Chapitre 97: Liens et légende

Le vent sifflait aux oreilles de Merlin. Les mains sur les écailles de Kilgarrah, revitalisé par le vol, il sentait son cœur bondir au gré des changements d'altitude. Voyager à dos de dragon, c'était se décrocher du monde et de ses règles. A une telle vitesse, on dépassait de loin les capacités de n'importe quel homme, n'importe quel cheval, et à une telle hauteur c'était comme si le sol n'existait plus. Pourtant, malgré un frisson initial, le jeune homme ne pouvait plus repousser l'épuisement : une nappe de brouillard envahissait son champ de vision et le monde lui paraissait de plus en plus lointain.

-Merlin!

Arthur, assis derrière lui, lui saisit les épaules pour l'empêcher de tomber, causant à nouveau le partage de leurs émotions. Au même moment, un flux d'énergie émanant de Kilgarrah se diffusa petit à petit dans son corps, lui rendant ses capacités de réflexion et remettant de la tension dans ses muscles. Ses yeux, qu'il ne se souvenait pas avoir fermés, se rouvrirent pour découvrir le regard anxieux de Morgane, qui s'était retournée.

-Tout va bien ? demanda Arthur.

Inquiétude, culpabilité, tristesse... Par le biais du partage, Merlin eut d'abord l'impression d'un miroir exact de ses propres émotions, puis perçut la profondeur du chagrin de son ami. Comprendre les méfaits de son père et ceux qu'il avait lui-même commis laisserait en Arthur une trace indélébile.

-Oh, oui, je vais bien, le rassura son valet en s'écartant pour briser le lien avant que son ami le perçût.

Heureusement, leurs sentiments étaient assez similaires à cet instant pour que le roi prît ceux de son ami pour les siens.

-J'en profitais pour me reposer un peu avant que nous arrivions sur l'Île, et je me suis accidentellement retrouvé en train de somnoler. Rien de grave !

Ses interlocuteurs ne le croyaient visiblement pas mais, voyant ses joues reprendre progressivement des couleurs, ils n'insistèrent pas. Kilgarrah, le seul des trois qui savait pourquoi Merlin allait mieux, continua de faire couler en lui un flux d'énergie pour le remettre sur pieds autant que possible avant l'épreuve qui se profilait à l'horizon. Depuis que Morgane l'avait guéri, ses forces n'étaient plus drainées à toute vitesse et il lui en restait donc assez pour aider son Seigneur des Dragons.

Progressivement, le jeune homme retrouvait le contact avec sa magie: l'idée de s'en servir ne ressemblait plus à une épreuve infranchissable. En retrouvant son lien familier avec elle, il se sentit un peu moins vulnérable, plus en mesure de protéger ses amis.

Gaïus avait vite compris que le dragon pourrait le remettre sur pieds. C'était pour cette raison qu'il avait proposé son départ avec Arthur et Morgane, après avoir posé toutes ces questions sur une potentielle immunité face aux Dorochas. Il avait ensuite expliqué son idée à l'oreille de son protégé, car il n'aurait évidemment pas pu l'évoquer à voix haute: Arthur se serait demandé pourquoi son valet se trouvait dans un tel état de faiblesse exactement au même moment qu'Emrys. Même s'il n'avait pas fait le lien, il aurait probablement suggéré que Kilgarrah, une fois guéri, requinque plutôt le sorcier, dont les pouvoirs auraient au moins pu être utiles à Camelot. Malheureusement, une fois ses forces retrouvées, il aurait ensuite été difficile d'expliquer à Léon pourquoi il ne participait pas à la suite de la bataille. De toute évidence, la seule raison pour laquelle Arthur n'avait pas fait cette proposition était qu'il pensait Kilgarrah trop faible, même guéri, alors que Gaïus avait rapidement compris que la guérison du dragon ferait toute la différence. Sa connaissance du fonctionnement de la magie excédait de loin celle du souverain, et en de nombreuses occasions celle de Merlin lui-même.

Ils n'étaient plus très loin de l'Île des Bénis et, si celle-ci n'avait pas été entourée de brouillard, ils l'auraient déjà aperçue dans le lointain. Terrifié à la perspective de traverser le voile, Merlin tentait d'en écarter ses pensées, sans grand succès. A supposer qu'ils survivent aux dangers du royaume des morts, comment allaient-ils s'y prendre pour faire ce qu'Aithusa attendait d'eux ? La dragonne elle-même n'était pas certaine que son plan fût réalisable et, s'il ne l'était pas, l'alternative impliquerait à coup sûr un ou plusieurs sacrifices. Il pensa aux rêves et aux images qui lui avaient été envoyés, signe que les dieux eux-mêmes attendaient une intervention de sa part. Le roi avait évoqué la possible nécessité de sa propre mort et celle de Morgane pour remettre la situation en ordre, et c'était peut-être ce qu'on attendait du jeune sorcier en lui envoyant ces avertissements. A moins que ces divinités eussent conscience de la solution de la dragonne ?

Une chose était certaine : les dieux comptaient sur lui pour résoudre cette crise, sinon, ils auraient seulement envoyé ces visions à Morgane, qui contrairement à lui avait toujours été capable de voir l'avenir en rêve. En dehors de l'usage de cristaux, qu'il avait tout fait pour éviter ces dernières années, les images prophétiques ne faisait pas partie des pouvoirs du jeune sorcier. En réalité, les dieux avaient peut-être été forcés de lui envoyer leur message par ce moyen inhabituel. Justement parce qu'il se tenait à l'écart des cristaux, encore une conséquence de sa peur de connaître l'avenir. Pire encore, même après avoir vu le sablier et compris qu'un évènement important aurait bientôt lieu sur l'Île, Merlin avait refusé de s'y rendre. Quitte à ce qu'une catastrophe se produise, il avait préféré ne pas la provoquer lui-même. Nouvelle conséquence de son refus d'embrasser pleinement ce dangereux pouvoir et ses responsabilités. Une vague de visions avait alors été envoyée pour les assaillir, Morgane et lui, et ce n'était qu'à ce moment-là qu'il s'était enfin décidé à agir.

Il poussa un soupir et se pencha pour s'installer plus confortablement entre ses deux compagnons. La jeune femme se trouvait à l'avant, place idéale pour rester dans son champ de vision à tout instant. Une part de lui hésitait encore à lui accorder sa confiance, même après avoir perçu ses émotions. Elle avait sincèrement été de leur côté par le passé, mais cela ne l'avait pas empêchée de changer d'avis plus tard. C'était aussi pour cela qu'il voulait les accompagner de l'autre côté du voile : il rechignait à la laisser seule avec le roi. Pourtant, dans le même temps, une petite voix lui disait qu'il pouvait s'y fier. Il avait simplement du mal à se faire à l'idée qu'Arthur, Morgane et lui étaient réunis ainsi, prêts à œuvrer ensemble, après tout ce qu'il s'était passé. Le souverain acceptait la magie, la jeune femme était leur alliée : était-ce un rêve éveillé ?

Tu te fais du souci, jeune sorcier.

La voix du dragon avait résonné dans son esprit, personne d'autre ne l'avait entendue.

A vrai dire, je suis terrifié, pensa-t-il en retour.

Regarde autour de toi, jeune sorcier. Regarde qui est là pour t'accompagner. Tous trois au coeur de la légende, liés de bien des manières. Vos parcours s'entrecroisant au fil des années jusqu'à vous rassembler ici aujourd'hui. On pourrait croire que cet instant a été prophétisé tant il est unique et clé. Mais pour espérer réussir, vous devrez vous faire confiance.

Nous faire confiance...

Chacun de vous est important. Et vos interactions, vos liens d'amitié et d'inimitié, déterminent l'avenir de notre monde. Ils peuvent déchirer ces terres ou les sauver. Contre toute attente, tu as bien fait de tendre la main à Morgane lorsqu'Aithusa l'a guérie. Grâce à cela, elle nous a rejoints. En passant de la haine à l'affection, vous avez créé un pont.

Mais que pouvons-nous faire de plus ? Nous sommes déjà réunis, n'est-ce pas suffisant ?

Tu connais déjà la réponse à cette question. Quand vous serez tous les trois de l'autre côté, à supposer que tu puisses aussi passer, vos liens seront cruciaux pour le succès de la mission. Vous devrez vous faire pleinement confiance. Ce n'est pas une tâche aisée, j'ignore même si la sorcière en est digne. Si elle ne l'est pas, cela ne marchera pas, mais cette responsabilité pèse sur ses épaules à elle, pas sur les vôtres. Arthur et toi devez vous fier à elle, et elle doit se fier à vous en retour. Si vous doutez d'elle, cela ne marchera pas. De plus, ta relation avec le roi doit être prise en compte : tu dois lui révéler ton secret, et il faut qu'il l'accepte. Quand tu seras de l'autre côté avec eux, pense à tout cela.

Intrigué par ces conseils, Merlin réfléchit. Pour renforcer leurs liens, pourquoi ne pas commencer par une simple conversation ?

Il s'adressa donc toujours à Kilgarrah, mais cette fois-ci à voix haute :

-Grand Dragon, dit-il, que pouvez-vous nous dire de plus sur ce qui nous attend ?

Arthur et Morgane levèrent immédiatement la tête, signe qu'ils tendaient une oreille attentive.

-J'ignore malheureusement ce qui vous attend de l'autre côté, avoua le dragon. Aucun vivant n'est censé connaître le royaume des morts. Ce que vous vous apprêtez à faire est inédit.

Les épaules du jeune sorcier s'affaissèrent en même temps que celles du roi et de la jeune femme.

-Oh...

L'air était glacé et humide.

-Aithusa pense-t-elle vraiment que son plan peut fonctionner ? demanda Arthur.

-Selon elle, c'est une possibilité, mais elle n'est certaine de rien.

-Si elle savait à l'avance que la dernière déchirure allait se produire, pourquoi ne nous a-t-elle pas prévenus plus tôt? Elle en savait déjà beaucoup, d'après ce que vous nous avez appris.

Malgré la formulation, il n'y avait pas de reproche dans le ton du roi, juste une interrogation sincère. Il se fiait au jugement de la dragonne.

-Elle avait besoin de temps pour trouver comment faire et craignait, si elle en parlait, que quelqu'un se sacrifie à nouveau pour fermer le voile. Une solution aussi tragique que temporaire, mais dont plusieurs d'entre vous seraient bien capables. Or elle était certaine de pouvoir résoudre le problème autrement et définitivement. Je lui ai dit que c'était une prise de risque pour le royaume des vivants tout entier, qu'un sacrifice permettrait au moins de retarder les choses, mais elle m'a répondu que, si offrir une vie devenait un jour indispensable, elle se porterait volontaire plutôt que de risquer la survie des royaumes. Elle considérait aussi qu'Emrys et toi deviez pouvoir vous consacrer pleinement à vos rôles respectifs jusqu'au combat contre Mordred: tu devais te concentrer sur la préparation de la bataille, sauver Merlin et devenir le roi que tu es aujourd'hui, tandis qu'Emrys devait poursuivre son travail avec Morgane et appréhender ses propres capacités. Morgane elle-même devait suivre son propre chemin vers ce qu'elle est aujourd'hui. Si votre attention avait été divisée entre tout cela et le problème du voile, auquel Aithusa pensait de toute façon pouvoir trouver une solution, vous auriez peut-être échoué dans ces tâches, sans pour autant régler la situation. Elle a donc pris la décision de ne vous en parler qu'une fois les dés jetés. Lorsqu'Emrys m'a appelé pour l'assister lors de cette bataille, tu n'avais pas encore échappé à la mort mais elle savait que cela se produirait sous peu et connaissait les conséquences sur le voile. Elle avait aussi fini d'élaborer un plan, celui que je vous ai décrit. C'était donc à ce moment-là que je devais partir vous prévenir.

Merlin se souvint du message qu'il avait envoyé à Aithusa pour l'avertir de ce qu'il voyait en rêves. Conscient d'un danger mais craignant de ne rien pouvoir y changer lui-même, il avait transmis l'information à la seule créature capable d'exercer la moindre influence sur l'avenir qui se dessinait. Mettre cela sur les épaules d'une enfant n'avait rien de très glorieux mais, sur le moment, cela lui avait semblé être la seule issue. Il comprenait à présent que la dragonne avait certainement déjà su ce qui allait se passer lorsqu'il lui avait envoyé ce message, elle avait même eu beaucoup plus d'informations que lui sur la situation.

-Kilgarrah, demanda Arthur avec précaution, à quel point le destin a-t-il changé suite à la survie de Morgane ? Si j'étais censé mourir aujourd'hui, cela veut forcément dire que j'aurais déjà dû unifier Albion. Le fait que cela ne se soit pas encore produit signifie-t-il qu'il est trop tard ?

Merlin se figea, surpris des connaissances du roi concernant la prophétie. Chris lui en avait décidément beaucoup appris ! La question l'interpellait aussi, car Kilgarrah l'avait averti quelques semaines plus tôt du danger que représentait la guérison de Morgane pour l'avenir d'Albion, et cela semblait se concrétiser.

Il remarqua que la jeune femme s'était retournée, les yeux écarquillés : elle n'avait peut-être pas entendu parler de la légende avant ce jour, en tout cas pas en ces termes. Brièvement, et dans le seul but de maintenir l'illusion, le jeune sorcier feignit de la découvrir lui aussi pour la première fois. Arthur, qui le soupçonnait déjà de travailler avec Emrys, se doutait certainement qu'il faisait semblant, mais Merlin préférait éviter de l'admettre officiellement pour l'instant. Cela ouvrirait la porte à un grand nombre de questions inconfortables.

-L'avènement d'Albion n'est plus écrit, dit Kilgarrah, mais il peut encore avoir lieu. De la même façon, tu n'es plus condamné à mourir de la main de Mordred mais cela peut tout de même se produire un jour, tout comme la mort de Morgane du fait d'Emrys. Et la sorcière n'est plus destinée à sombrer dans la noirceur, mais rien ne l'empêche d'y replonger si elle le souhaite. Ces évènements pourraient avoir lieu demain ou d'ici plusieurs années, tout comme ils ne pourraient jamais avoir lieu. Il est aussi possible que certains d'entre eux se produisent et d'autres non. Dès l'instant où Aithusa a modifié l'avenir, ces histoires ont perdu leur statut de prédiction.

-Alors Albion n'est plus à l'ordre du jour... La seule raison pour laquelle les autres souverains commençaient à s'engager à mes côtés était qu'ils croyaient en cette prophétie. Sans elle, ils n'ont aucune raison de me suivre.

A nouveau , Merlin se pétrifia : les autres souverains connaissaient-ils vraiment le destin d'Albion ?!

-Je ne comprends pas..., dit-il, depuis combien de temps savent-ils cela ? Arthur, vous dites qu'ils se font à l'idée de vous voir diriger l'entièreté d'Albion ? C'était un énorme pas en avant !

-Les souverains connaissaient l'existence d'une prophétie annonçant l'avènement d'Albion. C'est en réalité une légende qui se raconte de générations en générations depuis des siècles. Le seul royaume qui ne la connaît pas est Camelot car, suite à la Purge, ce type d'histoires a proprement été banni. Ils savaient qu'une personne, le Roi d'Hier et d'Aujourd'hui, était destinée à l'accomplir, qu'elle unifierait ces terres dans la paix et la magie. Mais ils ne savaient pas que j'étais ce roi. Pour tout t'avouer, ils n'étaient même pas convaincus que cette légende était réelle, ou du moins qu'elle se réaliserait de leur vivant.

-Dans ce cas, comment ont-ils fait le rapprochement avec vous ? Qu'est-ce qui les a convaincus que vous étiez la bonne personne ?

-Chaque royaume connaît une ou plusieurs bribes de la prophétie, des bribes décrivant le Roi d'Hier et d'Aujourd'hui. En les assemblant, les souverains se sont rendu compte que je correspondais à tous les critères. Je suis désolé de ne pas t'en avoir parlé, Merlin, je l'ai appris sur le trajet pour l'île de Mordred, lorsque j'ai rencontré Freya, et depuis je n'ai pas vraiment eu l'occasion de t'en parler. Je n'étais pas non plus dans mon assiette suite à mon retour de l'île, comme tu le sais déjà. Je me suis complètement fermé.

Il n'avait pas prévenu Emrys non plus.

Comme s'il lisait dans ses pensées, Arthur répondit à son reproche silencieux :

-Freya m'avait aussi prévenu qu'Emrys n'avait pas toutes ces informations, j'aurais dû les lui faire parvenir, il méritait de savoir.

-Il en sera informé, dit Kilgarrah.

Le sous-entendu pour Arthur était qu'il préviendrait le sorcier à son retour à Camelot, mais Morgane et Merlin savaient que ce ne serait pas nécessaire.

-J'ignorais tout cela, dit la jeune femme.

Elle aussi semblait sous le choc.

Soudain, alors que Merlin réfléchissait intensément à tout ce qu'il venait d'entendre, les mots d'Arthur le frappèrent. La seule raison pour laquelle les autres souverains commençaient à s'engager à mes côtés était qu'ils croyaient en cette prophétie. Sans elle, ils n'ont plus aucune raison de me suivre. Il prit conscience de ce que son ami était en train de dire, se sentant aussitôt investi du devoir de le corriger :

-Votre perception des choses est complètement fausse, dit-il avec véhémence. Vous avez largement fait vos preuves, ne m'obligez pas à vous refaire le récit de tout ce que vous avez accompli. Je vous préviens, j'ai encore la liste en tête ! Sans oublier tout ce qu'il s'est passé depuis : votre discours, le fait que vous avez convaincu Morgane, votre façon de vaincre Mordred, et plus encore ! Vous avez bien vu le respect immense dont les dirigeants faisaient preuve à votre égard, je n'avais jamais lu autant d'admiration en eux, ni avec vous, ni avec votre père, ni avec quiconque !

-Tu n'étais avec nous que quelques secondes, Merlin, tu n'as pas eu le temps de lire grand chose.

Le sorcier faillit bondir sur cet imbécile mais il se contint. Mieux valait limiter les acrobaties à une telle altitude.

-J'étais là, moi, intervint Morgane. J'ai vu ces souverains. Merlin a raison.

-Jeune roi, dit Kilgarrah, une belle histoire suffit parfois pour unir les esprits. Même s'il n'y a plus de prophétie, la légende demeure et les souverains souhaitent certainement la voir se réaliser. Un immense royaume uni dans la paix et le retour de la magie, voilà un rêve magnifique. Ils attendent cet instant depuis leur naissance, depuis des siècles même. Ensemble, vous pouvez en faire une réalité malgré tout, et vous n'en êtes pas si loin.

-L'idée les aurait faits rêver au point de vouloir malgré tout que cela se produise ? dit Arthur. Il est vrai que plusieurs d'entre eux semblent déjà l'avoir accepté mais...

Croisant le regard assassin de Merlin, il ne termina pas sa phrase.

-Euh..., reprit-il avec hésitation, et sinon.., savez-vous comment les choses se seraient passées si Morgane avait bel et bien péri ? Comment en serait-on arrivé à une unification si rapide ?

Kilgarrah marqua une pause :

-Vous vous attendez peut-être à ce que je vous réponde que je l'ignore et que personne ne le saura jamais, mais la vérité est que je connais la réponse précise à cette question. Aujourd'hui, Aithusa est capable de voir avec clarté tout ce qui concerne les évènements qu'elle a modifiés. Elle sait donc ce qu'il se serait passé sans son intervention, et elle m'en a fait le récit. Êtes-vous sûrs de vouloir l'entendre, sachant qu'il n'est pas possible de revenir en arrière ?

Les trois compagnons se consultèrent du regard puis, voyant que tous semblaient résolus, Arthur répondit :

-Nous sommes prêts à l'entendre, Kilgarrah.

-Très bien.

Merlin regarda Arthur, puis Morgane, tendu comme un arc.

-Si Morgane était morte ce jour-là dans cette forêt, Emrys ne se serait pas consacré à elle durant plusieurs semaines. Il n'aurait pas passé des heures à lui rendre visite, à parler avec elle. Son attention se serait au contraire portée sur toi, jeune roi, et sur les alliances en cours. Connaissant depuis plusieurs années les prophéties d'unification d'Albion, le sorcier aurait œuvré dans ce sens, en cherchant à créer un mouvement au-delà de la simple alliance. Mais ce n'est pas là l'unique aspect de la situation dont il faut tenir compte. L'essentiel tient surtout dans ta relation avec Emrys. Sans le secret des visites auprès de Morgane, qui a malheureusement pesé dessus, vous vous seriez rapprochés au lieu de vous éloigner. Chacun aurait finalement livré ses secrets à l'autre. Tu aurais appris son identité plus rapidement, et il aurait appris ton parcours auprès de Chris, Freya, et des autres. Emrys aurait notamment été informé de l'existence des bribes de prophétie réparties à travers les royaumes, et du fait que les souverains en connaissaient tous quelques unes. En partageant ces informations, tout serait allé bien plus vite. Emrys aurait travaillé avec toi auprès des souverains pour connaître la bribe de chaque royaume et les convaincre que le Roi d'Hier et d'Aujourd'hui n'est autre que l'actuel roi de Camelot. Les deux faces de cette même pièce travaillant ainsi main dans la main comme elle étaient destinées à le faire, Albion aurait finalement été unifiée avant la bataille.

Les larmes montèrent aux yeux de Merlin. Albion avait-elle été le prix à payer pour la rédemption de Morgane ? Avait-il fait le mauvais choix en lui donnant la priorité, même si cela n'avait pas été son intention ? Avait-il sacrifié son lien avec Arthur ?

-Je n'aurais vraiment pas dû me fermer ainsi, déplora à nouveau le roi. La communication et la collaboration étaient la clé.

Il marqua un temps de réflexion.

-Ce que vous dites m'apprend des choses, pensa-t-il à voix haute. Cela veut dire qu'Emrys est une personne de mon entourage dont je me suis éloigné il y a quelques temps. Le seul problème, c'est que je me suis éloigné de tout le monde, même avant mon passage sur l'île de Mordred. Cela ne m'aide donc pas vraiment à deviner de qui il s'agit.

Puis, avant que quiconque puisse lui répondre, il enchaîna très vite :

-Plusieurs d'entre vous ici savent qui est vraiment Emrys. Ne me le dites pas, s'il vous plaît. Il me le dira lui-même, j'en suis sûr.

Arthur faisait directement référence à Kilgarrah et Morgane, dont il savait avec certitude qu'ils connaissaient l'identité d'Emrys, mais Merlin nota que son ami en profitait pour lui faire la même remarque en creux, puisqu'il le soupçonnait de travailler avec le sorcier et donc d'en être lui aussi informé.

Morgane se racla la gorge, visiblement mal à l'aise tandis qu'elle évitait son regard :

-Je n'avais pas conscience de ce que représentaient ces visites régulières dans ma cabane. L'éloignement d'Arthur, le sacrifice quotidien qu'elles constituaient pour Emrys, même si lui-même n'en avait pas pleinement conscience. Si je pouvais le remercier, je le ferai.

-Il en sera informé, répondit Kilgarrah.

Merlin adressa un léger sourire à la jeune femme, à la fois en réponse à ses remerciements et par reconnaissance envers ses efforts pour protéger son secret. Il résista à l'envie de poser sa main sur son bras pour ne pas mettre la puce à l'oreille d'Arthur. Le roi était déjà à deux doigts de deviner toute la vérité, autant ne pas lui donner tout de suite le coup de pouce dont il avait besoin pour le percer à jour.

-La bonne nouvelle, dit Kilgarrah, c'est que tout ce qui aurait dû se passer avant la bataille peut toujours se produire après. Le lien entre Emrys et Arthur, les conversations avec les dirigeants, le travail main dans la main des deux faces de la pièce.

A condition que Camelot survive. Qu'Arthur survive. Que Merlin lui-même survive. Que...

-A condition qu'Arthur reste roi, nota Morgane.

Aussi froide que parût sa remarque, elle avait raison. Le souverain prévoyait de laisser le peuple décider de son droit à garder sa place sur le trône.

-Je ne changerai pas d'avis, dit Arthur. Maintenant que le destin n'est plus écrit, celui qui unifiera ces terres pourrait très bien être mon successeur. De plus, même si je reste roi, rien n'est assuré.

-Aithusa et moi pensons tous les deux que la légende peut encore s'accomplir, dit Kilgarrah, même si rien de tout cela n'est plus écrit. C'est aussi pour cela que la petite dragonne a laissé Emrys se concentrer sur Morgane ces dernières semaines. Dès l'instant où elle a compris tous les changements qu'elle avait créés, elle aurait pu réorienter Emrys vers Arthur pour favoriser l'avancée du travail sur les alliances, mais elle a estimé que, contrairement au reste, cela pouvait attendre la fin de la bataille.

S'il y avait bien une personne capable d'unifier Albion, c'était Arthur. Merlin avait toujours cru en lui, et sa loyauté n'était pas liée aux prophéties.

Les mots de Kilgarrah l'interpellèrent malgré tout, pour une autre raison. A mesure de leurs échanges, le jeune sorcier prenait conscience du contrôle énorme qu'Aithusa avait eu sur les évènements récents. Il ignorait si cela devait l'impressionner ou l'effrayer. La dragonne avait les meilleures intentions du monde mais était-elle capable de prendre ces décisions seule ? D'autant qu'elle n'était pas uniquement capable de connaître l'avenir, mais aussi de le modifier. Certaines créatures et certaines personnes étaient l'équivalent d'oracles, comme Kilgarrah, la Cailleach, Morgane ou encore Merlin lui-même lorsqu'il se trouvait à proximité de cristaux, mais ils ne pouvaient en aucun cas changer le cours de l'histoire. Aithusa, en tant que dragonne blanche, en était capable. Elle pouvait non seulement changer le destin, comme elle l'avait fait en sauvant Morgane, mais aussi altérer tous les évènements découlant de ce changement. Et la magie que Merlin lui avait transmise en faisant éclore son oeuf l'avait armée au-delà de tout ce qu'on pouvait imaginer, lui donnant le pouvoir de pousser le monde dans la direction de son choix.

Quelques minutes plus tard, Kilgarrah atterrit sur l'Île des Bénis auprès d'Aithusa. Les traits distendus, le jeune dragonne luttait pour empêcher les Dorochas et la nuée noire de passer à travers le voile, sa magie se déployant comme une onde blanche contre la sombre ouverture. Le soulagement se peignit sur son visage lorsqu'elle les vit approcher, et Merlin fut frappé de voir à quel point elle avait changé. Après avoir acquis d'immenses connaissances sur le destin, après avoir porté des responsabilités à l'échelle de royaumes entiers, modifié l'avenir, sauvé des vies et craint l'impact de ses décisions, elle avait perdu beaucoup de sa légèreté. Si elle avait quitté Camelot, c'était pour se ressourcer et faire le deuil de Sylt, et non pour subir tout cela !

-Dame Aithusa, dit Arthur, nous sommes venus avec mon valet Merlin. Il a déjà survécu à une attaque de Dorochas, pensez-vous qu'il puisse venir avec nous ?

Elle posa sur le jeune sorcier un regard à la fois morne et profond. Il eut la sensation qu'elle voyait à travers lui.

-Les Dorochas que je maintiens de l'autre côté émettent toutes une même vibration. Elles ont failli me toucher à plusieurs reprises, je connais leur essence. En effet, aussi incroyable que cela puisse paraître, il porte bien leur marque.

Merlin aurait lui aussi le privilège de risquer sa vie outre-tombe. Le soulagement n'était pas l'émotion la plus appropriée face à une telle nouvelle, mais ce fut pourtant celle qui s'imposa à lui. Il accompagnerait Arthur et Morgane au-delà de la mort.

-Y a-t-il une démarche particulière à respecter pour passer ?

Aithusa secoua la tête :

-Allez-y, tout simplement.

Elle fit un geste en direction des trois petits sacs qui se trouvaient à quelques pas.

-Prenez ces provisions. Nous ignorons combien de temps vous devrez rester et il n'est pas certain que vous puissiez consommer ce que vous trouverez sur place. Mais je vous supplie de faire vite, car les déchirures risquent de se multiplier à mesure que les personnes qui auraient dû mourir dans l'ancien ordre des choses survivront, et je ne sais pas combien de temps je pourrai retenir les forces qui menacent de pénétrer notre monde.

Ils saisirent chacun un sac et se placèrent devant l'ouverture du voile, tout près de la dragonne. Le jeune sorcier sentit sa magie s'agiter en lui : nourri par l'énergie de Kilgarrah et enfin reconnecté à son pouvoir, il renouait aussi avec ses difficultés à garder le contrôle.

Inspirant longuement, il parvint à contenir les forces qui l'habitaient et prit son courage à deux mains :

-Qui veut passer en premier ?

Puis, prenant conscience qu'il ne laisserait personne s'exposer avant lui, il s'avança et franchit la barrière.


Lorsque les coups portés par l'ennemi sur la muraille cessèrent enfin, Léon se tourna vers le roi Olaf, envahi par la terreur. Les sorciers de Mordred avait attaqué sans discontinuer durant de longues minutes, et les voir s'arrêter n'était pas bon signe.

-Que se passe-t-il ? demanda Godwyn, semblant lui aussi connaître et redouter la réponse.

-Le sort d'Emrys a été brisé, confirmèrent les druides via le lien télépathique. La cité n'est plus pr...

Une explosion retentit plus bas, accompagnée de grondements, puis de secousses. Une nappe de fumée se dégagea du bas de la muraille à quelques dizaines de mètres de l'endroit où se trouvaient les souverains, montant progressivement vers eux et entraînant de nombreuses quintes de toux.

-Ils ont créé une ouverture, dit Annis. Ils sont entrés.

Léon blêmit, agrippant le pommeau de son épée et tentant de se redonner une contenance. En l'absence d'Arthur, le destin de Camelot était entre ses mains.


Note : Merci à Gwenetsi pour sa review du dernier chapitre !