Le crépuscule colorait le paysage de son incomparable teinte orangée lorsque Link s'élança dans le désert. Ne distinguant aucun morse à proximité immédiate, le jeune hylien se résigna à traverser l'étendue sableuse au pas de course. Il espérait ne rencontrer aucun skal en chemin. Non pas qu'ils soient difficiles à battre. Au contraire, les affronter était une ennuyeuse perte de temps.

Il alterna donc entre course à pied et surf sur bouclier, sa silhouette rendue fantomatique sous la clarté lunaire. Il laissa son corps prendre un rythme régulier et ses pensées vagabonder.

Link voulait comprendre. Comprendre pourquoi les yigas demeuraient si actifs dans le Désert Gerudo alors qu'ils n'étaient plus sensés y résider, pourquoi dans cette région précisément et pas n'importe où ailleurs dans Hyrule. Après tout, ils avaient le pouvoir de se téléporter où bon leur semblait, alors pourquoi poursuivre les raids ici ? Pourquoi sur cette terre aride où vivaient les plus robustes combattantes toutes contrées confondues ? Pourquoi ne pas s'en prendre au village d'Ecaraille par exemple, où la population était profondément anti-Ganon mais totalement pacifique, et les terres beaucoup plus fertiles ?

Il atteignit sa destination près d'une heure et demi plus tard. Le promontoire rocheux caractéristique d'une habitation gerudos se dressait fièrement au milieu de la nuit étoilée. Un silence profond l'entourait, vibrant de cette vie étouffée propre au désert. Le poste ne devait son existence qu'à la seule menace que représentait Vah'Naboris lorsqu'elle était sous l'influence de Ganon. La créature divine, gigantesque, ancienne protectrice du peuple gerudo, n'était alors plus qu'une machine malfaisante et destructrice qui menaçait directement la survie de la cité. Sans sa présence, les alentours du bâtiment étaient extraordinairement calmes et paisibles.

Link se hissa sur la colline de sable et aperçut les lumières aux fenêtres de la petite masure. Il frappa doucement à la porte qui protégeait son occupante des tempêtes si régulières dans cette région du désert.

« Le petit hylien ! s'exclama Saum en ouvrant le battant. Quelle surprise ! Entre donc ! »

Link s'exécuta et observa son hôte d'un œil curieux. La soldate qui tenait le poste d'observation faisait partie des plus hauts gradés de l'armée gerudo. Ses muscles puissants luisaient à la lumière des bougies, son armure soigneusement lustrée reposant dans un coin de la pièce.

Saum avait gardé son habituelle queue haute ainsi que son lah'djar. Lorsqu'elles entraient dans l'armée, les vaïs gerudos faisaient vœu de ne faire qu'une et de devenir une entité unique et indivisible. Pour cette raison, elles conservaient le bas de leur visage dissimulé sous un voile. Tout signe distinctif était proscrit. Personne en dehors du corps armé ne devait pouvoir les différencier les unes des autres. Voir leur visage relevait tout simplement de la haute trahison, et les guerrières encouraient un passage en cour martiale.

« Je te pensais parti pour les terres humides, petit hylien », nota Saum avec légèreté.

Elle se posta devant la fenêtre située juste en face de son lit. La pièce était des plus exiguës et encombrée par de nombreuses malles et caisses remplies d'armes. Seule une couche sommaire avait été glissée contre un mur pour la gardienne des lieux. Saum ne disposait là d'aucun confort de vie. Ses seules compagnes étaient l'austérité, la discipline et la solitude. Une existence rude et sévère, même pour un soldat.

« Et la cité ? interrogea Link avec curiosité.

— J'y suis allée, une fois que nous avons botté les fesses de tous ces monstres hors des Contrées Gerudos. »

Le chevalier haussa un sourcil, la question perceptible dans son expression.

« Mais je crois que je ne suis plus faite pour la vie de garnison ! poursuivit la soldate avec légèreté. Et toi, qu'est-ce qui t'amène ici à une heure pareille ?

— Les yigas. »

Le regard de Saum se rembrunit à la seule mention de la secte. L'air sombre, elle croisa les bras sur sa poitrine musclée, laissant une latence planer dans l'air avant de prendre la parole.

« Quel était leur cible cette fois-ci ?

— Le Bazar.

— Quelqu'un a été blessé ?

— Emireil. Elle va bien.

— Que les sept héroïnes soient louées, soupira la gerudo. Je vais écrire au capitaine Teake. J'ai besoin de plus de soldates pour protéger les voyageurs, ou nous n'aurons bientôt plus la moindre cliente au souk de la cité. »

Elle se dirigea vers le lit et s'accroupit. Glissant son long bras sous le sommier, elle en sortit un lourd plateau à écriture en bois sombre et rustique.

« Saum, l'interpela Link, pourquoi ces attaques ? »

La soldate s'assit sur le matelas de fortune et entreprit de rédiger une note dans sa langue. Link retint un soupir de soulagement : ainsi, la gerudo se trouvait à sa hauteur, au grand bonheur de ses cervicales.

« Nous pensons qu'ils cherchent à s'approvisionner, répondit-elle sans lever les yeux de sa rédaction. Et l'attaque d'Emireil semble le confirmer : ils voulaient son stock de bananes lames, j'en mettrais ma main à couper. »

Link exprima une moue intriguée, suffisante pour que la guerrière poursuive plus avant.

« Ces chuchus enragés se cachent quelque part à proximité. Ils n'ont pas réinvesti leur ancien repaire, nous avons vérifié. Mais ils ne sont pas loin. »

Le chevalier fronça les sourcils sans comprendre. Interpelée par le silence qui se prolongeait, Saum finit par lever un œil de son manuscrit.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

— Ils peuvent se téléporter, indiqua Link avec perplexité.

— Bien sûr qu'ils peuvent se téléporter, mais sur une certaine distance. Pour qu'il y en ait autant ici et qu'ils s'attaquent à la nourriture, c'est qu'ils se sont installés dans nos contrés. »

Saum écarta le plateau à écriture de ses genoux. Elle se releva et retourna se poster à la fenêtre, le regard perdu dans le lointain.

« Un jeune sous-fifre s'est rendu une fois. Il voulait raccrocher. Évidemment, le gang n'a pas attendu longtemps avant de le faire taire, mais il a eu le temps de nous expliquer les principes de la téléportation. Il était formel : les yigas ne peuvent se déplacer qu'à une certaine distance de leur point de départ. »

Link sentit son ventre se nouer. Il détestait les implications de cette conversation.

« Nous ignorons encore où ils se trouvent. Le désert est grand, et nous n'avons aucune idée de la distance exacte qu'ils peuvent parcourir. »

Le chevalier avait la gorge sèche. De tous leurs voyages à venir, le périple sur les terres gerudos avait toujours été le plus dangereux à ses yeux. Non seulement parce que l'environnement y était hostile, la terre étant les anciens terrains de chasse yiga, mais avant tout parce qu'il risquait d'y être séparé de Zelda. Donc potentiellement impuissant en cas de danger.

« Un peu plus et je regretterais presque que tu aies vaincu le Grand Kohga, soupira Saum, les épaules basses. Il était fou mais il était prévisible. J'ignore qui a pris leur tête à présent, les yigas sont devenus de véritables fantômes.

— Suppa.

— Suppa dis-tu ? répéta la gerudo, pensive. Ce nom me dit quelque chose… Je crois que c'était le bras droit du Grand Kohga, à l'époque. Une brute épaisse. Mais intelligente. Comment le sais-tu ? »

Le visage de Link s'assombrit et il détourna le regard.

« C'est donc vrai, murmura Saum, une lueur de tristesse dans ses yeux verts brillants. Ce sont eux ? »

Le chevalier hocha la tête. Ni l'un ni l'autre n'avait besoin de préciser de quel évènement ils parlaient : il n'y en avait eu qu'un seul depuis la mort de Ganon qui soit suffisamment important pour traverser les frontières.

« Ces satanés tilhoroks ne perdent rien pour attendre ! ragea la soldate en serrant les poings. Le pire, c'est qu'ils ont toujours une longueur d'avance sur nous ! »

Le jeune hylien reporta vivement son attention sur la soldate, les sourcils froncés, le cœur battant la chamade.

« Nous n'avons jamais réussi à les prendre par surprise ou à leur tendre une embuscade, poursuivit Saum. Ils ne sont jamais là où on les attend. »

L'expression sur le visage de Link était très explicite, et la soldate ne s'y trompa pas.

« Si tu te demandes si nous avons un espion yiga, jeta-t-elle sur un ton méprisant, la réponse est évidente. Pourquoi est-ce que je mène toutes nos opérations depuis ce bouge selon toi ? Crois-moi, je n'ai pas été ravie de le retrouver après toutes ces années passées entre ces quatre murs ! »

Link sentit son sang quitter son visage. Ils avaient tout minutieusement prévu. Tout, à quelques détails près, était aussi précis qu'une recette des cuisiniers de la Citadelle.

Il n'y avait qu'un seul écueil qu'ils n'avaient jamais envisagé.

Que la Princesse Royale puisse se jeter elle-même dans les bras de son assassin.

Ses deux gardes du corps dans son sillage, Zelda traversait la rue nord de la cité. Elle souriait aux passantes qu'elle croisait et qui ne manquaient pas de la reconnaître. À cette heure tardive, le soleil s'apprêtait à disparaître à l'horizon et les rues de la ville étaient des plus animées. Le bar « Le philtre d'amour » demeurait lui le plus haut lieu de l'activité nocturne. Il n'existait nulle part ailleurs un lieu ayant pour seul but de se retrouver et de discuter autour d'un verre, ce qui en faisait l'attraction la plus attrayante et donc la plus lucrative de toute la ville.

Riju y avait organisé la réception en l'honneur de la princesse, là, en plein cœur de la cité plutôt qu'au sein du palais. Si la question sécuritaire pouvait être discutable, Zelda n'allait pas s'en plaindre pour autant. Elle aimait cette tendance qu'avait la jeune gerudo d'extraire la politique d'un protocole lourd et pédant afin d'y associer son peuple.

Lorsqu'elle entra dans la salle principale de l'établissement, la Fille d'Hyrule fut traversée par une vague d'énergie électrisante émanant de la foule qui s'y entassait. Elle observa attentivement les femmes issues des multiples ethnies qui conversaient avec emphase. Un groupe de jeunes gerudos envoûtait la petite piste de danse au son d'un tambourin, d'une cithare et d'une flûte à la mélodie suave. Une piaf aux plumes cuivrées, celle que Zelda avait déjà aperçu au bazar le matin même, devisait âprement au milieu d'un groupe de gerudos affalées sur des coussins tandis que deux hyliennes d'âge moyen se déhanchaient sur la piste. Elles tentaient visiblement d'apprendre une danse gerudo sous l'égide d'une grande autochtone aux cheveux flamboyants. Seuls manquaient les gorons, sans surprise. De part leur asexualité, ils étaient les seuls à pouvoir indistinctement entrer dans la cité. Leur carrure imposante leur interdisait par contre l'accès à la plupart des établissements.

Les vaïs au visage voilé et aux muscles saillants étaient aussi nombreuses que les convives. L'œil acéré, elles sondaient leur environnement d'un air grave. Zelda se savait repérée par les soldates, ainsi que par un bon nombre d'invités. Pourtant, pas de cérémonial, pas de haie d'honneur, pas de révérence. Les gerudos respectaient le rang des dirigeantes lorsqu'elles exerçaient leurs fonctions. Le reste du temps, elles les traitaient d'égal à égal.

«Vaasaaq ! salua la digne Furosa depuis son comptoir, sa haute coiffure savamment décorée tanguant légèrement sur sa tête. Tiens, la princesse hylienne ! Si je ne savais pas qui vous étiez, vous auriez eu l'air bien trop jeune pour entrer dans mon établissement. Allez-y, dit-elle en pointant l'arche à sa gauche d'un mouvement de menton, Makeela vous attend sur la terrasse.

Saksak », lui lança Zelda par-dessus le tumulte ambiant.

Après un léger sourire, la princesse se faufila dans la direction indiquée par la gérante. Deux soldates gardaient le seuil d'un air sévère et s'effacèrent silencieusement en la reconnaissant. Zelda entra alors dans un espace nettement moins encombré et à l'ambiance radicalement différente. La terrasse était creusée à même la roche qui servait de rempart à la cité, comme une petite enclave à ciel ouvert. À la place du toit, des tentures bordeaux faisaient office de pare-soleil, assurant ombre et fraîcheur, et agrémentaient la décoration d'un aspect chaleureux. En face de l'entrée, une petite assemblée de vaïs de tous âges, mais visiblement parmi les plus riches de la cité, était assise en arc de cercle. Deux grandes tables basses couvertes de nombreux mets s'étalaient devant elles. Devant ces victuailles à l'odeur alléchante, Zelda réalisa soudain qu'elle n'avait rien mangé depuis le durian max grignoté dans sa chambre en fin de matinée.

Dans un coin de la terrasse, assise nonchalamment avec une grâce qui n'avait plus rien d'infantile, Riju l'invita à la rejoindre avec un grand sourire.

« Nous vous attendions ! l'accueillit la chef gerudo en tapotant l'espace situé entre Beterah et elle. Alors, ce massage ? Brasiera a-t-elle été à la hauteur de sa réputation ? »

Zelda s'installa à ses côtés avec souplesse, et se servit rapidement un verre d'eau avant de lui répondre.

« C'était divin, assura-t-elle en un soupir. Brasiera a des mains en or. »

En vérité, elle ne trouvait pas de mot à la juste valeur de l'expérience qu'elle avait vécu. Elle savait que les gerudos étudiaient de près la question de l'équilibre entre le corps et l'esprit depuis très longtemps, mais jamais elle n'avait connu une pareille sensation. Si en entrant dans l'hôtel, elle n'était qu'un torrent furieux se heurtant aux rochers de toutes ses forces en des gerbes d'eau impressionnantes, ce soir, elle se sentait comme une douce rivière s'écoulant tranquillement en caressant les algues qui tapissaient son lit, épousant les écueils sans heurts et sans éclaboussures. Tous deux allaient vers le même estuaire, mais pas de la même façon.

Elle se sentait presque différente, comme libérée d'un poids qu'elle ignorait porter. Pour la première fois depuis longtemps, Zelda était en paix. En paix avec ses morts, trop nombreux avec ses erreurs, encore si récurrentes avec ses émotions, si puissantes avec son pouvoir, qui l'abandonnait progressivement et même avec cette âme millénaire qu'elle rejetait encore le matin même. La princesse avait maintenant la conscience aiguë de ne faire qu'une, d'être unique et entière : elle était à la fois la princesse d'Hyrule, la prêtresse royale, la réincarnation d'Hylia, mais aussi une simple jeune hylienne, et quelque part au fond d'elle-même, encore une enfant. Aucune de ces facettes n'était incompatible finalement, bien au contraire.

« Je ne sais pas comment vous remercier de m'avoir poussée à la rencontrer, poursuivit-elle avec sincérité en attrapant une tranche de melon glagla. Je pensais connaître la culture gerudo, mais j'ignorais encore qu'un simple massage puisse procurer autant de sensations. C'est vraiment captivant.

— Captivant ? ricana l'adolescente. Captivant ! Eh bien, les légendes n'étaient pas si loin de la vérité finalement !

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— Vous parlez de ce massage comme une scientifique », répondit la jeune fille non sans amusement.

Zelda laissa échapper un rire tout en remplissant son assiette des divers mets posés devant elle. Le fond de l'air aux senteurs épicées était recouvert par le parfum capiteux de la jeune chef assise à ses côtés. Dans la salle, le groupe entamait un air rythmé sous les hourras des danseurs.

« Je l'avoue, lâcha-t-elle sans cesser de sourire. Je suis subjuguée par les mystères, et la capacité de Brasiera à révéler notre nature profonde est proprement fascinante. »

Riju marqua un léger temps d'arrêt, à peine une demi-seconde, avant de porter son gobelet à ses lèvres. Cela suffit à satisfaire Zelda : la gerudo savait qu'elle avait compris son stratagème. Elle n'en demandait pas plus pour l'instant.

« Si un simple massage avec Brasiera vous a autant envoûté, éluda l'adolescente avec un sourire suffisant, sachez que vous n'avez expérimenté qu'une infime partie de la culture gerudo. Elle vous réserve encore bien des surprises. Avez-vous déjà eu l'occasion de goûter à notre cocktail par exemple ? »

La princesse secoua la tête à la négative tout en mordant dans une brochette de champis.

« Je n'avais pas encore l'âge nécessaire la dernière fois que je suis venue.

— Et bien, je suppose que vos cent dix-sept ans peuvent faire l'affaire ! rit la jeune fille en claquant des doigts en direction de Merveila qui patientait dans un coin d'ombre. Demande un cocktail maison à Furosa s'il-te-plaît. Précise que c'est pour la princesse. »

La jeune gerudo acquiesça d'un air entendu, un sourire aux lèvres, avant de disparaître hors de vue.

« Une fois que vous y aurez goûté, poursuivit Riju en reportant son attention sur Zelda, vous constaterez par vous-même que les massages de Brasiera en sont les parfaits préliminaires.

— Et vous, vous n'en prenez pas ? s'enquit la jeune hylienne avec un brin de méfiance.

— Je suis bien trop jeune ! Furosa préférerait mettre la clé sous la porte plutôt que de me servir avant ma majorité !

— En parlant de ça, elle n'avait pas l'air d'apprécier ma venue, je me trompe ?

— Furosa est très vigilante à ne servir que des adultes, répondit l'adolescente en s'emparant d'une poignée de sauté des bois. Et désolée de vous l'apprendre, mais vous ne faîtes pas du tout votre âge. »

Zelda acquiesça d'un petit rire aérien, avant de poursuivre :

« Pourtant elle a accepté que la réception se déroule dans son établissement. »

Riju se pencha légèrement en avant d'un air conspirateur, poussant la princesse à agir de même.

« Uniquement parce que je suis sa chef, murmura-t-elle, et pour la renommée que ça lui apporte. Mais peu importe ses raisons, je préfère largement passer une soirée ainsi à proximité de mon peuple que seule dans mon grand palais. »

Zelda se recula en acquiesçant intérieurement. Elle-même n'envisageait pas un seul instant de réinstaurer la monarchie hylienne avec toute la distance et la froideur du temps de son père. Son souhait le plus cher était de rester proche des hyliens et de leurs besoins, d'être perçue comme une dirigeante à l'écoute et accessible. Mais si la rumeur concernant son âme se propageait, il était certain que cet espoir s'évanouirait avec.

Merveila revint sur ces entrefaites, tenant un plateau en équilibre où reposait un gobelet jaune cerclé de rouge.

« Un Vaï meets Voï pour son altesse », annonça-t-elle avec une lueur légèrement amusé dans le regard.

Elle déposa précautionneusement le récipient devant Zelda qui glissa un œil réservé sur le liquide ambré.

« Pourquoi ai-je l'impression que tout le monde attend de me voir boire ce verre ? s'enquit-elle en repérant les œillades de plusieurs personnes dans la pièce.

— Parce que tout le monde attend de vous voir boire ce verre ! s'esclaffa Riju à ses côtés. Zelda… je peux vous appeler Zelda ?

— Bien entendu, Riju, sourit la princesse.

— Zelda, cette boisson est réputée depuis des siècles car, selon la légende, nos ancêtres ont réussi à créer un goût sucré salé unique…

— Celui de l'amour, oui. J'en ai déjà entendu parlé. Mais je pensais qu'il s'agissait plus de folklore que d'une vérité.

— Je ne peux pas vous dire si c'est vrai, répondit Riju d'un air innocent, je n'en ai jamais bu et je n'ai pas encore fait ma chasse au voï. Selon la tradition, lorsqu'une vaï goûte ce cocktail pour la première fois, sa réaction révélera si elle est amoureuse… »

La princesse détourna le regard avec gêne, mal à l'aise.

« Aucun cocktail n'est capable de faire ça, rétorqua-t-elle avec une assurance qu'elle ne ressentait pas du tout.

— Vous allez me faire croire que vous n'avez jamais rien vu de plus insolite ? ricana Riju. Vous, une hylienne en vie depuis plus d'un siècle ?

— Un point pour vous, accorda la princesse avec un sourire avant de reprendre à voix basse en pointant leur entourage du menton : êtes-vous en train de me dire que leur seule préoccupation est de savoir si je suis amoureuse ? »

À la surprise de Zelda, ce fut Beterah, assise à sa droite, qui lui répondit d'un ton grave et posé.

« Il n'est pas question d'amour mais d'héritage, dit-elle en sirotant son verre avec indolence. Il est surprenant que vous ne fassiez pas la différence.

— Beterah ! » la réprimanda Riju d'un ton ferme.

Piquée, Zelda signala à la jeune chef de ne pas se formaliser. S'efforçant de demeurer impassible, elle se pencha pour prendre une nouvelle brochette de champis avant de prendre la parole.

« Tout comme il est surprenant que vous ignorez qu' en ce qui me concerne, Beterah, l'amour n'est pas un préalable nécessaire à un héritage. »

Le visage de la guerrière se tendit sensiblement, mais elle ne rétorqua pas. Zelda porta un légume à ses lèvres pour y cacher sa satisfaction puis reporta toute son attention sur Riju. La discussion était close. Le comportement hautain de la grande guerrière, aussi agaçant puisse-t-il être, restait moins préoccupant que ce que ses paroles impliquaient.

« Dans tous les cas, de telles projections sont prématurées, reprit Zelda d'un air concerné. Le chemin de la reconstruction d'Hyrule est encore long. Si une simple boisson échauffe autant les esprits, je préfère encore passer mon tour.

— Alors toutes les vaïs présentes ici ce soir penseront que vous dissimulez un prétendant », rétorqua à nouveau Beterah dans son dos d'un ton plus incisif.

La princesse se raidit sous la provocation à peine voilée mais ne broncha pas.

« Beterah, ça suffit maintenant, ordonna sèchement Riju. Si tu restes là uniquement pour nous ennuyer, tu n'as qu'à aller patrouiller autour des murs de la cité. La fraîcheur du désert te refroidira peut-être le sang ! »

Sans un mot, la guerrière se leva et s'éloigna en direction d'un groupe de soldates un peu plus loin. Le regard courroucé de la jeune chef tandis qu'elle la suivait apporta une certaine satisfaction à la princesse. Elle en connaissait une qui devrait rendre des comptes après cette soirée, et ça ne serait pas volé.

« Excusez-la, demanda Riju avec repentance. Beterah n'est pas méchante, mais c'est quelqu'un de très protecteur. Un atout pour un garde du corps, vous me direz, mais –

— Mais il arrive que cela devienne pesant, lui sourit Zelda. Je rencontre quelques... problèmes similaires avec Link. »

Elle reporta son attention sur son gobelet avec un soupir à pierre fendre. Même si cela l'agaçait prodigieusement, elle savait que Beterah avait raison. À présent que le cocktail était devant elle, se dérober était inenvisageable, ou la rumeur irait bon train. Elle contempla le contenu du verre avec une certaine réserve. Le cocktail dégageait des senteurs épicées et suaves des plus alléchantes.

« Allez, l'encouragea Riju, ce n'est qu'une simple boisson. Vous n'encourez aucun risque tant que vous ne croisez pas le voï, ou la vaï, qui vous réchauffe le cœur… »

La gerudo prit son propre gobelet et le porta à ses lèvres, avant d'ajouter innocemment :

« Et je crois que nous nous sommes mises d'accord ce matin pour que ça ne puisse pas vous arriver dans ma cité… »

Zelda s'abstint sagement de tout commentaire. À la place, elle observa d'un air dépité le liquide ambré dans sa main. Le goût de l'amour… Elle qui s'épuisait à tenter de reconstruire l'avenir de tout un peuple, sa future union semblait être la seule et unique préoccupation des gens autour d'elle. Cette réalité avait tendance à l'ulcérer profondément. Elle comprenait que le peuple ait besoin de se rassurer. La Famille Royale était éteinte depuis cent ans. Maintenant que l'espoir s'était ravivé, il craignait que cette étincelle s'éteigne avec elle. Ils avaient besoin de savoir qu'elle laisserait un héritier. Mais que cette question soit omniprésente autour d'elle, comme si son rôle se résumait à assurer la perpétuation de la lignée royale avant tout… À se demander pourquoi elle se fatiguait à essayer de reconstruire Hyrule.

Sans compter que c'était le sujet auquel elle se refusait de penser pour le moment.

Mais avait-elle encore le choix ?

Le cœur battant la chamade, Zelda porta le gobelet à ses lèvres.

Très fraîche, la boisson avait un goût indéfinissable, mais tout simplement divin. Des saveurs de miel et de baies juteuses se répandirent dans son palais, avant que le piquant de ce qu'elle décela comme du piment vienne lui chatouiller le fond de la gorge. Mais lorsqu'elle sentit le liquide glacé s'insérer dans le creux de son ventre, la vue de Zelda se troubla. Son rythme cardiaque s'accéléra, une douce électricité se répandit dans son corps comme si elle avait croqué à pleines dents dans un fruit volt, des fourmis s'agglutinèrent au bout de ses doigts et dans sa nuque. L'enivrante énergie poursuivit sa course le long de sa colonne vertébrale dans une sensation purement exquise avant de se répandre tout doucement le long de ses veines dans un contraste de chaleur et de fraîcheur inédit.

« Par Hylia… souffla-t-elle, les joues rouges. C'est une expérience… intéressante… »

À ses côtés, Riju éclata d'un rire grave que Zelda se refusa d'interpréter. Analysant un instant sa situation, la princesse finit par conclure que son comportement n'était pas altéré par l'absorption du cocktail. À part la légère électricité qui continuait de parcourir son corps, elle ne se sentait pas différente. Peut-être un brin euphorisée par le déferlement de sensations, mais rien qui ne mette en péril son avenir ou celui du royaume.

Elle porta à nouveau son verre à ses lèvres en occultant le regard amusé de Riju. Son attention fut cependant vite détournée par le battement sourd d'un tambourin dans la rue et le silence qui se répandait autour d'elles.

« Oh ! s'exclama la gerudo en se redressant, les yeux pétillants. C'est l'heure du Ce'hili ! »

Le Ce'hili ! Zelda avait été tellement préoccupée par les évènements de la journée qu'elle en avait oublié cette danse gerudo traditionnelle. C'était pourtant un moment qu'elle adorait, enfant.

« Venez ! » enjoignit Riju en lui saisissant la main pour l'entraîner au bord de la terrasse.

Elles n'eurent aucun mal à se trouver aux premières loges. Dans la rue en contrebas, les musiciens s'installaient sous une toile tendue. Quatre grandes gerudos se tenaient les unes en face des autres, mains sur les hanches et visage fermé. Elles avaient délaissé leurs sarouels au profit d'une jupe en biseau parée de grelots, des bracelets étincelants à leurs chevilles et poignets.

Le Ce'hili était auparavant une danse quotidienne célébrant la victoire de la lune sur le soleil, de la fraîcheur sur la chaleur. Au fil des siècles, la tradition s'était perdue au profit d'un concours entre les meilleures danseuses de la tribu, généralement pratiqué lors d'une réception. Toutes celles qui le souhaitaient pouvaient y participer, tant qu'elles demeuraient en nombre pair. Chaque couplet musical était l'occasion pour deux d'entre elles de se défier, la meilleure affrontant la danseuse suivante et ainsi de suite au rythme de plus en plus rapide d'une musique qui raisonnait dans les oreilles et la poitrine. Seule la foule était l'arbitre du Ce'hili : elle se déplaçait en tapant des mains du côté de la meilleure des danseuses, baissant les bras du côté de la moins talentueuse.

Suivant le nombre de danseuses, le Ce'hili pouvait ainsi durer des heures, et les concurrentes étaient parfois si dures à départager que seul l'épuisement permettait de définir un vainqueur. Mais pour ce soir, elles n'étaient que quatre, et le tempo déjà très rapide de la musique indiquait à Zelda qu'il s'agissait de danseuses chevronnées. Ce soir, le spectacle primait sur la traditionnelle compétition ouverte.

La foule se rassemblait peu à peu dans la rue, tapant des mains au rythme du tambour. Dans sa poitrine, le cœur de Zelda se joignit à eux, l'électricité du cocktail vibrant dans ses veines.

La flûte lança un trille suraigu au clair de lune, le rythme se suspendant à un moment d'hésitation. Deux des danseuses s'avancèrent pour se placer à quelques centimètres l'une de l'autre, face à face, les traits tirés par la concentration. La première note de la mélodie rapide et entêtante propre au Ce'hili retentit, soutenue par les accords affolés de la cithare, les battements saccadés du tambour et les vivats de la foule. Les concurrentes se lancèrent alors dans un jeu de jambes des plus impressionnants. Genou haut, talon fesse, lancé, croisé, sauts, pas de côté, ciseau, leurs membres tricotaient tellement vite que Zelda ne parvenait pas à percevoir tous les mouvements qu'elles composaient. Le bruit des grelots accompagnait chacun de leur pas, et agrémentait la musique entraînante qui envahissait la rue.

Sans s'en apercevoir, la princesse se prit à taper du pied et des mains, grisée, envoûtée. Quelques cris émergeaient de la foule entraînée en contrebas.

À ses yeux profanes, la danseuse de droite semblait plus à l'aise, ses mouvements plus gracieux, plus fluides, et elle applaudit davantage pour la soutenir à l'instar de Riju. La foule sembla lui donner raison, les acclamations se taisant peu à peu à gauche et redoublant de puissance à droite. Un sourire commençait à apparaître sur le visage serein de la jeune danseuse qui n'avait de cesse de poursuivre ses sauts et cabrioles. Dos droit, mains sur les hanches, ses talons frappaient les planches de bois posées sur la terre brute pour l'occasion dans un bruit sourd en accord parfait avec le tambourin.

Les musiciens stoppèrent l'interminable couplet et débutèrent le refrain, signalant la victoire de la danseuse de droite. Celle de gauche s'inclina de bonne grâce. Toutes les concurrentes s'élancèrent dans un tricot de jambes identique et la foule lança des vivats en tapant des mains à tout rompre.

Zelda se sentait transportée par l'atmosphère certes compétitrice mais bonne enfant qui régnait. Elle ne parvenait pas à réfréner le gigantesque sourire qui s'était installé sur ses lèvres. Elle tapait dans ses mains avec engouement, grisée par l'électricité du cocktail qui raisonnait en harmonie avec la mélodie enivrante.

Deux autres danseuses s'avancèrent. La princesse fronça des sourcils et se pencha vers Riju.

« Mais… C'est Ormillon ? s'exclama-t-elle.

— Bien sûr, c'est l'une de nos meilleures danseuses ! répondit Riju en tentant de passer outre le vacarme de la foule en liesse. Et ce soir, elle est en pleine forme ! »

En effet, lorsque le long trille annonciateur se mua en couplet, Ormillon s'anima comme nulle autre de ses concurrentes. Malgré la rapidité de ses gestes et la raideur de son torse, elle ressemblait à un oiseau tant ses mouvements étaient gracieux et légers. Bien que son adversaire soit de très bon niveau, face à Ormillon, elle semblait aussi agile qu'un bouc des neiges.

Le couplet allait être court.

Ormillon se trouvant à gauche, Zelda arrêta d'applaudir, ce qu'elle trouva extrêmement frustrant. Tout son corps était entraîné par la musique et l'ambiance, elle voulait taper dans les mains, danser et crier pour encourager la talentueuse danseuse.

Elle sursauta en sentant un frôlement contre sa hanche.

« Ne vous retournez pas », lui ordonna une voix féminine à l'oreille.

La princesse se raidit. Elle craignait de sentir la pointe d'une lame contre son flanc. Par Hylia, était-ce ainsi qu'elle allait finir ? Poignardée par un assassin au milieu d'une foule en liesse ?

Étrangement, la douleur ne vint jamais. Rien qu'une présence penchée sur son épaule tel un oiseau de proie.

« J'ai un message pour vous, poursuivit la voix. Lorsque la lune sera au point méridional, présentez-vous à la boutique Élégance Gerudo, et demandez à Rogorj de voir les coloris en réserve.

— Qui êtes-vous ? demanda la princesse à voix basse.

— Je ne suis personne. Applaudissez, c'est le refrain. »

Le cœur battant la chamade, Zelda s'exécuta docilement. Elle n'avait aucune idée de ce qui se passait dans la rue en face d'elle. Elle était encerclée de gardes et pourtant elle ne fit rien pour chercher à révéler l'identité de son interlocutrice.

« Rogorj vous emmènera à une porte située dans la ruelle sud, reprit la voix. Vous y trouverez ce dont vous avez besoin.

— Comment savoir que ce n'est pas un piège ?

— La princesse n'est pas vouée à disparaître. »

Interloquée, Zelda se figea.

« Qu'avez-vous dit ?

On m'a dit que vous comprendriez. »

Zelda sursauta à nouveau lorsque l'inconnue glissa quelque chose dans la petite sacoche à sa ceinture.

« Détruisez-le dès que vous l'aurez lu, il ne doit pas tomber dans d'autres mains. Pas même celles de Makeela Riju. Que la chance vous soit favorable, Fille d'Hyrule. »

Zelda sentit un vide se créer derrière elle et elle se retourna prestement, plus par réflexe que dans l'espoir de découvrir quoique ce soit. Sa mystérieuse interlocutrice s'était déjà évaporée. Autour d'elle, des femmes qui souriaient, qui huaient…

« Un problème ? demanda Riju à ses côtés, les sourcils froncés.

— Non, non, aucun, répondit la princesse en reportant son attention sur la foule en contrebas. J'avais cru reconnaître quelqu'un mais… »

Elle ne termina pas sa phrase. Un grand sourire naquit sur son visage en comprenant qu'Ormillon était nommée vainqueur du Ce'hili. Enchantée mais avec une pointe de regret de n'avoir pas suivi la fin du concours, la jeune hylienne applaudit à tout rompre.

La musique reprit de plus belle et entraîna la foule dans une gigantesque gigue. L'esprit un peu ailleurs, Zelda glissa distraitement un doigt dans sa sacoche et sentit la rugosité du papier sous sa peau. Un message, donc. Qu'elle ne pouvait pas prendre le risque de lire maintenant, par Hylia ! Elle s'efforça de conserver son sourire alors que dans sa tête, la mystérieuse phrase tournait sans cesse.

La princesse n'est pas vouée à disparaître…

Plusieurs heures plus tard, Zelda prétexta une importante fatigue afin de s'éclipser. Non pas qu'elle le soit réellement. Au contraire, son esprit était parfaitement éveillé à la perspective du mystérieux rendez-vous au clair de lune. Elle n'avait pas envisagé un instant de ne pas s'y rendre. C'était sans nul doute l'une de ses décisions les plus imprudentes, et si Link avait été là, il se serait arraché les cheveux. Mais elle sentait qu'elle devait y aller. Son intuition lui criait que quelque chose d'important l'y attendait. Ou plutôt quelqu'un.

La fête battait son plein malgré l'heure tardive. Borodo et Lobinn dans son sillage, elle descendit l'escalier du bar en agitant la main, non sans ressentir une pointe de regret. Cette soirée restera à jamais gravée dans sa mémoire. Pendant quelques heures, elle avait goûté à la frivolité d'être l'égal de tous, sans responsabilité, sans étiquette, sans obligation. Elle s'était mêlée à la foule, avait discuté, avait ri avec nombre de convives, hylienne, gerudo, avait même passé un temps non négligeable en compagnie de Fauvitt, la seule piaf présente au sein de la cité qu'elle avait déjà repéré précédemment. Des femmes de tout horizons s'étaient adressées à elle avec un naturel désarmant, portant en étendard la valeur d'égalité si chère au sein de la cité. Ici, les femmes étaient toutes sœurs, et ce qui se passaient au sein de la cité n'en franchissait pas les remparts.

Cette légèreté totalement dénuée de protocole avait fait écho à une soif insatiable qui sommeillait en la princesse. Depuis sa plus tendre enfance, Zelda n'avait eu de cesse de chercher la sincérité et l'authenticité dans son entourage, en vain. Seules deux personnes y avaient répondu : aujourd'hui l'une d'entre elles était décédée, et ses interactions avec la seconde étaient devenues pour le moins… compliquées.

Exposée à ce que la petite fille en elle avait toujours espéré, Zelda avait lâché prise. Elle s'était abandonnée à la soirée et aux discussions sans y opposer la moindre résistance. La sensation de sécurité qu'apportait les nombreuses soldates présentes, l'ambiance festive, chaleureuse et innocente, le tout mêlé aux bienfaits du massage de Brasiera, tous ces éléments conjugués lui avait permis de vivre ces instants magiques dans une forme de quiétude innocente.

Ça, et le Vaï meets Voï.

Elle avait probablement dépassé quelques limites sur ce point. Elle ignorait combien de cocktails elle avait bu, mais elle les savait nombreux, trop nombreux. Depuis quelques temps déjà, la délicieuse énergie électrique traversait son corps de part en part en une pulsation permanente, aiguisant ses sens et la rendant fébrile. Son cœur battait légèrement plus vite dans sa poitrine et elle était parcourue d'étranges frissons alternant entre le chaud et le froid. Pourtant, la sensation n'était pas désagréable. Au contraire. Zelda se sentait presque euphorique. Elle éprouvait les plus grandes difficultés à ne pas sourire béatement au clair de lune.

Dans cet état et sous l'incitation de Riju, il n'avait pas été difficile de la traîner sur la piste de danse. La jeune chef s'était révélée un professeur patient et talentueux, mais les pas incertains de la princesse avaient davantage provoqué des crises de rires entre les deux dirigeantes qu'un spectacle digne de ce nom.

Alors qu'elle se faufilait à travers les rues de la cité, Zelda se prit à espérer que l'issue des négociations soit positive pour une raison qui n'avait plus rien de diplomatique. Si elle parvenait à conclure une alliance avec les gerudos, alors seulement elle pourrait approfondir cette ébauche d'amitié qu'elle ressentait pour l'adolescente.

Elle secoua la tête en souriant, désabusée. Riju, Kornuieh… De toute évidence, elle avait hérité de sa mère une certaine inclination pour le peuple gerudo.

Zelda déboucha sur la place principale et scruta les différentes enseignes en quête d'« Élégance Gerudo ». Le souk de la cité se targuait de ne jamais fermer ses portes, aussi, tous les étals étaient illuminés. Quelques groupes flânaient sur la place avec nonchalance, loin de l'agitation du bar. Elle agita la main pour saluer Fauvitt de loin, un peu surprise et étrangement mal à l'aise de la croiser à nouveau. Elle écarta négligemment cette impression frivole.

La boutique de vêtement se trouvait juste en face de la princesse, légèrement sur sa gauche et elle s'y dirigea d'un pas décidé sans plus prêter attention à la piaf dans son dos.

« Altesse, vous ne regagnez pas vos quartiers ? »

Zelda jeta un œil en direction de la voix légèrement étouffée derrière elle, mais elle ne s'arrêta pas.

« Dans un moment, Borodo. J'ai fait un accroc dans ma jupe et je voudrais qu'elle soit raccommodée pour demain. »

Au moment où elle avait sciemment coincé sa jupe dans l'écharde, Zelda avait eu une pensée un peu contrite pour le travail acharné de Kornuieh. Mais elle avait besoin d'une bonne raison pour se rendre à Élégance Gerudo à une heure aussi tardive, et d'y demander l'accès à l'arrière-boutique.

Les soldates échangèrent un regard dépité, mais Zelda ne s'en soucia pas. Elles avaient passé la journée à lui filer le train et cela n'avait rien de palpitant pour des gradées émérites comme elles. Il était plus que probable qu'elles attendaient impatiemment d'être libérée de cette corvée. La voir partir à l'opposé de sa chambre à une heure pareille devait sûrement être rageant.

Elles arrivèrent devant la boutique. Une jeune vaï vêtue d'une brassière rose et d'un sarouel blanc se précipita à leur rencontre, un grand sourire juché sur ses lèvres vertes.

« Altesse ! s'exclama-t-elle d'une voix de crécelle des plus exécrables. C'est un honneuuuur ! Par les sept héroïnes, quand j'ai vu votre tenue ce matin, j'ai priiiiié pour que vous me permettiez de la voir de plus près ! Je peux ? »

Sans attendre de réponse, la gerudo entreprit de tourner autour de la princesse comme une abeille autour d'un filon de miel enduro, scrutant sa tenue sous toutes ses coutures. Zelda eut le plus grand mal à ne pas se rebiffer. Elle avait toujours détesté être observée de la sorte. Mais elle ne pouvait pas se permettre de déplaire à Rogorj. Et après tout, n'était-ce pas la raison d'être de cette tenue ?

« Un travail d'orfèvre, oui… marmonnait la jeune vaï, une main sous le menton. La façon dont les symboles ont été associés est un véritable trait de génie… Et cette coiffure où ruissellent les saphirs… Du génie, vraiment… Encore un peu et je –

— Justement, intervint Zelda en espérant parvenir à capter l'attention de la gérante, elle a eu un accroc pendant la soirée et j'aurais voulu savoir si –

— Si je pouvais la répareeeer ? s'exclama Rogorj, extatique. Mais évidemmennnnt, il ne faudrait pas laisser une telle splendeur s'abîmer ! Où donc… ? »

La princesse se saisit du point le plus bas de sa jupe et le lui désigna.

« Juste là, indiqua-t-elle, elle s'est coincée quelque part pendant que je dansais. »

Rogorj observa attentivement le tissu à la lumière de sa boutique, les traits tendus de concentration.

« Mmmh, cela devrait me prendre une demi-heure, tout au plus. Vous souhaitez attendre ou – ?

— J'aimerais beaucoup », lui sourit Zelda.

Elle eut parfaitement conscience du soupir désabusé de la part de ses gardes du corps derrière elle, et la princesse s'en félicita. Plus elles fatigueraient, plus il serait aisé de les convaincre de la laisser seule dans l'arrière-boutique.

« Il va falloir vous dévêtir, répondit Rogorj avec professionnalisme. Je peux vous proposer une tenue de damoiselle en attendant.

— S'il-vous-plaît, oui.

— Vous pouvez vous servir sur le portant juste là. Cette –

— Auriez-vous d'autres teintes à proposer ? » l'interrompit Zelda avec un sourire.

La jeune gerudo la regarda étrangement, les sourcils froncés d'incompréhension.

« Ce n'est que temp –. »

La princesse s'empara de sa main et la serra pour y glisser le message de son inconnue.

« J'envisage l'achat d'un sarouel, poursuivit-elle, et je voudrais choisir une couleur similaire à celle de ma brassière. »

La gérante resserra instinctivement son poing sur le bout de papier avant de faire un pas en arrière.

« Je vais voir si j'ai quelque chose à vous proposer, altesse. Un instant, je vous prie. »

Elle disparut à toute vitesse à l'intérieur de sa boutique. Zelda patienta sous l'œil un peu agacé de ses gardes du corps. Parfois, la royauté avait du bon. Elle pouvait avoir des exigences totalement déplacées sans que cela ne choque personne. En l'occurrence, cela lui rendait bien service.

Elle repensa au contenu du message qu'elle avait elle-même parcouru un instant plus tôt : GSC. Un mot de passe, sans aucun doute, mais Zelda était bien en peine de deviner à quel objectif. Une pièce, une société secrète ? Un souterrain menant hors de la cité ?

Rogorj revint à peine une minute plus tard. À nouveau, un gigantesque sourire se dressait sur ses lèvres vertes.

« Je devrais avoir de quoi vous satisfaire en arrière-boutique ! s'exclama-t-elle avec emphase de sa voix trop aiguë. Suivez-moi ! »

Sans attendre, elle s'engouffra dans la rue adjacente, comme l'inconnue du bar l'avait prédit. Au bout de quelques mètres, Rogorj s'arrêta face à une simple porte en bois, mais totalement incongrue. Incongrue parce qu'il s'agissait de la première porte que Zelda voyait dans la cité.

« Le savoir-faire couturier gerudo est très prisé à travers Hyrule, expliqua Rogorj en déverrouillant la serrure. Cette porte permet de préserver notre secret de fabrication des touristes mal intentionnées.

— Je suis honorée d'avoir accès à un endroit aussi important, dans ce cas. J'espère y trouver ce que je cherche.

— Sans aucun doute, altesse, acquiesça la gérante. Sans aucun doute. »

Avant de la suivre dans les ombres de la bâtisse, la princesse reporta son attention sur Lobinn et Borodo.

« J'aimerais que vous restiez ici », indiqua-t-elle avec un sourire.

Les deux soldates se figèrent, les sourcils froncés.

« Les ordres sont très clairs, altesse, répondit Lobinn avec défiance. Nous ne pouvons pas vous perdre de vue un seul instant.

— Vous ne m'avez pas suivie dans l'hôtel l'Oasis, pourtant. »

Les guerrières marquèrent un léger temps d'arrêt, peu sûres de la réponse à apporter.

« Vous étiez en compagnie de Makeela Riju et... les hyliennes n'aiment pas se dénuder devant d'autres gens. Ça vous dérange, lâcha finalement Lobinn.

— Et je vous serais vraiment reconnaissante de faire preuve de la même délicatesse », leur assura Zelda avec toute la sincérité dont elle était capable.

Elle leur adressa un de ses sourires innocents, croisant intérieurement les doigts pour qu'elles mordent à l'hameçon.

« Nous vous attendons ici, acquiesça Borodo en effectuant un pas en arrière. Nous entrerons si vous n'êtes pas sortie dans une demi-heure.

— Je serais là », s'empressa d'affirmer Zelda.

Elle s'engouffra dans le bâtiment avant qu'elles ne changent d'avis et s'adossa au battant dans un soupir. Elle remerciait la déesse que Borodo se montre aussi malléable. À son expression, Lobinn semblait beaucoup moins encline à accéder à sa demande. Zelda n'avait clairement pas intérêt à dépasser l'horaire convenu.

La princesse parcourut son environnement du regard. Rogorj n'était visible nulle part. Le long corridor dans lequel elle se trouvait n'était éclairé que par des lanternes dont la lumière dansait sur les parois de terre ocre. Une teinture rouge à losanges était étendue sur le mur en face d'elle, à côté de quelques amphores peintes. Seule une rangée de bancs vides meublait le reste du couloir. Celui-ci s'ouvrait sur une arche permettant l'accès à un espace plus important. Prudemment, Zelda s'avança sur la pointe des pieds. Son sang battait ses tempes, agrémenté de l'étrange énergie des cocktails qui continuait de pulser dans ses veines. Fort heureusement, les effets de la boisson ne l'empêchaient pas de garder la tête froide. Elle ne se sentait pas diminuée pour affronter son mystérieux rendez-vous. Elle espérait seulement ne pas être en train de commettre la plus grosse erreur de sa vie, et de ne pas tomber tête la première dans un guet-apens. Cette fois-ci, elle n'avait personne pour couvrir ses arrières.

Avec un léger pincement au cœur, elle s'autorisa à penser que Link lui manquait.

Elle émergea dans une petite salle voûtée et joliment meublée. Un imposant comptoir siégeait en son centre, couvert de livres et de bijoux d'artisanat gerudo. De multiples petites étagères étaient creusées à même les murs afin d'accueillir divers objets décoratifs. En face de la princesse, une alcôve hébergeait un canapé laissé à disposition des visiteurs. Tout autour de la pièce s'étalaient des portants de vêtements, mais aucun n'arborait une Tenue de damoiselle. Avec stupeur, Zelda y découvrit une Tenue des sablons, pourtant prohibée dans la cité. Mais elle était encore plus estomaquée en voyant le vêtement sur les portants voisins. D'un tissu noir et moulant, la forme d'un squelette turquoise y brillait dans la pénombre. Une Tenue Nox. Probablement le vêtement le plus rare et le plus cher de toutes les contrées d'Hyrule.

Derrière le comptoir, Rogorj l'attendait en compagnie d'une autre gerudo. Les cheveux coupés au carré, elle arborait la même expression étrange que Brasiera. Qu'avaient donc ces commerçantes à regarder les gens par dessous leurs sourcils de cette façon ?

« Voici donc la fameuse Princesse Royale, hein, remarqua l'inconnue en l'observant de bas en haut. Je vous imaginais plus grande. »

Sa voix – que Zelda reconnut comme celle du mystérieux messager – était bien plus grave que celle de sa compatriote, ce qui n'était pas désagréable. Méfiante, la princesse ne réagit pas et attendit que l'inconnue poursuive. Elle se trouvait dans un lieu interdit par la loi gerudo, et la raison pour laquelle elle avait été guidée dans un endroit pareil demeurait un mystère.

« Moi c'est Egrouss, poursuivit son interlocutrice. Vous êtes ici au sein du Club Secret Gerudo. Nous comptons sur vous pour garder notre existence secrète auprès de Makeela. Il en a répondu de vous.

— Il ? »

Les commerçantes ignorèrent sa question. Leur regard dériva par-dessus l'épaule de la princesse et elle pivota rapidement, tous les sens en alerte.

Une trappe à même le sol s'entrouvrait juste à côté des portants de la Tenue Nox. Dans la pénombre, Zelda distingua les contours d'une silhouette sombre et silencieuse. Elle se morigéna. Par Hylia, elle aurait dû repérer cette trappe plus tôt et ne jamais lui tourner le dos !

« Nous allons vous laisser, reprit Egrouss, faîtes vite. »

Zelda ne l'entendit que d'une oreille distraite. Son esprit analysait sa situation à toute vitesse. De là où elle se trouvait, elle n'avait aucune chance d'atteindre la sortie avant que l'ombre ne la rattrape. Elle n'avait plus qu'à espérer que ses entraînements avec Link, bien que peu orienté sur le corps à corps, portent leurs fruits. Hors de question de faire appel au Pouvoir dans un espace aussi réduit. C'était non seulement trop dangereux, mais sa maîtrise, elle, en était devenu surtout bien trop hasardeuse.

Elle étouffa l'angoisse que cette seule pensée faisait naître.

L'ombre se déplia lentement et referma la trappe derrière elle. Elle agissait calmement, prudemment même, et demeurait dans l'obscurité. Étrangement, Zelda ne sentait aucune forme de menace s'en dégager, aucune tension dans ses mouvements. De petite taille, elle était vêtue d'une tenue furtive sombre, le symbole mythique de la tribu sheikah d'un rouge profond ressortant au centre de sa poitrine. Le tissu des plus fins et des plus légers moulait le corps masculin comme une seconde peau. Sa fine musculature apparente trahissait sa condition guerrière. Probablement un hylien ou un sheikah de par sa chevelure claire, son visage était entièrement dissimulé par un foulard. Au centre, des yeux d'un bleu sombre et perçant se rivèrent sur la princesse. Un délicieux frisson glacé rampa soudain le long de sa colonne vertébrale.

L'ombre porta une main gantée à son visage et se dévoila.

« Link ! »

Une brutale décharge d'électricité envahit le corps de la jeune hylienne qui se raidit pour tenter de la dissimuler. Ses mains devinrent moites, ses joues écarlates et les battements de son cœur s'affolèrent.

Par Hylia, elle n'était pas du tout préparée à ça.

« Au nom de la déesse, mais qu'est-ce que tu fais ici ? souffla-t-elle.

— Je dois te parler, répondit stoïquement le chevalier.

— Me parler ? Et ça ne pouvait pas attendre ? »

Il secoua la tête à la négative tandis que Zelda s'efforçait de réguler sa respiration hasardeuse. Auparavant, l'électricité qui la parcourait lui faisait l'effet d'un doux écoulement chaleureux dans ses veines. À présent, elle était enflammée par un torrent de lave en fusion contre lequel sa raison avait le plus grand mal à résister.

Riju l'avait pourtant avertie. Le cocktail ne montrerait son plein potentiel qu'à condition d'être en contact avec une personne particulière. Zelda s'était alors naïvement crue en sécurité et avait bu plus que de raison.

Évidemment, il avait fallu qu'elle se retrouve en face dece voï ce soir, dans une rencontre au goût épicé de l'interdit, et à la lueur chaude et intimiste des lanternes.

« Qu'est-ce que tu avais de si important à me dire ? s'exclama-t-elle, les poings serrés le long du corps. Qui sont ces vaïs ? Où sommes-nous ? »

Pour toute réponse, Link glissa un regard éloquent sur les produits interdits qui les entouraient.

« Ça ne m'explique pas pourquoi je suis là, reprit la princesse. Tu mets en péril le peu de confiance que j'ai réussi à obtenir de Riju ! Tu ne peux p –

— Il y a un espion yiga au palais », l'interrompit le chevalier.

Zelda marqua un moment d'arrêt, le temps pour elle d'assimiler l'information. Un espion ? Au palais gerudo ? Elle porta les mains à ses tempes. Son esprit était embrumé par toutes les sensations complètement démentes qui la parcourait comme des décharges d'adrénaline. Elle devait à tout prix réussir à se concentrer. Il le fallait.

Elle qui pensait que les effets du cocktail ne l'empêcheraient pas de garder les idées claires…

« Tu en es sûr ? » demanda-t-elle à voix basse.

Link, planté au milieu de la pièce, glissa un regard perplexe sur la jeune hylienne. Le comportement fébrile et impulsif de sa protégée le décontenançait. Elle lui avait certes demandé de ne pas prendre de risque pour la rejoindre, mais cela n'expliquait pas son regard fuyant, son visage fermé et la tonalité agressive de sa voix. Il se demandait bien ce qui avait pu se passer au cours de la journée pour déboussoler la jeune hylienne à ce point, mais ce n'était ni le moment, ni le lieu de l'interroger à ce sujet.

Il lui raconta en quelques phrases – extrêmement concises bien sûr – les évènements du Bazar et les révélations de Saum. Abasourdie, Zelda se dirigea vers le canapé et s'y laissa tomber avec dépit.

« Je ne comprends pas, souffla-t-elle en posant les mains sur l'arête de son nez. S'il y a réellement un espion yiga, il aurait déjà dû m'attaquer. J'ai été régulièrement exposée, particulièrement ce soir. »

Link s'efforça de modérer son inquiétude. Particulièrement ce soir ?

« Sauf s'il ne veut pas être repéré, supposa-t-il.

— Un espion serait donc plus important que moi aux yeux de Suppa ? »

Le jeune hylien haussa les épaules.

« Ou bien il sait qu'il peut m'avoir d'une autre manière, renchérit Zelda, songeuse. En attaquant en force par exemple, ou en me faisant suivre dès la sortie de la cité… On ignore si les yigas nous ont vu nous téléporter lorsque nous avons fui leur repère. Peut-être qu'ils ne savent pas encore comment nous nous déplaçons à travers Hyrule. »

L'air sombre sur le visage de Link indiqua clairement qu'il ne pariait pas sur cette supposition.

La princesse poussa un profond soupir et ferma les yeux. La distance physique avec le chevalier semblait un peu apaiser le courant électrique du cocktail dans ses veines. Pour autant, sa chaleur demeurait intense, vertigineuse, ses sensations décuplées. Mais surtout, son cerveau semblait aussi mou qu'une gelée chuchu.

« Il faut démasquer l'espion avant notre départ, finit-elle par décider, les yeux perdus dans le vide. Nous ferons une pierre deux coups : éliminer la menace yiga ici nous assurera la reconnaissance de Riju, et donc une alliance peut-être plus avantageuse. »

Link la contempla sans un mot. La lueur des bougies, chaude et vacillante, faisait danser les saphirs sur le corps et dans les cheveux de la princesse en un balai hypnotique. Et cette étrange chaleur qu'elle dégageait…

« Et les autres ? finit-il par demander devant le silence qui s'éternisait.

— Quoi, les autres ? répéta Zelda en redressant la tête.

— Ils peuvent être infiltrés. »

La princesse acquiesça pensivement et reporta son regard sur le sol devant elle.

« Si je comprends bien ce que t'as dit Saum, les yigas se terrent quelque part dans ces contrées. Donc si leur espion leur indique ma présence, ils peuvent attaquer en force. Dans les autres régions, il va leur falloir plus de temps pour s'organiser et se réunir. Il faut espérer que les deux jours prévus suffiront pour mener nos négociations à bien sans que les yigas n'aient le temps d'attaquer. Nous ne pouvons pas réduire la durée de nos séjours si je veux obtenir des accords un minimum acceptable. »

Les sourcils froncés par la concentration, Zelda se leva lentement du canapé et se dirigea vers le comptoir. Elle prit un instant pour fouiller dans les affaires présentes sur la pierre blanche et y dénicha du papier vierge et une plume.

« Notre seule chance, c'est d'agir plus vite que prévu, de les prendre par surprise, dit-elle tout en écrivant, concentrée sur le tracé de ses mots. Tu vas prendre la tablette et retourner à Euzero pour demander à Pervieh de nous rendre un dernier service. Qu'il livre notre message à Buldo dès demain. Les gorons sont les moins susceptibles, ils ne seront pas outrés de nous accueillir au pied levé. »

Elle posa sa première lettre à ses côtés et débuta une seconde missive sans lever les yeux. Même dans la précipitation, son écriture demeurait ronde et régulière, maîtrisée.

« Ensuite, enchaîna-t-elle tandis qu'elle entamait son troisième message, il devra se rendre chez les piafs et les zoras pour annoncer notre venue au cours de la prochaine semaine. Un passage directement de région en région devrait sérieusement réduire la marge de manœuvre des yigas. »

Elle versa du sable sur les trois parchemins, souffla dessus pour en chasser les grains avant de les rouler consciencieusement et de les sceller avec l'aide du sceau hylien qu'elle dissimulait dans sa besace. Lorsqu'elle pivota sur elle-même, l'intense chaleur qui envahit toutes les parcelles de son corps la fit sursauter. Sans un bruit, Link s'était faufilé juste derrière elle. Maintenant qu'elle lui faisait face, sa proximité la brûlait comme des herbes sèches qu'on enflammerait. Le cœur battant à tout rompre, elle se recula instinctivement en tendant sa lettre au chevalier, et instaura une distance sécuritaire entre elle et lui.

Elle avait chaud, terriblement chaud. Si seulement Link voulait bien arrêter de la fixer avec cette lueur mi-blessée mi-intriguée dans le regard. Si seulement il pouvait juste… rester où il était sans la regarder, cela l'aiderait considérablement. Pourquoi avait-elle bu autant de cocktails au nom de la déesse ?

« Tu dois garder la tablette, indiqua le chevalier avec fermeté.

— Nous n'avons pas le choix, Link. Il faut les prendre de court. »

Le jeune hylien secoua la tête, le visage fermé. Il s'empara des rouleaux que lui tendait Zelda et, à sa grande surprise, les jeta derrière lui en refusant d'un mouvement de tête.

« Link ! s'exclama Zelda dans un mélange de colère et de stupéfaction. Comment –

— La tablette est ton seul moyen de fuite. »

La princesse poussa un soupir et se pinça l'arête du nez. Les minutes s'envolaient. Elle n'avait plus beaucoup de temps avant que Lobinn et Borodo ne viennent la chercher. Il n'était pas question que les soldates découvrent ce que renfermait cette pièce, Link et vêtements compris. Dans un aussi court laps de temps, elle n'avait pas beaucoup d'option pour convaincre son borné de chevalier.

« Link, soupira-t-elle en s'approchant doucement. Je sais que tu t'inquiètes pour moi, mais nous n'avons aucune autre solution. »

Elle s'arrêta juste devant lui, le frôlant presque, et planta ses yeux verts dans les siens. Leur proximité lui enflamma les sens comme l'aurait fait une flèche de feu, son cœur s'emballant dans sa poitrine. Il sentait doux le feu de bois et le sable chaud du désert.

Par Hylia, si elle avait encore eu le moindre doute…

« Je te promets de faire très attention, murmura-t-elle, son souffle caressant la peau du jeune hylien tant ils étaient proches. L'escalier qui mène à ma chambre se trouve en bordure du rempart sud-est de la cité. Tu devrais pouvoir y accéder facilement. Dès l'aube, je descendrais et je récupérerais la tablette. C'est l'histoire de quelques heures. »

D'un geste hésitant mais irrésistible, ses doigts fins se levèrent pour frôler le fin tissu devant elle. Link tressaillit, la bouche sèche. Ses yeux se perdirent béatement dans le jeu paresseux des flammèches dans la chevelure blonde, faisant scintiller les minuscules saphirs qui y étaient cachés. Il déglutit difficilement. Jamais Zelda ne s'était comportée ainsi. Si belle. Si entière. Si brûlante. Mais surtout si… engageante. Il était incapable de réagir, tout son esprit uniquement occupé à garder sa respiration sous contrôle.

De son côté, la princesse ignorait totalement ce qu'elle faisait et pourquoi. Elle voulait juste amadouer son chevalier, jouer un peu de cette proximité qui le troublait si aisément pour obtenir gain de cause. Mais une fois le corps du jeune hylien si près du sien… Il était devenu totalement inconcevable ne pas le toucher. Juste un peu.

Link secoua la tête de droite et de gauche, les yeux fuyants et les joues rouges.

« Trop dangereux », affirma-t-il faiblement.

Zelda se mordit la lèvre mais elle n'arrêta pas sa douce caresse. Le tissu sheikah était si fin qu'il paraissait inexistant. Elle n'avait aucune difficulté à redessiner le contour des muscles de ses doigts tremblants. Elle parvenait à peine à garder le contrôle sur l'électricité qui lui enflammait le sang, tout en étant incapable de dire si elle désirait approfondir leur contact, ou au contraire, le fuir.

« Juste quelques heures », répéta-t-elle dans un murmure.

Link ferma les paupières et relâcha lentement son souffle. Il lui était impossible de la repousser, mais il devait conserver son empire de lui-même. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il les planta dans ceux de la princesse et acquiesça lentement, résigné à ne rien pouvoir lui refuser. Zelda, quant à elle, s'en aperçut à peine tant elle se perdait dans le bleu de ses pupilles. Au fond d'elle, l'énergie du cocktail rugissait, décuplait ses souhaits et ses craintes dans un tourbillon de sensations à en perdre le nord. La tentation était si grande, et lutter était si difficile…

Elle se gifla intérieurement. Par la déesse, elle était tout de même plus forte et plus raisonnée que ça ! Elle lui avait promis de lui laisser du temps et de respecter son choix. Elle ne pouvait pas rompre une parole aussi importante sous l'effet d'une simple boisson. Jamais elle ne se serait montrée aussi entreprenante, presque indécente, si elle avait été dans son état normal. Il fallait à tout prix qu'elle s'éloigne de lui jusqu'à ce que les cocktails ne fassent plus effet.

Se raclant la gorge, elle se recula et tendit la tablette sheikah à un Link déboussolé.

« Rendez-vous à l'aube », lui dit-elle doucement avec un sourire pour atténuer son recul.

Le chevalier se saisit de l'artefact sans un mot puis se pencha pour ramasser les missives de la princesse. Zelda, sachant le temps imparti presque écoulé, prit la direction de la sortie avant de s'arrêter.

« Link ? »

Le jeune hylien, occupé à ranger précautionneusement les rouleaux dans une de ses sacoches, releva la tête.

« La princesse n'est pas vouée à disparaître… C'est en souvenir du jour où je t'ai fait découvrir la Princesse de la Sérénité, n'est-ce pas ? »

Link hocha la tête doucement, puis répondit d'une voix neutre :

« Pas seulement. »

Le cœur de Zelda se serra tandis qu'elle regardait tendrement son chevalier.

« Tu –

— Altesse ! »

Elle tourna prestement le regard vers le comptoir où Egrouss et Rogorj venaient de réapparaître, sortant du sol par une autre trappe qui y était dissimulée. Zelda réalisa qu'elle n'avait même pas cherché comment les deux vaïs s'y étaient pris pour disparaître de la pièce une demi-heure auparavant.

Elle était bien contente que Link ait d'autres choses à penser. Sinon, il n'aurait pas manqué de lui pointer son imprudence chronique.

« Altesse, vos gardes du corps s'impatientent ! » s'affola la plus jeune des deux gerudos de sa voix désagréable.

Elle lui tendit un sarouel blanc à travers le comptoir dont Zelda s'empara.

« Tenez, mettez ça et vite ! Vous direz que je n'ai pas fini de raccommoder votre jupe et que vous étiez lasse d'attendre. Je vous la déposerai au palais demain matin à la première heure et – »

La princesse n'écoutait déjà plus son babillage que d'une oreille distraite. Sa seule pensée était pour son chevalier. Elle voulait le remercier, ne serait-ce que d'un simple regard, avant que…

Elle se retourna rapidement, mais déjà, la trappe se refermait lentement derrière Link.