Chapitre 27: Don Esteban Rojo de Salinas (2)

«… Il sied mal à un meurtrier de pleurer sur son propre sort. Je confesse que c'est pourtant ce que je fis tout au long du reste de la traversée vers Manille. Au fur à mesure des jours, je réalisais en effet que si mes compagnons de voyage étaient morts, j'avais pour ma part perdu non pas ma vie, mais tout ce qui l'avait constituée au cours des vingt-trois premières années de mon existence. Car, jamais plus, je ne pourrais rentrer chez moi, ni affronter les regards des miens après ce que j'avais fait.

En débarquant à Manille, je savais qu'il ne me restait plus qu'à trouver une solution pour faire croire à ma disparition. L'opportunité se présenta dès le soir de notre arrivée. Alors que je trainais sur le port, je fus témoin de loin d'une des nombreuses rixes qui éclataient régulièrement entre les marins éméchés. Lorsque je m'approchais, j'aperçus le corps d'un jeune homme qui avait été abandonné dans une ruelle après avoir succombé à un coup de couteau. Tuméfié comme il l'était, son visage était presque méconnaissable. Immédiatement, un plan se mit en place dans ma tête. Je tirai ma baguette pour modifier encore un peu son apparence. Je retirai ma veste et j'utilisai la magie pour en habiller le cadavre. Je mis ensuite un passant sous Imperium pour qu'il aille prévenir l'équipage du galion qui m'avait amené. Quelques minutes plus tard, dissimulé dans l'ombre, j'observai le capitaine en personne venir constater le décès de Don Esteban Rojo de Salinas.

J'avais abandonné toutes mes affaires dans le galion. De ma vie d'avant, il ne me restait rien que le peu d'or qui était dans ma bourse, ma baguette et l'Immuable du Temps. Je me cachai le temps que mon navire reparte, puis je cherchai un moyen de rentrer en Europe. Je ne pouvais pas retourner en Espagne où trop de gens auraient pu me reconnaître, ni où que ce soit dans le monde sorcier où quelqu'un aurait pu percer mes secrets, car, à l'époque, mes capacités en Occlumencie étaient bien insuffisantes pour les dissimuler. Et j'étais prêt à m'adapter à n'importe quelle solution qui ne m'exposerait ni à l'un ni à l'autre. Une occasion se présenta bientôt, un riche marchand cherchait un compagnon de voyage pour veiller sur son jeune neveu qui devait retourner auprès de ses parents à Gènes. J'inventai une histoire pour expliquer ma présence à Manille et ma disponibilité pour ramener l'enfant jusqu'en Italie. Le marchand était tellement soulagé de mon offre que je n'eus même pas besoin d'utiliser la magie pour le convaincre que j'étais le candidat idéal pour cette tâche.

Après les longues semaines de traversée, le garçon s'était attaché à moi. De mon côté, je ne savais pas quoi faire de ma vie, j'acceptai donc l'offre de ses parents de m'embaucher comme précepteur. Je n'avais pas été moi-même l'élève le plus assidu du monde, mais je me perfectionnai en latin et en grec pour les enseigner à mon tour. Ce furent des années un peu ternes mais tranquilles. Je pratiquai peu la magie pour ne pas mettre en danger la famille qui m'hébergeait, si ce n'est l'Occlumentie à laquelle je m'entrainai avec application. Si je voulais retourner un jour dans le monde sorcier, je devrais apprendre à fermer parfaitement mon esprit.

C'est une réflexion anodine qui mit un terme brutal à ma quiétude. L'homme qui m'avait autrefois confié son neveu sur le port de Manille, revint d'Asie après six ans d'absence. Il se félicita de voir que son neveu qui avait alors 17 ans, était devenu un vrai jeune homme, avant de remarquer que pour ma part, je n'avais pas pris une ride et que pour un peu mon élève et moi nous aurions l'air d'avoir le même âge. Soudain, je réalisai l'évidence. Tant que je conserverais l'Immuable, je devrais renoncer à une vie normale parmi mes semblables qu'ils soient moldus ou sorciers.

Peu après, je quittai mes hôtes sous un prétexte quelconque après avoir pris la précaution de brouiller légèrement mon image dans leurs souvenirs. A peine quelques jours plus tard, j'étais à Naples où sous un nouveau nom et avec un nouveau récit imaginaire de mes origines, je décrochai un nouveau poste de précepteur dans la famille moldue d'un petit seigneur local qui avait deux garçons à instruire. Mes fonctions me laissaient d'autant plus de loisirs que mes élèves préféraient largement les cours d'escrime avec leur maître d'armes à mes cours de latin. J'en profitai pour réfléchir à mon avenir. Ma noble extraction faisait que je n'avais jamais songé à devoir travailler. Mais Don Esteban Rojo de Salinas n'était plus et il me faudrait songer à gagner ma vie le jour où je retournerai dans le monde sorcier.

J'avais acquis de telles compétences en langues anciennes à force de les enseigner que je songeais à me spécialiser dans la traduction des écrits des sorciers des temps anciens, une tâche austère qui rebutait souvent mes contemporains. Cependant, je tergiversai de longues années avant d'organiser mon retour dans ma communauté, mais qu'importait le temps, puisqu'il n'avait plus de prise sur moi. Ainsi, ce n'est que plus de vingt ans après mon départ d'Espagne que je me décidai enfin à m'inscrire à l'Autre Sorbonne, comme disait les sorciers, pour étudier à Paris les langues anciennes et la traduction des écrits de nos illustres prédécesseurs de l'Antiquité.

En arrivant, je me donnai 18 ans d'âge pour pouvoir rester un certain temps. Je m'étais construit une nouvelle identité, une de plus, avec une histoire crédible et invérifiable pour expliquer d'où j'arrivais, et je me lançais à corps perdu dans la vie d'étudiant. J'avais pour mon jeune âge supposé des connaissances et des résultats qui stupéfiaient mes professeurs, et plus encore mes condisciples avec qui je passais toutes mes nuits à faire la fête sans avoir jamais l'air d'étudier. Après avoir profité avec retard de quelques années de jeunesse débridée, je trouvai un emploi de traducteur chez un sorcier qui tenait une librairie spécialisée dans les manuscrits anciens. Ce sorcier avait une fille à peu près du même âge que moi, ou plutôt de l'âge que j'étais supposé avoir à ce moment-là. Et ce qui n'aurait pas dû arriver arriva. Nous sommes tombés amoureux et, avec la bénédiction de son père, nous nous sommes mariés. Évidemment je m'étais promis à moi-même de me débarrasser de l'immuable pour pouvoir vieillir à ses côtés. Évidemment je repoussais cette décision de jour en jour et ne m'en débarrassai jamais.

Cependant, j'avais appris à m'habiller de façon plus austère au fur et à mesure des années pour donner l'illusion que je vieillissais. Cela me donna de longues années de répit avant de recommencer à entendre des remarques sur la jeunesse de mon apparence. Mon épouse et moi avions deux enfants. Un fils qui venait de rentrer à Beauxbâtons et une fille plus jeune de quelques années. Merlin m'est témoin que j'adorais ma famille, mais l'attrait de l'immuable était plus fort que tout. Un jour où j'allais livrer une longue traduction d'un texte en grec à un riche moldu amateur de lettres et que j'étais habillé d'une façon qui me permettait de me fondre facilement dans la foule, je décidai soudain de disparaître, sans un mot, sans une explication, en laissant derrière moi ma famille et mes biens. Encore une fois, je n'emportais rien que ma baguette, l'argent que le moldu venait de me donner en paiement de mon travail et l'Immuable.

Je vais épargner au lecteur le récit de toutes mes vies dont il n'a que faire, mais dont il aura déjà compris l'essentiel. A chaque fois que j'ai décidé de m'installer quelque part, que j'ai fondé une famille, je me suis promis d'en terminer, de lâcher enfin l'Immuable … et, à chaque fois, je n'ai pas tenu ma promesse et j'ai fini par m'enfuir pour pouvoir conserver le secret de mon amulette. Un secret essentiel à ma sécurité, car j'étais bien placé pour savoir quelle fascination et quelle violence l'Immuable suscitait. Un jour cependant, le destin m'a fait signe. Je vivais alors à Londres et je m'étais marié une fois de plus. J'avais un petit garçon de trois ans dont la santé fragile nous inquiétait fort sa mère et moi. Mon existence a basculé brusquement le jour où mon épouse partie sur le Chemin de Traverse pour aller achetée une potion prescrite au petit par un Médicomage se retrouva au milieu d'une rixe qui avait débordée de l'Allée des Embrumes. Touchée de plein fouet par un Avada qui ne lui était pas destiné, elle mourut sur le coup.

Pour la première fois depuis trois siècles, parce que mon fils, John, n'avait plus que moi au monde, je trouvai la volonté de déposer l'Immuable pour pouvoir l'élever sans que mon apparence inchangée ne finisse par susciter des questions. Mais, lorsque John est rentréà Poudlard et que je cessai de l'avoir quotidiennement auprès de moi, la tentation de l'Immuable me reprit. Je cédai de plus en plus souvent à l'envie de le reprendre pour une minute, pour une heure, pour un jour. Alors, je quittai Londres pour acheter une librairie à Pré-au-Lard, ainsi il me suffisait de lever la tête pour apercevoir les murs de Poudlard et me souvenir pourquoi je devais renoncer à l'Immuable. Pour me mettre définitivement à l'abri de cette tentation perpétuelle, je finis par cacher l'amulette dans les murs même de l'école de mon fils un jour où j'allais lui rendre visite à l'infirmerie, parce qu'il était souffrant une fois de plus.

Que le lecteur n'imagine pas que cela suffisait à me faire oublier l'Immuable. La vérité est que j'y pensais perpétuellement. Je comptais les années en songeant que, même si je n'avais plus vingt ans, je ne serai pas encore vraiment vieux le jour où mon fils n'aurait plus besoin de moi. J'avais même élaboré un plan pour rentrer dans Poudlard et y récupérer l'amulette en toute discrétion. Je m'étais lié d'amitié avec le bibliothécaire de l'école avec qui je buvais régulièrement un thé aux Trois Balais. Je lui dirais que j'avais reçu un texte ancien qu'il ne connaissait probablement pas, il ne pourrait pas résister à la tentation d'en prendre connaissance, il me proposerait alors de passer le voir un soir à l'école et je récupérerais l'Immuable en passant. Une fois de plus, j'étais prêt à m'enfuir et à abandonner les miens, quand le destin m'a fait signe une deuxième fois. Mon fils et sa femme attendaient leur premier enfant, et moi j'attendais cette naissance pour les voir heureux dans leur vie, avant de disparaître lâchement une fois de plus. Mais l'accouchement vira au drame et le Médicomage n'arriva pas à temps pour sauver ma belle-fille. Mon fils, trop anéanti pour s'occuper seul de son bébé, une petite fille, revint s'installer auprès de moi. Je sus alors que jamais je ne retournerai chercher l'Immuable, car jamais je ne repartirai.

Mon fils vit toujours avec moi dans ma librairie de Pré-au-Lard. Nous y avons élevé sa fille, Rosa, qui un jour a décidé de partir dans le Nouveau Monde sur les traces de ma famille. Des traces qu'elle ne risquait pas de trouver, puisque mon identité de Stephen Red est aussi parfaitement imaginaire que toutes les autres depuis la disparition d'Esteban Rojo de Salinas. Mais à défaut d'y retrouver ses ancêtres, ma petite fille y a rencontré l'amour dans le Nouveau Monde. Avec son mari, elle a ouvert une petite école de magie. Mon fils John attend que je ne sois plus de ce monde pour partir les rejoindre. Souvent, je lui dis de partir sans attendre, rien de ce que j'ai fait dans ma vie ne m'a fait mériter de finir entouré de tant d'affection. Mais je sais qu'il n'en fera rien. John me prend pour le père exemplaire que je ne suis pas. Comme je ne peux pas le détromper sans lui dire des choses que je ne suis prêt à lui révéler sur moi, j'ai tout organisé depuis longtemps pour qu'il s'en aille rejoindre Rosa immédiatement après mon enterrement, sans même repasser par la librairie. Je lui ai demander de ne pas la vendre, de ne rien y toucher à part ce qu'il voulait emporter. Mon fils ne comprend rien à cette lubie, mais je sais qu'il la respectera.

J'ai lancé des sorts partout pour qu'aussi longtemps que possible, tout dans ces murs reste intact exactement comme si j'allais revenir. J'ai besoin que quelque chose de moi reste immuable, comme je l'ai été moi-même si longtemps. J'ai aussi besoin de laisser ces lignes sans craindre qu'elles ne tombent sous ses yeux. Pourquoi les laisser dans ce cas, pense alors le lecteur qui aura eu la patience de me lire jusque-là. Je les laisse, car je sais qu'un jour l'Immuable du Temps voudra être retrouvé, c'est sa destinée que de partager celle des hommes. Ce jour-là mieux vaudrait qu'il soit retrouvé par un sorcier qui sache que malgré les bienfaits qu'il prodigue, l'Immuable est plus redoutable que n'importe quel objet de magie noire, alors peut-être aura-t-il la sagesse de s'en débarrasser avant que cette amulette n'envahisse toute son âme et ne régente toute sa vie.»