en pleine âme et conscience, en tout cas.

Oh. Oh… Oh! Oui. C'était cela! Peut-être, Mycroft disait bien peut-être, que Sherlock pourrait se marier, oui. Pour les besoins d'une enquête uniquement. Après tout, il s'était bien dégoté une petite-amie, le jour où il s'était frotté à l'affaire Magnussen…

Il dut laisser échapper un regard un peu trop singulier, car John Watson fronça les sourcils:

- Eh bien?

- J'ai compris, sourit Mycroft. Vous êtes en train de me tester.

- Quoi?!

- C'est pour une enquête, c'est ça? Ou une stupide petite expérience pour le compte de mon frère? Une tentative plus physique de hacker The Heart, n'est-ce pas? Sherlock vous a envoyé ici pour me faire parler, me piéger et-… Oh! Peut-être même que vous avez un micro sur vous, John?

Il se racla la gorge et parla de cette voix désapprobatrice que son petit frère détestait, tout en fixant la chemise du médecin:

- Sherlock Holmes, tu sais ce qu'on a dit, déjà, sur le fait de mettre sur écoute sa famille? Si tu ne veux pas qu'un certain dossier ne soit transmis à la presse à scandale, tu as tout intérêt à laisser traîner tes oreilles en-dehors de mes petites aff-…

Mycroft s'interrompit en constatant que John avait levé ses deux mains pour les passer sur son visage d'un geste exaspéré:

- Mais c'est pas vraaaai, ça… Je venais vous voir pour un truc et vous restez bloqué sur le fait que je me suis remarié… Mais pourquoi, Mycroft? Pourquoi est-ce que vous me faites ça maintenant? Notre mariage était il y a six mois. Alors pourquoi vous me jouez cette scène aujourd'hui? Hein?!

L'interpellé prit conscience de la tête que faisait John; vraiment peine à voir. Mycroft pouvait se targuer de parvenir à lire dans le visage d'autrui, et bien à cet instant, John Watson était l'incarnation du désespoir et de la peine.

Cela lui mit la puce à l'oreille. Sherlock était doué pour dissimuler ses émotions. Euros était un maître de manipulation. Mycroft avait réussi à cacher le véritable sort de sa petite sœur à toute sa famille durant plus de vingt ans.

Mais John Watson, lui, ne savait pas être autre chose qu'un honnête ancien soldat. Tous ses choix et toutes ses erreurs n'étaient que le fruit des tristes cogitations de son cerveau banalement ordinaire.

En un mot: John Watson serait incapable de maintenir un tel niveau de maîtrise de ses émotions. Il lui était impossible de mentir sur des choses aussi importantes.

Aussi, Mycroft avala sa salive, et choisit de laisser échapper une petite vérité:

- John. Pardonnez-moi, mais je n'ai absolument aucun souvenir de votre mariage avec Sherlock.

Et lui-même dut reconnaître que sa propre voix avait intégralement perdu son inflexion suffisante. A ces mots, le Chien Fou baissa les épaules d'un air désespéré. Mycroft fronça les sourcils.

John Watson ne mentait pas.

Quelle que soit la réalité qui se cachait derrière cette situation – ou cette mascarade, à cet instant, le médecin était persuadé, de toutes les fibres de son corps, être effectivement marié à Sherlock. Alors quoi? L'avait-on drogué? Avait-il subi un lavage de cerveau?

Mycroft se leva de son fauteuil et ouvrit la porte du placard situé derrière lui. Il tendit à John un minuscule tabouret pliant. Le médecin posa le regard sur l'objet et releva bien vite les yeux, l'air surpris et confus.

- Ah? bredouilla-t-il.

- Vous allez vous asseoir, John, ordonna-t-il d'une voix maîtrisée. Je vais nous faire monter un thé. Et vous allez me raconter tout ce qui vous arrive.

Le regard rivé sur sa tasse, Mycroft songeait à ce moment absolument incroyable qui se produisait en ce moment; John Watson était persuadé de s'être marié avec Sherlock. D'après les dires du médecin, l'union s'était produite six mois auparavant, en comité restreint.

Alors que John tentait de lui rafraîchir la mémoire sur le déroulé de cette journée à grands coups d'évènements futiles qu'il n'écoutait que d'une oreille, Mycroft l'observait attentivement; de ce qu'il pouvait voir à première vue l'homme n'avait pas l'air d'avoir été drogué. Ses pupilles s'étaient dilatées normalement lorsque Mycroft avait accidentellement enclenché le flash de son téléphone portable en direction de ses yeux. Sa langue n'était pas colorée, son dialecte semblait tenir la route – enfin, on parlait de John, hein…– et ses yeux avaient suivi le trajet du doigt que Mycroft avait malencontreusement agité autour de son visage.

- My… Mycroft. Est-ce que vous essayez de déterminer si je suis clean, là?

Oups… Il était vrai que l'homme était médecin, à la base…

- … Non parce que si quelqu'un n'est pas clean, ici, c'est plutôt vous. Rayer de son esprit le mariage de son frère, c'est tout de même quelque chose…

Depuis l'autre côté du bureau où il était en sureté, pour la huitième fois en l'espace d'une heure, Mycroft demanda:

- John, êtes-vous sûr, rigoureusement sûr, que j'ai bien été invité à ce mariage?

L'interpellé leva les yeux au ciel – probablement pour la huitième fois également:

- Pardon, Mycroft. En venant vous voir aujourd'hui, je n'avais pas pensé qu'il faudrait que j'emmène des photos de la cérémonie pour vous prouver que vos parents ont porté un toast.

- Mes parents? En quoi est-ce que-…

- Vous êtes placé à côté de votre père, Mycroft. Vous applaudissez. La photo orne le frigo. Sherlock l'a placée là pour se rappeler que vous… Oh, vous savez quoi? Vous lui poserez directement la question, capitula-t-il d'un air que Mycroft trouva horripilant.

Ce dernier haussa un sourcil:

- Attendez, quoi? J'ai applaudi? J'ai applaudi mon père?

Seigneur, et une photo était donc là pour attester ce moment qui-…

- Son discours était très touchant, confirma John en interrompant le cours de ses pensées. Donc OUI, Mycroft, vous étiez bien présent ce jour-là. Bon, là encore, je n'avais pas prévu que je devrais emmener une pièce justificative, mais ce soir, Mycroft, passez donc chez nous. Je vous ressortirai ce fichu livret qui atteste notre union. Si ma mémoire est bonne, on devrait y trouver votre signature, en tant que témoin de Sherlock. Est-ce que ça vous suffira?

Mycroft connut alors sa deuxième nouvelle-choc de la journée, qui le cueillit au creux du ventre en lui laissant une détestable sensation dans les entrailles.

- J'ai été le témoin…de mon frère?!

C'en fut trop; Mycroft s'autorisa à passer ses mains sur son visage. Lorsqu'il les retira, il surprit le regard de John qui le dévisageait avec intensité:

- Quoi? aboya-t-il, un peu agacé.

Son interlocuteur se racla la gorge et modifia sa position sur la chaise:

- Pardon, je manque à tous mes devoirs. Je me dis que j'aurais également dû venir vous voir avec un petit pot. En plus, j'en ai dans la voiture…

- Un… petit pot, dites-vous? fit Mycroft en fronçant les sourcils.

- Oui. Un examen d'urine permettrait de déterminer ce qui a pu vous causer cette espèce de trou noir. Même après six mois, on peut trouver trace de beaucoup de substances, vous sav-…

- Je n'ai consommé aucune substance, John! coupa-t-il vivement.

Ce qui était énervant, c'était qu'il était lui-même en train de réfléchir au moyen de faire uriner John à son insu dans un pot d'analyse, dans l'exact même but… L'homme remua délicatement sa cuillère dans la tasse, les mâchoires étrangement serrées.

Il était face à un mur, là…

Le temps de sa réflexion, il porta sa tasse à ses lèvres et l'en soulagea d'une petite gorgée. Il hésita un bref instant et laissa sa main flirter près du plateau qui accompagnait le service à thé frappé du logo du Club Diogène; Mycroft réfléchissait toujours mieux lorsqu'il entendait le réconfortant bruit sableux d'un gâteau broyé entre ses mâchoires.

Hum… Citron… Gingembre… Une pointe de cannelle…

Il soupira, réconforté par la saveur délicate de ces petites madeleines. Voilà… Immédiatement, il se sentit mieux. Contrairement à son petit frère, qui avait rapidement trouvé un substitut à sa trop grande intelligence en absorbant des substances hallucinogènes, Mycroft s'était très tôt dirigé vers la douce caresse d'un plat délicieux ou d'un gâteau moelleux. Une autre drogue. Peut-être encore plus sournoise que les piqûres de Sherlock…

Mais c'était efficace.

Il avala sa bouchée se tamponna les lèvres avec sa serviette. Puis il prit une inspiration et reporta son attention sur le médecin qui, face à lui, n'avait pas encore touché à sa tasse.

- Laissons de côté mon fameux trou de mémoire, comme vous l'appelez, vous voulez bien? Et dites-moi pourquoi vous êtes venu, John…