Gruken était intarissable. Depuis qu'ils avaient quitté la Mine Sud, il n'avait eu de cesse de babiller à tout va à propos de tout et de rien, assommant Link sous un monologue ininterrompu. Trop heureux de rencontrer de nouvelles têtes, il n'était pas vraiment nécessaire de donner la réplique au soldat goron, mais ce n'était pas pour autant que le chevalier se sentait particulièrement à l'aise.

«Je surveille l'entrée du village comme mon père avant moi, racontait-il fièrement, et comme mon grand-père, et comme mon arrière-grand-père, et comme mon arrière-arrière-grand-père, et comme…»

Il se racla la gorge, gêné, avant de reprendre:

«C'est une responsabilité importante, il faut savoir exactement qui rentre et qui sort, et s'assurer que les non-gorons soient correctement équipés pour parcourir la montagne. C'n'est pas l'tout, mais si on veut des touristes, il n'faut pas que les gens meurent chez nous, question de principe. Bien sûr, depuis que j'suis en poste, on a pas eu beaucoup de visiteurs, donc je n'ai pas trop pratiqué…. Mais j'ai la mémoire d'un zora, sans vantardise!»

Link glissa un regard implorant à sa princesse demeurée légèrement en retrait, mais la jeune hylienne l'ignora superbement. Au contraire, le léger sourire espiègle qu'il distingua sur ses lèvres fines le poussa à se renfrogner davantage. Il savait Zelda peu à l'aise avec les mœurs gorons, estimant probablement que leur guide se montrerait plus prolixe de soldat à soldat. Mais elle connaissait aussi les difficultés de Link. Bien qu'il soit visiblement inutile d'être un grand orateur pour faire parler Gruken, le jeune hylien estimait qu'à défaut de lui venir en aide, la Fille d'Hyrule pouvait au moins faire preuve d'un peu de soutien… au lieu de s'amuser de sa détresse.

«Des visiteurs? interrompit-il le monologue du goron dans un effort de discussion résigné.

— Des visiteurs? répéta Gruken sans comprendre. Quels visiteurs?

— Il y en a?

— Bien sûr! Nous avons même quelques réguliers, il n'faut pas croire! Il y a… et bien…»

Mal à l'aise, le goron esquissa une moue embarrassée tout en jetant un coup œil à la princesse derrière eux. L'attitude légère de Zelda contemplant les environs sans prêter l'oreille à leur conversation parut le rassurer.

«Il y a Labira! s'exclama-t-il avec emphase. Une gerudo! Elle fait dans le commerce de pierres précieuses, alors elle heu… ben elle attend qu'on rouvre une mine quoi… Et heu…»

Gruken, s'apercevant qu'il en avait à nouveau trop dit, se racla la gorge avec gêne avant de se murer dans le silence. Link glissa à son tour un œil par-dessus son épaule et ne fut pas dupe un instant. Zelda enregistrait scrupuleusement les informations que livrait naïvement le goron. Si Gruken en disait déjà beaucoup, il ne se rendait pas compte que ses non-dits étaient encore plus révélateurs.

Laissant au goron le temps de se reprendre, le jeune hylien reporta son attention sur la silhouette du camp de monstres qu'ils dépassaient, situé quelques mètres en contrebas. Il avait craint un instant qu'à l'image du reste de la montagne, ce campement soit toujours aussi actif qu'avant la chute de Ganon, mais il n'en était rien. Plusieurs arcs lézals et marteaux de fer jonchaient le sol, témoins macabres du combat qui avait fait rage. De gigantesques pans métalliques de la structure pendaient dans le vide, brisés. Si les gorons ne s'étaient apparemment pas attelés à nettoyer toute la montagne des indésirables, ils avaient tout de même balayé devant leur porte.

Link partageait le point de vue de la princesse: quelque chose ne tournait pas rond au sein du peuple des montagnes. Sa venue datait d'un peu plus d'un an maintenant, et contrairement à ce qu'il avait supposé, la tribu semblait encore plus affaiblie que durant le règne de Ganon.

Alors que la petite troupe franchissait le quatrième palier de la montagne sous les rayons mourants du crépuscule, Link s'efforça de relancer la conversation. Il n'était peut-être pas très doué oralement, mais il sentait que Gruken s'enfermait progressivement dans un silence malheureux, et cela le peinait trop pour rester muet.

«Il y a beaucoup de soldats?»

La guerre était le seul sujet de conversation où le chevalier se sentait assez à l'aise pour tenter de «discuter». Malheureusement, les crispations qui apparurent sur le visage du goron lui indiquèrent qu'il s'agissait là d'un nouveau sujet sensible, et il se morigéna intérieurement. Zelda devait vraiment se résoudre à gérer l'ensemble de leurs échanges verbaux avec leurs alliés si elle ne voulait pas que survienne un incident diplomatique. Pour l'heure, celle-ci ne semblait toujours pas encline à répondre à ses œillades désespérées, toute son attention rivée sur la cascade de lave qu'ils dépassaient.

Zelda détestait la lave.

«Eh bien, répondit Gruken en se frottant la nuque de sa main libre, nous les gorons, on a pas vraiment d'armée, hein... Mais moi, Pelgo et Forjann, on a été formés par le boss lui-même! C'est le meilleur à la lutte, alors on a tous beaucoup à apprendre de lui, même si... si avec ses problèmes de reins… y'peut plus trop nous montrer sa technique, voyez…»

Dépassant de quelques pas ses invités, le soldat se retourna en tentant de se parer d'un air enjoué, sans grande réussite.

«Mais il nous enseigne la théorie, et on s'améliore de jour en jour!»

Le jeune hylien hocha la tête avec ce qu'il espérait être une forme de conviction, sans certitude. Il n'était pas plus doué pour mentir que pour faire la causette, après tout.

«Gruken, interpela-t-il dans une ultime tentative de discussion apaisée, où pourrais-je me fournir en épices au village?»

Aussitôt, le profil du soldat se détendit, ravi de s'éloigner des sujets houleux. Zelda contint difficilement un sourire. Link avait toujours plus d'un tour dans son sac – contrairement à ce qu'il pensait lui-même. Qu'il se repose souvent sur ses connaissances culinaires n'était pas un mal: n'était-ce pas le sujet universel par excellence, après tout?

Il leur fallut encore près de deux heures de marche avant de commencer à distinguer les abords du village goron. Alors qu'ils franchissaient une énième arche métallique balisant le sentier, l'attention des deux hyliens fut attirée par un impressionnant entrelacs d'échafaudages de l'autre côté du fleuve Vonture. À travers les vapeurs toxiques que dégageait la lave en contrebas, Link devina que le chantier recouvrait l'intégralité du haut rocher en pointe, en face du Village Goron lui-même.

«Une nouvelle sculpture?» demanda-t-il à Gruken, l'interrompant en pleine tirade alimentaire.

Le jeune goron leva les yeux vers le chantier d'un air absent, et son visage s'illumina soudain d'un sourire fier.

«Oui, son inauguration aura lieu demain! Faut dire que votre visite tombe à point!

— À point? répéta la princesse avec curiosité.

— Faudra voir ça avec le boss, vot'altesse, répondit Gruken d'un petit air espiègle. Moi, je ne dis plus rien!»

Et pour la première fois, le soldat n'exprima aucune culpabilité d'avoir éveillé l'intérêt des voyageurs.

Alors qu'ils parcouraient les derniers mètres d'un pas fatigué mais impatient, les deux hyliens purent observer avec émerveillement la formidable statue qui gardait l'entrée du Village Goron et qui accueillait les visiteurs depuis des temps immémoriaux. Ils avaient beau la connaître par cœur, sa vue demeurait un spectacle qui ne laissait pas insensible.

Haute de plus de quinze mètres et sculptée à même la roche, la statue arborait un sourire avenant, bras ouverts et pouces levés. Sa silhouette trapue l'identifiait sans aucun doute possible comme un goron. De toutes les espèces d'Hyrule, ceux-ci étaient les plus éloignés des hyliens. Si les zoras et les piafs semblaient tout aussi dissemblables, leur structure osseuse en était finalement peu éloignée, puisqu'ils vivaient dans des conditions atmosphériques similaires.

Les gorons, pour leur part, avaient une ossature cent fois plus dense que toutes les autres espèces, rendant leurs os presque impossibles à briser, même par un hinox. Ils étaient dotés d'une cage thoracique très arrondie et imposante, multipliant par deux le nombre de leurs côtes et dont l'espace intercostal était réduit à la finesse d'un parchemin. Si les gorons disposaient bien d'une colonne vertébrale, celle-ci étaient protégée par les rochers qui ornaient leur dos comme une carapace, et dont le nombre ne cessait de croître avec l'âge. Les os de leurs avant-bras, démesurément longs et robustes, contrastaient avec leurs jambes frêles et très courtes. Pour autant, seule cette structure particulière permettait aux gorons de se rouler en boule pour se déplacer à la vitesse d'un cheval au triple galop.

Leur faciès était légèrement aplati et leur mâchoire imposante parée de quarante-deux dents encore plus solides que le reste de leur squelette. Si l'ensemble de ces caractéristiques renvoyait une image plutôt agressive, la démesure de leur poitrine par rapport à leurs membres inférieurs les dotaient une démarche chaloupée presque amusante, et leur gigantesque bouche dessinait naturellement un léger sourire bon enfant, tel qu'affiché par l'immémoriale statue.

Un peuple capable de survivre dans l'enfer d'un volcan en fusion tout en étant l'incarnation de la bonté même.

Trottinant joyeusement de ce fameux déhanché un peu houleux, Gruken franchit en premier le portail du village. Il se retourna alors, bras ouverts et un grand sourire juché sur les lèvres. L'exacte copie de la sculpture millénaire qui les surplombait.

«Bienvenue au Village Goron!»

Les deux hyliens s'arrêtèrent après quelques pas et la princesse parcourut le paysage d'un regard doux et nostalgique. Le village n'avait pas changé en cent ans d'existence, excepté les bassins de lave incandescente qui remplaçaient les sources chaudes que Zelda avait connues autrefois. Enclavé dans une ravine, le Village Goron était construit sur trois niveaux. Le plus bas était constitué de multiples îlots rocheux s'élevant au milieu de la lave et sur lesquels se dressaient la plupart des habitations, reliés entre eux par des ponts métalliques. Le second niveau était un chemin qui encerclait la ravine depuis l'entrée du village, longeant les contreforts des falaises alentours où se blottissaient d'autres demeures. De ce cercle partait le troisième niveau, fait de chemins pierreux et de rails de train de mine permettant l'accès aux hauteurs du village et, accessoirement, au cœur même du volcan.

Il était plus de vingt-une heures à présent, et la nuit étoilée drapait le sommet de la montagne à travers le brouillard de vapeur qui émanait du cratère rougeoyant en toile de fond. Seule la lave bouillonnante éclairait les chemins pierreux et les habitations gorons, constructions sommaires assez peu confortables pour des hyliens. Plusieurs blocs de rochers massifs étaient assemblés afin de créer des petites cavernes sombres et sans fenêtres où étaient disposées des couches de pierres et quelques étagères, rien de plus. Les gorons, après tout, n'étaient pas des êtres d'intérieur. Ils lui préféraient amplement la vie au grand air. Leurs habitations ne servaient en conséquence qu'à abriter leurs biens, peu nombreux.

Une seule maison différait radicalement de toutes les autres: celle de Buldo, le boss des gorons. Elle se dressait au milieu d'une parfaite ligne droite reliant l'entrée du village et le cratère de la montagne, silhouette menaçante au milieu de la nuit. La caverne était surplombée d'un imposant rocher noir en forme de cône sur lequel brillait le symbole de la tribu, un losange surmonté de trois triangles.

Le regard de Link s'arrêta soudain sur la seule chose qui avait radicalement changé depuis sa dernière venue. Juste à droite de la maison de Buldo, une toute nouvelle statue se détachait à la lueur de la roche en fusion. D'une taille ridiculement incomparable avec celle qui accueillait les visiteurs, elle avait la particularité de ne pas représenter un goron, mais une vieille dame sheikah dotée d'un grand chapeau de paille d'où pendaient des croissants de lune.

«Je vous laisse ici, déclara Gruken de sa voix joyeuse, le boss vous attend chez lui. C'était un vrai honneur, vot'altesse! Un vrai honneur!»

Le chevalier le salua d'un mouvement de tête tandis qu'il observait avec inquiétude la jeune hylienne figée à ses côtés. Les paroles du goron n'avaient aucune chance d'éveiller l'attention de la princesse, entièrement rivée sur l'ouvrage que le peuple des montagnes avait érigé en l'honneur de la défunte sheikah. Le regard fixe et la nuque raide, Zelda amorça sa descente dans le village d'un pas lent, Link sur les talons.

Plus ils se rapprochaient de la maison de Buldo, traversant les différents ponts d'acier dans un silence presque funèbre, et plus les contours de la statue se précisaient. Le dos voûté, Impa était représentée telle qu'elle était dans ses derniers instants de vie, le visage ridé mais le regard vif blotti sous son haut chapeau, une main derrière le dos et la seconde dressée devant elle au-dessus des habitations en un geste protecteur.

L'éclat d'une larme étincela au coin de l'œil de la princesse, poussant Link à frôler sa main d'une caresse presque inconsistante. Ce simple geste suffit à la jeune hylienne pour reprendre pied dans la réalité. Elle détourna son attention de la statue pour adresser un sourire tremblant à son chevalier servant. L'atmosphère âcre et brûlante qui les entourait avait séché ses larmes bien avant qu'elles ne coulent, mais le vert de ses iris demeurait brillant dans la pénombre.

Zelda parut soudain prendre conscience de son environnement. Elle fronça les sourcils devant le silence anormal qui régnait dans le village. Ils n'avaient encore rencontré aucun goron, mis à part Gruken. Si ceux-ci n'avaient jamais été très nombreux, l'endroit était un espace plein de vie lorsque Link était venu libérer Vah'Rudania. Un endroit où raisonnait le rire des enfants sous le bruit presque constant de leur roulade folle sur l'acier des ponts. Aujourd'hui, le silence qui pesait entre les habitations leur donnaient un aspect lugubre, comme si le village était à l'abandon. Le chevalier était surtout surpris de ne pas être accueilli par son ami Yunobo, l'unique descendant du grand Daruk. Le goron était peut-être un peu simplet, mais Link s'était pris d'une réelle affection pour lui au cours de leur aventure pour libérer Vah'Rudania de la corruption. C'était un jeune guerrier enthousiaste et profondément optimiste, qui savait écouter et apprendre. Tout le monde n'était pas forcément doté de pareilles qualités.

Une fois parvenus sur le seuil de la maison du boss, la princesse glissa un ultime regard sur la statue de la sage sheikah. Sa main protectrice les surplombait et elle y puisa ses ultimes forces avant de reporter son attention sur la petite caverne.

«Allons-y», souffla-t-elle d'un ton résolu en carrant les épaules.

La Princesse Royale s'engouffra d'un pas assuré dans les ombres à la rencontre du Boss des Gorons, son chevalier servant dans son sillage. L'atmosphère était étouffante dans ce petit espace sombre et rustique, raison principale pour laquelle Buldo ne recevait pour ainsi dire jamais à l'intérieur, d'habitude. Des ruisseaux de lave paresseux couvert d'une croûte noirâtre circulaient dans la caverne exiguë, dégageant des vapeurs de souffre irrespirables et faisant grimper la chaleur à des niveaux extrêmes. Un gigantesque trône d'acier se dressait en face de l'entrée et sur la gauche se trouvait une couche goron des plus communes – soit un lit de pierres cerclé de métal. Et c'était tout.

«Princesse Zelda! retentit la voix rocailleuse de Buldo dès qu'ils firent un pas dans la bâtisse. Si on m'avait dit que je vous rencontrerai un jour, j'aurais aplati le bougrequi m'aurait dit un truc pareil ! C'est un sacré honneur pour moi, je vous le dis! Vous m'excuserez de pas me lever pour vous accueillir, mais mes reins me font atrocement souffrir.»

En voyant la silhouette du grand Buldo ainsi recroquevillée sur son trône, affaibli, ses jambes menues serrées contre lui et le dos rond, Link ne put retenir un élan de compassion. Des rochers sombres et pointus émergeaient depuis ses épaules et, le goron se tenant appuyé sur son côté gauche, le chevalier pouvait distinguer d'autres cailloux qui disparaissaient sous le tissu de son pagne. Le teint pâle, son visage était paré d'une impressionnante barbe blanche aussi longue que ses cheveux, le tout noué en trois queues distinctes qui mettaient en exergue ses lèvres épaisses et rougeaudes. Au milieu de toute cette blancheur, les impressionnants sourcils rejoignant la barbe immaculée, il aurait été difficile de distinguer ses yeux si l'un n'était pas recouvert d'un bandeau et que le second ne brillait pas d'une vivacité qui ne collait pas avec l'état dégradé du corps qui l'abritait.

Comme un écho aux sentiments peinés qui animait son chevalier, Zelda adressa son sourire le plus doux au vieux goron en s'approchant du trône de métal.

«Mes hommages, boss, lui répondit-elle avec légèreté en posant sa main frêle sur la paume gigantesque de Buldo. Je suis ravie de faire votre connaissance.»

Pourquoi avait-elle un élan aussi intime envers cet étranger massif, Link n'en avait pas la moindre idée. Zelda n'avait jamais été du genre expansive et tactile, et ce geste ne lui ressemblait pas. Tout du moins, pas s'il était réfléchi. Buldo, loin de rejeter cette marque d'affection d'une pure inconnue, retourna sa monstrueuse paume couleur de miel et serra légèrement la main ridiculement petite de la princesse dans une douce étreinte.

C'est alors qu'il le vit. C'était un mouvement presque imperceptible, mais il était bien là pour qui savait observer. Sous le regard abasourdi du chevalier, le corps massif du boss se détendit légèrement, se libérant progressivement des douleurs lancinantes qui l'entravaient.

Un picotement parcourut la nuque du chevalier, et il frissonna dans la moiteur ambiante.

Link reporta spontanément son attention sur l'étreinte silencieuse du goron et de la princesse. Le toucher de Zelda était la seule explication à l'anesthésie momentanée des souffrances de Buldo. S'il savait que le corps de la princesse abritait l'âme d'Hylia, le jeune hylien ne restait jamais de marbre face à l'une des manifestations de la déesse. Zelda semblait luire de l'intérieur, comme dotée de sa propre lumière qui magnifiait sa beauté pure et naturelle, la parant d'une puissance qui aurait pu paraître effrayante, ou pour le moins intimidante. Sauf pour Link, bien sûr.

«Eh bien, reprit Buldo d'une voix plus assurée en adressant un sourire à la jeune hylienne, qu'est-ce qui amène une bougre de petite chose fragile comme vous dans notre montagne? C'est pas un endroit pour vous, vous savez, princesse. Gringalet! T'as fait le stock de remèdes ignifus, j'espère?»

Link sursauta lorsque Buldo l'interpela par son sobriquet tant il était absorbé dans sa contemplation de l'étrange scène. Surpris qu'aucun des deux protagonistes ne fasse une remarque sur ce qui se passait, il réalisa avec effarement qu'il était le seul à s'en rendre compte.

Zelda tourna la tête vers son chevalier, intriguée par son silence qui s'éternisait. Le regard fixe de Link qui la scrutait d'un air ébahi l'intrigua. Elle se demandait bien ce qui pouvait le troubler ainsi, mais elle constata surtout qu'une réponse de sa part n'était visiblement pas pour tout de suite.

«Ce n'était pas utile, boss, répondit-elle à sa place en reléguant ses questions à plus tard, j'ai rencontré l'un des vôtres en Hyrule qui m'a confectionné cette tenue.»

Elle désigna son gilet écarlate et son bustier au vieux goron qui observa les vêtements avec curiosité.

«Je suis parfaitement protégée, rassurez-vous, poursuivit la princesse.

— Un des miens? Lequel ? Je connais tous mes bougres de gorons, dîtes-moi son nom!

— Shantieh?»

Buldo éclata alors d'un rire tonitruant qui secoua tout son gigantesque corps, jusqu'à ce qu'un vilain craquement lui arrache un gémissement de douleur. Visiblement, le Pouvoir du Sceau ne s'étendait pas au point de lui rendre sa souplesse.

«Nom d'un roc! grommela-t-il avec une grimace de souffrance. C'est pas cette satané caillasse qui va m'empêcher de rigoler! Ah, ce Shantieh, j'ai toujours su qu'il irait loin avec son morveux de p'tit frère!

— Ils ont du talent», acquiesça Zelda en resserrant inconsciemment sa poigne dans la grande main du goron.

Aussitôt, le corps tendu à l'extrême de Buldo s'assouplit. Link enragea en s'apercevant que Zelda ne semblait toujours pas avoir conscience de ce qu'elle faisait. Ou peut-être que si?

«Vous me ferez pas croire que ce sont ces garnements qui vous ont cousu ça, princesse! rugit le goron. J'ai beau être vieux, je sais encore différencier un travail goron de celui d'une gerudo, nom d'un roc!

— Et vous avez bien raison, lui sourit la princesse. C'est une amie qui l'a réalisé avec les pierres et les plumes de pigeon que Shantieh a ramené. Mais il a taillé la pierre avec une telle finesse que Kornuieh n'a eu aucun mal à les intégrer dans cette tenue.»

Buldo hocha légèrement la tête avec un sourire à la fois fier et nostalgique, le regard perdu dans le vide.

«Ce sont des bougres de bonshommes, mes gorons, marmonna-t-il. Je l'ai toujours dit!

— Et c'est pour cette raison que je suis venu trouver le peuple des montagnes, boss, enchaîna la princesse. Je viens demander votre aide.

— Notre aide? répéta Buldo avec surprise.

— Votre aide pour anéantir une bonne fois pour toutes le gang des yigas et pour reconstruire le royaume d'Hyrule.»

Un silence accueillit cette déclaration durant lequel retentit seulement le gargouillis de la lave sous leurs pieds. Link sentait la sueur dégringoler le long de son dos sous son armure de pierre tellement la maison était une véritable étuve. Il préférait largement l'époque où les ruisseaux de roche en fusion étaient encore des sources chaudes: la température était alors bien plus supportable.

«C'est donc vrai, marmonna Buldo au bout d'un moment, vous voulez reconstruire ce bougre de royaume…

— Ça vous déplaît? interrogea Zelda en fronçant les sourcils.

— Arf, grogna le vieux goron, j'irai pas jusque là, princesse. Disons que ça m'inquiète. Nous, les gorons, on n'a jamais été pris vraiment au sérieux par les gens du bas, vous savez. Vous devez être la seule à penser que le peuple des montagnes a encore une utilité. Alors qu'on est bien braves et bien assez forts pour qu'on nous respecte comme les autres! C'est pas parce que mes bougres de gorons sont pas des grands cerveaux qu'on doit les prendre pour des autruches, nom d'un roc! Alors, j'ai pas envie de nous rabaisser encore plus en nous prosternant devant les hyliens, comprenez…

— Je ne veux pas que vous vous prosterniez devant la couronne d'Hyrule, boss, assena Zelda d'une voix ferme. Je refuserais même que quiconque pose un genou à terre devant moi, si je le pouvais. Vous êtes mon égal, et je viens négocier une alliance avec vous. Un véritable traité où tout le monde en tire un bénéfice. Un contrat entre deux puissances.»

L'unique œil de Buldo la scruta un instant avec une vivacité intacte, révélant pourquoi cet être moribond était encore aujourd'hui le chef craint et respecté des gorons. Malgré les doutes parfaitement visibles dans son regard obsidienne, la conviction ferme et assurée de Zelda sembla bien plus l'intriguer que le sens de ses paroles.

«Dîtes-m'en plus», grogna-t-il, un doigt caressant pensivement sa longue barbe blanche.

Link ne parvint pas à déterminer si l'idée de débuter les négociations dès à présent plu à Zelda. Ça n'avait pourtant rien de surprenant de la part de Buldo, car les gorons n'étaient pas du genre à procrastiner. Si le boss pouvait leur donner une réponse dès ce soir, il la donnerait et de ne reviendrait jamais dessus.

Link avait beau avoir été élevé par les zoras, il avait un faible pour la politique honnête et rapide selon les gorons. Pour sa part, les conditions climatiques actuelles de la montagne le poussaient à souhaiter leur départ le plus vite possible. Mais la journée avait été longue, aussi longue que celle de la veille, et la princesse n'avait bénéficié que de trois petites heures de sommeil à l'aube pour reprendre des forces.

Sans surprise cependant, Zelda ne se déroba pas: à cheval donné on ne regarde pas les dents. L'œil vif, les traits concentrés mais chaleureux, rien ne laissait percevoir une quelconque lassitude si Link ne la discernait pas dans le léger affaissement de ses épaules. La douce lueur qui transparaissait sous sa peau lui indiquait qu'elle continuait d'utiliser le Pouvoir du Sceau, même inconsciemment, et elle lui avait confié toute l'énergie que cela lui demandait.

À se demander si le jeune hylien ne serait pas obligé de la porter au terme de cet entretien avec Buldo. La menace des yigas avait beau être prégnante, il allait devoir s'imposer pour que Zelda se ménage un tant soit peu au cours de leur périlleux périple à travers Hyrule. Ils n'en étaient même pas à la moitié.

«J'ai besoin de mineurs, déclara sans ambages la princesse en adoptant le style direct du peuple des montagnes. Ainsi que de tailleurs de pierre, et de bâtisseurs.

— Pour reconstruire le château?» s'enquit le boss.

Zelda secoua la tête à la négative.

«Un château est la dernière chose dont j'ai besoin. Non, les premières constructions seront les infrastructures du royaume: les ponts, les auberges, les commerces, les fermes.

— Un bien vaste projet, princesse…, grogna Buldo en agitant la tête de droite et de gauche. Qui va me prendre beaucoup de mes gorons…»

Zelda se mordit l'intérieur de la joue. Ces propos venaient confirmer ses craintes: ce qui se tramait au sein du peuple goron était en train de mettre en péril ses propres projets. Pouvait-elle dès à présent pousser sa chance et bousculer le vieux boss?

Inconsciemment, elle raffermit son étreinte dans la main du goron.

«Buldo, reprit-elle d'une voix intime et douce, propice à la confidence, où sont tous vos gorons? Qu'est-il arrivéà votre peuple si fier et si chaleureux ?»

Le boss se renfrogna davantage, les sourcils bas et les lèvres dessinant une moue attristée.

«Je savais bien que nous ne pourrions pas vous cacher la vérité, princesse. Mais je crains que vous ne puissiez pas faire grand-chose pour nous.

— Hyrule n'est rien sans les gorons, affirma Zelda avec conviction, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour aider votre peuple. Comme tous les autres, vous avez payé un lourd tribu à la couronne lors de la Grande Calamité, et Hyrule vous doit beaucoup.

— Les anciennes alliances sont mortes avec votre royaume, princesse. Depuis cent ans, c'est chacun pour soi, et ma santé ne m'a pas permis d'aller à la rencontre des autres dirigeants depuis bien trop longtemps pour qu'on s'occupe de notre sort. Vous devez être la seule à penser que les gorons ont encore un rôle à jouer dans l'histoire d'Hyrule.»

Buldo relâcha la main de la princesse en une grimace. Il gémit malgré lui de douleur tandis qu'il essayait de se tourner sur le côté droit. Zelda, les sourcils froncés de concentration, se recula aux côtés de Link en joignant les mains devant elle, son attention rivée sur le goron.

«Mais votre proposition mérite que j'y réfléchisse, poursuivit Buldo de sa voix érayée. Quant à l'éradication des yigas…»

Il leva un regard brillant sur la princesse, les traits tirés et sévères.

«Ce sont eux les assassins, n'est-ce-pas?»

Zelda confirma d'un mouvement de tête et le boss frappa l'accoudoir de son trône du plat de la main dans un mélange de rage et de souffrance. Pâle image de la puissance qu'il avait dû être jadis, et pourtant déjà impressionnante.

«Impa mérite que toute la nation goron fonde sur ces traîtres! tonna-t-il. Et je serai en tête pour leur arracher la tête si je le pouvais!»

Le sursaut de vigueur retomba derechef, ne laissant derrière lui qu'un être brisé, épuisé. Zelda serra les poings pour se retenir d'aller témoigner son soutien au grand goron. En cet instant, Buldo avait besoin d'être traité en tant que boss et non en tant que vieillard mourant. Lui témoigner de la compassion serait lui pointer sa faiblesse, et le couvrir de honte.

«Malheureusement je n'ai aucun guerrier à vous prêter, princesse, soupira-t-il avec dépit.

— Yunobo?» intervint Link à la grande surprise des deux dirigeants.

Le regard du goron se fit plus fuyant. Il tourna résolument la tête pour ne répondre que du bout des lèvres.

«Il n'est pas disponible, grommela-t-il dans un son si bas qu'il ressembla à un roulement de tonnerre.

— Où est-il, boss?» enchaîna Zelda.

Elle sentait dans l'attitude du boss que quelque chose d'important se profilait au sujet du jeune héritier. Buldo ne répondit pas tout de suite, ses gros doigts crispés sur son trône. Sa pupille noire et brillante scrutait attentivement le visage de ses deux interlocuteurs, déterminant le degré de confiance qu'il pouvait leur octroyer.

«Il est parti pour l'Île Finalis, finit-il par avouer d'un ton bourru.

— L'île Finalis? répéta Zelda, abasourdie. Mais pourquoiça?

— Pour prouver sa valeur et son courage.

— Mais…

— Il est tard, princesse, l'interrompit le goron en levant une main épaisse. Demain matin, une grande célébration va avoir lieu en votre honneur aux sources chaudes. Pour ce soir, on vous a installé dans une maison du deuxième niveau, la première sur votre gauche. Vous trouverez de quoi vous nourrir et vous rafraîchir.»

Zelda acquiesça et se résigna à ne rien obtenir de plus ce soir de la part du boss. Mais la lueur dans ses yeux indiquait clairement qu'elle ne renoncerait pas si facilement, qu'elle accordait ce répit au goron uniquement pour ne pas le bousculer dès leur premier entretien. Si Buldo était un être fier, puissant et intelligent, Zelda savait qu'elle était bien plus rompue à l'art de la négociation que n'importe quel goron. Elle obtiendrait les réponses à ses questions.

«Je vous remercie de tant d'attention, boss. Nous aurions pu dormir à l'auberge, vous savez.

— J'ai peut-être pas connu l'époque de ce bougre de Royaume, grogna Buldo, mais rien que les restes du château disent que c'était quand même pas pareil qu'ici. Personne ne dira que les gorons sont pas capables d'accueillir correctement la Fille d'Hyrule.»

La note de fierté était nettement perceptible dans la voix du vieux goron.

«Je ne l'aurai jamais permis, boss, lui assura la jeune hylienne en s'inclinant légèrement avec respect. Une bonne soirée à vous.»

Buldo leva une main imposante en guise d'au-revoir tandis que les hyliens tournaient les talons vers la sortie.

Au moment où elle s'apprêtait à franchir le seuil de la petite caverne, Zelda s'arrêta une dernière fois et reporta son attention sur le vieux goron. Link suivit son regard et vit avec peine Buldo se laisser aller contre le dossier métallique, les yeux clos et la respiration douloureuse.

«Boss?» l'interpela-t-elle d'une voix douce.

Il ouvrit son unique œil sur elle, sans sembler pouvoir se mouvoir davantage.

«La statue d'Impa…»

Sa voix se brisa sans qu'elle ne put continuer, mais l'émotion dans son regard suffisait à véhiculer les mots qui ne purent franchir ses lèvres. Le vieux goron esquissa un sourire attendri, une lueur douce glissant dans sa pupille noire.

«Elle ne mérite pas moins de notre part, princesse, assura-t-il de sa voix rauque. Peut-être plus, mais certainement pas moins.»

En sortant de la maison du boss, Link ressentit une impression de fraîcheur bienvenue tant la température intérieure était invivable. Zelda, plongée dans ses réflexions, se dirigea vers la maison que Buldo leur avait indiqué sans un mot. Ils traversèrent le long pont d'acier enjambant la rivière de roche en fusion qui s'écoulait depuis une cascade sur leur gauche. La petite caverne qui leur avait été assignée se trouvait juste après, blottie contre le flanc escarpé de la falaise. Son entrée cerclée de ferrailles étrangement assemblées était voilée par un rideau sombre. Link apprécia l'attention. Les gorons ne mettaient habituellement jamais rien pour dissimuler l'intérieur de leurs habitations.

Alors que la princesse s'apprêtait à entrer dans la bâtisse, il posa la main sur son épaule pour attirer son attention sur une troisième sculpture située dans leur dos. Elle était taillée dans le même bloc rocheux que le goron veillant à l'entrée, mais parfaitement visible en surplomb dans la clarté de la nuit.

«Daruk», souffla-t-elle avec douceur lorsqu'elle se retourna, reconnaissant le visage de celui qui avait été leur ami.

Figé à jamais dans la pierre de sa montagne bien aimée, le prodige se dressait fièrement parmi les étoiles en tendant une main massive vers le cratère où se nichait sa compagne de guerre, Vah'Rudania. Son visage barbu arborait un sourire fier et assuré tandis que deux petits gorons se blottissaient devant lui en montrant leurs muscles. À l'époque du prodige, personne n'aurait imaginé que les gorons pourraient un jour ne plus avoir suffisamment de guerriers pour combattre l'ennemi.

Instinctivement, le regard de Zelda dériva sur la sculpture de sa protectrice située juste au-dessus d'eux. Elle nota que la main de la sheikah semblait se tendre pour rejoindre celle de Daruk à travers le village. La princesse relâcha un soupir. Si elle avait profondément aimé Daruk, cette perte-là bénéficiait de la douceur d'un centenaire. Pas celle d'Impa.

«Les gorons savent rendre hommage aux morts», conclut-elle simplement.

Elle leva le voile et disparut dans les ombres de la petite caverne. Entrant à son tour, Link ne fit qu'un pas avant de la heurter de plein fouet, mais Zelda ne broncha même pas. En observant l'espace autour de lui, le jeune hylien comprit aisément pourquoi.

Petite et ronde, la caverne était constituée d'une seule et unique pièce au plafond assez bas. Devant eux, sur une légère esplanade, deux lits hyliens faits de métal trônaient à distance l'un de l'autre. Un épais tapis beige habillait le sol de pierre ocre de la demeure. Sur la gauche, un miroir était fixé au-dessus d'une petite table et d'un bloc de pierre taillé pour servir de tabouret sur lequel reposait un coussin. Dans un renfoncement sur la droite, légèrement en retrait de l'entrée, se trouvait un baquet en acier dans lequel se déversait en continu une eau chaude et attrayante provenant probablement des sources situées dans la falaise au-dessus d'eux. Une gouttière taillée dans la roche permettait au surplus d'eau de s'évacuer à l'extérieur de la caverne.

Les gorons avaient fourni un effort manifeste pour agrémenter cette habitation aux besoins des deux hyliens, et plus particulièrement à ceux de la princesse. Bien que l'attention soit des plus touchantes, l'aménagement n'était rien comparé à la magnificence du plafond de la petite pièce.

L'ensemble de l'arche pierreuse était serti d'une centaine de saphirs bleutés, nimbant la pièce d'une lueur délicate. Les gemmes scintillaient à la flamme des bougies, transformant le plafond en une voûte étoilée et enchanteresse. Au-delà de la splendeur décorative, la présence des saphirs rafraîchissait l'atmosphère jusqu'à une température douce et agréable, parfaitement supportable pour des hyliens sans la moindre protection.

En comparaison de la touffeur extérieure, Link avait presque froid. La sueur qui le recouvrait semblait geler dans la fraîcheur ambiante. Il contemplait avec ravissement l'ensemble de l'aménagement et un seul mot persistait dans son esprit. Féerique. La caverne était féerique. Hylia savait qu'il n'aurait jamais imaginé penser ça d'un environnement créé par les gorons. Pourtant, il aurait dû savoir que ce peuple n'était jamais à court de surprise.

«C'est magnifique, souffla Zelda en s'avançant, caressant délicatement les murs couverts de pierres précieuses de ses doigts frêles. Aucun goron n'avait encore jamais pensé à aménager une pièce de cette manière-là.»

Link observa la douce silhouette de la princesse arpentant la caverne scintillante, et il oublia tout. Il oublia la roche dure, la lave bouillonnante, la chaleur, les monstres, Ganon, le royaume, et même l'odeur attrayante qui émanait d'un plat couvert posé sur la petite table à côté de lui. Il ne restait qu'elle, cette jeune hylienne inconsciente de son pouvoir sur lui, dont la simple présence l'apaisait et lui murmurait sa raison d'exister.

Un grognement émanant de son estomac lui indiqua cependant que si sa tête avait tout oublié, son appétit, lui, demeurait les pieds sur terre. Amusée, Zelda laissa échapper un rire de gorge avant d'aller soulever le couvercle pour révéler un curry végétarien des plus appétant.

«Ce que ça à l'air bon, par Hylia, souffla-t-elle, j'ignorai avoir faim jusqu'à maintenant.»

Elle referma tout de même le récipient et se dirigea vers l'un des lits. Elle retira son gilet écarlate d'un souple mouvement d'épaule et le lança sur le matelas avec nonchalance.

«C'est un pur hasard ou l'information sur mon végétarisme a traversé ce dernier siècle?» demanda-t-elle en tirant sur les deux baguettes qui retenaient ses cheveux, libérant sa longue chevelure blonde en un mouvement de tête naturel.

Sous l'éclat des bougies et des saphirs, Link eut l'impression que la princesse ne s'était pas délaissé des filaments de pierres précieuses qu'elle portait encore le matin même. Il avait la gorge sèche.

«Link?» appela-t-elle en se tournant de trois quart vers son chevalier demeuré sur le pas de la porte.

Le jeune hylien se secoua sous le joug des deux yeux verts qui le fixaient, tentant vaille que vaille de reprendre ses esprits. Il ne put empêcher une légère gêne de colorer ses joues en voyant le sourire un peu moqueur qui flottait sur les lèvres de sa princesse.

«Pervieh le leur a rappelé hier», répondit-il d'une voix plus rauque qu'il ne l'avait espéré.

Le léger sourire de la princesse s'affirma, teinté d'une douceur qu'elle ne destinait qu'à lui et à lui seul.

«Un vrai chevalier servant», rit-elle en guise de remerciement.

Elle rassembla ses mèches blondes d'un geste empreint d'habitude et Link lui fut reconnaissant de ne pas s'attarder sur sa béatitude. Lui tournant à nouveau le dos, elle enroula prestement sa longue chevelure en un chignon épais et brouillon dans lequel elle replanta les baguettes, révélant la blancheur de sa nuque.

«Ça te dérange si je fais ma toilette en premier?» demanda-t-elle en tournant la tête vers un Link toujours figé à l'entrée.

Le jeune hylien déglutit avant de hocher la tête, le regard fixe et trouble à la fois.

«Je ne serais pas longue, assura-t-elle en s'éloignant en direction du baquet fumant, avant de laisser échapper un rire: et puis, quelque chose me dit que tu ne seras pas mécontent de manger en premier, non?»

Elle se retourna pour lui lancer un regard mi-menaçant mi-joueur, un doigt levé en signe d'avertissement.

«Mais ne mange pas tout!»

Elle disparut derrière le lourd paravent en acier qu'elle tira derrière elle.

Link se força à se ressaisir dans le silence qui s'en suivit, libéré de la vue du corps de la jeune hylienne, et se dirigea vers le lit le plus éloigné du paravent. Avec des gestes d'automate, il se délesta de ses armes et de son carquois pour les poser sur la table à côté de sa couche. Juste à côté, le gilet écarlate de la princesse attirait irrésistiblement son regard.

Il se concentra pour tenter de comprendre la raison de son trouble. Après tout, Zelda et lui avaient déjà vécu plusieurs mois ensemble dans un espace restreint, même si, à Elimith, Link avait veillé à ce que la princesse conserve un espace personnel. Mais aujourd'hui, dans cette petite et unique pièce au plafond bas et pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, les gestes de Zelda, aussi anodins soient-ils, transpiraient d'une intimité qu'ils n'avaient encore jamais partagé. Impressionnant comme le cadre changeait toute la signification d'une même scène. En extérieur, dans un bivouac, savoir la princesse en train de se laver dans une rivière à quelques pas et la voir revenir les cheveux humides était normal. Vivre la même chose en tête à tête sous une voûte couverte de pierres précieuses l'était beaucoup moins.

Un bruit d'éclaboussures aussitôt suivi d'un soupir de bien-être firent spontanément lever les yeux du jeune hylien occupé à défaire ses bras d'armure. À la vue des vêtements de la princesse posés sur le haut du panneau métallique, il rougit violemment en détournant le regard.

Par Hylia, il n'y avait que les gorons pour considérer que de faire dormir princesse et chevalier dans une même pièce n'avait rien d'inconvenant.

«Link, retentit la voix légèrement étouffée de la princesse à travers les bruits d'eau, Buldo était-il déjà en si mauvaise santé lorsque tu l'as rencontré il y a un an?»

Le chevalier se focalisa résolument sur les sangles de son armure.

«Non, répondit-il avec tout le flegme dont il était capable.

— Il me faisait mal au cœur, souffla Zelda. Je n'ai jamais vu un goron rester au village en étant atteint à ce point.»

L'humeur du chevalier s'assombrit tandis qu'il ôtait son armure de pierre avec soulagement. Si la majorité des peuples d'Hyrule ignorait la nature du mal dont souffrait Buldo, ce n'était pas le cas de la Princesse Royale et de son chevalier servant.

Selon les légendes hyliennes, lors de la création du monde par les trois déesses d'or, les gorons étaient des pierres que le pouvoir de Din avait animées en détournant l'essence de vie de Farore. Aussi, l'histoire voulait que lorsqu'un goron désirait un enfant, il taillait un petit rocher et le baignait dans la lave du cratère afin de lui donner la vie. De même, à l'approche de leur mort, le peuple des montagnes se roulerait en boule et se transformerait définitivement en roc duquel serait à nouveau extrait un petit goron quelques années plus tard.

Malgré l'irréalisme de cette légende, la présence grandissante des cailloux sur le dos des gorons avait tendance à appuyer cette stupéfiante rumeur auprès des âmes les plus simples. Mais les deux hyliens savaient qu'il n'en était rien, que les gorons naissaient et mourraient de la même façon que tous les autres peuples d'Hyrule, à quelques spécificités près. S'ils avaient vu trop d'entre eux périr sur les champs de batailles pour pouvoir l'ignorer, ils savaient surtout que la nature du peuple des montagnes était bien moins romanesque et bien plus triste.

Que les cailloux se répandant sur le dos des gorons au fil du temps aient un lien avec leur mort était la seule part de vérité. Arrivé à un âge avancé, la pierraille finissait par atteindre les articulations des gorons, les raidissant et les immobilisant dans une souffrance des plus cuisantes. Progressivement, les plus vieux d'entre eux perdaient ainsi toute mobilité jusqu'à ne plus pouvoir se déplacer par eux-mêmes, perclus de douleur. Pour échapper à cette mort atrocement lente et humiliante, les anciens disparaissaient au cœur de la montagne avant d'être définitivement immobilisés. Où se rendaient-ils, personne ne le savait. C'était un secret transmis uniquement de vieux gorons à vieux gorons. La seule chose de certaine, c'était qu'aucun ne revenait jamais.

Link et Zelda avaient déjà rencontrés des vieux gorons auparavant, mais Buldo, lui, leur semblait au-delà de tout âge, et de toute douleur. La caillasse était si avancée qu'il ne pourrait plus jamais rejoindre ses pairs dans le lieu secret qui abritait leur mort. Il était trop tard pour lui.

«Il faut vraiment qu'il ait une bonne raison pour se laisser dépérir ainsi à la vue de tous, poursuivait la princesse d'un ton songeur depuis le paravent. Je ne comprends pas. Ça ne ressemble tellement pas à l'esprit goron de laisser l'image d'un vieillard mourant et handicapé derrière lui et non celle du meneur qu'il était.»

Au sein du peuple des montagnes, la force et la puissance était synonyme de respect et d'autorité. Pour devenir le chef de la tribu, Buldo avait dû prouver qu'il était le goron le plus fort et l'un des plus intelligents de son peuple. Une montagne de muscles fière et au caractère impossible que ses sujets craignaient, et ce même encore aujourd'hui, malgré ses faiblesses.

Torse nu, le jeune hylien s'approcha du petit miroir pour observer ses épaules douloureuses.

«Tu l'as soulagé», lança-t-il d'une voix un peu absente.

Les bruits d'eau s'interrompirent, un bref silence raisonnant dans la petite caverne. Concentré, Link palpa les stries rouges qui marquaient sa peau à l'endroit où se trouvaient les attaches de l'armure de pierre. Même si elle le protégeait efficacement, porter un tel poids sur une longue période était franchement éprouvant, même pour lui.

«Que veux-tu dire?» s'enquit Zelda d'un ton incertain.

Le chevalier détourna son attention du miroir en soupirant. Il regrettait presque d'avoir parlé. Il souleva le couvercle de la marmite et se remplit une assiette de curry. Il ne connaissait pas de meilleur dérivatif que la nourriture, et il avait faim.

«Quand tu as posé ta main dans la sienne, poursuivit-il alors que la première bouchée épicée fondait dans sa bouche. Il s'est détendu.»

Le bruit des éclaboussures reprit légèrement tandis que la princesse reprenait sa toilette.

«Tu veux dire que… lorsque je l'ai touché…

— Tu brillais.

— Je quoi?» s'exclama la princesse.

Link parvint à se mordre la lèvre malgré sa bouche pleine, plutôt content d'avoir cette conversation sans avoir à affronter le regard perçant de la jeune hylienne. Dans ces moments-là, ses expressions étaient si intenses qu'il se sentait toujours coupable de les avoir suscité chez elle, même s'il n'était que le messager.

«Quand tu utilises le pouvoir, expliqua-t-il, tu brilles. De l'intérieur.»

Zelda ne répondit pas tout de suite, laissant le temps au chevalier de finir son assiette avec appétit. Les gorons ne mangeaient peut-être que de la caillasse, mais cela ne les empêchait en rien d'être de véritables cordons bleus. Surtout lorsqu'ils cuisinaient avec leurs extraordinaires épices. Il fallait à tout prix que Link en achète. Après tout, si Zelda était moins friande des currys que lui, elle ne rechignait jamais à en manger pour autant.

«Je l'ignorais…, souffla la princesse au bout d'un moment sans chercher à dissimuler le choc qu'elle avait reçu. C'est pour ça que tu me regardais bizarrement ?»

Elle ne reçut qu'un simple grognement pour toute réponse, qu'elle interpréta à juste titre comme un acquiescement.

«Les propos de Buldo ne me rassurent pas non plus, reprit-elle, remettant à plus tard ses réflexions. Il y a quelque chose qui ne va pas au sein de la tribu. Quelque chose qui a un lien avec l'absence de gorons dans le village et le départ de Yunobo pour l'Île Finalis.»

Un bruit d'éclaboussures plus important indiqua que la princesse sortait du baquet d'eau et Link s'efforça de contrôler ses pensées erratiques. Jamais il n'aurait imaginé se retrouver à moitié nu dans une pièce exiguë avec Zelda intégralement dénudée derrière un simple paravent.

Si la menace yiga n'était pas aussi présente autour de la princesse, il serait allé passer la nuit dans l'auberge un peu plus bas afin de mettre un terme à cette situation des plus gênantes. Du moins, tentait-il de s'en convaincre.

«Qu'est-ce qui est passé par la tête de ce jeune goron pour s'en aller chercher la gloire à l'autre bout du monde, au nom d'Hylia? rageait la princesse d'une voix un peu étouffée, inconsciente de ce que ses mouvements provoquaient chez son chevalier.

— Il n'y trouvera pas ce qu'il cherche», l'informa Link en retournant vers le lit pour enlever ses bottes.

Zelda choisit cet instant pour pousser la cloison amovible, révélant sa silhouette menue couverte d'une grande serviette éponge serrée autour de sa poitrine. Troublé à la vue des épaules nues et des longues jambes fines, Link détourna prestement le regard.

«Tu peux y aller, je vais finir ici, indiqua-t-elle en s'éloignant d'un pas rapide en direction du miroir. Qu'est-ce que tu veux dire?»

Elle ne lui adressa pas un regard tandis qu'il passait à côté d'elle pour rejoindre le baquet, révélant malgré elle son propre malaise. Étrangement, Link fut presque soulagé de s'apercevoir qu'il n'était pas le seul à être troublé par la situation, tout en lui en voulant de ne pas avoir plus de retenue que lui.

Tout serait tellement plus simple si…

«L'Île n'a plus aucun pouvoir», dit-il en disparaissant à son tour derrière le panneau métallique.

… si la cloison amovible suffisait à apaiser le trouble du chevalier.

«Tu as réussi cette épreuve aussi? s'enquit Zelda. L'Île est vide?

— C'était avant le dernière lune de sang.»

Link entra à son tour dans le baquet d'eau chaude, tentant d'occulter la personne qui s'y trouvait une minute auparavant. Il avait encore l'impression de sentir les effluves de son parfum autour de lui, sensation enivrante qui faisait vibrer ses veines sous sa peau.

«Tu penses que Yunobo est en danger? demanda Zelda, sa douce voix raisonnant juste derrière le panneau faisant sursauter le jeune hylien. S'il est parti sans armes et que tu as utilisé toutes celles qui étaient cachées sur l'Île…»

Link soupira, tentant de réguler les battements anarchiques de son cœur dans sa poitrine qui semblait soudain trop petite pour le contenir. La présence de la jeune hylienne à quelques centimètres du paravent n'en était pas l'unique cause.

«C'est possible», répondit-il sombrement.

Et c'était probablement l'une des craintes qui rongeait également le vieux Buldo. Celle que Yunobo, héritier du grand Daruk, ne revienne jamais de son périlleux périple.